Revue scientifique - Les vitamines

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Revue scientifique - Les vitamines
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 686-697).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES VITAMINES

Jamais les questions alimentaires n’ont été autant qu’aujourd’hui la préoccupation dominante des gouvernements et des peuples. L’humanité tout entière se dispute âprement les nourritures trop rares que cinq ans de guerre ont laissées à sa disposition et que la « vague de paresse » dont on a parlé ne paraît pas propre à multiplier autant qu’il faudrait. Jamais le primo vivere ne s’est imposé avec autant d’impérieuse brutalité. C’est un fait dont les idéalistes peuvent s’attrister, mais devant lequel il faut bon gré mal gré s’incliner. Mais il n’est point de questions, si terre à terre soient-elles, qui ne touchent par quelque côté aux subtilités les plus délicates de la science et de la haute spéculation.

Précisément depuis la guerre, les laboratoires des physiologistes, — surtout hélas ! ceux des grands pays moins bouleversés que le nôtre, — ont vu naître toute une série d’expériences et de découvertes fort curieuses relatives à l’alimentation de l’homme et de ses frères inférieurs. Ainsi a été posé le problème de ces singulières substances qu’on a appelées les vitamines, qui nous ouvre des aperçus étrangement nouveaux sur la physiologie et la pathologie tout entières.

Bien que la question soit loin d’être au point et qu’un avenir prochain puisse bouleverser, comme il arrive souvent, les notions actuellement admises dans ce domaine, je voudrais tâcher d’en donner ici quelque aperçu. Ce qui fait le charme et l’attrait fascinant des questions scientifiques, c’est précisément que les solutions n’en sont jamais que des approximations successives ; c’est que la science est un perpétuel devenir, avec toute la souplesse sans limite, toutes les possibilités d’une chose que n’enferme aucune armure rigide. A cet égard, il n’est guère de problème plus intéressant et plus suggestif aujourd’hui que celui des vitamines.


On croyait, il n’y a pas bien longtemps encore, qu’en fournissant à l’homme sous forme d’aliments quelconques une certaine quantité d’énergie mesurable au calorimètre, on assurait son équilibre physiologique s’il est adulte, sa croissance s’il est jeune. Certains physiologistes étaient même allés jusqu’à penser qu’on pourrait substituer entièrement à toute alimentation une certaine quantité de chaleur fournie directement à l’organisme par des moyens physiques, par exemple au moyen de courants électriques de haute fréquence.

On sait maintenant que cette conception purement quantitative, purement énergétique de l’alimentation est tout à fait simpliste et insuffisante. S’il est vrai que certaines substances alimentaires comme les sucres et les graisses sont, comme on dit, équipollentes, c’est-à-dire si on peut substituer sans inconvénient les unes aux autres dans l’alimentation, étant entendu que la quantité de chaleur fournie reste la même, il en est tout différemment des substances albuminoïdes. Celles-ci ne peuvent être remplacées par les substances précédentes et une certaine quantité minima en est indispensable à l’homme.

Ce sont les albuminoïdes qui remplacent les tissus usés chez l’homme et les agrandissent chez l’enfant. Ils sont les maçons de l’organisme.

Mes lecteurs n’ont peut-être pas oublié que j’ai indiqué naguère ici-même que ce pouvoir constructif des albuminoïdes est dû à certaines substances appelées acides aminés dont les plus connues sont la lysine et la tryptophane. Ces substances en s’assimilant en proportions diverses et convenables forment l’architecture complexe de nos propres tissus albuminoïdes ou de ceux des autres animaux de même que les pièces d’un jeu de construction enfantin permettent de réaliser plusieurs constructions différentes.

Déjà avec les acides aminés des substances albuminoïdes nous sommes en présence de corps nécessaires qualitativement à notre alimentation. Déjà avec eux nous voyons dans la nourriture une notion qualitative se substituer à la notion purement quantitative des anciens énergétistes.

Les « vitamines » sont un exemple plus récent et beaucoup plus suggestif encore de la nécessité d’une sorte de spécificité alimentaire.

Comme le remarquent les docteurs Weill et Mouriquand, qui ont contribué beaucoup à faire connaître ces notions nouvelles en France, il semble que la conception qui a amené les découvertes récentes dans ce domaine soit primitivement médicale.

Depuis longtemps les vieux auteurs avaient remarqué que certaines maladies curieuses, telles que le scorbut et le béribéri, qu’on observait chez les marins et dans les collectivités mal ravitaillées étaient dues au manque d’aliments frais. On savait que les symptômes de ces maladies aboutissaient fatalement à la mort en l’absence de ces aliments, disparaissaient au contraire avec une rapidité extraordinaire, si on fournissait aux malades une quantité même très faible de nourriture fraîche. C’étaient, comme on dit maintenant, des « maladies par déficience » de certains aliments ou, comme on dit mieux encore, ou du moins d’une manière plus française et moins barbarement néologique, des maladies par carence.

Tout en somme paraît se passer dans ces maladies comme si les troubles provenaient du manque, dans l’alimentation, de substances, qui ne sont indispensables qu’en très petites quantités, que contiennent les aliments frais et qui ne rentrent pas dans les trois catégories classiques d’aliments, à savoir : sucres, graisses, albuminoïdes. — Ce sont ces substances qu’on a appelées d’un nom peut-être impropre, mais que l’usage, ce tyran du verbe, a consacré : les vitamines. C’est, je crois, le physiologiste Funk qui a créé ce mot ; il a d’autres titres plus importants à laisser une trace dans ce domaine et qui sont ses travaux.

La question des maladies par carence n’est entrée dans la voie scientifique que lorsqu’on a réalisé expérimentalement ces maladies. Du coup, les découvertes n’ont pas tardé à se succéder. Les premières datent d’il y a peu d’années.


Dès 1897 Eykman ouvrait la voie. En nourrissant des oiseaux, — pigeons, poules, — avec du riz brut, ces animaux restaient en bonne santé. Mais en les nourrissant avec du riz décortiqué, ou comme on dit aussi du riz glacé, c’est-à-dire débarrassé de la pellicule qui entoure le grain, il constata que les animaux étaient bientôt atteints d’une polynévrite identique à celle du béribéri humain. La valeur alimentaire, la valeur énergétique, dynamogène du son de riz est très faible ; il suffit cependant d’en ajouter très peu à la ration de riz glacé des oiseaux pour que ceux-ci soient rapidement guéris.

Comme le fait remarquer M. Schaeffer au cours d’une remarquable élude de la question à laquelle j’ai beaucoup emprunté et qui a paru naguère dans le Bulletin de l’Institut Pa^^ewr, la découverte d’Eykman est due à cette heureuse circonstance fortuite que, dans le riz, les vitamines sont localisées dans la pellicule externe du grain.

Cette reproduction expérimentale du béribéri était d’une importance théorique et pratique extrême. On sait que cette maladie fait des ravages énormes en Extrême-Orient oti il tue les gens par milliers. On l’a signalée aussi depuis la guerre en Mésopotamie, au front italien, et même en France. Depuis ces recherches, le remède en est tout trouvé, et on a notamment jugulé des épidémies graves de béribéri, dans la marine japonaise, en substituant au riz l’orge dans l’alimentation et surtout en y ajoutant de la viande fraîche. L’emploi du riz non décortiqué donne le même résultat.

Le cortex du grain de riz contient donc une substance qui est un véritable contrepoison du béribéri, ou, pour mieux dire, et, avec une imprécision peut-être plus exacte, une substance antibéribérique. Le béribéri, comme toute autre maladie par carence, est-il dû en effet à une action nocive, et, si j’ose dire, active des substances privées de vitamines, action nocive que ces dernières contrebalanceraient ? Est-il dû au contraire véritablement et uniquement à un manque de ces vitamines ? Ce sont là des questions qui touchent peut-être un peu trop à la métaphysique du problème pour être abordées avec chance de succès. Le côté purement physique et expérimental de la question est d’un intérêt suffisant pour que nous nous y bornions.

Quoi qu’il en soit, on s’est naturellement préoccupé de rechercher, d’isoler, la substance active contenue dans le cuticule des grains de riz. Successivement Fraser et Stanton, puis Susuki, Schimamura et Odaké, puis Funk, tirèrent de cette cuticule par divers procédés chimiques des extraits de plus en plus actifs de cette substance que Funk appela Vitamine et dont il donna la formule chimique. Cette formule n’a pas été confirmée, mais le nom est resté. Quoi qu’il en soit, de 100 kilogrammes de son de riz, Funk extrayait 2 gr 5 seulement de cette substance dont le pouvoir antibéribérique est très puissant. On peut juger par là qu’il suffit d’une quantité infime de ce corps pour agir efficacement puisqu’il suffit de bien peu de son de riz pour guérir le béribéri des oiseaux et que l’extrait de Funk représente 1/40 000 de la substance traitée. Nous reviendrons sur ce côté du problème qui n’est pas le moins passionnant et qui touche à ce qu’on a appelé les actions lytiques dans l’organisme.

A la suite d’Eykman de nombreux auteurs s’attaquèrent au problème des maladies par carence et de leur reproduction expérimentale. Je ne m’arrêterai pas à la plupart de ces recherches, quelle qu’en soit la valeur. L’espace m’est trop mesuré pour cela ; ceci ne doit être ni un répertoire bibliographique, ni un palmarès, mais seulement un exposé aussi peu ardu que possible d’un problème très ardu.

Parmi les expériences qui ont mis en évidence l’existence et les caractères des vitamines il faut citer surtout celles où un régime alimentaire approprié étant fourni à un animal, on voit celui-ci dépérir puis périr avec des symptômes béribériques ou analogues lorsque l’alimentation, sans y rien changer, est stérilisée à 120° à l’autoclave. Pourtant dans ce cas, rien n’a été enlevé à la valeur énergétique des aliments.

En opérant sur des rats nourris au moyen d’aliments stérilisés, on voit la croissance des lots de rats devenir tout à fait normale, ou au contraire s’arrêter complètement, suivant qu’on ajoute ou non à la ration une quantité infime de lait frais ou d’un extrait de levure de bière.

M. Schaeffer remarque avec beaucoup de raison que pour que les expériences sur les vitamines aient une signification, il faut qu’elles soient entourées de beaucoup de précautions. Trop d’auteurs ont négligé ces précautions, indispensables comme nous allons voir, ce qui fait que le fouillis des résultats publiés est un peu la « bouteille à l’encre » où il est très difficile de voir clair.

Il est évident par exemple que lorsqu’on opère sur des animaux, les expériences relatives aux vitamines ne peuvent avoir de signification que si toutes choses sont égales d’ailleurs. Autrement dit, il faut non seulement que la ration alimentaire sur laquelle on opère soit calorifiquement normale, mais aussi qu’elle contienne en quantités voulues les albuminoïdes spécifiques, les acides aminés indispensables. Faute de quoi on sera amené à attribuer à un déficit de vitamines ce qui pourra être dû à un déficit de ces albuminoïdes ou à la conjonction de ces deux causes.

De même il faudra que la ration alimentaire des animaux en expérience contienne en quantité suffisante les éléments minéraux (sels de métaux divers), qui eux aussi sont indispensables, en petite quantités, à l’équilibre nutritif. Faute de cette précaution, on risquera le même écueil que faute des acides aminés, et les résultats des expériences seront faussés.

Jamais autant que dans ces délicates recherches sur les vitamines ce mot de Claude Bernard n’a montré sa vérité profonde : il est plus facile de faire de mauvaises expériences que de reconnaître lesquelles sont bonnes, c’est-à-dire comparables.


Combien y a-t-il de sortes de vitamines et comment les classer ? On a beaucoup discuté et on discute encore beaucoup là-dessus. Les recherches récentes notamment de Mac Collum et Davis nous ont apporté quelques lumières à cet égard. D’abord ces auteurs ont proposé de substituer au nom de « vitamine » qui préjuge trop, à leur sens, de la nature des substances ainsi nommées, l’expression : facteurs accessoires de la croissance et de l’équilibre. Nous dirons par abréviation « facteur » tout court. Quoi qu’il en soit, Mac Collum et Davis résumaient ainsi en 1915 les résultats de leurs recherches :

« Les expériences relatées ci-dessus nous obligent à admettre qu’il y a deux catégories de substances, — de nature encore inconnue, — nécessaires au métabolisme normal durant la croissance. L’une est soluble dans les graisses ; elle accompagne les corps gras au cours des opérations effectuées pour les isoler de certaines substances alimentaires. L’autre est soluble dans l’eau, et, semble-t-il, insoluble dans les graisses. Nous montrerons plus loin que le facteur soluble dans l’eau est également soluble dans l’alcool. Cette dernière substance existe dans le lait. »

Ces deux physiologistes américains ont proposé d’appeler facteur A la vitamine soluble dans les graisses et facteur B celle qui se dissout à la fois dans l’eau et dans l’alcool.

Mac Collum et Davis ont montré que le facteur B soluble dans l’eau et dans l’alcool se trouve dans le lactose ou sucre de lait. Ils ont montré qu’une alimentation calorifiquement complète, mais stérilisée, aboutit à une cachexie fatale chez les rats ou leur assure une croissance normale, suivant qu’on y ajoute une quantité très faible de ce sucre.

Il est établi que ce facteur du lactose est identique à celui du cuticule du riz, qui est la vitamine de Funk, et avec celui d’autres graines. Par exemple, il se trouve dans l’embryon de blé. Il n’est pas détruit par une ébullition même prolongée. Cette vitamine B, qui est une vitamine de croissance, est également présente dans la levure de bière.

Il semble que la vitamine B soit répandue dans un très grand nombre d’aliments d’origine tant végétale qu’animale. On la trouve dans toutes les graines, et lorsque celles-ci constituent environ 15 pour 100 de la ration, il est inutile de fournir aux animaux cette vitamine par ailleurs. On la trouve dans le lait, le petit lait, le jaune d’œuf, la plupart des éléments glandulaires du corps.

Le facteur A, soluble dans les graisses à l’inverse du précédent, a été mis en évidence, notamment par Osborne et Mendel, et son existence est aujourd’hui bien établie. Elle résulte notamment d’ingénieuses expériences sur la chute brusque du poids chez les animaux et notamment les rats soumis à un régime dégraissé, chute qui ne cesse que si on ajoute au régime non pas n’importe quelle graisse, mais telle ou telle graisse, par exemple du beurre et non du saindoux.

Les maladies par déficit de vitamines, par carence, le scorbut, le béribéri, etc., sont couramment rangées maintenant sous le nom d’avitaminoses dont il n’est pas besoin d’être très fort étymologiste pour comprendre le sens.

Eh bien ! l’existence du facteur A a été mise en évidence et différenciée de celle du facteur B en réalisant, par le déficit de certains aliments gras chez certains animaux, des avitaminoses nettement différentes de celles que guérit la vitamine de Funk. C’est ainsi que chez les rats l’absence de la vitamine A se traduit notamment par une certaine maladie des yeux et des paupières, la xérophtalmie.

Le facteur A se trouve surtout dans les parties vertes des plantes, mais pas dans les graines. Pour ce qui est des aliments d’origine animale, on le trouve dans les graisses, non pas dans toutes et notamment dans les tissus adipeux, mais dans celles qui proviennent des tissus glandulaires (huile de foie de morue, etc.).

Il est aujourd’hui bien démontré que l’animal ou l’homme (cette façon de parler sent un peu le pléonasme) ne peut vivre sans un minimum de vitamines, et un régime alimentaire qui n’en contient pas les amène à la mort.

On sait qu’en dehors du béribéri et du scorbut on a voulu ranger parmi les avitaminoses diverses antres maladies, notamment la pellagre, la maladie de Barlow, etc. Beaucoup de médecins cédant à une tendance vieille comme le monde ont eu même une propension à ranger parmi les avitaminoses une foule de malaises dont on n’apercevait pas la cause. Une hypothèse nouvelle et vague est toujours un bouche-trou bien commode pour obturer les discontinuités de nos connaissances.

Quoi qu’il en soit de tout cela où il y a, comme nous verrons tout à l’heure, une part de vérité, certains physiologistes ont cru pouvoir affirmer qu’il y avait un grand nombre de vitamines différentes et en particulier qu’il y en avait autant que de maladies par carence, chacune étant spécifique d’une de nos maladies.

Les travaux de Max Collum et de son école ont définitivement ruiné cette conception et établi que tous les besoins alimentaires nécessaires à la croissance des mammifères sont entièrement satisfaits par l’apport (en dehors de l’eau et de l’air) :

1° D’une quantité suffisante de calorique sous forme d’hydrate de carbone et de graisse.

2° D’une quantité suffisante d’aliments azotés contenant les acides aminés nécessaires.

3° D’une quantité suffisante de sels minéraux.

4 » D’une quantité suffisante des vitamines A et B.

Si toutes ces conditions sont réalisées, il ne peut y avoir d’avitaminose.


Au point de vue pratique, des conséquences importantes découlent de ce qui précède.

En ce qui concerne d’abord l’alimentation des enfants, il est certain qu’une nourriture trop exclusivement stérilisée peut amener chez eux les troubles les plus graves. Les nourrissons trop longtemps maintenus au régime du lait stérilisé et des farines hautement blutées (c’est-à-dire dépourvues du son porteur des vitamines) présentent tôt ou tard de l’anémie et du dépérissement. Ce n’est pas seulement l’aliment de l’enfant qui ne doit pas être dépourvu de ces vitamines, mais aussi celui de la nourrice, car il est maintenant prouvé que le lait d’une femme privée de vitamines n’en contient pas non plus.

Le scorbut infantile relève évidemment des mêmes causes. Il a été observé surtout dans les pays (Allemagne, États-Unis) où l’on abuse des préparations de lait concentré et de farines lactées. Contrairement au rachitisme qui est presque exclusivement l’apanage des enfants pauvres, on l’observe surtout chez les enfants des familles aisées où l’usage des laits et farines stérilisés est répandu.

La cause de ces faits et du même coup le remède apparaissent clairement à la lumière de ce qui précède. Puisque les vitamines des graines sont éliminées en même temps que leur enveloppe, puisque dans les aliments où les vitamines ne sont pas enlevées, elles sont en quelque sorte « tuées, » décomposées ou du moins rendues inefficaces par la chaleur, le remède est dans l’emploi, fût-ce en faible quantité, d’aliments frais, de lait cru ou du moins fraîchement stérilisé, de farines non dépourvues de son.

L’art si difficile de la pédiatrie doit éviter ici un écueil. L’emploi exclusif pour l’enfant d’aliments décortiqués ou stérilisés doit être absolument proscrit. Les conceptions pseudo-scientifiques qui ont conduit là ont fait leur temps.

Chez l’adulte, la question se pose avec moins d’acuité, son instinct naturel le poussant, sans qu’il s’en doute, vers les aliments qui, tant par leur quantité que par leur nature, sont indispensables à sa nutrition. Mais dans les régimes, il faut également se garder d’une alimentation trop pauvre en vitamines. Tel est le cas du régime exclusif des pâtes alimentaires.

Il y a quelques années, sous l’influence des théories microbiennes, et surtout de Metchnikoff, il était admis que tous les mets doivent être cuits et parfaitement stérilisés. On criait « raca » sur les crudités, ces pelées, ces galeuses, porteuses de tous les germes infectieux. On avait tort. Il faut, à cause des vitamines, manger un peu d’aliments crus et notamment des fruits. Dût Mentchnikoff s’en retourner d’horreur dans sa tombe, c’est ainsi. Si le serpent de l’Éden, ce grand calomnié, a offert une pomme verte à notre mère-grand, je me demande si ce ne fut pas pour la mettre en garde à l’avance contre les excès du Metchnikoffisme.

Il n’est pas jusqu’aux malades à qui le régime stérilisé ne puisse être nuisible, s’il se prolonge trop. À ceux-là les bouillons de légumes, les orangeades et citronnades, le lait cru apporteront l’appoint nécessaire en vitamines. Mais c’est assez sur ce sujet qui pourrait me faire incriminer, à bon droit, d’exercice illégal de la médecine.

Si de ces contingences alimentaires, — hélas ! bien importantes, — si de cet aspect pratique de la question, nous passons à un point de vue un peu plus scientifique, nous voyons que les vitamines offrent au physiologiste bien des aperçus captivants. Si le phénomène vie ne s’en trouve pas entièrement élucidé, — nous n’en sommes pas encore là ! — du moins ces recherches récentes projettent sur lui quelques lueurs singulièrement suggestives.

Tout d’abord, il est prouvé que les vitamines ne peuvent pas être créées par les animaux eux-mêmes qui en ont besoin. Elles n’existent dans le lait, cela a été démontré, qu’autant qu’elles sont présentes dans la nourriture de la mère. L’origine des vitamines ne saurait donc être cherchée chez les animaux. Seraient-elles donc fabriquées par les végétaux ? Cela est possible »

En tout cas, des expériences récentes de Bottomley et Mockeridge ont établi qu’il existe pour les plantes, comme pour les animaux, des substances qui, même à faible dose, stimulent vigoureusement leur croissance, et qui paraissent être voisines de la vitamine de Funk, sinon identiques. On les a appelées des auximones, ce qui ne change rien à l’affaire. On a été amené à penser que ces substances pourraient être produites dans les plantes par les bactéries qui, comme on sait, collaborent dans le sol à la nutrition des végétaux, notamment dans la nitrification.

Les expériences sur ce sujet ne sont pas encore suffisantes pour asseoir une opinion nette. Mais ces aperçus nouveaux peuvent être pris dès maintenant en sérieuse considération.

Parmi les faits qui laissent à penser que les microbes peuvent être les agents de synthèse, les fabricants des vitamines, il y a celui-ci : le microbe de la fièvre typhoïde, le bacille d’Eberth est capable de synthétiser, à partir de certains liquides qui n’en contiennent pas, une vitamine probablement identique au facteur B. Des cultures de bacille typhique on peut tirer un extrait qui agit efficacement, et comme ce facteur B, sur la croissance du rat.


Ce qui est remarquable dans l’action des vitamines, c’est l’infime quantité qui en est suffisante pour produire des effets physiologiques et curatifs très importants. Quelques fractions de milligrammes, dans le cas des extraits préparés par Funk, suffisent à produire des résultats considérables.

Et ceci nous ramène par une voie détournée à l’action si longtemps disputée de quantités très petites de certaines substances sur les organismes vivants.

On s’est imaginé un moment, vers le milieu du siècle dernier, qu’avec un petit nombre d’éléments, du carbone, de l’hydrogène, de l’azote, etc., on pouvait, — question de laboratoire et d’habileté technique future, — faire de la matière vivante. Puis on s’est aperçu que, dans le chimisme vital, des corps considérés, à cause de leur petite quantité, comme des impuretés accidentelles, jouent en réalité un rôle prépondérant. On a reconnu que des infiniment petits chimiques, comme les diastases, sont les agents efficaces des actes les plus fondamentaux de l’évolution de la matière organisée.

Là-dessus vitalistes et antivitalistes ont échangé beaucoup d’arguments et même, — ce qui est plus utile, — quelques résultats expérimentaux. J’avoue, pour ma part, ne pas pouvoir me passionner pour ces controverses, et cette façon simpliste de poser les questions. Quand on aura réduit les phénomènes de la matière vivante à ceux de la matière inorganique, — et on n’en est pas là, — je ne vois pas en quoi on aura supprimé le domaine de l’inaccessible et du rêve. Dans les myriades d’électrons qui gravitent éperdument dans l’acier d’une tête d’épingle, n’y a-t-il pas autant de mystère et d’harmonie inexplicable que dans un fragment de muscle ?

Donc il semble aujourd’hui admis que ces actions si importantes des infiniment petits chimiques dans le fonctionnement organique sont des actions non spécifiquement vitales, mais des actions catalytiques. Je rappelle qu’on désigne ainsi une réaction où un corps étranger, dit catalyseur, agit même en quantité infime par sa seule présence, et sans être lui-même altéré. L’exemple le plus courant de catalyseur est l’allumeur à mousse de platine que beaucoup de salles à manger ont sur leur suspension et qui provoque indéfiniment et automatiquement l’allumage du mélange gaz-air lequel ne se combinerait pas sans cela.

Eh bien ! il semble que l’action mystérieuse des vitamines soit, elle aussi, comme celle des diastases, — ou dans un autre ordre d’idées celle des venins, — une action catalytique.

On sait quel est dans l’évolution de la matière vivante le rôle des ferments infiniment petits. Il est aujourd’hui prouvé qu’un grand nombre de ces ferments agissent par l’action de substances non spécifiquement vivantes qu’on peut en extraire mécaniquement ou chimiquement et qu’on a appelé des diastases. Par exemple le dédoublement du glucose en alcool et acide carbonique, qui constitue la réaction essentielle de la fermentation alcoolique et qui est réalisée par les cellules vivantes de la levure de bière, peut être réalisé de même par une diastase que l’on peut en extraire en écrasant ces cellules. Ce qui est remarquable dans cette diastase comme dans toutes celles qu’on voit intervenir dans les réactions chimiques de la matière vivante, c’est qu’une quantité infime en est nécessaire et suffisante pour amorcer et entretenir presque indéfiniment la réaction entre des quantités relativement énormes de substances réagissantes. Il paraît aujourd’hui prouvé, que l’action des diastases est une action à tous égards de même nature que celle des catalyseurs minéraux que l’on voit intervenir aujourd’hui dans un si grand nombre de réactions chimiques utilisées industriellement.

De plus, les beaux travaux de Paul Sabatier notamment ont montré que l’action étrange des catalyseurs est due probablement à ce qu’ils forment avec les substances réagissantes des composés chimiques instables qui n’ont pour effet que de créer en quelque sorte une liaison, un chaînon de plus entre les corps en présence. Si j’ose employer cette image terre à terre, les catalyseurs sont un peu comme les intermédiaires qui font passer les denrées du producteur au consommateur. Ils sont les agents de liaison, les brasseurs d’affaires de l’organisme vivant. C’est probablement une action catalytique de ce genre, sans laquelle il manquerait quelque chose à l’assimilation des aliments, qui est le rôle des vitamines.

Tout cela n’empêche point qu’il y ait encore des physiologistes fort sérieux pour douter de l’existence même des vitamines. L’un d’eux, M. Röhmann de Berlin écrivait récemment ; « L’hypothèse de n’importe quelle substance indispensable à la croissance est un moyen commode d’expliquer des recherches incomplètes qui deviendra inutile, sitôt que ces recherches seront achevées. »

C’est vrai, monsieur le professeur ; mais une hypothèse qui suggère des expériences nouvelles et apporte des résultats insoupçonnés, est une hypothèse utile. La science n’en saurait concevoir de meilleures… surtout lorsque par surcroît cette hypothèse permet de guérir des malades et des petits enfants.


CHARLES NORDMANN.