Revue scientifique - Pour préluder à l’étude d’Einstein

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Charles Nordmann
Revue scientifique - Pour préluder à l’étude d’Einstein
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 935-946).

REVUE SCIENTIFIQUE

POUR PRÉLUDER À L’ÉTUDE D’EINSTEIN

On parle beaucoup depuis quelque temps des théories du célèbre physicien Einstein et d’Einstein lui-même.

Il y a quelques jours, Paris faisait au roi Ferdinand de Roumanie un accueil tout plein de vif enthousiasme. C’était justice, car ce prince d’origine allemande, ce Hohenzollern, a su, au jour critique, obéir au devoir et à l’honneur, et on ne doit pas…, on ne devrait pas jeter dans la balance l’état civil des gens quand il s’agit de juger leurs œuvres et leurs actes. La situation d’Einstein est assez analogue : ce juif allemand a refusé naguère de signer l’immonde manifeste des 93. Cela et son attitude en d’autres circonstances lui ont valu la haine inextinguible des pangermanistes. Les choses ont été très loin. On a violemment manifesté contre lui. Sa personne, sa vie même ont été menacées. Il s’est fondé contre lui outre-Rhin, sous les auspices de quelques cuistres et pédants de dixième zone, une « Association pour la défense de la physique allemande » (sic), car la physique d’un Einstein ne saurait être allemande, et nous avons été amené à penser ainsi qu’il n’y avait point de raison pour qu’il n’y eût pas aussi une arithmétique allemande, une trigonométrie allemande. Émues de cet état de choses, plusieurs universités, en Angleterre et en Hollande notamment, ont songé à appeler dans leur sein, où il eût trouvé un refuge, le savant persécuté.

Tout cela, — en dehors de la valeur propre de l’œuvre d’Einstein, sur laquelle il nous reste à nous prononcer, — devait lui attirer, sinon l’admiration, du moins la sympathie du public français. C’est ce qui est arrivé, à quelques exceptions près, lesquelles ne se sont pas recrutées parmi les hommes dont l’œuvre et la pensée représentent vraiment quelque chose en France. Quelques polémiques s’en sont suivies qu’on nous permettra de ne point reprendre ici. Les vérités géométriques, les découvertes scientifiques ont une valeur intrinsèque qui doit être jugée et pesée objectivement, quelle que soit la personnalité de celui qui les a trouvées. Pythagore eût-il été le dernier des criminels et des malhonnêtes gens, cela n’enlèverait rien à la validité du carré de l’hypothénuse. Un théorème est vrai ou faux, que le nez de son auteur ait la ligne aquiline des fils de Sem, camuse de ceux de Cham ou rectiligne de ceux de Japhet. Est-ce vraiment un signe que l’humanité est de plus en plus asymptote à la perfection que d’entendre dire quelquefois : « Dis-moi quel temple tu fréquentes et je te dirai si ta géométrie est juste. ? » Passons.

Toutes nos notions, toute la science, toute la vie pratique elle-même sont fondées sur la représentation que nous nous faisons des aspects successifs des choses. Notre esprit, aidé par nos sens, classe avant tout celles-ci dans le temps et dans l’espace, qui sont ainsi les deux cadres où nous fixons d’abord tout ce qui nous est sensible dans le monde extérieur. Écrivons-nous une lettre : nous mettons en suscription le lieu et la date. Ouvrons-nous un journal : ce sont ces indications qui y précèdent toutes les dépêches. Il en est de même en tout et pour tout. Le temps et l’espace, la situation des choses et leur époque apparaissent ainsi comme les piliers jumeaux de toute connaissance, les deux colonnes sur lesquelles repose tout l’édifice de l’entendement humain.

Leconte de Lisle l’a bien senti lorsqu’avec sa profonde et philosophique intelligence il écrivait, s’adressant pathétiquement à la divine mort :


Délivre-nous du temps, du nombre et de l’espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé.


Le nombre n’est ici que pour définir quantitativement le temps et l’espace, et Leconte de Lisle a bien exprimé dans ces vers magnifiques et célèbres que tout ce qui existe pour nous dans le vaste monde, tout ce que nous y savons, voyons, tout l’ineffable et trouble écoulement des phénomènes ne prend pour nous un aspect défini, une forme précise qu’après avoir traversé ces deux filtres superposés que notre entendement interpose : le temps et l’espace.

Ce qui donne aux travaux d’Einstein leur importance, c’est qu’il a montré, comme nous allons voir, que l’idée que nous nous faisions du temps et de l’espace doit être complètement révisée, et que par suite la science tout entière, — et avec elle la psychologie, — doit être refondue. Telle est la première partie de l’œuvre d’Einstein. Mais là ne s’est pas bornée l’action de son profond génie. Si elle n’était que cela, elle n’eût été que négative. Après avoir démoli, après avoir déblayé l’édifice de nos connaissances de ce qu’on croyait en être la muraille inébranlable et qui n’était qu’un échafaudage fragile en masquant les harmonieuses proportions, il a reconstruit, il a creusé dans le monument de vastes fenêtres qui permettent maintenant de jeter un regard émerveillé sur les trésors qu’il recèle. En un mot, Einstein a d’une part montré avec une acuité et une profondeur étonnantes que la base de nos connaissances n’était pas ce qu’on a cru et doit être refaite avec un nouveau ciment. D’autre part, il a, sur cette base, renouvelé, rebâti l’édifice démoli dans ses fondements mêmes, et lui a donné une forme hardie dont la beauté et l’unité n’avaient point encore été égalées.

Il me reste maintenant à tâcher de préciser d’une manière concrète et aussi exacte que possible ces généralités. Mais je voudrais aujourd’hui insister surtout sur un point qui a une importance considérable : c’est que si Einstein s’était borné à la première partie, — telle que je viens de la définir un peu arbitrairement, — de son œuvre, celle qui renverse les notions classiques de temps et d’espace, il n’aurait point, dans le monde de la pensée, la gloire qui, dès maintenant, auréole son nom. La chose est d’importance, car la plupart de ceux qui, — en dehors des spécialistes purs, ont écrit sur Einstein, ont insisté surtout, et souvent exclusivement, sur ce côté en quelque sorte « démolisseur » de son intervention. Or, je me propose de montrer aujourd’hui, avec l’espoir de porter quelque clarté dans tout cela, qu’à ce point de vue, Einstein n’a pas été le premier ni le seul, qu’il n’a fait qu’aiguiser davantage et enfoncer un peu plus, entre les blocs mal joints de la science classique, le burin que d’autres avant lui, et surtout le grand Henri Poincaré, y avaient dès longtemps porté. Ceci fait, il me restera à expliquer, si je puis, le grand, l’immortel titre d’Einstein à la reconnaissance des hommes, qui est, sur cette œuvre critique dont il partage l’honneur avec d’autres, d’avoir reconstruit, réédifié par ses propres forces quelque chose de magnifique et de neuf : et ici, sa gloire est sans partage.

Il y a quelques jours, s’essayant à discuter sur Einstein, après beaucoup d’autres qui n’y ont point les titres que lui confère sa haute et charmante culture, M. Alfred Capus a écrit un « Monologue de Einstein » [1], où se trouve esquissé avec beaucoup d’art ce qu’on convient généralement dans le public cultivé d’attribuer à ce savant. L’article de l’éminent académicien est si net, si précis, si spirituel, que je ne saurais mieux faire que de le prendre pour thème des réflexions que je voudrais apporter ici.

Einstein, sous la plume et dans la pensée de M. Capus, se plaint des difficultés qu’il éprouve lui-même à formuler ses théories et il ajoute : « Essayons pourtant… Je demande d’admettre qu’il n’y a dans l’univers qu’un seul phénomène, la gravitation, puisque c’est en somme le phénomène le plus certain. Tous les corps célestes en subissent la loi et se meuvent d’après elle. Leurs mouvements ne sont que relatifs, et il est impossible de déterminer entre deux astres lequel des deux tourne autour de l’autre. Et, en outre, cela est parfaitement indifférent, puisque le résultat est le même… Ce n’est qu’une façon de parler… Pour me servir d’une comparaison vulgaire, quand je marche sur le pied d’un monsieur, je peux supposer que c’est lui qui m’a marché sous le pied… Il n’y a de différence qu’au point de vue étroit de la douleur, aucune au point de vue mécanique. Si, dans un avion qui monte, je laisse tomber un objet sur le plancher, cet objet descend en ce qui le concerne et monte avec l’avion… Il monte donc et il descend en même temps, ce qui est inadmissible pour la vieille logique, mais au contraire admirablement simple dès qu’on admet la théorie de la relativité universelle. Cela constitue-t-il un système de l’Univers ? Toute la question est là… Ce qui peut paraître surprenant, ce sont mes déductions par rapport au temps et à l’espace. Du moment, en effet, que les mouvements de corps sont relatifs, il n’y a plus de vitesse absolue. Et comme la vitesse mécanique d’un mouvement uniforme comme celui de la terre, je suppose, c’est l’espace parcouru pendant l’unité de temps, il s’ensuit que l’espace et le temps sont également relatifs… »

Telle est dans son essence, excellemment résumée par M. Capus, l’opinion que les gens du monde se font de la contribution apportée par Einstein à la science. Eh bien ! je dis, et je vais pouvoir montrer, je crois, que cette opinion est erronée : 1o parce que tout ce qu’on attribue ainsi à Einstein n’est pas l’œuvre d’Einstein ; 2o parce qu’Einstein a fait bien autre chose que cela qui n’est pas de lui, et qu’il n’en est aucunement question dans l’opinion qui vient d’être rapportée.

Toutes les sciences, toute la science depuis Aristote jusqu’à aujourd’hui a été fondée sur l’hypothèse ou, pour mieux dire, sur les hypothèses qu’il existe un temps absolu et un espace absolu. Autrement dit, on a fondé toute la science sur l’hypothèse qu’un intervalle de temps et un intervalle spatial entre deux phénomènes donnés sont toujours les mêmes pour quelque observateur que ce soit et quelles que soient les conditions d’observation. Par exemple, il ne fût venu à l’idée de personne, tant que régna la science classique, que l’intervalle de temps, le nombre de secondes qui sépare deux éclipses successives de soleil pût ne pas être un nombre fixe et identiquement le même pour un observateur placé sur la terre et un observateur placé sur Sirius (la seconde étant d’ailleurs définie pour tous deux par le même chronomètre). De même, il ne fût venu à personne l’idée que la distance en kilomètres de deux objets, par exemple la distance de la terre au soleil à un instant donné, mesurée trigonométriquement, pût ne pas être la même pour un observateur placé sur la terre et un autre placé sur Sirius (le kilomètre étant d’ailleurs défini pour tous deux par la même règle.)

« Il existe, dit Aristote [2], un seul et même temps qui s’écoulera en deux mouvements d’une manière semblable et simultanée ; et si ces deux temps n’étaient pas simultanés, ils seraient encore de la même espèce… Ainsi, pour des mouvements qui s’accomplissent simultanément, il y a un seul et même temps, que ces mouvements soient, ou non, également vites ; et cela, lors même que l’un d’eux serait un mouvement local et l’autre une altération… Par conséquent, les mouvements peuvent être autres et se produire indépendamment l’un de l’autre ; de part et d’autre, le temps est absolument le même. » Cette définition aristotélicienne du temps physique date de plus de deux mille ans et elle représente avec beaucoup de clarté l’idée de temps telle qu’elle a été utilisée par la science classique jusqu’à ces toutes dernières années, et en particulier par la mécanique de Galilée et de Newton.

L’espace, comme le temps, était considéré classiquement et depuis les Grecs comme une donnée invariable, fixe, rigide, absolue. Newton ne pensait rien dire que d’évident et de banal lorsqu’il écrivait dans son célèbre Scholie : « Le temps absolu, vrai et mathématique pris en soi et sans relation à aucun objet extérieur, coule uniformément par sa propre nature… L’Espace absolu, d’autre part, indépendant par sa propre nature de toute relation à des objets extérieurs, demeure toujours immuable et immobile. »

Toute la science, toute la physique et la mécanique, telles qu’on les enseigne encore aujourd’hui dans les lycées et dans la plupart des universités, sont fondées entièrement sur ces énoncés, sur ces notions d’un temps et d’un espace absolus, pris en soi et sans relation à aucun objet extérieur, indépendants par leur propre nature.

En un mot, et si j’ose employer cette image, le temps de la science classique était semblable à un fleuve portant les phénomènes ainsi que des navires, mais qui ne s’écoule pas moins et d’un même mouvement quand il n’y a pas de navires pareillement, l’espace était un peu comme la rive de ce fleuve et insensible aux navires qui passent.

Pourtant, dès l’époque de Newton, dès même celle d’Aristote, un métaphysicien un peu réfléchi (malheureusement, les métaphysiciens ne font pas assez de science, comme d’ailleurs les savants pas assez de métaphysique) aurait pu apercevoir qu’il y avait quelque chose de profondément choquant dans ces définitions, dans ces données. Le Temps absolu, l’Espace absolu, ce sont de ces « choses en soi » que l’esprit humain a de tout temps considérées comme lui étant directement inaccessibles. Les spécifications d’espace et de temps, ces étiquettes numérotées que nous attachons aux choses du monde extérieur, ainsi qu’on fait dans les gares aux colis pour ne les point perdre (… et la précaution n’est pas toujours suffisante), ces données ne nous sont fournies par nos sens, armés ou non d’instruments, qu’à l’occasion d’impressions concrètes. En aurions-nous la notion en l’absence d’objets attachés à ces données, ou plutôt auxquels nous attachons ces données ? L’affirmer comme font Aristote, Newton, la science classique, c’est faire une supposition bien audacieuse, et nullement fondée. Le seul temps dont nous ayons la notion, en dehors de tout objet, est le temps psychologique si lumineusement scruté par M. Bergson, et qui n’a aucun rapport, que son nom, avec le temps des physiciens, de la science. Quant à l’espace, c’est bien pis encore, et nous n’avons pas même la possibilité de concevoir un espace démuni d’objets.

C’est en réalité Henri Poincaré, ce grand Français dont la disparition laisse un vide qui ne sera jamais comblé, qui a le mérite d’avoir, avec la plus grande netteté et la plus intelligente hardiesse, montré et démontré que le temps et l’espace, tels qu’ils nous sont donnés, ne peuvent être que relatifs.

Quelques textes ici ne seront pas inutiles ; ils montreront que c’est Henri Poincaré qui a vraiment le mérite de la plupart des choses qu’on attribue dans le public couramment à Einstein, ainsi que le prouve la citation que nous avons faite ci-dessus. De cette démonstration, le mérite d’Einstein ne sera pas diminué, car il est ailleurs, nous le montrerons.

Et maintenant voici comment s’exprimait Henri Poincaré, dont l’enveloppe charnelle a péri, il y a neuf ans déjà, mais dont la pensée continue à dominer étendant chaque jour davantage sur eux ses ailes triomphales, tous les cerveaux qui réfléchissent :

« Il est impossible de se représenter l’espace vide… C’est de là que provient la relativité irréductible de l’espace. Quiconque parle de l’espace absolu emploie un mot vide de sens. Je suis en un point déterminé de Paris, place du Panthéon, par exemple, et je dis : Je reviendrai ici demain. Si on me demande : Entendez-vous que vous reviendrez au même point de l’espace ? je serai tenté de répondre : Oui. Et cependant j’aurai tort, puisque d’ici à demain la Terre aura marché, entraînant avec elle la place du Panthéon, qui aura parcouru plus de 2 millions de kilomètres. Et si je voulais préciser mon langage, je n’y gagnerais rien, puisque ces 2 millions de kilomètres, notre globe les a parcourus dans son mouvement par rapport au soleil, que le soleil se déplace à son tour par rapport à la voie lactée, que la voie lactée elle-même est sans doute en mouvement sans que nous puissions connaître sa vitesse. De sorte que nous ignorons complètement et que nous ignorerons toujours de combien la place du Panthéon se déplace en un jour. En somme, j’ai voulu dire : Demain, je verrai de nouveau le dôme et le fronton du Panthéon, et s’il n’y avait pas de Panthéon, ma phrase n’aurait aucun sens et l’espace s’évanouirait… »

Poincaré complète ainsi sa lumineuse démonstration :

« Supposons que, dans une nuit, toutes les dimensions de l’Univers deviennent mille fois plus grandes : le monde sera resté semblable à lui-même, en donnant au mot de similitude le même sens qu’au troisième livre de géométrie. Seulement, ce qui avait un mètre de long mesurera désormais un kilomètre, ce qui était long d’un millimètre deviendra long d’un mètre. Ce lit où je suis couché, et mon corps lui-même se seront agrandis dans la même proportion. Quand je me réveillerai le lendemain matin, quel sentiment éprouverai-je en présence d’une aussi étonnante transformation ? Eh bien ! je ne m’apercevrai de rien du tout. Les mesures les plus précises seront incapables de me rien révéler de cet immense bouleversement, puisque les mètres dont je me servirai auront varié précisément dans les mêmes proportions que les objets que je chercherais à mesurer. En réalité, ce bouleversement n’existe que pour ceux qui raisonnent comme si l’espace était absolu. Si j’ai raisonné un instant comme eux, c’est pour mieux faire voir que leur façon de voir implique contradiction. »

On peut facilement étendre ce raisonnement de Poincaré. Si tous les objets de l’Univers devenaient par exemple mille fois plus hauts, et mille fois moins larges, nous n’aurions non plus aucun moyen de nous en apercevoir, car nous-mêmes et nos rétines et les mètres dont nous nous servirions pour mesurer les objets, serions déformés en même temps et de même. Bien plus, si tous les objets de l’Univers subissaient une déformation spatiale absolument quelconque, si un génie invisible et tout-puissant le déformait d’une manière quelconque en tirant sur lui comme sur une masse de caoutchouc, nous n’aurions aucun moyen de le savoir. Rien ne prouve mieux que l’espace est relatif, et que nous ne pouvons concevoir l’espace en dehors des objets qui servent à le mesurer. Pas de mètre, pas d’espace.

Poincaré a poussé si loin ses déductions dans ce domaine qu’il en est arrivé à montrer que la rotation même de la terre autour du soleil n’est qu’une hypothèse plus commode que l’hypothèse inverse, mais non point plus vraie, car elle impliquerait sans cela l’existence d’un espace absolu. Certains polémistes peu avertis ont même, — on s’en souvient, — voulu tirer argument de cette démonstration poincariste pour justifier la condamnation de Galilée. Rien de plus amusant que les efforts faits alors par l’illustre mathématicien-philosophe pour se défendre de ce grief, et, ma foi, il faut bien reconnaître que la défense ne fut pas considérée unanimement comme ayant été parfaitement convaincante. C’est qu’on ne fait pas à l’agnosticisme sa part.

Nul donc n’a mieux que Poincaré montré que l’espace n’est rien qu’une propriété que nous donnons aux objets. La notion que nous en avons n’est, si j’ose dire, que la résultante héréditaire des tâtonnements sensuels par quoi nous essayons péniblement d’embrasser le monde extérieur à un moment donné.

Après l’Espace, le Temps. À cet égard aussi les objections du relativisme philosophique étaient depuis longtemps dans l’air. Mais c’est Poincaré qui leur a donné leur forme définitive. Nous ne le suivrons pas dans ses lumineuses démonstrations qui sont bien connues.

Retenons-en seulement que, pour le temps comme pour l’espace, on peut supposer un rétrécissement ou un allongement de l’échelle auquel nous serions tout à fait insensibles et qui suffit à montrer l’impossibilité pour les hommes de concevoir un espace absolu.

Si quelque génie malicieux s’amusait une nuit à rendre mille fois plus lents tous les phénomènes de l’Univers, nous n’aurions aucun moyen de nous en apercevoir à notre réveil et le monde ne nous paraîtrait pas changé. Et pourtant chacune des heures marquées par nos horloges durerait mille fois plus qu’une des heures anciennes. Les hommes vivraient mille fois plus longtemps, et n’en sauraient rien, car leurs sensations seraient ralenties d’autant.

Lorsque Lamartine s’écriait : « Ô temps, suspends ton vol, » il proférait une chose charmante, mais qui était pourtant une absurdité scientifique. Si le temps avait obéi à cette objurgation passionnée, à cet ordre, — les poètes ne doutent de rien ! — ni Lamartine, ni Elvire n’eussent pu s’en apercevoir ni en jouir, et le batelier du lac d’Annecy qui promenait les deux amoureux, n’eût réclamé le paiement d’aucune heure supplémentaire ; et pourtant il aurait de ses rames frappé bien plus longtemps les flots harmonieux.

Ainsi, et si j’ose résumer tout cela d’un mot moins paradoxal qu’il ne semblera à première vue : ce sont les mètres qui créent l’espace, les horloges qui créent le temps.

Tout cela on le savait, on le sentait, bien longtemps avant Einstein, et c’est faire tort à la vérité que de le lui attribuer. Je sais bien qu’on ne prête qu’aux riches, mais c’est aussi faire injure aux riches que de leur prêter ce dont ils n’ont que faire, ce dont ils n’ont pas besoin pour être riches.

Dans son excellent résumé de l’opinion des gens du monde sur les travaux d’Einstein, M. Capus dit : « Quand je marche sur le pied d’un monsieur, je peux supposer que c’est lui qui m’a marché sous le pied… Il n’y a de différence qu’au point de vue étroit de la douleur, aucune au point de vue mécanique. » Voilà une pensée qu’Einstein désavouerait certainement, car il est clair qu’il n’y a là pas plus de différence au point de vue « étroit » de la douleur qu’au point de vue mécanique, la douleur étant très précisément et exclusivement conditionnée par ses causes mécaniques. Pour le surplus, il est vrai, comme le dit Einstein dans son monologue supposé, que si dans un avion qui monte on laisse tomber un objet sur le plancher, cet objet descend en ce qui le concerne et monte avec l’avion. Mais il n’est pas exact que le fait que cet objet monte et descend en même temps, soit inadmissible pour la vieille logique, ou en parlant plus précisément, pour la vieille mécanique. Le fait qu’il n’y a pas de vitesse absolue, pas de translation absolue, ou du moins le fait qu’on ne peut pas mettre en évidence une telle translation, n’est nullement une découverte attribuable à Einstein.

Cela était déjà connu, non seulement des prédécesseurs d’Einstein, mais des fondateurs de la mécanique classique, des Galilée, des Newton, de ceux-là même qui admettaient pourtant implicitement, à la base de leurs équations, l’existence d’un temps absolu, d’un espace absolu. Pour reprendre l’heureuse expression de M. Capus, « la vitesse mécanique d’un mouvement uniforme comme celui de la terre » ne peut pas être mise en évidence pour quiconque participe à ce mouvement. Tous les systèmes de référence, en mouvement de translation, sont équivalents au point de vue mécanique ; c’est une chose qui était connue de tout temps.

Ce qui a contribué à porter toutes ces questions sur un plan nouveau, ce qui a conduit Einstein à donner une extension imprévue au principe de relativité de la mécanique classique, c’est le résultat d’une expérience célèbre de Michelson, qu’il me reste aujourd’hui à décrire brièvement.

On sait que les rayons lumineux se propagent dans le vide interastral ; c’est ce qui nous permet d’apercevoir les astres. Cela a conduit depuis longtemps les physiciens à admettre que ces rayons se propagent dans un milieu dénué de masse, et d’inertie, infiniment élastique, n’opposant aucune résistance au déplacement des corps matériels qu’il transpénètre de toute part, milieu que les physiciens appellent l’éther. Lord Kelvin considérait l’existence de l’éther comme aussi sûrement prouvée que celle de l’air que nous respirons. La lumière s’y propage à la manière des ondes dans l’eau et avec une vitesse voisine de 300 000 kilomètres par seconde et que je désignerai abréviativement par la lettre V.

Donc la terre circule autour du soleil dans un véritable océan d’éther et à la vitesse d’environ 30 kilomètres par seconde. Depuis longtemps la question suivante s’est posée : la terre entraîne-t-elle avec elle dans son mouvement autour du soleil, l’éther qui est en contact avec elle, de même qu’une éponge lancée d’une fenêtre emporte avec elle l’eau dont elle est imbibée. L’expérience a montré, ou plutôt les expériences ont montré (elles sont variées et concordantes) que la question doit être résolue par la négative. Cela a été établi d’abord par les observations astronomiques. Il existe en astronomie un phénomène bien connu, découvert par Bradley et qu’on appelle l’aberration. Il consiste en ceci : lorsqu’on observe une étoile avec une lunette, l’image de l’étoile ne se forme pas tout à fait exactement dans la direction de la visée ; cela provient de ce que pendant que les rayons lumineux de l’étoile qui ont pénétré dans la lunette parcourent celle-ci dans sa longueur, la lunette s’est légèrement déplacée, entraînée qu’elle est par le mouvement de la terre. Au contraire, le rayon lumineux dans la lunette n’a pas participé à ce mouvement, ce qui cause précisément la petite déviation appelée aberration, et ce qui prouve que le milieu dans lequel se propage la lumière, l’éther qui remplit la lunette et entoure la terre, ne participe pas au mouvement de celle-ci.

Beaucoup d’autres expériences ont conduit au même résultat qui peut s’exprimer ainsi : l’éther, le milieu dans lequel se propage la lumière n’est pas entraîné par la Terre dans son mouvement, ne participe pas à celui-ci. Mais alors, puisque la Terre est mouvante par rapport à l’éther, puisqu’elle y avance comme un navire dans un lac immobile (et non pas comme un flotteur porté par le courant d’un fleuve), il doit être possible de mettre en évidence cette vitesse de la Terre par rapport à l’éther. Un des moyens qu’on peut imaginer dans ce dessein est le suivant. On sait que la Terre tourne de l’Ouest à l’Est sur elle-même et dans le même sens autour du soleil. Par conséquent, au milieu de la nuit, la révolution de la Terre autour du soleil l’entraîne dans un sens tel que Paris se déplace d’Auteuil vers Charenton avec une vitesse d’environ 30 kilomètres par seconde (le jour, c’est le contraire, Paris se déplace autour du soleil de Charenton vers Auteuil). Supposons donc qu’au milieu de la nuit un physicien placé à Auteuil envoie un signal lumineux ; le physicien de Charenton (ceci encore un coup n’est qu’une hypothèse), qui mesure la vitesse de ce rayon lumineux, devra trouver qu’elle est égale à V — 30 kilomètres. En effet, par suite du mouvement de la Terre, Charenton fuit devant le rayon lumineux, et par conséquent puisque celui-ci se propage dans un milieu, dans un éther qui ne participe pas au mouvement de la Terre, l’observateur de Charenton devra trouver que ce rayon lui arrive avec une vitesse plus faible que si la Terre était immobile. C’est un peu comme un train rapide devant lequel fuirait un observateur à bicyclette ; si le train rapide fait 30 mètres à la seconde, si le cycliste fait 3 mètres à la seconde, la vitesse du train par rapport au cycliste sera 30 — 3 = 27 mètres à la seconde ; elle serait nulle si train et cycliste avaient même vitesse.

Au contraire, si le cycliste va à la rencontre du train, la vitesse du train par rapport à lui sera 30 + 3 = 33 mètres par seconde. Pareillement, si c’est le physicien de Charenton qui au milieu de la nuit envoie un signal lumineux, et le physicien d’Auteuil qui le reçoive, celui-ci devra trouver que ce rayon lumineux a une vitesse égale à V + 30 kilomètres.

On peut encore exprimer autrement tout cela. Supposons qu’il y ait exactement 12 kilomètres entre l’observateur d’Auteuil et celui de Charenton. Pendant que le rayon lumineux venu d’Auteuil se propage vers Charenton, Charenton fuit devant lui d’une petite quantité. Par conséquent ce rayon aura parcouru un peu plus de 12 kilomètres avant d’arriver au physicien de Charenton. Il aura au contraire parcouru un peu moins dans le cas contraire.

Or, j’ai expliqué ici même tout récemment, comment, appliquant une belle idée française de Fizeau, le physicien américain Michelson a réussi à mesurer avec une grande précision les longueurs, au moyen des franges d’interférence, et comment toute variation de la longueur mesurée se traduit par un déplacement d’un certain nombre de ces franges que l’on peut voir s’évanouir ou s’élargir et qu’on peut dénombrer facilement.

Imaginons maintenant qu’au lieu d’opérer entre Charenton et Auteuil nos deux physiciens opèrent dans les limites d’un laboratoire. Imaginons qu’ils mesurent au moyen des franges d’interférence l’espace parcouru par un rayon lumineux produit dans ce laboratoire, et selon qu’il s’y propage dans le sens du mouvement de la terre ou dans le sens contraire. Nous aurons ainsi, réduite à ses éléments essentiels, et simplifiée pour la clarté de cet exposé, la célèbre expérience de Michelson. On devrait trouver ainsi une différence facilement mesurable avec l’appareil précis de Michelson.

Eh bien ! pas du tout. Contrairement à toute attente, et à la profonde stupéfaction des physiciens, on a trouvé que la lumière se propage rigoureusement avec la même vitesse lorsque celui qui la reçoit s’éloigne d’elle avec la vitesse de la Terre, ou au contraire lorsqu’il s’en rapproche avec cette vitesse. Conséquence inéluctable : l’éther participe au mouvement de la Terre. Mais nous venons de voir que d’autres expériences non moins précises avaient établi que l’éther ne participe pas au mouvement de la Terre.

C’est de cette contradiction, du choc de ces deux faits inconciliables et pourtant réels, qu’est sortie la splendide synthèse d’Einstein, de même que, fulgurante, l’étincelle jaillit du choc de deux silex heurtés.


Charles Nordmann.
  1. Le Gaulois, 28 juillet 1921.
  2. Aristote, Physique, livre IV, chap. xiv.