Revue scientifique - Une Croisade contre la maladie
REVUE SCIENTIFIQUE
UNE CROISADE CONTRE LA MALADIE
Le pacte de la future Société des Nations, qui a été voté à une des dernières séances plénières de la conférence de la paix avec une unanimité bien faite pour suggérer mille commentaires qui ne sont point ici mon affaire, ce pacte, dis-je, contient un certain article 25 qui a passé à peu près inaperçu et qui est pourtant bien intéressant.
Cet article 25, qui n’a eu l’honneur d’aucun commentaire fulminant ou admiratif dans la grande presse, est pourtant, sinon le plus riche d’efficacité future, — il ne faut décourager personne, — du moins un de ceux dont l’humanité pourra tirer le plus de bienfaits quand il sera appliqué et s’il est appliqué. Cet article est ainsi conçu :
« Les membres de la Société s’engagent à encourager et favoriser l’établissement et la coopération des organisations volontaires nationales de la Croix-Rouge, dûment autorisées, qui ont pour objet l’amélioration de la santé, la défense préventive contre la maladie, et l’adoucissement de la souffrance du monde. »
Il n’est pas douteux que cet article est l’écho, ou, si on aime mieux, le reflet de la conférence qui, pendant la première quinzaine du mois dernier, a réuni à Cannes, sous les auspices des Croix-Rouges alliées, les plus grands spécialistes, en matière d’hygiène et de médecine, des nations qui ont ensemble combattu et vaincu l’Allemagne.
C’est à cette conférence que je voudrais aujourd’hui consacrer ma chronique, aux raisons à la fois idéales et pratiques qui l’ont inspirée, et qui font qu’elle devait avoir lieu à ce moment, aux buts qu’elle poursuit et aux moyens de les réaliser, enfin aux bienfaits sans nombre que l’humanité peut et doit en retirer.
On remarquera que, dans la rédaction de l’article cité plus haut du pacte des nations, il est question de l’activité des Croix-Rouges dans la lutte contre la souffrance humaine. Autrement dit, il s’agit d’employer les Croix-Rouges non plus seulement dans le cadre relativement limité des champs de bataille et de leurs annexes hospitalières, mais d’une manière plus large dans tout ce qui touche à la maladie et à la souffrance évitable.
Il eût été assurément bien regrettable de laisser tomber en quenouille, de démobiliser, si j’ose dire, en même temps que les armées, toutes ces organisations volontaires qui, surtout grâce au dévouement et à la tendre abnégation des femmes, se sont prodiguées pendant plus de quatre ans au chevet des soldats blessés et malades.
C’est évidemment cette préoccupation de ne pas laisser sans emploi l’expérience ainsi accumulée et les dévouements exercés pendant la guerre qui a conduit le Comité international de la Croix-Rouge à convoquer une réunion des Croix-Rouges du monde entier qui devra se tenir à Genève trente jours après la signature de la paix.
Cette convocation a été faite à la demande des Sociétés de la Croix-Rouge des États-Unis, de France, d’Angleterre, d’Italie et du Japon, dont les représentants se sont constitués en un Comité des Sociétés de la Croix-Rouge, « en vue d’élaborer et proposer aux sociétés de la Croix-Rouge du monde un programme élargi des activités de la Croix-Rouge dans l’intérêt de l’humanité. »
Le président de ce Comité des sociétés de la Croix-Rouge est un Américain, M. Henry P. Davison, qui a dirigé toute l’activité de guerre de la Croix-Rouge américaine. Avec cet esprit à la fois pratique et noblement idéaliste qui caractérise si souvent les grands meneurs d’hommes et d’affaires des États-Unis, il a pensé que ce futur Congrès international des Croix-Rouges à Genève devait être logiquement précédé d’une réunion où, entre alliés initiateurs du mouvement, on discuterait scientifiquement, avec l’aide des spécialistes et des techniciens les plus éminents, un programme d’action ordonnée qui pourrait être soumis au Congrès de Genève, De là est née l’idée de la réunion de Cannes afin de préparer l’adaptation aux misères de la paix des organisations sanitaires que la guerre a si heureusement développées. J’ai eu la bonne fortune d’assister à cette réunion de Cannes, aux discussions scientifiques, mais toujours dirigées vers un but pratique auxquelles elle a donné lieu. Dès le 1er avril, dans le décor élégant et confortable du Carlton qui a vu naguère tant de princes aujourd’hui périmés, d’autres princes à la redingote plus modeste, mais à la pensée infiniment plus luxueuse, les docteurs Roux, les sir Ronald Ross, les Golgi et tant d’autres princes de la science se trouvaient réunis pour mettre sur pied la nouvelle internationale, l’« Internationale de l’hygiène. » Son initiateur, M. Davison, a bien voulu m’en définir lui-même éloquemment les bases. Tout le monde en France le connaît, au moins de nom ; sous son impulsion la Croix-Rouge américaine a rendu à notre pays meurtri des services qui lui donnent droit de cité dans le cœur de tous les Français. M. Davison est vraiment le Pierre l’Ermite de la nouvelle croisade qui se prépare contre la maladie, — plus grande faucheuse d’hommes que n’est la guerre elle-même. D’allure très jeune, grand, le visage rasé, les lèvres minces s’ouvrant à peine sur une parole brève et nette, l’œil gris énergique et brillant d’une ardeur volontairement domptée sous la visière des sourcils, M. Davison m’a défini avec la clarté généralisatrice et nette des businessmen de là-bas l’œuvre qu’il entreprend :
« L’idée qui a présidé à cette réunion à Cannes des spécialistes les plus éminents des nations alliées et des représentants des Croix-Rouges est très simple. Le moment nous a semblé venu où, les armes faites pour tuer étant remises au fourreau, les armes qu’on a, dans cette guerre, forgées pour guérir et soulager doivent au contraire être utilisées et multipliées plus que jamais. La guerre a causé beaucoup plus de mal que de bien. Le peu de bien qu’elle a créé, nous voulons qu’il soit préservé et conservé. Nous le voulons d’autant plus que la grande leçon de cette guerre est une leçon de solidarité. Tous les efforts sont peu de chose, s’ils ne sont pas coordonnés ; on l’a bien vu par la manière dont la victoire fut finalement obtenue.
« Cette leçon de coordination, cette coopération, nous voulons l’appliquer contre la maladie et la mort, nous voulons l’utiliser pour restreindre le champ trop vaste des souffrances humaines. Dans cette conférence, chacun des spécialistes alliés viendra apporter pour tous le fruit de la cruelle expérience que la guerre lui a donnée. Ainsi les progrès faits par chacun seront multipliés par leur mise en commun. Veut-on des exemples ? L’armée américaine a fait, pour la prophylaxie des maladies vénériennes, l’expérience de certaines méthodes, — d’ailleurs françaises, — expérience portant sur des centaines de milliers de cas et dont les résultats sont par conséquent hors de tout conteste. On nous apportera les résultats de cette expérience, et notre objet sera de les faire connaître à tous et de les étendre à toute l’humanité pour qui la recrudescence de ces maladies, pourtant évitable, constitue un grave danger. Pareillement, l’expérience acquise depuis quelques années dans la lutte contre le fléau de la malaria nous sera apportée pour être diffusée et généralisée utilement par tous. Dans tous les domaines de l’hygiène et de la prophylaxie il en sera de même, et l’objet de la conférence est précisément de rechercher par quelles méthodes la diffusion et l’application des mesures reconnues les meilleures seront le mieux obtenues.
On a déjà vu, — on voit même aujourd’hui, — ajouta en souriant M. Davison, des Congrès plus vastes que celui-ci par le nombre et la situation des délégués ; on n’en a pas vu qui dépasse réellement celui-ci par l’importance du but, la facilité de l’atteindre et par la qualité des délégués. Pour ne citer que la France, ce sont des hommes comme les professeurs Roux, Calmette, Widal, Laveran, qui viennent à nous.
« Je crois fermement que de la conférence de Cannes un bien incalculable pourra sortir pour l’humanité meurtrie. »
Si j’osais résumer d’un mot la généreuse pensée qui a fait jaillir l’initiative de M. Davison, je crois qu’on pourrait rappeler la parole fameuse : « Bien taillé, mais maintenant il faut recoudre. »
Tel est l’état d’esprit dans lequel s’est ouverte la conférence interalliée des Croix-Rouges, en ce cadre exquis de la côte d’Azur où la mer est comme une turquoise sertie dans les fleurs et où les palmes et les branches d’oliviers, mêlant leurs verdures, semblent les vivants symboles de la paix par la victoire.
Il me reste maintenant à indiquer les résultats des séances de ce congrès qui est plus exactement une réunion des spécialistes alliés les plus éminents et les plus renommés en matière d’hygiène, destinée à formuler des suggestions et un programme de lutte mondiale contre la maladie, programme dont l’exécution sera ensuite confiée aux Croix-Rouges.
Je ne veux donner que deux chiffres (entre des milliers d’autres) pour indiquer tout ce qu’il y a à faire dans cet ordre d’idées : 1o La grippe, l’épidémie fâcheuse et trop dédaignée qui vient de sévir un peu partout, a tué en six mois à peu près 6 millions d’hommes ; aux États-Unis, par exemple, elle en a tué 350 000, c’est-à-dire dix fois plus que la guerre ; 2o D’après un rapport récent et fort bien documenté du Dr Leredde (Société de statistique, 20 novembre 1918), la tuberculose et la syphilis, maladies évitables, causent chaque année, rien qu’en France, plus de 125 000 morts sur un total de 700 000.
Voilà le nouveau champ de bataille où le devoir est de combattre maintenant.
L’hygiène est aujourd’hui le premier, le plus urgent peut-être des devoirs qui s’imposent aux nations et particulièrement à la France. En veut-on un autre exemple : tandis que sur mille Français vivants au commencement de chaque année, il n’en reste que 980, sur mille Norvégiens, 987 sont encore vivants. Si la mortalité française était au taux de la Norvège (où le climat est bien moins favorable qu’en France), nous gagnerions chaque année 273 000 existences. Et il est clair que la mortalité en Norvège pourra être et sera certainement encore abaissée. Rien qu’au taux de mortalité de l’Angleterre, nous gagnerions chaque année plus de 200 000 existences de Français.
Mais je ne veux pas pour aujourd’hui, — car j’aurai l’occasion d’y revenir, — m’appesantir davantage sur le problème spécial de l’hygiène en France. Il n’est qu’un cas particulier, — et particulièrement angoissant, je le reconnais, — des questions d’hygiène générale et mondiale traitées à Cannes, et en traitant celles-ci je toucherai à celle-là implicitement.
La France, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Italie, le Japon, étaient représentés à Cannes par quelques-uns de leurs hommes les plus remarquables. Dans cette constellation de savants venus des quatre coins, — ou plutôt des cinq coins de la Terre (car ces cinq puissances sont bien les pierres angulaires du monde futur), — la délégation française brillait d’un éclat particulier ; on l’a pu voir par les noms que j’ai cités. Parmi les représentants de l’Angleterre, il y avait notamment sir Ronald Ross, que ses travaux sur la malaria ont illustré justement ; le grand hygiéniste sir Arthur Newsholme, le colonel Cummins, chef du Service bactériologique de l’armée britannique. L’Italie était représentée par des médecins universellement célèbres pour leurs découvertes comme les professeurs Marchiafava, Golgi, Maragliano, Castellani, Bastianelli, Gozio, Baduel, Valagussa ; les États-Unis par le docteur Biggs, organisateur de l’hygiène publique de l’État de New-York et dont les méthodes ont sauvé des milliers de ses compatriotes ; le professeur Welsh, célèbre pour ses travaux sur la dysenterie ; le professeur Strong de Harvard, dont les travaux sur les maladies tropicales sont classiques ; le docteur Rose, du Rockefeller Institute. Un moment, la conférence des cinq ne fut, — à l’instar de Paris, — que la conférence des quatre, faute des délégués du Japon. Mais celui-ci finit quand même par avoir là un ambassadeur d’hygiène.
Et maintenant, pour donner une idée de l’œuvre réalisée ou plutôt ébauchée à Cannes et qui demain prendra forme tangible, je ne puis mieux faire que de passer rapidement en revue les exposés et les discussions qui se sont poursuivis dans les séances plénières de la conférence.
Dès le début de la conférence et dans les réunions privées qui se sont tenues, les délégués français ont tenu à faire savoir que leur participation n’impliquait nullement qu’ils fussent disposés à entrer en contact un jour ou l’autre, sur ce terrain, avec les savants ennemis, conformément à l’altitude prise par notre Académie des Sciences et notre Académie de Médecine. Cette déclaration ne pouvait que rencontrer l’assentiment ; il est clair en effet que si on met sur pied une organisation d’hygiène internationale, ce bureau sera d’abord et avant tout interallié, qu’il sera en quelque sorte incorporé à la Ligue des Nations et que les Allemands n’y pourront entrer qu’après avoir acquis droit de cité dans celle-ci.
Dès la première séance, la Conférence a nommé président par acclamation le docteur Roux. Cet honneur était dû à l’illustre directeur de l’Institut Pasteur non seulement pour ses admirables découvertes et la noblesse de sa vie, non seulement parce que les congressistes étant les hôtes de la France, il convenait qu’ils missent à leur tête le plus grand des bactériologistes français vivants ; mais aussi et surtout parce que, sans la France, l’hygiène, la prophylaxie des maladies n’existeraient pas. La lutte contre les maladies évitables, est, en effet, fondée tout entière sur la microbiologie, sur l’étude et la connaissance des microbes pathogènes. Or, la découverte et la connaissance des microbes, bases de l’hygiène, de l’antisepsie et de la prophylaxie, sont entièrement l’œuvre du Français Pasteur et de son école. Sans les découvertes françaises, il n’y aurait pas d’hygiène prophylactique… et pourtant parmi les grandes nations civilisées la France est celle où cette hygiène est la moins connue, la moins enseignée, la moins pratiquée ! Nouvel et déplorable exemple de cette conformation étrange de notre esprit national, si bien symbolisé par la « Semeuse » de nos monnaies, et qui fait que les idées jetées au vent par le génie français trouvent généralement ailleurs qu’en France le terrain le plus favorable à leur développement utilitaire.
Dès la première séance de la Conférence, le docteur Roux a montré éloquemment ce qu’on peut et doit attendre de cette croisade nouvelle dirigée par la science contre la maladie. Il a expliqué comment — tout en laissant aux organisations de chaque pays leur autonomie —, l’activité des Croix-Rouges, après avoir contribué à diminuer dans d’énormes proportions les misères de la guerre doit maintenant continuer son œuvre contre les fléaux morbides qui sont les misères de tous les temps. Dans cette terrible guerre elle-même, grâce aux progrès de l’hygiène, on n’a pour la première fois pas vu de grandes épidémies, pour la première fois la maladie a tué moins d’hommes que les projectiles. Ces progrès, la paix doit les mobiliser pour elle. C’est contre les maladies que la « bienfaisance guidée par la science, » suivant la belle expression du docteur Roux, doit maintenant diriger ses efforts, et « les nobles ambitions qui ont provoqué l’initiative de M. Davison sont trop grandes et trop hautes pour rester vaines. »
Au cours de la même séance où les délégations de divers pays ont apporté leur adhésion, le professeur Marchiafava, au nom de la délégation italienne, a fait remarquer que son pays était entré dans cette voie, puisque depuis vingt ans déjà, la Croix-Rouge italienne, en dehors de sa préparation aux œuvres de guerre, se consacre au soulagement des misères de la paix et notamment à la lutte contre la malaria. C’est un exemple que la Conférence se propose précisément de suivre et de développer, en faisant, suivant l’expression du professeur Welsh, profiter l’avenir des progrès du passé par la fondation de la ligue de la santé humaine, dont le but est plus élevé encore que celui de la ligue des Nations. Puis Sir Newsholme, chef de la délégation anglaise, a montré par des chiffres impressionnants que les « horreurs de la paix » ne sont pas moins terribles que celles de la guerre. Rien qu’en Angleterre, entre 1914 et 1918, pour deux hommes tués par la guerre, il en est mort cinq autres par d’autres causes, pour la plupart évitables. Les morts de la guerre étaient, il est vrai, presque tous jeunes ; mais parmi les deux millions de morts de l’Angleterre dans les cinq années, plus de 20 pour 100 étaient jeunes aussi, puisque c’étaient des enfants au-dessous de cinq ans. La mortalité infantile, a-t-il ajouté, doit être supprimée de la vie des peuples. Point n’est besoin pour cela de nouveaux progrès scientifiques ; il suffit de répandre et d’appliquer ceux qu’on connaît déjà, et ce sera un des buts les plus utiles que puisse se proposer la Conférence.
Les séances plénières suivantes de la Conférence ont été spécialement consacrées à la discussion de la meilleure organisation à réaliser pour développer partout l’hygiène prophylactique, pour la mettre, dans les pays où elle est informe, au niveau de ce qu’elle est dans les pays comme les États-Unis où elle a déjà, — les statistiques le prouvent, — sauvé des millions d’existence, pour la créer enfin dans les pays où elle est inexistante.
La première base de la discussion a été fournie par un remarquable projet élaboré par le professeur Strong de l’Université Harvard et qui constitue comme une sorte de charte de l’hygiène future du monde.
Ce projet suggère l’établissement d’un bureau international d’hygiène et de santé publiques dont les attributions principales seraient multiples. Il aurait d’abord pour but d’attirer l’attention sur les cas les plus urgents qui, sur n’importe quel point du monde, nécessiteraient une aide médicale ou sanitaire, et d’indiquer les meilleures méthodes à employer pour apporter cette aide. Si, par exemple, une épidémie de typhus éclate, comme on l’a vu naguère en Serbie, le bureau international centralisera et coordonnera les efforts et on ne verra plus, comme c’est arrivé, plusieurs pays apporter, chacun de son côté, des secours qui se contrarient et font double emploi. Le bureau international servira également à centraliser et à répartir rapidement tous les renseignements sur les méthodes et découvertes nouvelles employées efficacement dans tel ou tel pays, de façon à en faire profiter les autres. Au bureau international d’hygiène seront adjoints des laboratoires spéciaux destinés non pas tant à des recherches scientifiques, actuellement bien outillées dans la plupart des grands pays, qu’à l’éducation des hygiénistes professionnels que chaque pays y enverra, et à la formation et à l’outillage d’équipes mobiles que le bureau pourra envoyer immédiatement en tout point du globe où son secours sera nécessaire. Mais surtout et avant tout ce bureau international de la santé humaine se proposera de stimuler et d’éclairer partout les efforts hygiéniques. Pour cela il agira sur l’opinion publique par une active propagande, par l’envoi de « missionnaires d’hygiène » pourvus de moyens efficaces, par toutes les ressources de la publicité et de la presse, par des subventions et des conseils aux organismes nationaux et locaux. Ainsi, dans les pays où l’hygiène est rudimentaire, l’opinion publique, ce grand levier du monde moderne, en arrivera à exiger elle-même que les gouvernements fassent quelque chose. — On reconnaît bien dans cette partie du programme du professeur Strong la mentalité américaine si judicieuse et si originale que nous avons vue déjà, — au cours d’une de nos récentes chroniques, — lutter victorieusement contre la tuberculose avec, comme arme principale, la publicité.
Enfin, le rôle du bureau international projeté devra être de faire connaître aux organisations sanitaires privées qui existent déjà, et dont les plus importantes sont les sociétés de Croix-Rouge, les méthodes efficaces dans chaque cas, contre tous les fléaux et maladies, de manière à orienter utilement ces organismes vers les tâches nouvelles que leur offre la paix. Au surplus, deux bureaux d’une importance particulière seront rattachés au bureau international : l’un destiné à l’étude et à la diffusion de l’hygiène industrielle ; l’autre aux questions de puériculture. On oublie trop en effet, et j’ajouterai surtout en France, que la mortalité infantile est un fléau aussi grand, mais encore plus facilement évitable que la tuberculose.
Tel est le programme à la discussion duquel la Conférence a consacré la plus grande partie de ses séances ultérieures.
Le docteur Biggs, chef du département de santé publique de l’État de New-York et qui est peut-être l’hygiéniste le plus justement renommé des États-Unis, a insisté d’abord sur ce fait que, en matière de santé générale, il vaut infiniment mieux et il coûte infiniment moins de prévenir que de guérir. Si 10 pour 100 de l’argent dépensé par les gouvernements et les Croix-Rouges pour l’assistance pouvait être appliqué à la prévention des maladies et à l’éducation hygiénique du public, cela donnerait un résultat bien plus efficace pour une dépense bien moindre. Malheureusement, presque partout, on ne se préoccupe des maladies qu’après leur venue et nullement en vue de les prévenir. Comme le disait à ce propos sir Arthur Nadsholme, il sera toujours plus avantageux de mettre un garde-fou au bord d’un précipice que des voitures d’ambulance au bas de celui-ci. On a ensuite quelquefois discuté la question de savoir si les laboratoires annexés au Bureau d’hygiène mondiale devront être partiellement consacrés, en dehors de la formation d’hygiénistes exercés, à des recherches purement scientifiques. Sir Arthur Nadsholme a émis l’opinion qu’il faut diviser les maladies humaines en deux catégories. En premier lieu, il y a celles qui sont mal connues comme la poliomyélite et l’influenza. L’éminent savant anglais pense que l’épidémie récente de cette dernière, qui a peut-être été intensifiée par les grands entassements et les grands déplacements humains de la guerre, n’aurait pas moins éclaté sans celle-ci. Il croit que les ressources actuelles de l’hygiène sont entièrement désarmées contre l’influenza, — aveu à retenir dans une bouche aussi magistralement qualifiée. Il importe donc que le Bureau d’hygiène mondiale puisse stimuler les recherches scientifiques qui conduiront à une connaissance plus complète de ces maladies et de leur prophylaxie.
Sir Arthur Nadholme considère au contraire d’autres maladies comme la tuberculose, la syphilis, la malaria comme parfaitement étudiées. Sur elles nos connaissances scientifiques sont complètes, nos moyens d’action parfaits. Si les méthodes prophylactiques reconnues tout à fait efficaces contre ces maladies étaient appliquées partout et toujours, il est certain qu’elles disparaîtraient bientôt de la terre. Ici le but du Bureau d’hygiène sera tout autre que dans le premier cas et il devra être surtout éducatif, afin de répandre, généraliser et imposer les moyens de défense aujourd’hui connus.
Le colonel Cummins de la délégation britannique a d’ailleurs fait remarquer qu’il existe déjà un office international d’hygiène publique, ouvert en 1908 à Paris, et dont le fonctionnement est assuré par les grandes puissances. Ce bureau a pour objet de renseigner les gouvernements sur les faits et documents d’un caractère général concernant les maladies infectieuses. Si cet organisme n’a pas donné jusqu’ici de grands résultats, c’est qu’il n’est destiné qu’aux gouvernements. Il ignore le public. Il est comme un état-major sans armée. Il s’agit maintenant, au contraire, de lui donner une armée, de faire un organisme qui renseigne, éduque, aide le public, les populations elles-mêmes. Ce sera la meilleure manière d’agir efficacement sur les gouvernements eux-mêmes. C’est l’opinion publique qui est le meilleur éperon pour eux, et il s’agit de la stimuler par l’éducation et surtout par des démonstrations pratiques.
À l’appui de cette manière de voir le docteur Wycliffe Rose, directeur du Bureau de santé publique de la fondation Rockefeller, a apporté à la conférence de Cannes un témoignage et un exemple concluants et qui ont vivement frappé les délégués.
Il y a quatre ans, l’État américain d’Arkansas demanda au Bureau que dirige le docteur Rose de lui venir en aide pour lutter contre la malaria qui décimait ce pays. Après une enquête locale sur l’étendue du mal, la fondation choisit un petit village où des hygiénistes envoyés par elle firent une démonstration pratique de ce que peut donner la prophylaxie anti-malarienne. Celle-ci consiste surtout, comme on sait, à détruire par une technique spéciale les gîtes à moustiques, notamment en recouvrant de pétrole les surfaces d’eau croupissante. Les résultats furent si remarquables qu’au bout d’un an la commune décida de faire dorénavant elle-même les frais de cette technique prophylactique qui avaient été d’abord supportés par la fondation Rockefeller. On renouvela l’expérience avec le même résultat dans cinq autres communes. Le résultat matériellement constaté fut que la prophylaxie contre la malaria coûtait à ces communes huit fois moins que les soins médicaux et les médicaments en un an et que, en outre, la malaria avait diminué de 90 pour 100. L’hygiène était devenue une excellente affaire, si bien que le gouvernement de l’État d’Arkansas tout entier demanda que fût formé un personnel permanent pour cette lutte contre la malaria et vota avec enthousiasme les crédits nécessaires.
Cet exemple saisissant de ce que pourra et devra faire demain, et dans le monde entier, le Bureau d’hygiène mondial pour l’éducation prophylactique des peuples a vivement impressionné les membres de la conférence.
Il est évident que le meilleur instrument de cette éducation populaire devra être cherché dans les organisations sanitaires publiques et surtout privées déjà existantes, et dont les plus importantes sont les Croix-Rouges.
Tous les délégués, au nom de leurs pays respectifs, ont été d’ailleurs d’accord pour déclarer que l’activité du bureau projeté ne devra en rien tendre à diriger et à dominer celle des Croix-Rouges nationales. Il faudra au contraire laisser à chacune de celles-ci ses habitudes, modelées sur les mœurs locales, et son autonomie, et lui fournir seulement des renseignements, des démonstrations, des directives techniques.
Le colonel Cummins a fourni à cet égard un exemple frappant des résultats que peut, par la démonstration, obtenir l’initiative privée là où l’autorité supérieure a échoué. En 1915, l’armée anglaise se trouva dans de nouveaux secteurs belges occupés auparavant par les Allemands et où sévissait avec intensité la typhoïde parmi la population, qui répugnait à se soumettre aux mesures hygiéniques des Britanniques. Ceux-ci eurent alors recours à l’aide des dames de la Croix-Rouge belge qui, par des visites dans chaque maison, des conversations persuasives et des démonstrations pratiques, amenèrent bientôt la population à se faire vacciner contre la typhoïde, à admettre l’isolement des malades contaminés dans des hôpitaux spéciaux, et à ne boire que les eaux stérilisées fournies par l’armée anglaise. Bientôt la typhoïde disparut du pays. C’est dans cette voie de liberté et de persuasion, et non par la coercition, que le Bureau d’hygiène mondiale devra s’efforcer d’agir.
Successivement chacune des délégations a apporté son adhésion solennelle à l’organisme projeté que le docteur Roux a défini heureusement « un organe d’information, de coordination et de stimulation internationale en matière d’hygiène. » Quand cette institution prendra-t-elle corps et sous quelle forme exactement ? C’est le problème de demain, mais les discussions de Cannes ont fourni d’avance à ce problème tous les éléments d’une solution bienfaisante.
Pendant que s’achevaient ces échanges d’idées riches d’avenir, et chargées pour l’humanité de « potentiel » heureux, — si j’ose employer cette expression de physicien, — des sections spéciales consacrées à la tuberculose, à la malaria, aux maladies vénériennes, à la puériculture, etc. délibéraient dans un secret qui ne manquait pas d’une certaine allure diplomatique, sur les meilleures méthodes techniques à proposer au Congrès de Genève pour agir efficacement dans ces divers domaines. À l’heure où j’écris ces lignes, les discussions, les desiderata et les programmes de ces sections ne sont point encore complètement élaborés et sortis de la pénombre où se font les enfantements laborieux. J’en reparlerai.