Revues étrangères — Le Mystère de Marie Stuart, de M. Andrew Lang

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REVUES ÉTRANGÈRES

LE MYSTÈRE DE MARIE STUART


The Mystery of Mary Stuart, par M. Andrew Lang, 1 vol. illustré ; Londres, 1901.


Marie Stuart a-t-elle réellement écrit les « lettres du coffret, » dont ses ennemis se sont servis pour établir qu’elle avait pris part à l’assassinat de Darnley, son second mari ? Ou bien ces lettres sont-elles l’œuvre d’un faussaire, comme on sait qu’elle l’a toujours affirmé ? C’est là une question qui, en France même, a donné lieu à de nombreuses controverses ; mais, tandis qu’elle n’intéressait guère, chez nous, que les érudits, on peut dire qu’en Angleterre et en Écosse, depuis trois siècles, elle a ému et continue à émouvoir le public entier. Aujourd’hui de même qu’en 1570, tous les compatriotes d’Élisabeth et de Marie Stuart se croient tenus d’avoir un avis, dûment motivé, sur l’authenticité des « lettres du coffret ; » et pas une année ne se passe sans que la « littérature » de ces lettres s’enrichisse de quatre ou cinq livres nouveaux, écrits par des avocats, des médecins, des prêtres, des propriétaires campagnards : toutes personnes qui, délaissant leurs occupations habituelles, se sont lancées à la poursuite de quelque ingénieuse hypothèse, avec l’espoir d’achever définitivement, — ou, au contraire, d’empêcher à jamais — la réhabilitation de la reine d’Écosse.

Aussi comprend-on que Carlyle, qui aimait le paradoxe, et qui, du reste, ne se faisait pas faute d’avoir une opinion bien arrêtée sur l’affaire du coffret, ait vivement protesté contre l’importance excessive attachée, suivant lui, à cette affaire, « simple accident personnel dans l’histoire nationale. » Et l’on comprend également que M. Andrew Lang, dans la préface du très intéressant ouvrage qu’il vient de publier sur le Mystère de Marie Stuart, ait protesté à son tour contre la boutade du « prophète » de Chelsea, en rappelant que le même homme qui affectait de dédaigner « ces révélations de scandales du grand monde » avait, par ailleurs, très longuement insisté sur l’affaire du collier de Marie-Antoinette. Non certes, un mystère qui, après plus de trois siècles, soulève encore une curiosité aussi ardente et aussi active ne saurait être « un simple accident » sans portée générale ! Évidemment, les historiens n’ont pas à s’inquiéter, par exemple, de découvrir l’identité de l’homme au masque de fer, ni de connaître le véritable auteur des Lettres de Junius : mais aucune comparaison n’est possible entre ces menus problèmes anecdotiques et la question de savoir si Marie Stuart a écrit les lettres que lui ont attribuées ses accusateurs : c’est-à-dire si elle a exigé, combiné, traîtreusement préparé l’assassinat de son mari ; si elle a mérité l’épouvantable torture qu’ont été les vingt dernières années de sa vie ; et si, enfin, la ferveur de la foi « papiste » s’est accommodée, chez elle, d’actes et de sentimens dont jamais une âme protestante n’aurait été capable. Voilà ce que, aujourd’hui comme il y a trois cents ans, représente, pour le public entier du Royaume-Uni, « le mystère de Marie Stuart ! »

Et cependant, après avoir lu l’ouvrage de M. Andrew Lang, je serais tenté de croire, avec Carlyle, qu’on a exagéré l’importance historique des « lettres du coffret, » et de tous les faits qui se rattachent au meurtre de Darnley. Car, d’abord, ces faits semblent bien être à jamais entourés d’un « mystère » impénétrable, tandis que ceux qui les ont précédés et ceux qui les ont suivis, dans la tragique existence de la reine d’Ecosse, nous apparaissent au contraire, grâce à M. Lang, avec une clarté et un relief parfaits. Et puis, de l’examen de ces faits antérieurs et postérieurs au meurtre de Darnley, tels du moins que nous les présente leur nouvel historien, une conclusion se dégage irrésistiblement : et c’est à savoir que, si même Marie Stuart avait causé de pires malheurs que la mort du lâche et malfaisant Darnley, l’histoire n’aurait pas le droit de l’en] rendre entièrement responsable, étant données les conditions spéciales où elle se trouvait.


On a dit souvent que Marie Stuart, lorsqu’elle a cherché asile en Angleterre, après la défaite de Langside, le 16 mai 1568, s’est, comme une souris, imprudemment jetée entre les pattes du chat. Mais la vérité est que ce n’est pas en 1568 que la souris est tombée entre les pattes du chat : c’est beaucoup plus tôt, en 1561, dès son retour dans son royaume d’Écosse. « Je l’ai vue souvent, dit Brantôme, appréhender comme la mort ce retour ; et désiroit cent fois plus de demeurer en France simple douairière que d’aller régner là en son pays sauvage. » Sur le bateau qui la conduisait, « elle voulut se coucher sans avoir mangé, » et, durant les cinq jours qu’elle passa en mer, « ne fit guère que de pleurer. » Elle pressentait, évidemment, le long supplice qui allait commencer pour elle.

Le pays où elle allait régner avait récemment achevé de s’affranchir de la « superstition romaine. » Toute personne convaincue d’avoir célébré la messe ou d’y avoir assisté était condamnée, la première fois, à la perte de ses biens, la seconde, au bannissement, et punie de mort en cas de récidive. A la domination du pape de Rome avait succédé celle d’un pape local, John Knox, homme prudent, mais plein d’activité, qui parcourait villes et villages en excitant le peuple à la haine des papistes en général, et de Marie Stuart en particulier. « J’aimerais mieux, disait-il, voir débarquer en Écosse dix mille ennemis que d’y voir célébrer une seule messe ! » Et quand, après le retour de la jeune reine, une messe fut célébrée dans la chapelle royale, le farouche apôtre n’eut plus de repos que, fût-ce au prix du débarquement de dix mille ennemis, « l’odieuse idole » n’eût été détruite. « L’arrivée de la reine, — écrivait-il à Calvin, le 24 octobre 1561, — est venue troubler la tranquillité de nos affaires. »

Pour la protéger contre ce terrible adversaire de son idolâtrie, Marie Stuart trouvait auprès d’elle un groupe de hauts personnages, presque tous protestans. C’étaient, notamment, son frère Murray, le secrétaire d’État Lethington, le chancelier Morton, Kirkaldy de Grange, Ruthven, James Balfour. Quelques-uns d’entre eux nous ont été présentés par les historiens comme d’assez honnêtes gens ; et nous pouvions croire, par exemple, sur la foi de Mignet, que Murray, avec toute son ambition, était un chrétien « d’une foi profonde » et « d’une conduite soutenue. » Kirkaldy de Grange nous apparaissait volontiers comme le type du laird écossais, un « second Wallace. » Et Morton, Lethington, et les autres, nous les imaginions tous, plus ou moins, sur le modèle des chevaleresques highlanders des romans de Walter Scott, intrépides et loyaux, capables d’un meurtre, au besoin, mais incapables d’un mensonge ou d’une trahison. Or, M. Andrew Lang les amène tous devant nous, l’un après l’autre ; après quoi, avec une conscience et une impartialité que je ne saurais trop louer, il nous les montre à l’œuvre. Et nous découvrons alors que, tous, sans exception, ces généreux highlanders sont des hommes d’une bassesse et d’une perversité d’âme effrayantes, coutumiers du faux et de la trahison, et si absolument dépourvus de scrupules moraux qu’il n’y a pas une infamie dont ils ne soient capables. Lethington, que ses compatriotes appelaient Michaël Wylie {et cela signifiait Machiavelli), était proprement un monstre. Marie Stuart, qui pardonnait à tous, à lui seul ne put jamais pardonner sa conduite envers elle, même après qu’il eut péri au service de sa cause. Morton, le futur régent du royaume, était « un assassin aux mains rouges de sang, vivant en adultère public avec la veuve du capitaine Cullen, qu’il avait fait pendre, et s’associant le plus ouvertement du monde avec des meurtriers de profession, tels que son parent Archibald Douglas, le chanoine de Glasgow. » Voleur, faussaire, « avec tout cela, c’était un saint homme : il était l’ennemi des Idolâtres, et l’église d’Ecosse, tout en déplorant ses excès, avait pour lui un regard favorable. » Quant à son parent Archibald Douglas, le chanoine de Glasgow, « meurtrier de profession, » celui-là s’était fait une spécialité du faux en écritures. Un « saint homme, » lui aussi, bien que, après son ordination, il ait demandé à un autre pasteur de prier à sa place, disant que lui-même « n’en avait pas l’habitude. » Kirkaldy, « le second Wallace, » excellait également dans le faux en écritures. Mais plus répugnant encore que ces coquins avérés, et plus dangereux, était l’inflexible Murray, le frère de la reine, type achevé de lâcheté et d’hypocrisie, agent d’Elisabeth, inspirateur occulte du meurtre de Rizzio comme de celui de Darnley, et, plus tard, le principal accusateur de Marie, à qui il devait tout.

Ainsi la malheureuse princesse, dès son arrivée de France, était tombée tout à coup dans une caverne de brigands. « C’étaient, — nous dit M. Andrew Lang, — des hommes tels que peut en produire une époque où une révolution religieuse et sociale a renversé toutes les bases de la moralité, où la simple adhésion à un parti théologique suffit pour conférer le titre de saint homme, et où l’attachement à un chef est infiniment plus puissant que la fidélité au roi, à la patrie, ou aux lois essentielles de la morale. » Et en effet, à travers les quatre cents pages du livre, nous voyons ces hommes s’occuper sans cesse à nouer et à dénouer, autour de la reine, de vilaines intrigues, où bientôt se joignent à eux des personnages nouveaux, le « lépreux » Darnley, puis Bothwell, le troisième mari de la reine, aventurier plus franc et plus brave que les autres, — le seul d’entre eux, au total, qui ne fût point tout à fait méprisable.

Tous, suivant l’expression de M. Lang, ils font aussi peu de cas que possible « de la fidélité au trône et à la patrie. » Il n’y en a pas un qui, comme Knox, ne consente volontiers à « voir débarquer en Ecosse dix mille ennemis, » pour peu que ses intrigues personnelles y trouvent leur compte. Aussi, dans cette lutte tragique du chat et de la souris, nous apparaissent-ils tous, à des degrés divers, comme les pourvoyeurs d’un grand et terrible chat qui se cache derrière eux, et qui joue avec la souris, et qui se plaît au spectacle de sa course affolée, jusqu’au moment où, d’un dernier coup de patte, il la jette à terre.

Par un scrupule qu’on n’a point de peine à comprendre, M. Andrew Lang, de même que la plupart des historiens anglais, évite d’insister sur le rôle d’Elisabeth dans l’aventure ténébreuse dont il nous fait le récit. Mais, à chaque instant, derrière les acteurs qu’il nous montre, nous apercevons l’inquiétante figure de la rivale de Marie Stuart, s’acharnant, à la fois par jalousie de femme et par ambition politique, à la perte de l’infortunée qui, bientôt, va se livrer à elle. Tantôt nous l’apercevons en personne, tantôt représentée par ses agens : Cecil, qui, dès 1559, rédigeait des rapports sur « la politique à suivre afin de recouvrer complètement l’Ecosse ; » Randolph, l’ambassadeur d’Angleterre à Edimbourg, informant sa souveraine de meurtres prochains, qui se préparaient sans doute à son instigation ; et Murray lui-même, « pensionné par l’Angleterre, » Murray dont Knox disait, dans une lettre à Calvin : Salutat te Jacobus ille, frater reginæ, qui solus, inter eos qui aulam frequentant, impietati se opponit, Murray qui, depuis le commencement jusqu’à la fin du livre de M. Lang, ne cesse point de « s’opposer à l’impiété » en servant, contre sa sœur, les intérêts anglais.

Qu’on se représente maintenant, transportée tout à coup dans ce milieu nouveau, au sortir de la vie facile et galante de la cour des Valois, une jeune femme de vingt ans, insouciante et légère, avec toute la fierté et tout le courage d’une princesse, mais aussi avec l’abandon, l’irréflexion, la confiance naïve d’un enfant ! Je regrette de ne pouvoir reproduire en entier le portrait que nous offre d’elle M. Andrew Lang : il est d’une vie intense, et chaque page du récit vient ensuite en confirmer la parfaite justesse.


C’était alors une grande jeune femme brune, avec de beaux yeux roux gracieusement allongés : à demi française de tempérament, et, non point belle, mais si charmante qu’Elisabeth retrouvait son charme jusque dans les relations de ses ennemis... Elle avait dans le visage et les manières quelque chose de « divin » qui lui gagnait les cœurs simples, où qu’elle fût. Ses geôliers, plus tard, devaient l’adorer. Que le ciel bénisse cette douce figure ! s’écriait le peuple d’Edimbourg en la voyant passer, vêtue de ces robes à traîne qui lui valaient les pieuses dénonciations de Knox...

Son cœur était rempli de tendresse et de reconnaissance. En septembre 1561, après l’échec du complot Ridolfi, elle souffrit moins pour elle-même que pour ses deux serviteurs, Archibald Beaton et Willie Douglas, qui se trouvaient envoyés en Écosse, c’est-à-dire à la mort. Elle écrivait dans une lettre, à propos d’une affaire d’argent : « J’aime mieux payer deux fois que de faire à quelqu’un l’injure de le soupçonner. »

Cette femme, sensible, fière, passionnée, intrépide, et bonne, était chaque jour diffamée par l’implacable Knox. Ses prêtres étaient mis au pilori, sa foi sans cesse outragée, sa personne accablée d’insultes ; et tous ses plans étaient contrecarrés par Elisabeth. Marie avait bien des motifs de pleurer, même avant que son dévoué serviteur Rizzio fût tué, presque sous ses yeux, par son stupide mari et ses cruels lords. Peut-être, devant cet excès de souffrance, son cœur finit-il par s’endurcir ; peut-être fut-elle touchée du mauvais esprit de la haine et de la vengeance. Mais son cœur, par nature, était tendre et plein de pitié. Au milieu de ses plus affreuses douleurs, elle s’émouvait de la peine des esclaves ramant sur les galères. Elle écrivait au laird d’Abercairnie pour le prier d’avoir compassion « d’une pauvre femme et de ses petits, » dont il avait confisqué la maison.

Malheureusement, avec un courage tout viril, elle était incapable de ruse : et, au temps où elle vivait, la ruse était la seule arme d’une femme. Sa nature était si droite et si peu soupçonneuse que, sur la foi d’une bague et d’une promesse, elle se confia à Elisabeth, sa mortelle rivale. Elle ne savait point dissimuler, et ne parvenait pas à comprendre que les autres le sussent.


Et, avec son courage et sa fierté, c’était essentiellement une femme. Elle avait besoin d’un maître, d’un homme qui la dirigeât, qui la dominât, et qu’elle pût servir. A peine s’était-elle fiancée à Darnley, qu’elle l’avait « comblé de tous les honneurs qu’une femme puisse rendre à son mari. » Plus tard, quand elle se considérait comme fiancée à Norfolk, aussitôt elle adoptait vis-à-ns de lui, dans ses lettres, le ton d’une soumission obéissante et passive. Et ses ennemis savaient cela : il n’y a rien dont ils aient davantage profité contre elle.

Elle eut d’abord pour maitre, en Écosse, son frère Murray, « pensionné par Elisabeth. » Le malheureux Darnley, qu’on lui donna ensuite pour mari, était lui-même trop nul pour diriger personne. Marie trouva alors un conseiller dans l’Italien Rizzio, dont rien au monde ne prouve qu’il ait été son amant. Il lui était dévoué, seul parmi des êtres abominables qui ne pensaient qu’à abuser d’elle. Mais Darnley, avec l’aide de Morton et sur le conseil de Murray, fit assassiner Rizzio « presque sous ses yeux. » Que le cœur de la pauvre femme ait été, après cela, « touché du mauvais esprit de la haine et de la vengeance, » c’est chose trop naturelle pour que nous puissions en douter. Mais je ne crois pas que personne puisse lire le dramatique récit de M. Andrew Lang sans avoir clairement l’impression que, dès l’assassinat de Rizzio, ou même dès le mariage avec Darnley, Marie Stuart avait cessé d’être moralement responsable de ses actes, traquée, harcelée, pareille à une pauvre petite souris entre les griffes d’un chat.


Je dois ajouter que, cependant, sur le véritable rôle joué par elle dans le meurtre de Darnley, le livre de M. Lang nous renseigne avec infiniment plus de clarté et de vraisemblance que ne l’a fait, jusqu’ici, aucun des accusateurs de la reine ni de ses défenseurs. Nous y lisons que. dès le mois d’octobre 1566, Marie, qui était alors très malade, « priait le ciel d’amender Darnley, dont la mauvaise conduite était l’unique cause de sa maladie. » Mais Darnley, au lieu de « s’amender, » avait poussé plus loin encore sa mauvaise conduite ; et chaque jour Murray et Lethington, qui tous deux étaient résolus à le perdre, rapportaient à Marie quelque nouveau trait de ses trahisons. Ils lui révélaient que Darnley avait écrit contre elle au pape, aux cours de France et d’Espagne, qu’il projetait de s’emparer du petit prince royal, qu’il méditait une révolte et une guerre civile. C’est là-dessus que, au mois de janvier de l’année suivante, Murray et Lethington proposèrent à la reine de la débarrasser de Darnley. Et, comme Marie répondait « qu’elle ne voulait point qu’on fit rien qui pût entacher son honneur et sa conscience, » Lethington lui assura que, si seulement elle les laissait faire, « elle ne verrait rien que de très régulier, et approuvé par le Parlement. » La pauvre femme, évidemment, les aura « laissés faire. « Ils avaient infiniment plus d’intérêt qu’elle à se débarrasser de Darnley, qui s’était mis à la tête du parti catholique : et le plan qu’ils combinèrent devait leur permettre, en outre, de se débarrasser de Marie par la même occasion. Mais il n’en reste pas moins presque certain que Marie fut ainsi informée d’un, projet contre Darnley, et qu’elle « laissa faire. » D’autre part, une lettre d’Archibald Douglas, écrite plus tard à Marie elle-même, raconte que, le 19 janvier 1567, Bothwell, Lethington et Morton lui ont dit que « la reine ne voulait absolument pas entendre parler de leurs projets. » Jusqu’au bout, sans doute, elle se sera bornée à les « laisser faire. » Et c’est elle, comme l’on sait, qui alla chercher Darnley à Glasgow, pour l’installer dans la petite maison de Rirk o’Field, où il fut assassiné quelques jours après. Elle le fit évidemment sur l’ordre de ses conseillers d’alors, et en sachant qu’ils voulaient « la débarrasser de lui : » mais rien ne prouve que, à ce moment même, elle n’ait point continué à croire qu’ils voulaient le faire « par des moyens réguliers, » et qui seraient « approuvés par le Parlement. »

Rien ne le prouve, malgré l’extrême abondance de preuves apportées ensuite contre elle par Murray, Lethington, Morton, et les autres inspirateurs de l’assassinat de Darnley. Car, de l’analyse infiniment impartiale et minutieuse de ces preuves, telle que vient de la faire M. Andrew Lang, résulte, avec une certitude désormais irréfutable, qu’il n’y a pas une de ces preuves qui n’en trouve aussitôt une autre pour la contredire. Le fait est que nous ne savons absolument rien, non seulement de la part prise par la reine au meurtre de Darnley, mais même des circonstances de ce meurtre, à tel point que, suivant le mot de M. Lang, « un historien scrupuleux, en présence de la contradiction des documens, serait tenu de considérer le meurtre de Darnley comme une fable dénuée du moindre fondement. » Tout au plus peut-on affirmer la complète fausseté de tout ce que les accusateurs de Marie Stuart ont rapporté des préparatifs du crime, du passage souterrain conduisant à Kirk o’Field, de la présence de Marie au moment du crime, etc. Il y a là une effrayante accumulation de mensonges, dont quelques-uns continuent, aujourd’hui encore, à être enregistrés par les historiens. Et c’est ainsi que, par exemple, les deux derniers chapitres du premier volume du livre de Mignet contiennent des erreurs dont chacune, fort heureusement, se trouve aujourd’hui réduite à néant.

Restent les huit lettres du coffret, et les treize sonnets qui les accompagnent. M. Lang établit d’abord, à leur sujet, que personne ne s’est sérieusement occupé d’en vérifier l’authenticité, dans les extraordinaires séances d’York, de Westminster, et de Hampton Court, où, en l’absence de Marie Stuart, a été jugée sa participation au meurtre de Darnley. Les juges se sont bornés à jeter les yeux sur les lettres que leur présentait Murray ; et la plupart d’entre eux ne semblent pas même y avoir attaché une bien grande importance, si l’on songe à l’attitude qu’ils ont eue plus tard vis-à-vis de la reine d’Ecosse. Ce n’était point pour eux qu’étaient produites ces lettres, mais pour le peuple des deux royaumes, pour le Pape et pour la cour de France, pour tous ceux qui auraient pu intervenir en faveur de Marie, et auprès de qui l’on avait intérêt à la diffamer. Toute la philosophie de l’épisode historique qu’ont été ces lettres se trouve à jamais exprimée dans une instruction adressée par Cecil à l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, en 1571 : « Vous ferez bien, — écrivait le ministre d’Elisabeth, — — d’avoir plusieurs exemplaires de la Detectio de Buchanan (pamphlet qui contenait, entre autres motifs d’accusation contre Marie, le texte des lettres du coffret) et de les présenter à l’occasion, comme spontanément, au roi, ainsi qu’aux nobles de son conseil. Ce livre nous rend l’utile service de la déshonorer, ce qui est indispensable avant qu’on puisse parvenir à autre chose. »

M. Lang a d’ailleurs imaginé un moyen spirituel de nous rendre suspect le témoignage des « graphologues » du temps sur l’authenticité des lettres attribuées à Marie Stuart. Il a prié un de ses amis d’imiter quelques lignes de l’écriture de la reine ; et, dans un fac simile de son livre, il nous offre une lettre authentique de Marie à Élisabeth où, de cette façon, quelques lignes sont de l’écriture originale de Marie, et quelques autres sont de l’imitateur. Il nous met au défi de deviner où commence et où finit le « faux ; » et j’avoue que, pour ma part, je serais tout à fait en peine de le deviner.


Quant au texte même des lettres et des sonnets (dont les originaux ont, comme l’on sait, disparu), M. Lang l’a examiné de fort près. Il admet, et nous prouve péremptoirement, que ces lettres abondent en invraisemblances, et ont dû être, en maints endroits, falsifiées par les accusateurs de Marie, notamment par Lethington, dont la participation à ces faux paraît incontestable. Mais, en d’autres endroits, M. Lang ne serait pas éloigné de croire à des passages de lettres authentiques de Marie-Stuart, modifiés seulement par de savantes interpolations.

Il admet, en particulier, l’authenticité des sonnets, et aussi d’une ou deux des quatre lettres, — assez insignifiantes, — dont on a conservé le texte français original. Le fait est que, si ces sonnets et ces lettres sont des faux, on peut s’étonner que le faussaire ne leur ait point donné une portée plus précise, en y multipliant les allusions aux projets criminels de Marie Stuart. Et cependant, je ne puis m’empêcher de penser que ces lettres et les célèbres « sonnets » sont, eux aussi, des faux, ou du moins qu’ils ont de grandes chances de l’être : car j’ai l’impression que lettres et sonnets, abstraction faite de leur contenu, ne sont pas écrits dans la même langue française où écrivait, d’ordinaire, la reine d’Ecosse.

M. Andrew Lang rappelle que, lorsque furent publiés les prétendus a sonnets » de Marie Stuart, Brantôme, et Ronsard avec lui, furent aussitôt d’avis que c’étaient là des vers trop rudes et maladroits pour être vraiment l’œuvre de la jeune reine. Et M. Lang ajoute : « Les deux critiques étaient évidemment prévenus en faveur de leur belle amie. Tous deux étaient d’excellens juges : mais ni l’un ni l’autre n’avait encore vu une suite de cent soixante vers écrits par Marie Stuart sous le coup d’une grande passion, parmi les soucis du voyage, des affaires, de l’anxiété, et dans l’espace de deux jours : puisque les « sonnets » ont dû être écrits dans l’intervalle du 21 au 23 avril. « Oui, cela est sûr : mais je crois que M. Lang se trompe sur le vrai caractère de l’objection de Ronsard. Certes, la situation particulière où se trouvait Marie Stuart suffirait largement à expliquer l’incorrection prosodique des « sonnets, » et les fautes grammaticales dont ils sont tout remplis : sans compter que les vers authentiques de la reine d’Ecosse sont eux-mêmes fort imparfaits, au double point de vue de la grammaire et de la prosodie. Mais ces vers authentiques ne sont pas écrits dans la même langue, ou plutôt sur le même ton de pensée, que les vers des « sonnets » à Bothwell. Ils sont l’œuvre d’une personne qui, bien qu’elle fût née hors de France, avait été accoutumée à penser en français, tandis qu’il me semble sentir, à chaque vers des « sonnets » en question, une personne qui, tout en sachant peut-être mieux encore le français, était accoutumée à penser en anglais.

La différence n’est point facile à expliquer, mais elle se sent très vivement, pour peu que l’on compare de près, à ce point de vue, les « sonnets » à Bothwell avec, par exemple, ces vers écrits par Marie Stuart, vers 1585, dans sa prison de Tutbury :


Que suis-je, hélas ! et de quoy sert ma vie ?
Je ne suis fors qu’un corps privé de cueur,
Un ombre vain, un objet de malheur,
Qui n’a plus rien que de mourir envie.
Plus ne portez, ô ennemis, d’envie
A qui n’a plus l’esprit à la grandeur !
Et vous, amys, qui m’avez tenu chère.
Souvenez-vous que, sans heur, sans santay,
Je ne sçaurois auqun bon œuvre fayre !
Souhatez donc fin de calamitay ;
Et que, ça bas étant assez punie,
J’aye ma part en la joie infinie !


Voilà des vers d’une forme assurément déplorable, avec le beau sentiment qu’ils servent à traduire. Et cependant, ce sont des vers français, jaillis d’une âme qui, si je puis dire, vivait en français. Leur auteur sentait instinctivement la musique des mots français, cette musique que personne ne peut jamais sentir que dans une seule langue. Et, sans cesse, les phrases même les plus incorrectes, dans ces vers, ont une allure française.

Tout autre est l’impression que donne, aussitôt, la lecture des « sonnets » à Bothwell. Le style n’y est pas beaucoup plus incorrect que dans les vers qu’on vient de lire : mais c’est un autre style, où la musique des mots n’entre plus jamais en compte, un style qu’on croirait toujours traduit de l’anglais. Les phrases sont composées sur un autre rythme, avec une autre façon d’ordonner les idées. Je cite au hasard :


Pour lui, depuis, j’ai méprisé l’honneur
Ce qui nous peut seul pourvoir de bonheur.
Pour lui j’ai hasardé honneur et conscience.
Pour lui tous mes parents j’ai quitté et amis.
Et tous autres respects sont à part mis.
Bref, de vous seul je cherche l’alliance.


Mais cette impression est infiniment plus vive quand on compare, au même point de vue, la prose française des « lettres du coffret » avec celle des lettres authentiques de Marie Stuart. Ici encore je ne parle point de la grammaire ni de l’orthographe. Que l’auteur des « lettres du coffret » commette invariablement, par exemple, la faute d’accorder les participes avec les sujets (j’ai promise, etc.), c’est de quoi la responsabilité peut échoir au copiste ; et d’ailleurs Marie Stuart, dans ses lettres françaises, si je ne sache point qu’elle y ait commis cette faute-là, en commettait d’autres de même nature. Plus significatives déjà sont, tout au long des « lettres du coffret, » de nombreuses expressions anglaises, dont les lettres de Marie Stuart sont infiniment plus sobres. « L’ingratitude vers moi », « quant au propose, » « vous promettiez bien autre chose de votre providence : » autant de façons de parler essentiellement anglaises. Mais la véritable différence de ces lettres et des lettres originales de Marie Stuart est plus profonde encore, plus indéfinissable, et plus saisissante. Elle consiste dans le ton général, dans le rythme des idées et des mois, dans la vie intime de la langue employée.

Je prends, au hasard, le début de la seconde lettre : « Mon cœur, hélas ! faut-il que la folie d’une femme dont vous connaissez assez l’ingratitude vers moi soit cause de vous donner du plaisir, vu que je n’eusse su y remédier sans le savoir ; et, depuis que m’en suis aperçue, je ne vous l’ai pu dire pour savoir comment me gouvernerais-je, car en cela ni autre chose je ne veux entreprendre de rien faire sans en savoir votre volonté. » Ou bien encore : « L’émail demi-rond est noir, qui signifie la fermeté de celle qui l’envoie ; les larmes sont sans nombre, aussi sont les craintes de vous déplaire, les pleurs de votre absence et de déplaisir de ne pouvoir être en effet extérieur votre, comme je suis sans feintise de cœur et d’esprit, et à bon droit, quand mes mérites seraient trop plus grands que de la plus parfaite que jamais fut, et telle que je désire être, et mettrai peine en condition de contrefaire, pour dignement être employée sous votre domination... Comme fait celle qui vous veut être pour jamais humble et obéissante loyale femme et seule amie, qui pour jamais vous voue entièrement le cœur, le corps, sans aucun changement, comme à celui que j’ai fait possesseur du cœur duquel, vous pouvez tenir sûr jusques à la mort, ne changera, car mal ni bien onques ne estrangera. »

Non, quelles que soient là dedans les fautes du copiste, ce n’est point la fille de Marie de Guise, la veuve de François Il, l’amie de Ronsard, qui a écrit ces lettres, évidemment pensées en anglais avant de revêtir leur forme française ! Pas un instant le « son, » dans ces lettres, n’est français, tandis qu’il l’est toujours dans les lettres authentiques de Marie Stuart, même les plus hâtives et les plus incorrectes. Dans ses instructions à ses défenseurs, en septembre 1568, Marie Stuart disait : « Il y a en Écosse diverses personnes, hommes et femmes, qui savent contrefaire mon écriture, et écrire, de la manière dont j’écris, aussi bien que moi. » Nous savons aussi qu’il y avait alors en Écosse, et dans l’entourage même de la reine, bon nombre de personnes fort instruites, qui lisaient et écrivaient couramment le français. Mais toutes ces personnes avaient d’abord appris leur langue natale, tandis que Marie avait d’abord appris le français. Et, quand l’une de ces personnes s’est employée à écrire de fausses lettres de la reine, elle a bien pu contrefaire son écriture, ses expressions habituelles, et jusqu’à ses fautes : mais il y avait, dans le français de Marie Stuart, quelque chose d’essentiellement français qu’elle n’a pu imiter : et par là je crois bien que l’on parviendrait aujourd’hui, sans trop d’invraisemblance, à justifier la pauvre reine d’Écosse du crime monstrueux dont son frère Murray, et les autres assassins véritables de Darnley, se sont efforcés de souiller sa mémoire.


T. DE WYZEWA.