Revues étrangères - À propos d’une nouvelle biographie de Canova

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - À propos d’une nouvelle biographie de Canova
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 911-922).
REVUES ÉTRANGÈRES

À PROPOS D’UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE CANOVA


Canova, par VITTORIO MALAMANI, un vol. in-4o, illustré. Milan, librairie Hœpli, 1911.


Tous les visiteurs du musée Brera, à Milan, doivent avoir gardé le souvenir plus ou moins précis d’une grande statue de bronze qui les a accueillis dès leur entrée dans la cour du musée : mais peut-être plus d’un parmi eux, malgré la lettre initiale N et les quatre aigles qui décorent le socle de la statue, ne l’a-t-il regardée que négligemment, sans soupçonner qu’il avait devant soi l’un des portraits les plus authentiques de Napoléon Ier ? Et comment en vérité pourrions-nous, sans l’assistance de notre Bædeker, songer à reconnaître le vainqueur de Rivoli dans cette figure absolument nue d’un jeune héros antique au torse puissant sur de longues jambes d’Apollon Olympien, tenant de l’une de ses mains une petite boule surmontée d’un génie ailé, tandis que son autre main s’appuie indolemment sur une très haute tige qu’on croirait destinée à porter un flambeau ? La tête elle-même, au premier abord, avec l’harmonie toute classique de ses lignes, ne rappelle que d’assez loin les traits que nous avons l’habitude d’admirer dans la plupart des représentations contemporaines de Napoléon ; et c’est seulement après un examen prolongé que nous finissons par y découvrir une ressemblance, pour ainsi dire, plus intime et plus « spirituelle » que dans aucun autre des portraits que nous connaissions, le rayonnement symbolique d’une âme plus profondément pareille à celle que devait exprimer le visage de l’illustre modèle. Ce mélange saisissant de force juvénile et de mûre pensée, cette volonté qui semble se traduire aussitôt en une séduction quasi féminine, oui, tel était sûrement le visage de l’homme extraordinaire que fait revivre devant nous la statue milanaise, sauf pour son aspect véritable à ne pouvoir être saisi, en son temps, que d’un petit nombre d’observateurs familiers, accoutumés à dépouiller toute face humaine des vaines et trompeuses apparences de son enveloppe extérieure ! Et il n’y a pas ensuite jusqu’aux formes nues du tronc et des membres du héros de bronze qui, dans leur robustesse agile et légère, ne nous apparaissent imprégnées d’une signification éminemment « napoléonienne, » nous révélant, dans le corps du jeune Bonaparte, un certain élément de beauté immortelle dont la présence aura simplement échappé au regard, plus distrait ou moins pénétrant, de Louis David et de ses élèves. Si bien qu’à tous ceux qui ont eu le privilège de la contempler avec la curiosité et le soin qu’elle mérite, la statue de la cour du musée Brera offre une image de Napoléon en comparaison de laquelle tout le reste de ses portraits ne leur l’ait plus l’effet que d’ébauches incomplètes ou superficielles, une image qui pour toujours s’implante dans leurs yeux et dans leur mémoire, et parfois même les conduit à s’étonner que des artistes se soient trouvés pour vouloir recouvrir d’un costume, forcément un peu « bourgeois » et médiocre, une figure dont les moindres contours resplendissaient d’une vie presque surnaturelle.

Cette statue est l’œuvre, — le chef-d’œuvre, — d’un sculpteur italien aujourd’hui trop dédaigné après s’être acquis autrefois, dans l’Europe entière, une gloire sans égale. C’est en 1808 que le prince Eugène de Beauharnais, vice-roi d’Italie, a commandé à Antonio Canova, pour l’une des places publiques de Milan, la réduction en bronze d’une statue colossale en marbre de son beau-père Napoléon, sculptée par le maître vénitien dans son atelier de Rome, et qui, elle, — moins heureuse que son admirable copie milanaise, — s’ennuie maintenant au fond d’un banal et froid vestibule, dans le palais des descendans du duc de Wellington. Encore Wellington et ses héritiers ne se sont-ils pas montrés aussi impitoyables pour ce portrait de marbre que l’Empereur lui-même, lorsqu’en 1811 Canova le lui a envoyé à Paris, sur sa demande, pour être solennellement exposé au Louvre : car, au lieu du poste d’honneur qui d’abord lui avait été réservé, ce fut Napoléon qui le condamna à rester emprisonné derrière un rideau, dans les magasins du musée, d’où le pauvre colosse ne devait plus sortir jusqu’au jour où le gouvernement de la Restauration, ravi de pouvoir s’en débarrasser, allait en faire présent au triomphateur de Waterloo[1]. Bien plus : ordre fut donné au vice-roi d’Italie d’enfouir aussi dans une cave la réduction en bronze de Milan, exhumée seulement un demi-siècle plus tard. Et que si l’on me demandait, après cela, quel motif a pu amener Napoléon à traiter avec tant de rigueur un chef-d’œuvre dont il avait pleinement approuvé le projet, et dont l’auteur était à ses yeux un second Phidias, je répondrais que le silence des documens contemporains laisse le champ libre, là-dessus, à toutes les conjectures : soit que l’Empereur, à la veille de sa lutte décisive contre la Russie, ait craint de mécontenter l’opinion européenne par l’exhibition d’un portrait où l’on risquait de découvrir une secrète intention d’apothéose ; ou bien encore qu’il ait voulu ménager les sentimens hostiles des artistes français à l’endroit de leur fameux rival italien ; ou peut-être enfin que le grand homme ait eu conscience, à cette heure de sa vie, d’une certaine déchéance momentanée de son génie qui ne lui permettait plus de se reconnaître dans le jeune dieu jailli, naguère, du ciseau enflammé d’Antonio Canova ?

Mais il ne faut pas que la fin mélancolique de l’histoire de l’un des plus beaux portraits de Napoléon nous fasse oublier les chapitres précédens de cette histoire, telle que vient de la reconstituer, avec une patience et une érudition exemplaires, le récent biographe italien de Canova. Avant de s’en aller en exil dans un sombre palais des bords de la Tamise, la statue colossale de l’Empereur a fourni à l’artiste l’occasion d’avoir avec son modèle de longs entretiens dont chacun lui a permis d’enrichir d’élémens nouveaux la magnifique image qu’il allait nous léguer de la personne corporelle et morale de Napoléon. Et bien que le récit de cet épisode ne forme, naturellement, qu’une petite partie du gros livre de M. Vittorio Malamani, si puissant est le prestige exercé sur nous par la figure de l’empereur que, cette fois encore, la voici qui domine pour nous l’ouvrage tout entier, rejetant à l’arrière-plan de notre attention maintes autres figures mémorables que nous voyons défiler tour à tour dans l’atelier du maître vénitien, depuis des papes et des rois, et des poètes et des hommes d’État, jusqu’à cette belle Pauline Borghèse qui, encouragée peut-être par l’exemple de son illustre frère, a voulu comparaître sans voiles devant la postérité, délicieusement « moderne » et « parisienne » sous son rôle emprunté de Vénus Victorieuse !


Antonio Canova était âgé de quarante ans, et commençait déjà à régner sans rival dans l’art italien de son temps lorsque, le 6 août 1797, il entra pour la première fois en rapports avec le futur empereur. Il était né dans un village des environs de Venise, d’une humble famille de paysans ; et sa rapide fortune avait eu comme point de départ un Lion de Saint Marc qu’il avait sculpté dans une motte de beurre, pour décorer la table d’un dîner dans la villa d’un sénateur vénitien, — début auquel l’on serait tenté d’attribuer une portée presque symbolique si l’on ne se rappelait qu’à la mollesse, vraiment un peu « beurrée, » d’un trop grand nombre des gracieuses productions du sculpteur, s’est plus d’une fois substituée, dans son art, la simple et virile beauté de figures du genre du Napoléon milanais ou des admirables lions couchés du monument funéraire du pape Clément XIII[2]. Après quelques années d’assez médiocres études à Venise, le jeune Antonio était venu en 1780 s’installer à Home, où devait désormais s’écouler toute sa carrière : mais il n’en avait pas moins obtenu, tous les ans, une subvention du gouvernement vénitien, jusqu’au moment où la nouvelle municipalité jacobine, succédant au vénérable Sénat de la Sérénissime République défunte, avait jugé inutile de continuer à protéger le luxe, tout « aristocratique, » de la création de belles œuvres d’art ; et c’est précisément à propos de cette perte de sa pension que Canova eut la surprise de recevoir une lettre déjà tout aimable de l’homme en qui il n’avait vu, jusque-là, que le meurtrier de sa chère patrie. De Milan, le 19 thermidor an V, le jeune chef de l’armée d’Italie lui écrivait :


J’apprends, monsieur, par un de vos amis, que vous êtes privé de la pension dont vous jouissiez à Venise. La République française fait un cas particulier des grands talens qui vous distinguent. Artiste célèbre, vous avez un droit particulier à la protection de l’armée d’Italie. Je viens de donner l’ordre que votre pension vous soit exactement payée, et je vous prie de me faire savoir si cet ordre n’est point exécuté, et de croire au plaisir que j’ai de faire quelque chose qui vous soit utile. — BONAPARTE.

Mais cinq années devaient se passer encore avant que Canova fût admis à connaître personnellement son glorieux admirateur. Celui-ci, du reste, à la date de cette première lettre, n’avait guère eu l’occasion d’apprécier par soi-même les « grands talens » d’un artiste dont la renommée seule était parvenue jusqu’à lui ; et ce n’est sans doute que durant l’été de 1802 que l’œuvre du sculpteur s’est vraiment révélée à lui, sous les espèces de ces deux groupes de Psyché et l’Amour qui, aujourd’hui encore, représentent pour nous au Louvre l’art du maître vénitien, — aussi fidèlement admirés des visiteurs du dimanche qu’ils sont désormais dédaignés du public, plus « raffiné, » des jours de semaine. Les deux groupes, en effet, avaient été rapportés de Rome par le général Murat, qui les avait somptueusement installés dans sa maison de Villiers ; et à peine Napoléon les eut-il aperçus, qu’aussitôt le désir lui vint de s’attacher, en qualité de « sculpteur ordinaire, » l’auteur de compositions où il croyait retrouver la plus pure fleur du génie antique. Au début de septembre 1802, Canova apprit de l’ambassadeur français à Rome, François Cacault, que le Premier Consul voulait bien l’appeler à Paris, afin d’y exécuter à la fois son buste et sa statue. Le pauvre Canova eut beau, à l’extrême étonnement du diplomate, essayer par tous les moyens de se dérober à cet honneur imprévu, qu’il considérait comme incompatible avec ses sentimens de patriote vénitien : force lui fut d’obéir à la volonté formelle de son maître, le pape Pie VII, et d’accepter enfin une tâche qui devait, d’ailleurs ; lui être payée avec une libéralité toute princière, 120 000 francs et le remboursement de tous les frais du voyage.

Arrivé dès la fin de septembre à Paris, où un luxueux appartement lui était préparé chez le nonce Caprara, il fut sur-le-champ présenté au Premier Consul, qui l’accueillit avec une faveur des plus marquées. Dans une lettre écrite au sortir de cette entrevue, Canova ne pouvait s’empêcher de reconnaître que le tyran abhorré avait « une tête antique : » déjà le charme tout-puissant de son modèle commençait à agir sur lui. Et ce fut bien autre chose encore lorsque, durant les cinq séances qui lui furent accordées pendant le mois d’octobre, il eut pleinement le loisir d’étudier et la vivante beauté de cette « tête antique » qui posait devant lui et la richesse merveilleuse du génie qu’il y voyait reflété. Ses lettres d’alors, malheureusement, sont loin d’offrir pour nous le même intérêt que le journal intime où, huit ans plus tard, il notera tout le détail de ses entretiens avec l’empereur. Nous y découvrons cependant que Napoléon, dès ce moment, ne lui a pas ménagé les témoignages d’une sympathie qui s’adressait en lui à l’homme intelligent et bon autant qu’à l’artiste. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, par exemple, le sculpteur s’est senti assez à l’aise auprès de son modèle pour ne pas craindre de lui exposer franchement les vœux qu’il formait pour la délivrance de sa patrie, et est même parvenu à obtenir pour elle l’allégement de certaines servitudes. Souvent aussi il a eu l’occasion d’assister à des scènes intimes qui lui prouvaient à quel point Joséphine continuait de posséder la tendre affection de son mari : ce dernier ne pouvait la voir entrer dans la chambre où avaient lieu les séances sans l’attirer à soi et la combler de caresses. Mais surtout, Napoléon ne se fatiguait pas d’insister pour que le sculpteur consentît à se fixer désormais en France, où il voulait lui confier la direction des musées nationaux, et créer pour lui une sorte de surintendance ou de ministère des arts, — sans que, toutefois, ses offres et promesses les plus tentantes réussissent à ébranler, chez l’ardent patriote, la résolution de reprendre au plus tôt le chemin de l’Italie.

C’est vers le milieu de novembre que Canova eut la joie de pouvoir mettre la dernière main à une grande maquette en plâtre du buste projeté, conservée aujourd’hui à Possagno, — le village natal du maître, — et dont la comparaison avec les portraits ultérieurs qu’il en a tirés aurait de quoi nous fournir une très précieuse leçon d’interprétation artistique. Impossible d’imaginer une figure plus parfaitement vraie et, dirais-je volontiers, « journalière » que ce buste original où nous avons l’impression de percevoir jusqu’au battement des paupières, jusqu’au frémissement continu des fines lèvres et des ailes du nez. Avec le désordre amusant des cheveux, — qu’un baiser de Joséphine, peut-être, vient d’emmêler au hasard sur la massive paroi du front, — avec l’ombre légère d’un récent sourire s’attardant encore aux coins de la bouche, avec l’inclinaison abandonnée du cou qu’enserrent les tours nombreux de la cravate, sous le haut collet ouvert de l’uniforme, voilà évidemment le Premier Consul tel que l’a vu Canova dans l’instant même où il s’est arrêté de façonner son plâtre ! Mais nous n’avons là qu’un aspect particulier d’un visage infiniment mobile et divers : tandis que déjà le buste en marbre du Palais Pitti, immédiatement dérivé de ce plâtre d’après nature, s’efforce de donner aux traits une réalité plus profonde et plus durable, en les dégageant de tout ce que le sculpteur, au début, avait été contraint d’y introduire de trop « momentané. » Chacun des détails du buste primitif s’y retrouve, mais comme rehaussé et mis en valeur, pénétré d’une expression et d’une vie plus intenses. Ce que l’étude d’après nature nous laissait simplement deviner, nous le lisons maintenant avec une clarté, une évidence et une beauté supérieures : sous le jeune Corse énergique et nerveux qui nous était d’abord apparu, nous découvrons le Premier Consul. Et c’est par un autre procédé analogue d’approfondissement toujours scrupuleux et fidèle que l’artiste, dans la grande statue de Londres et dans sa réduction milanaise, substituera à cette image d’un grand homme celle d’un héros, dépouillant plus complètement encore de toutes ses nuances passagères et accidentelles le visage authentique de Napoléon, — comme si le buste d’après nature n’eût été pour lui que le premier « brouillon » de la traduction d’un texte dont, à présent enfin, il serait parvenu à nous restituer le véritable sens.

La maquette achevée, Canova s’empressa de solliciter son audience de congé. Il l’obtint en compagnie d’un ambassadeur envoyé auprès de Bonaparte par le bey de Tunis ; et tout d’abord le Consul, s’adressant à ce dernier par l’entremise d’un interprète, le chargea de faire savoir à son maître le « vif intérêt qu’il portait aux esclaves de religion chrétienne. » Puis, se retournant vers le sculpteur : « Ne manquez pas, lui dit-il, de saluer pour moi le Saint-Père, et de lui rapporter que vous m’avez entendu recommander la liberté des chrétiens ! »


Mais il me tarde d’arriver à ce second séjour à Paris pendant lequel, comme je l’ai dit, Antonio Canova a eu l’excellente pensée d’écrire pour nous, chaque soir, la relation détaillée de ses entrevues avec Napoléon. Celui-ci, depuis les séances de l’automne de 1802, n’avait point cessé d’admirer passionnément l’art du moderne Phidias, ni de se rappeler son ancien désir de l’avoir près de soi aussi bien pour exécuter ses effigies officielles que pour l’assister dans son rôle de protecteur des arts. Longtemps absorbé par les soucis de la guerre, l’un de ses premiers soins après le traité de Vienne fut d’appeler de nouveau à Paris le maître vénitien. « Le cas particulier que Sa Majesté fait de vos talens supérieurs et de vos connaissances dans tous les arts qui dépendent du dessin, — écrivait à Canova, d’Amsterdam, le 22 août 1810, le comte Pierre Daru, — lui a fait penser que vos avis pourraient contribuer puissamment à porter vers la perfection les travaux d’art qu’Elle l’ait exécuter, et qui doivent perpétuer la splendeur de son règne. Ce nouvel emploi de vos lumières ne nuirait en rien à l’exercice de l’art que vous pratiquez avec tant de distinction ; et je ne doute pas que les dispositions dans lesquelles se trouve Sa Majesté devons attachera sa personne, en vous fixant dans la capitale de l’Empire, ne vous touchent sensiblement. »

La vérité est que ces « dispositions » du tout-puissant Empereur eurent pour effet d’épouvanter le pauvre Canova. ainsi que nous le prouve assez clairement sa réponse affolée à la lettre de Daru. « Sa Majesté, y écrivait-il, peut me commander de consacrer à son service exclusif tout le reste de mes jours : j’obéirai, car ma vie lui appartient. Mais Elle ne saurait, sans contredire son cœur magnanime et sans violer la splendeur de son nom, Elle ne saurait, dis-je, vouloir vraiment que je renonce à moi-même, à mon art, à ma gloire. Si seulement mes travaux ont mérité d’obtenir d’Elle un gracieux égard, Elle daignera consentir à me laisser dans ma pacifique retraite, en songeant que cette retraite m’est indispensable pour me rendre moins indigne de sa protection. » Et peut-être cet homme d’un cœur doux et timide aurait-il trouvé le courage de résister jusqu’au bout à la volonté du vainqueur de l’Europe, sans l’énergique-pression exercée sur lui par tous ses confrères de Rome et de Florence, désireux d’exploiter à leur propre profit l’influence de leur glorieux ami auprès de l’Empereur. Il y eut là une petite comédie des plus amusantes, un véritable complot organisé pour forcer Canova à accepter une invitation que lui rendait plus pénible encore le souvenir de la conduite récente de Napoléon à l’égard de son vénéré maître, le pape Pie VII. Du moins l’artiste réussit-il à obtenir de n’être appelé en France que pour exécuter le portrait de la nouvelle impératrice, avec pleine permission pour lui de revenir à Rome dès que les séances de pose seraient terminées.

Le « journal » qu’il a consacré au récit de ces séances a été publié pour la première fois en 1865, par un érudit de la petite ville de Bassano, dans un de ces recueils collectifs que les lettrés italiens ont coutume d’offrir à un jeune couple ami, comme cadeaux de noces. J’ignore si quelqu’un, chez nous, s’est jamais avisé de le traduire : mais à coup sûr ce document mériterait d’être mieux connu, car peu d’écrits contemporains nous apportent aujourd’hui un écho plus vivant de la conversation familière de Napoléon. Non seulement Canova s’y est évidemment efforcé de reproduire jusque dans leurs moindres nuances les paroles qu’il recueillait de la bouche de l’Empereur : nous devinons encore que toujours, au cours des séances, il s’est ingénié à tourner l’entretien sur des sujets qui lui permissent d’explorer en toute manière les sentimens et les idées de son illustre interlocuteur. Nous possédons ainsi, grâce à lui, des renseignemens biographiques dont l’équivalent ne se retrouve pour nous que dans certains chapitres du Mémorial de Sainte-Hélène ; et rien n’est plus intéressant que de voir, par exemple, l’ardente curiosité avec laquelle Napoléon, au plus fort de sa puissance, se préoccupe de telles questions d’art, de littérature, ou d’histoire qui l’attireront de nouveau, six années plus tard, pendant les loisirs de sa captivité. Sans compter qu’en face de cette grande figure nous goûtons aussi un très vif plaisir à rencontrer l’aimable et touchante figure de Canova lui-même, partagé entre son désir de pénétrer plus à fond dans l’intimité du génie de Napoléon et sa généreuse intention de tirer avantage de chacune des séances pour servir la cause sacrée de l’Église et de sa patrie. Cet artiste d’un talent inégal avait vraiment une âme d’une tendresse et d’une pureté délicieuses, exempte à un degré singulier de toute ombre d’égoïsme ou de vanité. Il ne s’était laissé nullement enivrer par la fortune ; et ce que nous révèle son journal de la noble simplicité de son attitude suffirait, à lui seul, pour nous expliquer la sympathie mêlée d’admiration que lui a toujours témoignée l’un des plus infaillibles connaisseurs d’hommes de son temps comme de tous les temps.


C’était maintenant à Fontainebleau qu’avaient lieu les séances. Le jeudi 13 octobre 1810, le sculpteur trouva Napoléon attablé en tête à tête avec l’impératrice ; et aussitôt un long dialogue s’engagea, où Canova put exposer le plus librement du monde les motifs qui l’empêchaient de venir demeurer en France. Puis on parla de la statue de l’empereur, achevée déjà depuis plusieurs années, et de tout ce que l’addition d’un costume déterminé enlève de grandeur et de vérité à une œuvre monumentale du genre de celle-là. La mention du prêtre nu dans le groupe de Laocoon amena Napoléon à interroger l’artiste sur les fouilles de Rome, dont l’histoire lui était déjà bien connue. Vint ensuite le tour des papes, vaillamment défendus par Canova contre les accusations méprisantes de son interlocuteur. « S’ils ne se sont point signalés dans les armes, ils ont cependant fait tant de choses merveilleuses, qui excitent aujourd’hui l’étonnement et l’admiration de tous ! — Quel grand peuple ce fut jadis, que celui de Rome ! (s’écrie Napoléon, pour couper court à un sujet qui l’ennuie). — Certes, ce fut un grand peuple jusqu’à la seconde guerre l’unique ! — César, César, voilà le grand homme ! — Non pas seulement César, mais aussi certains empereurs, comme Titus, Trajan, Marc-Aurèle ! » A propos des Commentaires de César, et de leur illustration par Palladio, l’Empereur se fait décrire les palais dont ce grand architecte a rempli les Etats vénitiens. Il discute avec Canova les mérites respectifs des nouvelles écoles de peinture, française et italienne. Et ce sont encore vingt autres sujets abordés tour à tour, dont chacun offre au sculpteur l’occasion de hasarder une nouvelle requête, soit en faveur d’un jeune collègue, ou des vénérables fresques des églises de Florence, pour lesquelles il obtient la promesse de prochaines restaurations, ou bien, une fois de plus, en faveur de l’Église et du pape prisonnier. Mais toujours ce dernier sujet importune visiblement Napoléon, qui s’empresse de l’écarter au moyen d’une question nouvelle, pour le voir bientôt reparaître à un tournant de la discussion. Et c’est le patient et subtil Vénitien qui finit par avoir le dessus, dans cette première escarmouche. Napoléon lui ayant parlé de la puissance des Romains d’autrefois, Canova lui répond que cette puissance s’appuyait sur le sentiment religieux, et que plus tard toute la civilisation a été l’œuvre du christianisme. « D’où je tirai la conclusion que la religion exerce une influence énorme au profit des arts, et que, entre toutes les religions, notre catholicisme romain est tout particulièrement favorable aux arts, tandis que les protestans n’ont encore jamais eu un artiste de valeur. — Ce qu’il dit là est bien vrai ! dit l’Empereur en s’adressant à Marie-Louise. C’est la religion qui a nourri les arts, et jamais les protestans n’ont rien produit de beau. »

Les jours suivans, le sculpteur continue de travailler à son buste, mais sans revoir Napoléon : et aussi ne reprend-il son journal que le lundi 29 octobre, lorsque déjà le portrait de l’Impératrice est fort avancé. Napoléon est ravi de ce portrait, — et cela nous montre à quel point le grand homme était amoureux de sa seconde femme, tout comme il l’avait été de la première : car on ne saurait imaginer une figure à la fois plus laide et d’une expression moins intelligente que celle que le réalisme inflexible du sculpteur lui a fait saisir là, dans sa vie familière. Aussi bien est-ce un jeune marié amoureux qui nous apparaît d’un bout à l’autre de ce « journal » de Canova, priant celui-ci de gronder Marie-Louise pour ses imprudences, reprochant plaisamment à la jeune femme de l’avoir détesté pendant qu’il faisait la guerre à l’Autriche, ou encore s’étonnant que le sculpteur ait pu se résigner à demeurer célibataire. Mais nous sentons d’autre part que Marie-Louise, elle, sans désormais haïr son mari, le craint trop pour pouvoir se décider à l’aimer. C’est comme si ces entretiens mêmes de Napoléon avec Canova lui produisaient l’effet d’une fastidieuse corvée ; et chacune des rares paroles qu’elle se risque à y mêler nous révèle combien la vie et l’âme de son mari lui sont étrangères. Un jour, par exemple, Napoléon s’étant vanté au sculpteur d’avoir en soi du sang florentin : « Mais je croyais que vous étiez Corse ? » lui demande ingénument l’impératrice. Mariée depuis près d’un an, elle n’a pas encore eu la curiosité de s’informer des origines de son terrible seigneur et maître !

Chacune des pages du « journal » nous offre ainsi de petits traits caractéristiques, notés par un observateur aussi fin que discret. Une autre fois, Napoléon demande à Canova si l’air de Rome était déjà fiévreux et malsain dans l’antiquité. Le sculpteur répond qu’il se rappelle un passage de Tacite où les troupes de Vitellius, rentrées d’Allemagne, deviennent malades pour avoir dormi sur le Vatican. Aussitôt l’empereur se fait apporter les volumes de Tacite, et l’on cherche ensemble le passage susdit : mais dès l’instant suivant. Napoléon perd patience, et ferme le livre. « Il me dit que son expérience propre lui a démontré que les soldats, lorsqu’ils sont transportés dans des régions lointaines, ont toujours à être malades la première année, mais ne tardent pas ensuite à s’acclimater. » Et un jour vient où Canova, à force d’insister, obtient que Napoléon consente enfin à s’expliquer librement sur sa conduite à l’égard de Pie VII :


— Il faut que Votre Majesté daigne penser un peu à la malheureuse Rome ! — Nous en ferons la capitale de l’Italie ! répondit-il. Qu’en dites-vous ? Serez-vous content ? — Mais pourquoi Votre Majesté ne cherche-t-Elle pas un moyen de se réconcilier avec le Pape ? — Parce que les prêtres veulent partout commander, se mêler de tout, être maîtres de tout comme Grégoire VII ! — Il me semble que Votre Majesté n’a pas à avoir peur de cela, puis qu’Elle-même se trouve déjà maîtresse de tout ! — Eh quoi ? Voulez-vous donc qu’un petit prêtre de Cesena vienne nous faire la loi ? Le pape croit-il que je suis comme les autres rois de France ? Moi, je suis le successeur de Charlemagne. Après Charlemagne (et encore un autre empereur dont j’ai oublié le nom, ajoute Canova), c’est moi qui suis venu ! Que les papes soient comme ceux d’alors, et tout s’arrangera… Du reste, vos Vénitiens eux-mêmes ont été forcés de se brouiller avec le pape ! — Oui, mais non pas de la même façon que Votre Majesté. Elle est si grande qu’Elle pourrait fort bien donner au Saint-Père un petit coin de territoire, afin qu’il pût dire, au moins en théorie, qu’il est indépendant et à même d’exercer librement son ministère !… — Comment ! est-ce que je ne laisse pas les évêques commander ici à leur gré ? Croyez-vous peut-être que la France ne soit pas religieuse ? — Pas assez, Sire, pas assez ! répondis-je en souriant. Et si vous aviez des sujets vraiment religieux, vous trouveriez chez eux encore plus d’affection et d’obéissance pour vous !…

À ce moment de l’entretien, le maréchal Duroc entra dans la chambre. Mais l’Empereur n’en poursuivit pas moins son sujet :

— Et cette menace d’excommunication ! Cela fait rire ! Ne sait-il pas (le pape) que, à la fin, nous pourrions devenir comme les Anglais ou les Russes ? — Je demande pardon à Votre Majesté si le zèle que j’éprouve pour Elle depuis tant d’années m’inspire aujourd’hui la confiance de lui parler en toute franchise. Mais que Votre Majesté me permette de le lui dire : il m’est impossible de voir dans cette manière d’agir l’intérêt de Votre Majesté. Puisse Dieu la conserver pendant maintes et maintes années : mais si, un jour, arrivait jamais un malheur, ou que Votre Majesté vînt à fermer les yeux, il est trop facile de prévoir qu’aussitôt quelqu’un surgirait qui, par intérêt personnel, prendrait les armes en faveur du pape, et Dieu sait à quoi aboutirait l’aventure ! Bientôt Votre Majesté aura un enfant, un successeur : il convient donc qu’Elle pense à consolider son pouvoir. Au nom de Dieu, Sire, trouvez un moyen de vous accorder avec le Saint-Père !


Le 5 novembre 1810, les études préparatoires du buste de Marie-Louise se trouvèrent décidément achevées. Napoléon, après avoir encore admiré la maquette, approuva vivement le projet qu’avait formé l’artiste de donner à sa statue les attributs de la Concorde, en ajoutant que l’expression joyeuse de la figure répondrait le mieux du monde à cette signification symbolique. Puis il demanda au sculpteur de passer par Fontainebleau, lorsqu’il se remettrait en route pour Rome : mais Canova s’excusa d’avoir choisi déjà un autre itinéraire. « Soit, lui dit l’Empereur, faites comme vous voudrez ! » Ce sont les dernières paroles que nous rapporte son journal, les dernières qu’il ait entendues jamais de la bouche de Napoléon ; et lui-même nous a avoué que bien souvent l’écho de ces entretiens familiers lui est revenu tristement à l’esprit lorsque, cinq années plus tard, son maître Pie VII l’a, de nouveau, envoyé à Paris, — mais cette fois pour obtenir des vainqueurs de Waterloo la restitution des chefs-d’œuvre amoncelés jadis-au. Louvre par le jeune héros qui, avec une bonne grâce et une cordialité sans pareilles, avait daigné l’honorer de son amitié.


T. DE WYZEWA.

  1. La petite boule que porte dans sa main la statue de Napoléon avait, naturellement, pour objet de signifier le monde ; et comme un jour le duc de Wellington, en présence du sculpteur, s’étonnait de ce que celui-ci l’eût faite si petite : « C’est, — répondit spirituellement Canova, — que l’Angleterre ne s’y trouvait pas comprise ! »
  2. Encore n’en demeure-t-il pas moins certain que tous les efforts de M. Malamani auront beaucoup de peine à nous faire comprendre la célébrité prodigieuse qui, pendant un demi-siècle, s’est attachée dans l’Europe entière au nom de Canova. Combien par exemple, l’œuvre du Bernin, — telle que nous l’a excellemment rappelée, ces jours-ci, une savante étude de M. Paul Alfassa dans la Revue de l’art ancien et moderne, — combien cette œuvre même nous apparaît supérieure en véritable vie et beauté artistique au « classicisme » langoureux et timide d’un sculpteur qui croyait ingénument continuer Phidias en imitant la Vénus de Médicis et l’Apollon du Belvédère !