Revues étrangères - A l’Armée du général Grant

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Revues étrangères - A l’Armée du général Grant
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 925-934).
REVUES ÉTRANGÈRES

A L’ARMÉE DU GÉNÉRAL GRANT

Campaigning with Grant, par le général Horace Porter, douze articles du Century Magazine, novembre 1896 à octobre 1897.

Un soir d’octobre 1863, durant la guerre de Sécession des États-Unis, un jeune officier nordiste, le capitaine Horace Porter, attaché à l’état-major du général Thomas, dont l’armée se trouvait alors bloquée par les troupes confédérées dans un village du Tennessee, reçut l’avis que son chef le faisait appeler. « Sous une pluie battante, nous raconte-t-il lui-même, j’arrivai en quelques minutes à la petite maison de bois qu’occupait le général ; et ma surprise fut grande de le voir, dans le salon du rez-de chaussée, en compagnie de plusieurs officiers que je ne connaissais pas. J’aperçus entre autres, assis dans un fauteuil, tout contre la cheminée, un officier général, un homme de taille moyenne, maigre et pâle, et dont le visage portait une expression de fatigue. Il paraissait vêtu fort négligemment : son uniforme était déboutonné, laissant à découvert son col et sa poitrine. Il tenait à la bouche un cigare allumé, et se penchait en avant, la tête légèrement baissée. L’eau ruisselait de ses vêtemens ; son pantalon et ses bottes étaient souillés de bouc. Le général Thomas s’approcha de lui, puis, se tournant vers moi et m’appelant par mon nom, il me dit : « Je veux vous présenter au général Grant. » Sur quoi celui-ci, sans changer d’attitude, leva les yeux, étendit le bras, et me serra la main. Telle fut ma première rencontre avec l’homme auprès duquel j’étais destiné à passer un si grand nombre des années les plus intéressantes de ma vie. »

Le général Ulysse Grant, en effet, ne tarda pas à apprécier les hautes qualités militaires du jeune capitaine. Et lorsque, quelques semaines plus tard, celui-ci dut quitter l’état-major du général Thomas pour aller à Washington, où l’appelait un ordre du secrétaire de la Guerre, voici la lettre qu’il fut chargé de remettre au général Halleck, commandant en chef les armées de l’Union :


Chattanooga. Tennessee, le (novembre 1863.

« Au major général H. W. Halleck, général en chef. — Le capitaine Horace Porter, qui vient d’être relevé de son service d’officier d’ordonnance principal à la division de Cumberland, m’est représenté par tous les officiers qui le connaissent comme un des jeunes gens les plus méritans et les mieux doués de l’armée. Les officiers généraux sont unanimes à exprimer le désir de le voir promu au grade de général de brigade, et maintenu ici. Je n’hésite pas à joindre ma recommandation aux leurs, et à demander qu’on veuille bien l’attacher à mon état-major. J’ai précisément besoin d’un officier tel qu’on me dit qu’est le capitaine Porter, et, si on m’y autorise, je serai fort heureux de le garder près de moi. Je suis, etc. Ulysse Grant, major général. »

Mais le général Halleck n’entendait pas laisser à ses subordonnés le droit de se former eux-mêmes leur état-major. Il ne fit nulle attention à la lettre de Grant, et ce fut seulement en mars 1864, six mois après, que celui-ci, créé lieutenant général des armées de l’Union, put enfin librement réaliser son désir. Il s’empressa de prendre pour aide de camp le capitaine Porter, qui, depuis ce jour jusqu’à la fin de sa première présidence, ne le quitta plus, l’assistant, le secondant fidèlement dans la paix comme dans la guerre.

Nommé colonel le 24 février 1865, et, le 13 mars, général de brigade, « pour ses galans et précieux services dans le champ durant la rébellion », secrétaire particulier de la Présidence de 1869 à 1873, l’aide de camp du général Grant est aujourd’hui ambassadeur des Etats-Unis à Paris. Mais ni l’âge, ni les fatigues d’une carrière militaire et civile glorieusement remplie ne lui ont fait perdre cet amour passionné des lettres qu’il affirmait déjà lorsque, en 1860, cadet à l’école militaire de West-Point, il publiait un volume de vers. Et voici qu’après un grand nombre d’études historiques et philosophiques, le moment lui a semblé venu d’offrir à ses compatriotes une relation détaillée des mémorables événemens dont il a été le témoin depuis son entrée à l’état-major du général Grant. A l’aide de notes prises tous les soirs sous la tente, il a reconstitué pour ainsi dire heure par heure l’histoire des douze derniers mois de la guerre de Sécession, et il n’a pas fallu à la revue américaine The Century Magazine moins de douze mois, de novembre 1896 à octobre 1897, pour faire paraître dans son entier son énorme récit.

Énorme et cependant trop court au gré de ses lecteurs, si l’on en juge par le vif et constant succès qu’il a obtenu auprès d’eux. Depuis le premier article jusqu’au dernier, toute la presse des États-Unis l’a cité, commenté, discuté ; et je ne vois chez nous que la publication des Mémoires de Marbot qui ait, dans ces dernières années, maintenu la curiosité aussi longtemps en éveil. Succès d’ailleurs très légitime, et qui s’explique par plus d’une raison : car, outre que la guerre de Sécession est sans aucun doute, avec la guerre de l’Indépendance, le fait le plus important de l’histoire des États-Unis, tout ce qui touche à Grant offre, cette année, un surcroît tout spécial d’actualité. C’est en effet il y a quelques mois, le 27 avril 1897, qu’a été solennellement inauguré à New-York le monument funèbre du vainqueur de Vicksburg et de Petersburg, un immense monument élevé aux frais d’vine souscription nationale qui a eu précisément pour promoteur le général Porter. Aussi ne s’est-on pas fait faute de parler de Grant, ces mois passés, dans les journaux et les revues des États-Unis. On a raconté sa jeunesse, reconstitué la série complète de ses ascendans, rassemblé et confronté ses portraits. Il a été, en toute façon, « l’homme de l’année ». Mais personne ne l’avait mieux connu que le général Porter, personne n’avait plus d’autorité pour le faire connaître. Son nom aurait suffi, à lui seul, pour attirer sur ses Souvenirs une attention toute particulière.

La cause principale de leur succès est, toutefois, dans leur valeur propre. Et si même l’homme qui les a écrits n’avait pas été le plus intime confident de Grant, s’ils n’avaient point, de ce fait, toute l’importance d’un document historique de premier ordre, c’est encore à eux que serait allée de préférence la curiosité du public. Ils sont aussi amusans qu’instructifs, rapides, colorés, élégans, et d’une remarquable tenue littéraire. La direction du Century Magazine a eu l’idée singulière, — ou tout au moins singulière pour nous, — de les découper en petits paragraphes d’une vingtaine de lignes, chacun revêtu d’un titre spécial, ce qui ne laisse pas, au premier abord, d’effarer quelque peu le lecteur européen. On voit, par exemple, se succéder en quatre pages sept ou huit de ces chapitres minuscules, sous les titres de : le Camp de Grant à City-Point, Grant à table, la Première Visite de Lincoln à l’armée de Grant, l’Attaque de la voie ferrée de Weldon, John Smith sauvé par Pocahontas, etc. ; et l’on s’imagine avoir affaire à quelque chose comme un recueil d’anas, alignés bout à bout sans grand souci de leur suite. Mais c’est là simplement, — on ne tarde pas à s’en apercevoir, — un artifice américain pour rendre plus facile la lecture du récit ; car le récit lui-même est au contraire suivi, comme nous l’avons dit, presque d’heure en heure, nous faisant assister aux moindres détails de la vie de Grant et de son armée durant cette période décisive de la fameuse campagne. Et nous ne saurions trop louer l’art à la fois simple et sûr avec lequel l’auteur a su le varier sans cesse, trouvant toujours pour ses portraits, ses jugemens et ses anecdotes la place qui convenait à les mettre en relief. On ne s’ennuie pas un instant à lire ces douze longs articles, si étranger que l’on soit au sujet dont ils traitent. J’y ai pris pour ma part un plaisir parfait, comme aux plus vivans souvenirs militaires du premier Empire. Vivans, voilà ce qu’ils sont avant toute autre chose ; aucun mot He pourrait les mieux définir. Et non seulement ils évoquent aux yeux du lecteur une foule d’événemens tragiques ou familiers, des batailles, des sièges, des explosions de mines, des revues, des conversations de chefs et de soldats, mais il s’en dégage encore quelques impressions d’un ordre plus général, que je vais essayer d’indiquer brièvement, car elles me paraissent avoir de quoi intéresser autant les lecteurs français que les compatriotes du général Porter.


Il y a même une de ces impressions qui ne saurait manquer d’être plus vivement ressentie par nous que par le public américain, étant pour nous plus nouvelle, et plus imprévue. C’est celle que nous produit le spectacle du caractère spécial de la guerre de Sécession, et du contraste de ce caractère avec celui que, dans notre ignorance, nous nous plaisions à lui attribuer. Nous sommes, en effet, tellement accoutumés à concevoir les États-Unis comme la patrie du phonographe, des ascenseurs, de la machine à écrire, et des Pullmann Cars, qu’il nous semble que la guerre même doit s’y faire à l’américaine, rapidement, commodément, avec tout un système d’inventions singulières. Et nous sommes stupéfaits de voir combien, au contraire, la guerre de Sécession ressemblait peu à ces guerres perfectionnées, dont les romanciers de l’école de M. Jules Verne nous offrent de temps à autre un tableau fantaisiste. C’était une guerre pareille aux nôtres, longue, fatigante, pleine de hasards, et contraignant chacun à payer de sa personne. Les inventions n’y avaient point de rôle : on ne s’y battait pas en ballon, ni en bateau sous-marin, mais dans un champ, dans un bois, on sous les murs d’une ville ; et l’électricité même n’avait guère l’occasion d’y servir, les fils du télégraphe étant, le plus souvent, coupés.

Ou plutôt ce n’est pas à nos guerres modernes que ressemblait cette guerre américaine, mais aux luttes antiques, telles que nous les décrivent Hérodote et Tite-Live, pour ne pas dire à la guerre de Troie. Aussi bien le souvenir de ces luttes vénérables s’impose-t-il fatalement à l’esprit, quand on lit, dans le beau récit du général Porter, le détail des relations de Grant avec les autres généraux de son armée, de ses relations avec ses soldats, de ses relations avec les chefs et les soldats ennemis, les hivernages, les escarmouches, la lenteur des préparatifs, la simplicité familière des sentimens et des mœurs. On a peine à croire que les faits où l’on assiste soient de date si récente, et aient pour acteurs des citoyens des États-Unis, compatriotes de M. Vanderbilt et de M. Edison. Une immense armée ne formant qu’une seule famille, les officiers partageant la vie de leurs hommes aussi bien au camp que sur le champ de bataille, une discipline rigoureuse, mais résultant plutôt de l’assentiment de tous que de l’autorité d’un seul, l’absence complète de toute ostentation, tels sont les traits qu’on retrouve à chaque ligne dans les souvenirs de l’aide de camp de Grant ; et je ne m’étonne pas que, pour nous dépeindre ces mœurs guerrières d’une ingénuité vraiment classique, l’auteur en soit venu quelquefois à employer jusqu’aux formules et aux images d’Homère. Voici, par exemple, le récit qu’il nous fait de la grande revue militaire passée à Washington par Grant et le président Johnson, le 23 mai 1865, après la victoire finale : « En tête de la colonne chevauchait Meade, couronné des lauriers de quatre années de combats... Puis venait la cavalerie, ayant à sa tête le brave Merritt, qui la commandait en l’absence de Sheridan. Au premier rang des chefs de division était Custer... A deux cents yards de la tribune présidentielle, son cheval s’emporta, et on le vit s’élancer furieusement en avant des troupes : mais il avait trouvé plus fort que lui dans son maître, et bientôt il fut dompté, obligé à reprendre son rang... Après la cavalerie apparut Parke, justement fier des prouesses du neuvième corps, qui le suivait ; puis Griffith, chevauchant à la tête de l’intrépide cinquième corps ; puis Humphreys et le second corps, d’une valeur sans pareille... »

Achille, Patrocle, Nestor, Agamemnon, ou encore les Fabius et les Scipion de Tite-Live, c’est à eux que font songer, en effet, ces braves et naïfs généraux des troupes de l’Union. Quoi de plus primitif, par exemple, que l’hivernage de Grant et de son armée à City-Point, sur les bords du fleuve James, à mi-chemin des villes de Richmond et de Petersburg, toutes deux occupées par les troupes de Lee ? « Les tentes, qui étaient très usées, avaient fini par devenir inhabitables à l’approche des grands froids ; on les enleva et on construisit à leur place des huttes de bois. Chacune de ces huttes contenait deux lits de camp ; chacune avait une petite porte sur le devant, deux fenêtres des deux côtés, et une cheminée en face de la porte. La hutte du général Grant était aussi simple que les autres, à cela près qu’on l’avait partagée en deux pièces. Le général y demeurait avec sa famille. Un lit de fer, un lavabo de fer, deux tables rustiques et quelques chaises en formaient tout le mobilier. Le plancher était entièrement nu. » Lincoln, le Président de la République, durant ses séjours au camp de Grant, ne vivait pas avec moins de simplicité. Chacun était admis à lui parler, il entrait dans les huttes, se chauffait près du feu, et jouait avec les chats, ses bêtes favorites. Ne pouvant, en raison de ses fonctions, servir lui-même dans l’armée, il avait, du moins, tenu à y avoir un remplaçant. Il avait loué, dès le début de la guerre, un digne garçon qui s’était engagé en son nom ; et les éloges qu’il entendait faire de la conduite de ce « remplaçant » lui causaient une joie profonde, comme si c’eût été à lui-même qu’on les eût adressés. Quand son fils Robert voulut entrer dans l’armée de Grant, le Président exigea qu’il y fût admis en qualité de simple soldat, sans aucun traitement : et Grant eut fort à faire de l’en dissuader, Grant, général en chef de toutes les armées de l’Union, était le plus souvent vêtu comme les simples soldats : il portait une blouse, se coiffait d’un chapeau de feutre grossier ; seules deux petites épaulettes le distinguaient de ses hommes. Il se nourrissait de concombres, de fèves et de fruits ; « pas un soldat de l’armée entière ne mangeait moins, ni plus mal que lui. » Son domestique, le nègre Bill, qui s’était attaché à lui sans y être invité, le servait, en quelque sorte, par force ; encore devait-il, le plus souvent, se borner à cirer ses bottes et à brosser ses vêtemens.

Deux anecdotes achèveront de dépeindre l’heureuse simplicité de ces mœurs militaires. Certain soir de mai 1864, le capitaine Porter, revenant vers Grant après avoir commandé la destruction d’une voie ferrée, trouva le général « assis devant sa tente, fumant un cigare, et semblant très impatient d’avoir des nouvelles de l’opération. » Mais à peine avait-il commencé à lui faire son rapport, qu’une vieille dame, qui demeurait dans une maison voisine du camp, s’approcha d’eux, et, sans ombre d’embarras, engagea l’entretien avec le général en chef. « Le nombre des questions qu’elle lui fit nous prouva que la curiosité ordinaire de son sexe était développée chez elle d’une façon extraordinaire. Elle portait une robe de calicot à l’ancienne mode, trop courte de six pouces au moins. Son nez était le plus pointu que j’aie vu jamais, et elle avait une façon impayable de cligner, en parlant, ses petits yeux gris. Elle demanda d’abord familièrement au général « comment il se portait » ; puis, d’une voix aiguë : « C’est vous sans doute, lui dit-elle, qui commandez tous ces Yankees qui se sont abattus sur ce pays ! » Et, le général lui ayant fait signe qu’en effet c’était lui : « Eh bien ! poursuivit cette dame, je suis enchantée que le général Lee vous ait chassés jusqu’ici, et qu’à présent il vous ait mis tout juste dans la position où il désirait vous voir ! »

« Sur quoi elle prit un pliant dans la tente du général et s’y installa ; et, devenant plus familière encore devant le bon accueil que recevaient ses remarques : « Oui, poursuivit-elle, et avant qu’il soit longtemps, Lee vous aura refoulés à travers la Pensylvanie. Est-ce que vous étiez là-bas, en Pensylvanie, l’été passé, quand il vous a fait une si belle chasse ? — Non, répondit très sérieusement le général, je n’y étais pas, je me trouvais occupé ailleurs. » Il ne prit pas la peine de lui expliquer que Vicksburg avait, à ce moment, accaparé toute son attention. Et elle dit encore : « Voyez-vous, je suis seule dans ma maison, et je suis sûre que vos maudits Yankees vont me voler tout ce que j’ai, et par-dessus le marché me tuer avant demain matin, si vous ne me donnez pas quelqu’un pour me protéger, — C’est bien, répliqua Grant, nous allons veiller à ce qu’il ne vous arrive aucun mal ! » — Et, se tournant vers le lieutenant Dunn, de son état-major : « Dunn, lui dit-il, vous devriez aller loger chez cette dame, la nuit. Vous y seriez vous-même plus à l’aise qu’au camp, et je tiens à ce qu’elle n’ait aucune inquiétude. »

L’autre anecdote est plus courte, mais ne manque pas de piquant. Un journaliste ayant écrit à New-York que le général Meade, un des assistans de Grant, était d’avis de battre en retraite, celui-ci, d’accord avec tous ses hommes, fit saisir le diffamateur, lui fit attacher sur le dos et la poitrine des pancartes portant, en grosses lettres : Un menteur de la Presse, et, dans cet état, le fit promener sur un cheval à travers le camp.

La même familiarité, le même manque d’apprêt, se retrouvent dans les relations des officiers entre eux. Quand Grant, en août 1864, reconnaît l’absolue nécessité de remplacer le général Hunter par le général Sheridan à la tête d’une de ses armées, il ne peut cependant prendre sur lui d’annoncer à Hunter une aussi dure nouvelle : il se résout à partager le commandement entre les deux généraux, et c’est Hunter lui-même qui lui déclare que, dans les circonstances présentes, Sheridan sera plus apte que lui à diriger son armée.

Mais rien n’est caractéristique, à ce point de vue, comme les relations réciproques des deux armées ennemies. Sitôt le combat fini, nordistes et sudistes, fédéraux et confédérés se retrouvent camarades. On fraternise d’un camp à l’autre, en attendant une nouvelle occasion de s’entre-tuer. « Un matin, raconte le général Porter, Grant partit en avant avec quelques officiers de son état-major, pour reconnaître la position des lignes ennemies. Quand il arriva en vue de la crique de Chattanooga, qui séparait nos piquets de ceux des confédérés, il nous ordonna de l’attendre et s’avança seul, supposant qu’il pourrait ainsi éviter le risque d’attirer l’attention. Les deux armées avaient convenu de prendre cette crique pour limite de leurs campemens, et chacune des deux pouvait abreuver ses chevaux dans le fleuve, à cet endroit, sans avoir à craindre le feu de l’ennemi. Or il arriva qu’une de nos sentinelles reconnut Grant, et s’écria, suivant la consigne : « Présentez les armes au général en chef ! » L’ennemi, sur l’autre rive, entendit le cri, et s’écria, à son tour : « Présentez les armes au général Grant ! » La plaisanterie fut trouvée excellente, et dès l’instant d’après nous vîmes tout un corps de confédérés présentant gravement les armes à notre général. Celui-ci, d’ailleurs, ne mit pas moins de gravité à leur rendre leur salut. » Et le narrateur ajoute : « Nous savions bien que notre guerre était une guerre civile, mais tant de civilité était plus que nous ne pouvions espérer. »

Une autre fois, c’est le récit d’une entrevue de Grant avec un prisonnier sudiste. « Vers six heures et demie du matin, un général de l’armée ennemie s’approcha de notre groupe. Ses vêtemens étaient couverts de boue, une balle avait transpercé son chapeau de feutre, et du trou qu’elle avait fait jaillissait une touffe de cheveux, qui faisait ressembler notre visiteur à un chef indien. Le général Meade le considéra avec attention un moment ; puis, marchant vers lui, lui saisit la main et s’écria : « Hé ! général, comment allez-vous ? » Il se retourna ensuite vers le général en chef et lui dit : « Général Grant, je vous présente le général Johnson, Edmond Johnson. » Grant serra affectueusement la main du prisonnier, lui disant : — Ah ! comme il y a longtemps que nous ne nous sommes rencontrés ! — Oui, fit Johnson, il y a bien longtemps, et je ne m’attendais pas à vous retrouver dans de telles circonstances. — C’est un des mille tristes hasards de la guerre, — répliqua Grant. Il lui offrit un cigare, l’installa à sa place dans son fauteuil, près du feu : « Mettez-vous là et ne vous tourmentez pas : nous saurons bien nous arranger pour vous rendre votre séjour aussi plaisant que possible. »

Qu’on ne croie pas, toutefois, que, pour se faire ainsi familièrement, la guerre de Sécession en ait été moins sérieuse, ni même moins terrible. C’était une vraie guerre, et où l’existence même de la nation était remise en jeu : Grant avait sous ses ordres une armée de près de six cent mille hommes. Durant les deux derniers mois de la campagne, l’armée nordiste avait perdu 1 316 hommes, 7 750 avaient été blessés, et 1 714 faits prisonniers. L’ennemi avait subi des pertes plus grandes encore. Les Souvenirs du général Porter abondent, du reste, en récits de morts, dont quelques-uns, comme celui de la mort du général Sidgwick, égalent en intensité d’émotion les passages les plus pathétiques de Ségur ou de Marbot. Et je connais peu de scènes tragiques d’un effet aussi saisissant que celle de la première entrevue de Grant avec le général Lee, contraint, après une résistance désespérée, d’implorer la générosité de son adversaire. Ce sont, à toutes les lignes, des détails navrans, d’autant plus navrans qu’ils sont plus précis, et que l’auteur nous les présente sous une forme plus simple. « En sortant de la maison où il venait de signer l’aveu de sa défaite, Lee s’arrêta un moment sur le perron. Nous vîmes qu’il considérait avec tristesse la vallée qui s’étendait à ses pieds, la vallée où campait son armée, — à présent une armée de prisonniers. — Trois fois il frotta machinalement la paume de sa main gauche avec le pouce de l’autre main, et puis il resta immobile, perdu dans une profonde rêverie. Quand enfin il se remit, le général Grant sortit de la maison ; nous le suivîmes tous, et, nous approchant du malheureux, nous nous découvrîmes silencieusement. Lee nous rendit notre salut, et, montant en selle, il partit annoncer la désastreuse nouvelle à ses braves soldats. »


J’aurais voulu indiquer encore une autre des conclusions générales qui ressortent de ces attachans Souvenus du général Porter ; mais celle-là serait sans doute trop longue à développer, et peut-être son développement exigerait-il une compétence et une autorité qui me manquent : car il ne s’agirait de rien moins que de dégager de ces douze articles, pleins d’anecdotes et de menus traits, un jugement d’ensemble sur la personne du général Grant. Ce jugement, l’auteur américain ne se fait pas faute de le formuler lui-même à plus d’une reprise ; et il ne tient qu’à nous de répéter, après lui, que le vainqueur de Petersburg était un homme de génie, « digne de figurer au premier rang parmi les plus grands capitaines que le monde ait connus. » Un autre des héros de la guerre de Sécession, le général Sherman, — qui paraît bien, celui-là, avoir été un véritable héros, — disait de Grant qu’il était « aussi brave, aussi patriote, aussi juste que le grand prototype, Washington ; aussi simple, aussi bon, aussi loyal que l’honnête homme idéal » ; et qu’il avait une foi dans le succès « comparable seulement à la foi du chrétien dans le Sauveur céleste. » Ses compatriotes l’ont aussi mis en parallèle avec Annibal, avec Frédéric le Grand, avec Napoléon.

Mais je crains que ce ne soit là l’effet d’un point de vue trop spécialement américain, d’ailleurs le plus respectable du monde ; et malgré tout le désir que j’en aurais, je ne puis me risquer à placer le général Grant « au premier rang des grands capitaines. « Dans ce que nous rapporte de lui son fidèle annaliste, je ne vois rien qui donne l’impression d’un capitaine de génie ; pas même sa taciturnité, ni sa frugalité, ni cette confiance dans le succès qui, cependant, était vraiment poussée chez lui à un degré extraordinaire. Et je ne vois rien, au contraire, qui ne donne l’impression d’un admirable soldat, très brave, très loyal, très épris de son devoir, et tel exactement qu’on pouvait désirer qu’il fût pour mener à bien une guerre comme celle-là. Ce n’est ni à Frédéric, ni à Napoléon, ni à Annibal que je serais tenté de le comparer, mais à ces généraux romains qui, sachant d’avance que la victoire leur était réservée, mettaient leur soin à l’attendre, à la préparer, à éviter tout ce qui pouvait la retarder ou la compromettre. Il avait un sang-froid imperturbable, une parfaite présence d’esprit, et la sollicitude d’un père de famille pour les hommes qui lui étaient confiés. L’ennemi lui-même le vénérait, tout en le redoutant ; et lui, il n’oubliait jamais que cet ennemi était son compatriote. Il donnait pour consigne à ses troupes de ne tuer que le moins possible. Faire des prisonniers, voilà ce qu’il aimait ; et rien n’égale l’indulgente bonté qu’il témoignait a ses prisonniers. On comprend que, — maintenant que, grâce à lui l’union est rétablie entre les États, — le Nord et le Midi s’accordent pour honorer sa mémoire. C’était, dans toute la force du mot, un bon citoyen, un de ceux dont l’Amérique a le plus de raison d’être fière. Et si même on ne partage pas l’enthousiasme de ses biographes pour l’originalité de son génie guerrier, on ne peut s’empêcher d’admirer l’homme qui a su laisser de lui, à ceux qui l’ont approché, un souvenir aussi vif et aussi profond.


T. DE WYZEWA.