Revues étrangères - A propos d'un nouveau livre anglais sur la culture allemande

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Revues étrangères - A propos d'un nouveau livre anglais sur la culture allemande
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 455-466).
REVUES ÉTRANGÈRES

À PROPOS D’UN NOUVEAU LIVRE ANGLAIS
SUR LA CULTURE ALLEMANDE[1]


Dans le même temps où M. Émile Picard, M. Duhem, et d’autres savans français s’occupaient de nous renseigner sur la « contribution » apportée par l’Allemagne au développement théorique et pratique de la science moderne, une entreprise du même genre était conçue et tentée, chez nos alliés d’outre-Manche, par un professeur de l’Université d’Édimbourg, M. W. P. Paterson. La Culture Allemande, ou dans quelle mesure les Allemands ont contribué aux progrès de la science, de la littérature, de l’art, et de la vie : tel est le titre d’un volume récent où, sous la direction de M. Paterson, huit de ses collègues anglais ou écossais se sont chargés d’examiner les différens aspects de l’un des problèmes historiques les mieux faits pour nous intéresser, à l’heure présente. Mais tandis que chacun des travaux consacrés chez nous à cet important examen s’inspirait manifestement du plus noble et délicat esprit « patriotique, » — et ne serait-ce pas assez de l’admirable étude de M. Émile Picard pour nous prouver, une fois de plus, la pleine possibilité de concilier avec l’impartialité « objective » la plus parfaite un souci constant de notre grandeur et de notre dignité nationales ? — l’entreprise similaire de M. Paterson et de ses collaborateurs aurait de quoi nous faire apprécier une fois de plus, de son côté, les étranges effets que risque de produire, dans un certain nombre de cerveaux anglais, une éducation trop exclusivement appuyée sur le culte traditionnel de l’« individualisme. » J’ai eu déjà l’occasion de m’étonner, ici même, de l’aisance avec laquelle des correspondans de journaux anglais avouaient leur invincible sympathie à l’égard des troupes allemandes de l’un ou l’autre « front. » Pareillement, il y a aujourd’hui en Angleterre, contrastant avec le généreux enthousiasme guerrier de la grande majorité de leurs compatriotes, des orateurs ou des écrivains qui ne se lassent pas de condamner tout haut l’intervention de leur pays aux côtés de la France et de la Russie, — soit qu’ils allèguent telle doctrine philosophique ou religieuse qui leur interdit d’approuver aucune guerre, ou bien même ne se lassent pas de répéter imperturbablement que le devoir de leur pays sera toujours de marcher d’accord avec l’Allemagne. Et voici en quels termes, à tout le moins imprévus, le professeur Paterson, dans une préface écrite après dix mois de guerre avec l’Allemagne, s’efforce d’expliquer au public anglais le véritable objet de son entreprise :


Le monde entier savait depuis longtemps que les Allemands étaient un peuple très hautement doué au point de vue intellectuel, profondément instruit, et possédant des qualités exceptionnelles d’application, comme aussi de sérieux. Mais il se trouve que, de nos jours, ce peuple a élevé ses prétentions au-dessus de cela. Imprégné d’une conviction excessive de sa propre valeur, il s’est proclamé désormais une aristocratie intellectuelle et morale dont la civilisation représente le type le plus parfait du progrès humain. Il me serait facile de citer, comme preuve de cet état d’esprit, une série de passages isolés de leur contexte, dans l’œuvre de certains philosophes et théologiens, historiens et poètes de l’Allemagne contemporaine. Mais bien plus significatif encore m’apparaît l’effort assidu des Allemands pour installer, au fond de l’âme populaire de leur race, l’idée de la supériorité de celle-ci sur les autres races, effort dont un exemple caractéristique nous est fourni dans un ouvrage intitulé le Peuple Allemand, et publié sous la direction du docteur Hans Meyer. Cet ouvrage, qui jouit manifestement de la faveur officielle, et dont le débit a été énorme, déclare qu’il a pour objet « de créer parmi ses lecteurs la persuasion que jamais, dans l’histoire tout entière de l’humanité, rien n’a surgi de plus grand ni de plus beau que la nationalité allemande. » Et, de fait, le groupe d’auteurs bien connus qui collaborent avec le docteur Meyer ne cesse pas de célébrer sur tous les tons l’excellence incomparable de la pensée, de l’action, et de la vie allemandes.

Même dans des circonstances normales, une thèse de ce genre aurait chance de provoquer maintes protestations. Et aussi, n’est-il pas étonnant que, dans les conditions présentes, l’effort de l’Allemagne à proclamer sa prééminence ait donné lieu à une tempête d’indignation et de railleries. Si fort est le ressentiment actuel de nos compatriotes que l’inanité des prétentions germaniques est devenue un thème populaire dans nos journaux, et que même des noms honorés ont bien voulu prêter l’appui de leur autorité en faveur d’une théorie suivant laquelle, dans les domaines de la science, de l’art, et de la littérature, l’Allemagne n’aurait joué qu’un rôle de second plan. Mais pour compréhensible que soit, humainement, une telle attitude, elle est tout aussi injuste et déraisonnable que les ambitions énoncées par l’Allemagne dans ses pires accès de mégalomanie. Sans l’ombre d’un doute possible, les Allemands sont un des grands peuples de l’histoire, combinant en soi une partie des attributs intellectuels et esthétiques des anciens Grecs avec la sagesse pratique des anciens Romains ; et très substantielle a été leur contribution au trésor commun de l’humanité civilisée. Ils ont laissé leur empreinte, — et souvent une empreinte très profonde, — dans tous les départemens supérieurs de la vie et de l’œuvre de l’esprit humain. L’objet du livre qu’on va lire sera précisément d’offrir au public anglais un compte rendu quelque peu détaillé de ce que l’Allemagne a ainsi accompli dans les sphères principales de l’activité humaine, — avec un effort constant, de la part des auteurs, à estimer la valeur de cette « contribution » de l’Allemagne sans l’ombre de prévention ni de parti pris.


Voilà donc la tâche que se sont proposée M. Paterson et ses huit collègues, en un moment où non seulement des centaines de leurs anciens élèves étaient en train de périr dans les plaines des Flandres ou de l’Artois, asphyxiés par les gaz délétères que venait de composer à leur intention la chimie allemande, mais où d’autres représentans de la science d’outre-Rhin étudiaient les moyens de procéder avec plus d’ampleur au massacre de milliers de femmes et d’enfans anglais, surpris au milieu de leur sommeil par les bombes incendiaires d’une flottille de Zeppelins ! C’est ce moment tragique de l’histoire de leur race qu’ont choisi les éminens professeurs écossais ou anglais pour tâcher à corriger l’ « erreur » commise par les journaux de leur pays, touchant la civilisation et la pensée allemandes ! Ces journaux ne s’étaient-ils point permis d’insinuer que la « contribution » de l’Allemagne aux progrès de l’humanité pouvait bien n’avoir été que « de second plan ? » En présence d’une insinuation aussi « injuste et déraisonnable, » comment M. Paterson et ses collaborateurs auraient-ils hésité à prendre passionnément la défense de l’Allemagne, — eux qui savaient que celle-ci « combine en soi une partie des attributs intellectuels et esthétiques des anciens Grecs avec la sagesse pratique des anciens Romains ? »

— Non, certes, — me répondront sans doute ces messieurs, — aucune hésitation ne nous était possible ! Le moment n’importe pas, lorsqu’il s’agit de corriger une erreur ; ou plutôt c’est toujours le moment le plus proche qu’il convient de saisir. Auriez-vous donc voulu que, instruits comme nous l’étions de la grandeur allemande, nous unissions, — patriotiquement, — nos railleries à celles de la masse ignorante des journalistes ?

Mais à cette réponse j’imagine que les compatriotes de M. Paterson ne seraient pas en peine de répliquer pour leur part, tout de même que le feraient sûrement, et d’un élan unanime, tous les lecteurs français si quelqu’un de chez nous s’avisait de pousser à un égal degré le prétendu souci de la « vérité scientifique. » Ils répliqueraient d’abord en rappelant aux professeurs d’Edimbourg que, devant l’ « erreur » commise par les journaux, ces savans hommes auraient eu, tout au moins, la possibilité de se taire. Aucun dommage n’en serait résulté pour leur renommée « scientifique, » et aucun dommage non plus pour les intérêts nationaux de leur patrie, — sauf pour celle-ci à se guérir plus tard de son « erreur, » lorsque les « contributions » de la science allemande ne risqueraient plus d’exterminer ses enfans jusque dans leurs berceaux.

Et puis, — ajouteraient d’une seule voix les lecteurs français, — il y a eu sans doute en Angleterre, aussi bien que chez nous, des savans qui, connaissant non moins profondément que vous le véritable « rôle » de la pensée allemande, ont trouvé dans leur cœur de patriotes un moyen d’utiliser cette connaissance au profit de leur cause nationale, sans rien sacrifier de leurs devoirs d’impartialité scientifique. Votre directeur, M. Paterson, n’a-t-il pas été contraint d’avouer lui-même que la « mégalomanie morbide » des Allemands leur a fait concevoir une idée « excessive » de leur propre valeur ? Au lieu de vous indigner de la manière dont cette « erreur » allemande, — issue d’un monstrueux et stupide orgueil, — a pu mener par contrecoup des écrivains anglais ou français à nier tout à fait la valeur de l’Allemagne, n’auriez-vous pas dû essayer de nous apprendre en quoi consiste, bien exactement, la part de l’ « erreur, » dans cette peinture que nous font nos barbares ennemis de leur « prééminence ? » Ainsi ont fait M. Picard, et M. Duhem, et d’autres célèbres savans de chez nous dont je parlais au début de cette chronique. Sans contester à l’Allemagne ses mérites réels, ils ont voulu réduire devant nous ces mérites à leur juste mesure, et par-là ils ont « contribué, » eux aussi, à l’œuvre patriotique dont ne saurait être dispensé aucun savant de France, non plus que d’Angleterre. Ils y ont contribué non point, peut-être, en nous représentant l’Allemagne comme n’ayant joué qu’un rôle intellectuel de « second plan, » — encore que, sur bien des points, leur conscience de savans les ait forcés d’aboutir à des conclusions très différentes de celles qui nous sont exposées par M. Paterson et ses huit collègues, — mais en nous instruisant à mépriser et à détester davantage, chez les Allemands, une « mégalomanie » qui pourrait sembler excusable de la part d’une race inintelligente, tandis qu’elle aura toujours de quoi nous paraître odieuse si, vraiment, elle s’accompagne « de quelques-uns des plus précieux attributs intellectuels des anciens Grecs ! »

Après quoi le professeur Paterson nous assure bien, dans sa préface, que lui-même et ses huit collaborateurs « n’ont pas eu l’occasion de discuter un plan ni une attitude d’ensemble, non plus que de confronter leurs diverses conclusions. » Mais c’est donc que le professeur écossais savait d’avance le tour d’esprit et les sympathies des éminens collègues ainsi rassemblés : car le fait est qu’il n’y a pas un seul des chapitres du recueil qui ne soit expressément un « éloge » de la civilisation, de l’esprit, ou de l’art allemands. Il y a plus : chacun des neuf auteurs examine, en quelque sorte, son sujet d’un point de vue tout « absolu, » sans presque jamais s’occuper de comparer, par exemple, à la littérature, ou à la peinture, ou à la musique allemandes, le développement simultané ou antérieur de ces mêmes arts dans les autres pays. Que l’on se figure une série de neuf longs chapitres distincts, décrivant tel ou tel domaine de la civilisation allemande comme le feraient les sections d’un « manuel » scolaire ! Et toujours la « conclusion » qui ressort des chapitres est que, « dans tous les départemens supérieurs de la vie et de l’œuvre de l’esprit humain, » l’Allemagne a creusé une « empreinte très profonde. »


Eh bien ! non, cette conclusion n’est pas vraie, et je viens, à mon tour, protester contre elle, non point certes avec l’autorité d’un savant professeur, mais avec la certitude longuement réfléchie d’un « amateur » qui, pendant un quart de siècle, n’a point cessé d’observer d’assez près l’évolution de plusieurs des principaux « départemens de la vie intellectuelle et esthétique » de l’Allemagne. Non, je l’affirme du plus profond de mon cœur, — et voilà plus d’un quart de siècle que j’ai commencé à l’affirmer déjà ici même : il y a maints domaines de la pensée et de l’art où l’Allemagne n’a pas creusé « une empreinte très profonde. »

Il me serait même facile de prouver que, jusque dans les domaines où elle a excellé, son besoin naturel d’obéir l’a condamnée à devoir attendre l’impulsion du dehors. Pour émouvante et délicieuse qu’ait été à Cologne, pendant une trentaine d’années, la peinture « musicale » de l’école d’Etienne Lochner, c’est cependant de nos peintres et enlumineurs français du XIVe siècle qu’est venu tout l’ « appareil » extérieur de cet art, où la rondeur de visages exsangues contraste avec la frêle minceur des lignes du corps. Et puis, presque tout de suite, il a suffi de l’arrivée à Cologne de peintres flamands, élèves de Thierry Bouts et de Rogier van der Weyden, pour substituer dorénavant aux pieuses images chantantes des premiers peintres rhénans un art tout réaliste et fixé sur le sol. Semblablement, c’est chose bien certaine que, dans celui de tous les arts qui, seul avec la métaphysique, peut être regardé comme lui appartenant en pleine possession, la « poussée » initiale est venue à l’Allemagne des musiciens d’Italie ; après quoi ses propres musiciens n’ont produit d’œuvres entièrement belles que pendant le siècle où, dans leur art, la lourdeur et la disproportion et la confusion allemandes ont été tenues en laisse par le goût « latin. » Il y a eu là, entre les débuts de Haendel et les derniers chants de Mozart, cent années où l’influence italienne et l’influence française ont réussi à « dégermaniser » assez profondément la musique allemande pour lui permettre d’offrir désormais au monde un type de perfection pour ainsi dire idéal, avec une harmonie de la forme et du fond qui jamais ne s’est renouvelée dans l’histoire des arts. Sans compter que longtemps encore après la fin de cette heureuse période, — en fait jusqu’à la mort de Beethoven et du jeune Schubert, — des restes de l’influence « classique » ont permis à la « forme » musicale allemande de ne pas trop souffrir des empiétemens du mauvais goût national. Mais combien celui-ci s’est ensuite vengé, et combien l’œuvre même de Richard Wagner, malgré tout l’effort incessant de ce « vieux sorcier » à faire revivre dans sa musique la poésie sensuelle et « latine » de Mozart, combien cette œuvre aurait eu de peine à nous séduire autant qu’elle l’a fait, si son apparition n’avait pas coïncidé avec une époque où l’on aurait dit que nous nous étions juré de subir joyeusement tous les sacrifices pour nous laisser pénétrer de l’esprit et des goûts de nos puissans vainqueurs ?

Un exemple significatif de cette « docilité » de la musique allemande nous est donné dans l’histoire de la célèbre, — trop célèbre, — école de Mannheim, bruyamment glorifiée depuis vingt ans par les musicographes d’outre-Rhin comme l’initiatrice de l’art symphonique de notre temps. En réalité, cette école était simplement une espèce d’atelier où d’habiles « praticiens » allemands s’occupaient à composer, pour l’usage à peu près exclusif de Paris et de Versailles, des symphonies et autres pièces conformes à notre goût musical français. Frappés de l’habileté supérieure des Allemands dans la mise au point matérielle des œuvres de musique instrumentale, les amateurs français avaient pris l’habitude, entre 1760 et 1780, de confier à l’ « équipe » de musiciens de Mannheim le soin de les approvisionner d’œuvres de cet ordre. Il y avait à ce moment, dans la petite capitale du Palatinat, une douzaine de ces fournisseurs attitrés de nos concerts parisiens, publics et privés : des hommes qui s’appelaient Stamitz père et fils, Holzbauer, Cannabich, Eichner, etc. Et non seulement ces adroits et consciencieux ouvriers ne travaillaient guère qu’à notre intention, publiant chez les éditeurs parisiens les symphonies, quatuors, et sonates qu’ils avaient composés dans leur pays, mais en outre, comme je l’ai dit, chacun d’eux s’attachait à composer ces divers morceaux dans le plus pur esprit français, à tel point que peu d’œuvres musicales nous apparaissent aujourd’hui moins « allemandes » que ces prétendus chefs-d’œuvre de l’art national allemand. C’est ainsi que le jeune Mozart, pendant son mémorable séjour à Mannheim en 1777, s’est peut-être plus profondément nourri qu’il allait le faire chez nous, l’année suivante, de ce goût et de cet idéal artistique français qui ne devaient plus cesser depuis lors de le posséder jusqu’à la date de son installation définitive à Vienne.

J’ai cité à dessein le phénomène historique assez singulier d’une école entière de musiciens allemands s’employant, chez eux, à composer uniquement des symphonies françaises. Mais à côté de cette « dénationalisation » collective, combien d’autres musiciens allemands, tout au long de l’histoire, auxquels il a suffi d’émigrer de leur patrie pour s’adapter non moins complètement aux traditions artistiques d’une race étrangère ! Que l’on se rappelle l’aventure du grand Haendel, devenu tour à tour Italien, puis Anglais ; celle du charmant Schobert, ce Silésien qui, avant de mourir « à la fleur de l’âge, » a eu le temps de créer parmi nous une œuvre de piano à la fois toute « moderne » et la plus « française » que l’on pût rêver ! Ou bien encore l’aventure de Simon Mayr, compositeur allemand transplanté à Bergame, où l’on peut bien dire qu’il a fondé un type nouveau d’opéra italien ! De tout temps, en vérité, les musiciens allemands se sont accommodés merveilleusement de ces transplantations, trop heureux de pouvoir composer désormais dans le goût de telle ou telle nation, en se contentant d’y apporter simplement leur maîtrise allemande de tous les procédés matériels de leur art. Sans compter qu’il n’est pas besoin à un musicien allemand d’émigrer de son pays pour se mettre au service d’un goût esthétique étranger : nous en avons la preuve dans le curieux épisode susdit de l’école de Mannheim, et puis aussi, je crois bien, dans l’aventure beaucoup plus récente du seul compositeur de talent que l’Allemagne ait produit après Richard Wagner, M. Richard Strauss, — cet imitateur et continuateur de Berlioz dont l’œuvre aurait chance de nous être plus accessible encore et plus amusante qu’aux compatriotes eux-mêmes de son auteur, si seulement nous n’y étions gênés par un certain élément trop marqué de lourdeur et de platitude « teutonnes. »


N’importe : il est bien vrai, sans l’ombre d’un doute, que les Allemands ont « creusé une empreinte très profonde » dans le domaine de la musique. Des deux grands sens « artistiques » dont la collaboration sert de fondement à la partie supérieure de notre vie intellectuelle, le sens « musical » et le sens « pittoresque, » c’est chose incontestable que le premier se trouve éminemment développé dans l’âme nationale allemande. Mais la collaboration de ces deux sens suppose d’abord, entre eux, un équilibre plus ou moins complet : tandis que, chez les Allemands, nulle trace n’existe d’un pareil équilibre. Non seulement leur sens « pittoresque » est d’un développement rudimentaire, en comparaison de celui de leur sens « musical » : à cette inégalité anormale de développement s’ajoute encore une opposition déplorable entre les habitudes foncières et les aspirations des deux sens. Autant les oreilles des Allemands, — si l’on me permettait de m’exprimer ainsi, — autant leurs oreilles sont naturellement « idéalistes, » autant leurs yeux sont, au contraire, positifs et pratiques, incapables du moindre effort pour relever ou pour embellir la « prose » utilitaire de leurs perceptions. D’où résulte, dans la vie « spirituelle » des Allemands, un principe constant de secret désaccord, comme si nous la voyions conduite par deux chevaux qui non seulement différeraient entre eux par la taille et les forces, mais qui, en outre, tendraient à l’entraîner dans des voies opposées. Et de là résulte aussi que, prise dans son ensemble, la vie intellectuelle et artistique de l’Allemagne ne nous apparaîtra jamais véritablement grande, à la manière de celle de l’Italie, par exemple, ou des « anciens Grecs, » de peuples dont l’âme nous ravit éternellement par le spectacle de son plein et parfait équilibre.

Non vraiment, quoi qu’en puisse dire M. Paterson, les Allemands, au point de vue de la pensée et de l’art, ne sont pas « un des grands peuples de l’histoire. » C’est de quoi l’Europe a toujours eu vaguement conscience, jusqu’à l’espèce d’aveuglement qui est tombé sur elle depuis un demi-siècle : depuis le jour où il est arrivé à l’Allemagne elle-même, — sous l’effet d’un « enchantement » un peu pareil à celui du tisserand Bottom dans le Songe d’une Nuit d’été, — d’échanger soudain sa modestie séculaire en un « morbide accès de mégalomanie. » L’Europe avait beau ignorer ce que nous a révélé indiscutablement la conduite de nos ennemis depuis tout près d’une année, c’est-à-dire à quel point la fameuse « culture » de ce peuple était superficielle, recouvrant d’une couche bien ténue et fragile un fond de « barbarie » décidément « incivilisable » : de tout temps elle se refusait à placer l’Allemagne au rang des « grandes nations de l’histoire, » tout au moins sous le rapport de l’esprit et des arts. Un instinct irréfléchi lui défendait d’associer, dans son estime, la peinture, la littérature, les mœurs allemandes à celles des quatre ou cinq grandes races dont la civilisation lui paraissait avoir atteint un niveau supérieur de maturité créatrice.

Et je persiste à croire que cet instinct de l’Europe ne l’avait point trompée. Le livre nouveau de M. Paterson et de ses collaborateurs m’ayant procuré l’occasion de revoir les principales étapes de l’évolution historique de la pensée et de l’art allemands, j’ai été frappé, une fois encore, de ce que cette évolution avait eu d’incomplet, d’inégal, de soumis à des alternatives perpétuelles de rajeunissement et de déclin, sans qu’il lui fût permis jamais de produire des fruits manifestement mûrs. Toujours, au cours des siècles, l’Allemagne a souffert du contraste entre les deux tendances de ses yeux et de ses oreilles. Aussi bien en philosophie qu’en littérature et dans les arts plastiques, il y a eu chez elle deux mouvemens contraires, dont l’un la poussait à créer, pour ainsi, dire, « suivant l’esprit de la musique, » tandis que l’autre la rejetait vers un réalisme prosaïque et grossier. Que l’on confronte, par exemple, les « courbes » étrangement heurtées de sa pensée philosophique avec celles de la philosophie anglaise, ou même de la nôtre ! Pendant un demi-siècle, de Kant à Hegel et à Schopenhauer, la voilà qui tend de plus en plus à éloigner du sol l’édifice, tout poétique et quasiment « orchestral, » de sa spéculation ; la voilà qui s’ingénie à bâtir des systèmes de plus en plus inutiles, — s’il est vrai qu’aucune philosophie puisse jamais posséder un élément quelconque d’utilité pratique, — mais qui, du moins, nous touchent par la grandeur de leurs formes et l’ingénieuse richesse de leurs combinaisons ! Pendant un demi-siècle la philosophie allemande s’obstine à créer exclusivement « suivant l’esprit de la musique, » — tout de même qu’avait fait jadis, pendant une trentaine d’années, la peinture des maîtres de l’école de Cologne, et tout de même que l’avaient voulu faire, aux premières années du XIXe siècle, les écrivains « romantiques » issus de Novalis : et puis, brusquement, dans la philosophie comme dans la littérature, — pour ne point parler d’une peinture qui, en vérité, ne peut guère compter au regard des autres écoles européennes, — dans tous ces modes de son art et de sa pensée, voici que l’Allemagne tourne le dos à la direction qu’elle avait suivie jusque-là ! Ses philosophes se cramponnent à terre, affectant de ne plus admettre l’ombre même d’une théorie abstraite et générale ; ils s’attachent à évaluer la durée des sensations, à établir les concordances physiologiques des phénomènes de la vie spirituelle ; ils substituent à la « poésie » des constructions arbitraires des successeurs de Kant une « prose » d’une médiocrité si lourde et « terre à terre » que, sûrement, le reste du monde ignorerait jusqu’aux noms de ces nouveaux représentai de la pensée allemande sans le hasard qui est venu glisser au milieu d’eux un poète manqué, l’extravagant et irrésistible auteur d’Au-delà des limites du Bien et du Mal !

Quant à la véritable psychologie, consistant à observer et à décrire l’âme humaine dans le détail de sa vie ordinaire, — la psychologie qui chez nous, depuis Descartes et Pascal jusqu’à Balzac et à Sainte-Beuve, remplit aussi bien l’œuvre des romanciers que des historiens et des critiques, et des « moralistes » professionnels, — celle-là n’a jamais pu prendre pied chez les Allemands ; et cette seule constatation aurait déjà de quoi nous justifier, me semble-t-il, de refuser à l’Allemagne le titre de « grande nation » intellectuelle. Un peuple qui n’est point capable d’observation intérieure, — faute de pouvoir élever sa vue à un assez haut degré de délicatesse, tout ensemble, et de désintéressement, — un peuple dont l’œuvre entière, telle que l’ont créée ses philosophes et ses littérateurs, n’a pas à nous offrir un atome de vie, ne saurait prétendre à marcher de pair avec les patries de Dante et de Shakspeare, non plus qu’avec celles de Cervantes, de Molière, et de Dostoïevsky. En vain ses admirateurs allégueraient le génie de Gœthe, — phénomène d’ailleurs exceptionnel dans la longue histoire de la pensée allemande : pour réel et puissant qu’ait été ce génie, et malgré la chance merveilleuse avec laquelle il a réussi à dépasser, sous maints rapports, les limites naturelles de l’intelligence et de l’art de sa race, lui-même est toujours resté hors d’état de créer de la vie. Ses figures les plus fameuses, son Werther et son Faust, son Iphigénie et son Wilhelm Meister, nous séduisent tantôt par l’élément « musical » qui nous apparaît en elles, et tantôt par la nouveauté ou par la hardiesse des hypothèses de tout genre qu’elles se plaisent à émettre : mais qui donc se flatterait de les avoir vues vivre, de la même façon qu’un Don Quichotte, un Père Goriot, ou n’importe quel personnage d’un roman de Dickens ?

Fatalement la faiblesse rudimentaire, chez les Allemands, de ce qu’on pourrait appeler la faculté de perception « objective, » et puis aussi la tendance trop utilitaire et pratique de cette faculté ont eu pour effet de rendre impossible tout essai de création vivante. Un petit nombre de poètes et conteurs d’outre-Rhin ont bien pu produire de beaux chants, ou parfois des inventions saisissantes, en s’abandonnant librement à leur sens « musical ; » et parfois même cet excès de « musique, » dans des productions d’ordre romanesque, leur a permis de s’imposer momentanément à la curiosité des autres nations, de telle sorte qu’un Hoffmann, par exemple, est devenu à l’étranger l’initiateur d’un mouvement littéraire plus ou moins prolongé : mais, avec tout cela, nos critiques n’ont aperçu qu’une partie de la vérité, lorsqu’ils ont attribué à des motifs simplement « formels, » comme le manque de mesure ou l’absence du moindre souci de « composition, » l’inaptitude trop évidente de la pensée et de l’art allemands à sortir durablement des frontières de leur pays. Par-dessous ces défauts extérieurs, les œuvres les plus remarquables de l’Allemagne étaient encore inévitablement pénétrées d’un autre vice plus profond et plus grave ; et c’est surtout parce que nos pères et nous-mêmes y sentions toujours une absence trop complète de vie que jamais, — sans en excepter Gœthe ni Schiller, — aucun des maîtres de la littérature allemande ne s’est acclimaté à demeure parmi nous, tandis qu’il n’y a peut-être pas de littérature étrangère, à l’exception de celle-là, qui n’ait « creusé son empreinte » dans notre formation intellectuelle et morale[2].


Telles sont, trop brièvement énoncées, les principales réflexions que m’a suggérées la lecture de l’étrange recueil des professeurs écossais. Le spectacle des crises continuelles subies par l’Allemagne dans les « départemens supérieurs de sa vie intellectuelle et artistique » m’a rappelé l’opposition des deux tendances natives de l’âme allemande, avec tout ce qui en est résulté d’obstacles pour son libre et complet épanouissement. Mais j’ai cru discerner aussi que, surtout depuis ses victoires inespérées d’il y a un demi-siècle, l’Allemagne avait décidément sacrifié l’une de ces tendances au profit de l’autre, — s’entraînant par tous les moyens à développer en soi le côté positif dont les progrès ne pouvaient manquer de causer, par contre-coup, un affaiblissement regrettable de son sens « musical. » Ou plutôt je suis prêt à reconnaître que la « dépoétisation » de l’âme germanique n’a eu, au contraire, que des effets très heureux dans ce domaine des sciences où M. Emile Picard nous la montrait encore, l’autre jour, ne commençant à jouer un rôle « de premier plan » qu’à partir du moment où elle a renoncé à toute recherche un peu « spéculative » pour s’occuper uniquement d’applications pratiques. A cesser de vivre et de créer « suivant l’esprit de la musique, » une race comme celle-là devait nécessairement gagner la maîtrise que nous lui voyons aujourd’hui dans l’exploitation « utilitaire » des découvertes scientifiques de nos savans ou de ceux d’outre-Manche : car il n’y a point d’autre race que son instinct foncier ait toujours aussi sûrement conduite à envisager, dans les choses qu’elle percevait, les menues possibilités de profit immédiat. C’est donc seulement dans les domaines de la pensée et des arts que l’atrophie plus ou moins volontaire de l’ancien sens « musical » de la race risquait d’avoir pour elle des suites fâcheuses : mais il faut lire, comme je viens de le faire, les différens chapitres du recueil anglais pour apprécier toute l’importance de ces suites, et combien la littérature, la peinture, la musique même des Allemands sont aujourd’hui déchues de leur niveau moyen d’il y a cinquante ans. Je ne puis, malheureusement, qu’indiquer aujourd’hui cette dernière conclusion qui, — contre le gré de M. Paterson et de ses collaborateurs, — ressort pour nous de leur tableau des diverses étapes de la « culture » allemande : une autre fois, si l’on veut bien me le permettre, j’essaierai d’y revenir avec plus de détail.


T. DE WYZEWA.

  1. German Culture, the Contribution of the Germans to knowledge, literature, art, and life, un vol. in-18, publié sous la direction du professeur Paterson, Londres, librairie Jack, 1915.
  2. Il faut voir, dans le beau Voyage en Allemagne de Michelet, publié récemment par M. Gabriel Monod, l’effort continu du voyageur pour saisir et pour définir les causes qui l’empêchent invinciblement de placer la patrie de Gœthe au rang des « grandes nations » intellectuelles. « Que manque-t-il à ces qualités de l’esprit allemand pour nous procurer une satisfaction bien entière ? se demande Michelet. Et enfin la réponse longtemps cherchée lui arrive. « Il y a quelque chose encore au-dessus d’elles, — s’écrie-t-il, — et quoi ? Le mouvement, la grâce, la France ! »