Revues étrangères - A propos de la Correspondance de Dostoievski

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Revues étrangères - A propos de la Correspondance de Dostoievski
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 937-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

A PROPOS DE LA CORRESPONDANCE
DE DOSTOÏEVSKY


F. M. Dostojevski’s Briefe, traduction allemande d’Alexandre Eliasberg. Un vol. 8°, illustré,.Munich, librairie Piper, 1914[1].


Je ne sais pas si je vous ai parlé déjà, dans une lettre précédente, de mes difficultés avec la revue de Katkof, le Messager Russe ? Le fait est que, vers la fin de l’année dernière, j’ai commencé une nouvelle pour une autre revue, avec l’espérance de pouvoir l’achever bientôt, et de me mettre ensuite à la rédaction du roman pour lequel le Messager Russe m’avait déjà envoyé une grosse avance. Mais il s’est trouvé que ma nouvelle s’est insensiblement allongée, de telle façon que j’ai soudain constaté l’impossibilité pour moi de livrer en temps à Katkof le début du roman promis. Du moins me suis-je engagé à livrer ce roman, morceau par morceau, depuis le mois de juin ; et force m’a été d’y travailler jour et nuit, car je savais trop que, si je venais à rompre mes relations littéraires avec le Messager Russe, cela signifierait pour nous la misère absolue.

Le roman auquel je travaillais était très grand, et d’un caractère très original : mais son idée se trouvait être pour moi quelque peu inaccoutumée, si bien que j’avais besoin de beaucoup de confiance en moi-même pour l’aborder et en venir à bout. Or voici que, en fin de compte, je n’en suis pas venu à bout, et que tout mon effort a tristement échoué ! Mon travail allait avec une lenteur extrême : je sentais que dans l’ensemble, quelque part, il y avait un gros défaut, mais sans pouvoir découvrir au juste en quoi il consistait. En juillet, tout de suite après ma dernière lettre, j’ai eu à subir une terrible série d’attaques d’épilepsie qui se répétaient chaque semaine : cela m’a tellement anéanti que, pendant un mois entier, je n’ai pas pu songer à travailler ; et j’ajouterai même que le travail, dans ces conditions, aurait pu me devenir dangereux. Et puis lorsque, il y a quinze jours, je me suis remis à l’œuvre, j’ai brusquement aperçu de la façon la plus claire pourquoi mon roman était si mal parti, et en quoi consistait le défaut qui le viciait. Comme saisi d’une inspiration soudaine, j’ai vu se développer devant moi un plan de roman tout nouveau. Il fallait tout changer, refondre radicalement ce que j’avais fait. Et ainsi, sans hésiter, j’ai déchiré tout ce que j’avais écrit jusqu’alors, — une bonne quinzaine de feuilles, — et ai recommencé mon roman depuis la première page. Le travail de toute une année avait été inutile !

Ah ! si vous saviez, ma chère nièce Sonetchka, combien il est difficile d’être écrivain, — je veux dire : de supporter le sort d’un écrivain professionnel ! Voyez-vous, je sais à coup sûr que, si j’avais disposé pour ce roman de deux ou trois années, — comme peuvent se le permettre Tourguenef, Gontcharof, et Tolstoï, — j’aurais produit une œuvre dont on parlerait encore au bout d’un siècle ! Je ne me vante pas ; interrogez votre conscience, vos souvenirs de moi, et dites si jamais je me suis vanté ! L’idée du roman est si bonne, et d’une portée si haute, que moi-même suis forcé de m’incliner devant elle. Oui, mais que va-t-il sortir de là ? Je le sais parfaitement d’avance : je vais devoir achever le roman en huit ou neuf mois, et tout gâter irréparablement. Certains détails ou certains caractères réussiront peut-être à n’être pas trop mauvais : mais cela même ne sera encore qu’ébauché. Bien des choses apparaîtront écourtées, et bien d’autres trop longues. Il y a une foule de belles pensées que j’entrevois, et qu’il me sera impossible d’introduire dans le roman : car l’inspiration dépend, sous bien des rapports, du temps que l’on se trouve avoir à sa disposition. Et pourtant, il faut que je travaille de toutes mes forces ! C’est affreux, c’est comme un suicide accompli en pleine conscience !


J’ai cité un peu au hasard ce passage d’une lettre de Dostoïevsky, écrite de Dresde le 29 août 1870 : j’aurais pu en choisir vingt autres qui nous révéleraient, avec un relief non moins émouvant, ce qui m’apparaît le véritable élément « tragique » de la vie et de l’œuvre du grand romancier russe. On sait de quelle façon celui-ci, à vingt-huit ans, en 1849, s’est vu soudain retranché de la société des hommes, sans autre crime que d’avoir assisté ou participé à la lecture de pamphlets « libéraux ; » on sait comment il a été condamné à mort, n’a reçu sa grâce qu’au moment où déjà, sur le champ d’exécution, il s’attendait à être fusillé, et puis s’est trouvé plongé pendant quatre ans dans les ténèbres d’un bagne, après quoi il lui a fallu encore servir longtemps, comme simple soldat, dans l’armée sibérienne. On sait aussi que, probablement sous l’influence de ces rudes épreuves, l’épilepsie dont il était atteint a revêtu désormais une intensité effroyable, avec des crises de plus en plus fréquentes dont chacune lui laissait, à sa suite, un mélange plus profond d’épuisement physique et de sombre tristesse. Et enfin l’on n’a pas, sans doute, oublié l’angoisse à peu près incessante qu’a value à l’écrivain russe le manque d’argent. Impossible d’imaginer une misère à la fois plus obstinée et moins « romantique, » plus différente de celle qui permettait à notre Balzac les coûteuses fantaisies de ses constructions et de ses voyages. Depuis son retour de Sibérie jusqu’aux trois ou quatre années qui ont précédé sa mort, jamais Dostoïevsky n’a pu même se loger, s’habiller, de la manière qui aurait convenu à sa situation ; et le long séjour qu’il a fait à l’étranger, entre 1867 et 1871, bien loin de ressembler à une partie de plaisir, lui a été imposé par la crainte trop certaine d’avoir à goûter sérieusement de la prison pour dettes, s’il était resté à Saint-Pétersbourg. Mais rien de tout cela n’avait d’importance décisive aux yeux d’un poète qui, dès sa jeunesse et sans l’ombre d’effort, s’était accoutumé à vivre tout entier dans la réalité supérieure du monde de ses rêves, — foncièrement dépourvu de la plupart des besoins ordinaires de notre humanité, et stimulé encore par sa foi chrétienne à recevoir en souriant les coups les plus terribles de la destinée. « Je suis parfaitement satisfait de ma vie, » écrivait-il à son frère le 22 février 1854, en lui annonçant qu’il venait d’achever ses quatre années de bagne et allait maintenant commencer sa carrière de simple soldat. C’est avec la même « satisfaction » résignée qu’il aurait traversé, plus tard, les tortures de la maladie et de la pauvreté, s’il leur avait dû seulement d’être privé d’un bien-être matériel dont l’absence ne semble pas l’avoir jamais gêné. Sa souffrance lui est venue de plus loin, de plus haut ; et il suffit de lire des morceaux de ses lettres comme celui que j’ai essayé de traduire pour comprendre à quel point son grand cœur en a été déchiré.


J’ai eu récemment l’occasion de rappeler ici, à propos de Boccace, l’étrange parenté d’âme du vieux conteur florentin avec son célèbre confrère et héritier russe Nicolas Gogol[2] : l’un et l’autre condamnés par leur nature à ne pouvoir penser et sentir qu’en « prose, » tandis que de toutes leurs forces ils auraient aspiré à être des « poètes. » Toute différente, mais à coup sûr non moins douloureuse, se révèle à nous la « tragédie » secrète de l’auteur des Pauvres Gens et des Possédés. Celui-là avait pleinement conscience d’être né poète : mais, en même temps, il s’était fait de la « poésie » un idéal très noble et d’une réalisation difficile, exigeant tout ensemble une santé corporelle et un loisir d’esprit qu’il se désespérait de ne point posséder. D’un bout à l’autre de sa Correspondance? nous le voyons pénétré autant qu’un Flaubert de la nécessité absolue d’un long travail de méditation et de mise au point. Déjà dans sa jeunesse, il ne se fatigue pas de reprocher à son frère l’indifférence de celui-ci pour la perfection de la « forme, » et ce qu’il appelle son « hérésie » touchant les avantages prétendus de l’improvisation. « Je me suis juré, — écrit-il le 24 mars 1845, — de ne jamais travailler sur commande, quelque misère qui doive en résulter pour moi. Je veux que chacune de mes œuvres soit incontestablement bonne. Regarde seulement Pouchkine et Gogol ! Tous les deux ont très peu écrit, et cependant ils sont devenus immortels… » Dorénavant, ce thème reviendra dans toutes ses lettres, à la façon d’un leitmotif. « Il faut que le poète consacre entièrement sa vie à cette chose sainte qu’est l’art ! » lisons-nous dans une lettre du 26 novembre 1846. Puis encore, dix ans plus tard, après que le bagne et la dure caserne ont complètement transformé tout le reste de ses croyances religieuses et esthétiques : « Pissemsky écrit beaucoup trop vite et beaucoup trop. L’on doit avoir plus d’ambition, plus de respect pour son talent et pour l’art, plus d’amour pour l’art. Lorsqu’on est jeune, les idées affluent à la tête en torrens incroyables : mais l’on doit se bien garder de les saisir au vol et de tâcher tout de suite à les exprimer. Bien plutôt, l’on doit attendre la synthèse, et réfléchir patiemment ; l’on doit attendre jusqu’à ce que les divers détails d’une idée se soient concentrés en un tout, en une grande image belle et haute ; alors seulement on doit les mettre par écrit. »


Voilà ce qu’a été, jusqu’au bout, le credo esthétique de Dostoïevsky ; et que l’on se représente maintenant la souffrance tragique d’un poète qui, avec une conception aussi élevée de son art, se trouve condamné par la maladie et le manque d’argent à une carrière d’improvisation presque continuelle ! Toujours il voudrait « élaborer » ses rêves, « attendre leur synthèse, » les revêtir du degré de beauté dont il les sait capables : mais sans cesse l’anéantissement qui résulte de ses crises et surtout le manque d’argent, l’obligation de combler d’anciennes dettes afin de pouvoir ainsi obtenir de nouvelles avances, sans cesse tout cela lui interdit d’apporter à sa tâche le loisir et le soin qui seraient nécessaires ! De là ces cris de douleur que nous entendons jaillir de ses lettres, plus nombreux et plus pathétiques à mesure que l’infortuné se sent plus fatalement empêché de pouvoir jamais s’affranchir du poids de ses « besognes. » Avec quelle amertume il envie le sort privilégié de ses glorieux rivaux, un Tourguenef, un Gontcharof, un Léon Tolstoï, qui « disposent pour un roman de deux ou trois années, » tandis que lui-même est forcé de « bâcler » en six mois de grandes œuvres comme l’Idiot ou les Possédés.

Et d’autant plus qu’il n’y a pas un de ses romans à l’occasion duquel ne lui arrive une aventure de l’espèce de celle qu’il racontait, tout à l’heure, à sa nièce Sonetchka. Tout de même qu’il lui a fallu recommencer les Possédés, — car c’est de ce roman qu’il est question dans sa lettre, — vingt autres fois Dostoïevsky s’est aperçu par degrés de la présence d’un « défaut » qui viciait gravement une œuvre déjà plus ou moins avancée, et le contraignait, en fin de compte, à refondre son travail. « Au mois de novembre dernier, — écrivait-il déjà le 24 mars 1845, — j’avais terminé la rédaction de mes Pauvres Gens. Mais voici que, en décembre, j’ai résolu de les refaire de fond en comble ; après quoi, en février, je me suis mis encore aies polir et à les corriger. » Il se consolait alors en imaginant que « c’était le sort commun des œuvres de début, d’être ainsi constamment remaniées et améliorées. » Mais, hélas ! plus tard encore des scrupules tout pareils allaient renaître en lui à propos de chacune de ses œuvres nouvelles, — n’étant pas chez lui l’effet de l’inexpérience d’un débutant, mais bien de son besoin profond de perfection artistique. Nul moyen de résister à la voix intérieure qui lui enjoignait de jeter au feu les feuillets péniblement noircis depuis des semaines ; et cependant le Messager Russe, l’Aube réclamaient le roman promis, refusaient d’envoyer d’autre argent avant qu’il fût livré ; de telle sorte que voilà Dostoïevsky employant fiévreusement à sa tâche ses journées et ses nuits, avec l’horrible souffrance de songer que, cette fois encore, son œuvre s’en irait devant les hommes imparfaite et « manquée, » — misérable caricature du rêve merveilleux qu’il entrevoyait au fond de son cœur !

Écoutons-le soupirer et gémir sur cette imperfection fatale de son œuvre ! « Je suis pauvre, écrit-il le 9 mai 1859, et aussi faut-il que j’écrive en grande hâte, pour me procurer de l’argent. D’où résulte que je suis condamné à gâcher tout ce que je fais ! » Il vient d’achever pour Katkof le premier grand roman qu’il ait produit après sa sortie du bagne. « Écoute-moi, mon cher frère ! Ce roman a naturellement les plus graves défauts : mais je crois aussi qu’il a de précieuses qualités. J’y ai travaillé presque sans arrêt pendant deux ans. Le début et le milieu sont suffisamment au point : mais pourquoi faut-il que la fin soit écrite avec beaucoup trop de hâte ! » Le 35 janvier 1869, il annonce à sa nièce qu’il vient de terminer son Idiot, dont il lui a écrit naguère qu’il tâcherait à y traduire « une ancienne idée toujours profondément méditée et aimée. » Maintenant l’Idiot est terminé : mais Dostoïevsky en est « très mécontent, » car « il n’y a pas dit même la dixième partie de ce qu’il aurait voulu y dire. » Il atteste que personne « ne voit mieux que lui les défauts » du roman. « Et si vous saviez combien je m’irrite de ces défauts, combien leur souvenir m’est intolérable ! » Pas un de ses romans dont le souvenir ne l’« irrite » au même point ; et toujours, devant lui, l’affreuse perspective d’autres échecs pareils !


Que l’on imagine le martyre d’un Flaubert condamné, sous peine de mort, à « bâcler » en quelques mois Madame Bovary ou la Tentation de saint Antoine ! Ou plutôt non ; et peut-être est-ce là l’épreuve la plus désolante du long martyre caché de Dostoïevsky ! Car le fait est que, toute sa vie, le Flaubert russe s’est vu contraint de renoncer à la réalisation de ceux de ses rêves qui lui tenaient au cœur le plus profondément ; et lorsque la pensée lui est venue d’une Madame Bovary ou d’une Tentation de saint Antoine, force lui a été de la garder pour soi seul, sachant trop que les circonstances ne lui permettraient pas d’en tirer le parti qui aurait convenu. « Figure-toi, — écrivait-il à sa nièce le 10 septembre 1869, — que je suis à présent complètement accaparé par une idée nouvelle ! Mais je ne puis songer à essayer de l’exécuter, car il faut encore que j’y réfléchisse beaucoup et amasse une foule de matériaux nécessaires à son exécution. Si bien que me voilà obligé, pour le moment, d’inventer et de rédiger une série d’autres histoires ! Cela est affreux ! »

Déjà l’« idée » de son Crime et Châtiment l’avait ainsi à la fois hanté et effrayé pendant bien des années. Il l’avait conçue dès sa sortie du bagne, et maintes de ses lettres d’alors nous laissent deviner la forte prise qu’elle avait eue sur lui. Mais comment songer à « exécuter » une idée de cette envergure sans disposer du loisir qu’elle aurait exigé ? Longtemps Dostoïevsky a craint de la profaner en y touchant d’une main trop hâtive ; et tout en conservant pieusement, dans le repli le plus secret de son âme, la vivante et pathétique figure de son Raskolnikof, il a employé des années à « inventer et à rédiger d’autres histoires, » — qui, celles-là, lui étant moins chères, lui semblaient s’accommoder mieux d’une « exécution » improvisée.

Du moins lui a-t-il été donné, cette fois-là, d’écrire enfin et de nous transmettre l’admirable roman qui aurait, à lui seul, de quoi nous révéler la profondeur de sa pensée et la puissante maîtrise de son art de poète. La faculté de rentrer en Russie après dix ans d’exil, le succès de quelques-unes de ces « histoires » écrites après son retour, et tout un ensemble d’occasions heureuses lui ont momentanément procuré l’illusion de posséder à présent ce loisir qu’il avait en vain attendu, espéré jusqu’alors : et aussitôt il s’est mis à la réalisation de son ancienne idée. Mais dès l’instant suivant, l’illusion s’est écroulée : Dostoïevsky a été ressaisi par les dettes, et de nouveau la nécessité de gagner son pain, — et celui des nombreuses personnes dont il avait la charge, — lui a enlevé tout loisir de traiter dignement aucun des grands sujets qu’il portait en soi. C’est ce que lui a tristement prouvé la mésaventure de cet Idiot où, comme on l’a vu, il se désespérait d’avoir dû « gâcher » une idée « toujours profondément méditée et aimée. » Une fois de plus, le malheureux a senti l’impossibilité pour lui de suivre l’exemple d’un Tourguenef ou d’un Léon Tolstoï, garantis par leur fortune du risque « affreux » d’avoir à transformer en misérable « copie » les plus nobles aspirations de leur cœur et de leur pensée. Libre à eux, ces rivaux privilégiés, d’être délicieusement des artistes de lettres : quant à lui, Dostoïevsky, jamais plus sans doute il ne réussirait à se dégager de son cruel métier d’ « écrivain professionnel ! »

Et vraiment c’est à quoi l’infortuné n’a jamais réussi. Après l’achèvement de l’Idiot, Dostoïevsky a écrit tour à tour l’Éternel Mari, les Possédés, l’Adolescent ; il a même eu la chance merveilleuse de pouvoir publier, pendant deux ans, les livraisons mensuelles de ce Journal d’un Ecrivain que je ne saurais assez recommander au lecteur français, comme la profession de foi religieuse et morale de l’un des plus nobles esprits de tous les temps. Mais jamais le pauvre grand homme n’a pu trouver le loisir d’exécuter 1’ « idée » qui n’avait plus cessé de « l’accaparer tout entier » depuis la fin de l’année 1868. L’idée était décidément trop belle, trop étroitement attachée aux fibres les plus intimes de l’âme douloureuse du poète : jamais celui-ci n’a osé la faire sortir du sanctuaire où il l’avait installée au plus profond de son cœur. Et cependant Dieu sait combien il l’a « méditée et aimée, » cette idée que le manque de loisir l’a fatalement empêché de nous rendre vivante 1 Pas une de ses lettres où il n’en parle à ses amis, avec un mélange touchant d’enthousiasme et d’effroi. De mois en mois nous devinons que le projet s’anime, s’étend, revêt des dimensions et une portée surhumaines. « Ce roman sera ma dernière œuvre. Que j’arrive seulement à l’écrire, et jamais plus je n’écrirai rien d’autre. C’est lui qui portera témoignage de moi devant mon pays et devant l’avenir ! » Hélas ! les années allaient passer sans que Dostoïevsky arrivât à écrire le roman où il avait espéré pouvoir enfin nous « ‘donner sa mesure ! »

La première mention détaillée du futur roman nous apparaît dans une lettre écrite de Florence, le 23 décembre 1868 :


Ce que j’ai en vue maintenant est un grand roman intitulé : l’Athéisme, — mais, pour l’amour du ciel, que ceci reste entre nous ! Avant d’aborder mon sujet, il faudra que je lise une bibliothèque entière d’œuvres d’auteurs catholiques et orthodoxes. Même dans les circonstances les plus favorables, impossible d’achever l’ouvrage avant deux ans. Je tiens déjà la figure principale. Un Russe de notre monde, d’âge mûr, avec une instruction moyenne, et occupant une situation sociale assez considérable, voilà que, brusquement, il perd sa foi en Dieu ! Toute sa vie, il s’est exclusivement occupé de son service, est toujours resté dans les voies ordinaires, et ne s’est signalé d’aucune façon jusqu’à sa quarante-cinquième année. (La crise sera d’ordre purement psychologique : des sentimens très profonds, tout humains et spécifiquement russes.) Cette perte de sa foi produit sur lui une impression énorme. Il tente de se rattacher à la nouvelle génération, fréquente les athées, les Slavophiles, les Occidentaux, les membres de nos sectes russes, les représentans du clergé. Entre autres choses, il tombe dans le piège d’un jésuite polonais. De là, il se plonge dans l’abîme de la secte des Flagellans ; et en fin de compte il découvre le Sauveur et la terre russe, le Sauveur russe et le Dieu russe. (Pour l’amour du ciel, ne soufflez mot de cela à personne ! Quand j’aurai écrit ce dernier roman, je consens volontiers à mourir : car j’y aurai exprimé tout ce que j’ai sur le cœur.)


A sa nièce, le mois suivant, il annonce qu’il « porte en soi le plan d’un roman gigantesque. » Il ajoute : « Mon sujet est l’Athéisme. Mais ne t’imagine pas que ce soit un réquisitoire contre les opinions dominantes d’aujourd’hui ! Non, c’est quelque chose de tout différent : un véritable poème. Il faudra que mon livre s’empare du lecteur, même contre son gré. J’aurai nécessairement à entreprendre un très vaste travail de préparation. J’ai déjà esquissé très heureusement, dans ma tête, deux ou trois des personnages principaux, et notamment un prêtre et enthousiaste catholique. Ce roman est assuré de se vendre : mais quand ? Pas avant deux ans. Et, dans l’intervalle, il va-falloir que j’écrive autre chose, en vue de notre pain quotidien. Tout cela est profondément triste. Je sens qu’il est indispensable qu’un changement survienne dans ma situation. Oui, mais d’où pourra venir cet heureux changement ? »

Deux ans plus tard, — après maintes évolutions que nous laissent deviner les lettres de Dostoïevsky, — le grand roman reste toujours encore à l’étal de projet : mais l’auteur s’imagine avoir enfin arrêté un plan immuable, et dont il commence même à envisager sérieusement da réalisation. Sauf quelques variantes sur des points de détail, voici sous quelle forme il va dorénavant exposer son « idée, » — et quasiment dans toutes ses lettres, — jusqu’à ce milieu de l’année 1871 où son retour en Russie arrêtera soudain, pour nous, l’instructive et émouvante série de ses confidences épistolaires :


J’ai promis à l’Aube un travail des plus considérables, — écrit-il de Dresde le 6 avril 1870, — et je me propose d’en faire quelque chose de bon. Ce travail est déjà depuis deux ans à mûrir dans ma tête. L’idée est d’ailleurs celle dont je vous ai souvent parlé autrefois. Ce sera mon dernier roman ; il aura les dimensions de La Guerre et la Paix. Le roman sera constitué d’une suite de cinq grands récits, dont chacun pourra être vendu séparément. Le titre de l’ensemble sera : la Biographie d’un grand Pécheur. Mais chaque partie aura aussi un titre spécial.

L’idée fondamentale, qui imprégnera toutes les parties, est celle qui m’a tourmenté moi-même durant toute ma vie, consciemment ou non : c’est la question de l’existence de Dieu. Mon héros sera tantôt athée, tantôt fidèle croyant, tantôt membre fanatique d’une de nos sectes russes, et tantôt retombera dans son athéisme. Le premier récit, dont j’ai déjà fixé tous les détails, se déroulera dans notre société d’il y a trente ans. Mais surtout c’est sur le second récit que je place toutes mes espérances. Peut-être finira-t-on par être forcé de reconnaître que ce que j’écris n’est pas absolument vide de sens ! Toute cette seconde partie aura pour théâtre l’intérieur d’un monastère ; et j’y introduirai comme personnage principal le célèbre « voyant » Tikhon Zadonsky (naturellement sous un autre nom). De même que le véritable Tikhon, mon héros sera un archevêque retiré du monde dans la pieuse paix d’un monastère. Un garçon de treize ans, qui aura pris part à un grand crime, un garçon d’une intelligence très développée, mais foncièrement perverti (c’est un type que je connais bien), le futur héros du roman entier, aura été enfermé dans ce monastère par ses parens, à la fois en manière de châtiment et pour son instruction. De telle sorte que ce louveteau nihiliste se trouvera en présence du vénérable Tikhon. Sans compter que, dans le même monastère, je ferai également demeurer le philosophe Tchadaïef (toujours sous un autre nom, cela va de soi). Et puis il y aura des moines de toute qualité. C’est un milieu que je connais à fond ; le monastère russe m’est familier depuis l’enfance. Mais les deux personnages principaux seront Tikhon et le jeune garçon. Qui sait si je ne réussirai pas à créer, dans la personne de mon vieux moine, une figure grandiose, tout ensemble positive et vraie ? Aussi bien n’aurai-j« rien à inventer, mais seulement à représenter le véritable Tikhon, que je porte depuis longtemps avec tendresse au fond de mon cœur. Et il n’en restera pas moins que, si je parviens à le représenter tel que je le conçois, je regarderai cela même comme un magnifique exploit littéraire !


Telle est l’œuvre que nous aurait laissée Dostoïevsky, s’il avait pu disposer des loisirs d’un Tourguenef ou d’un Léon Tolstoï. Et que l’on ne nous dise pas, après cela, qu’il lui a été donné en fin de compte de réaliser, dans ses Frères Karamazof, « l’idée » qui l’avait ainsi ! « absorbé » et « tourmenté » durant des années ! Son dernier roman nous offre bien, il est vrai, l’esquisse rapide d’une figure de moine où nous sentons qu’il a voulu incarner le degré le plus haut de l’idéal chrétien ; et certes la création de cette figure inoubliable a pleinement de quoi nous apparaître un « magnifique exploit littéraire. » Mais-sans parler du rôle tout épisodique assigné, dans les Frères Karamazof, à ce « personnage principal » du roman rêvé, ne voit-on pas aussitôt la différence profonde des deux sujets, et combien il y a loin de l’histoire de Dimitri Karamazof faussement accusé du meurtre de son père à celle du « grand pécheur » employant toute sa vie à la « recherche de Dieu ? » Non, jamais le plus puissant penseur d’entre les romanciers ne s’est enhardi à revêtir de beauté artistique le « problème » qui, dès sa jeunesse, lui avait toujours tenu au cœur par-dessus tous les autres ! Jamais il n’a cessé de redouter que le poids de sa misère présente l’empêchât d’apporter encore au traitement de la question religieuse toute la perfection de forme et de fond qu’il aurait souhaitée ; si bien que, sans doute, il aura dû attendre d’année en année, jusqu’au bout, le « changement » providentiel dont il parlait jadis dans une de ses lettres, — l’avènement d’un miracle qui, en l’affranchissant du terrible souci de son pain quotidien, lui permettrait enfin de travailler librement pour sa propre gloire et pour l’ « édification » de sa chère patrie. Attente infiniment cruelle, à coup sûr, et dont la révélation achève de nous faire toucher du doigt la seule véritable « tragédie » secrète de la destinée de Dostoïevsky !


T. DE WYZEWA.

  1. Ce volume est à la fois le résumé et le complément d’un recueil de lettres de Dostoïevsky publié à Saint-Pétersbourg par la veuve du romancier en 1883, et dont une traduction française a paru récemment à la librairie du Mercure de France. Non content de nous offrir un grand nombre de lettres nouvelles, le traducteur allemand a restitué le texte original et complet de plusieurs lettres déjà connues, mais où les éditeurs russes de 1883 avaient cru devoir pratiquer d’abondantes coupures.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1913.