Revues étrangères - Encore quelques témoignages du dehors

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - Encore quelques témoignages du dehors
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 935-946).

REVUES ÉTRANGÈRES

ENCORE QUELQUES « TÉMOIGNAGES » DU DEHORS


In gentlest Germany, par Hun Svedand, traduction anglaise de E. V. Lucas, illustrée par G. Alorrow. Un vol.in-18, Londres, librairie John Lane, 1915, — At the Front with three Armies, par Granville Fortescue. Un vol. in-8o, illustré ; Londres, librairie Melrose, 1915.

Je n’ai pas lu le nouveau livre où l’explorateur suédois Sven Hedin, sous prétexte de nous décrire sa « visite aux armées allemandes, » s’est donné pour tâche de justifier et de célébrer, aux yeux du monde, la manière dont chefs et soldats de cette armée procédaient à ce qu’il appelle leur œuvre de « résistance » nationale : mais nombre de critiques anglais s’accordent à nous garantir que, depuis les sentimens et idées de M. Sven Hedin jusqu’au menu détail de ses tours de phrase, tout ce qui constitue l’originalité de son livre se retrouve, fidèlement reflété, dans un petit volume de l’un de ses compatriotes, M. Hun Svedend, qui, grâce au talent de ses deux traducteurs, est en train d’offrir au public d’outre-Manche un divertissement des plus salutaires. Peut-être même y aura-t-il, — en Allemagne, surtout, — des esprits chagrins pour prétendre que ce second explorateur Scandinave n’a jamais existé, et qu’au lieu de se borner à traduire sa Très douce Allemagne (sous la double forme d’une légère prose anglaise et d’illustrations infiniment amusantes), MM. E. V. Lucas et George Morrow ont improvisé de toutes pièces cet aimable « pendant » de l’épaisse et fastidieuse « besogne » de M. Sven Hedin ? Mais ne suffit-il pas de jeter un coup d’œil sur les croquis de M. Morrow pour deviner aussitôt que ces portraits inoubliables du Kaiser et du Kronprinz, ces figures étonnamment « typiques » d’officiers, de soldats, de fonctionnaires teutons, que tout cela doit avoir été saisi sur le vif, — ou du moins « interprété » d’après ces épreuves photographiques dont M. Hun Svedend (de même qu’avant lui M. Sven Hedin) ne cesse pas de nous redire avec orgueil qu’on a bien voulu lui permettre de les prendre à chacune des étapes de son « exploration » du « front occidental. » Et quant au texte qui nous est présenté par M. E. V. Lucas, les quelques citations que l’on en va lire auront pareillement de quoi, je l’espère, rendre désormais indubitable au lecteur français l’existence bien authentique de M. Hun Svedend, tout en nous renseignant à souhait, du même coup, sur le caractère et la portée des observations « germanophiles » de son fameux compatriote, devancier, et modèle.


M. Hun Svedend nous raconte d’abord comment, un soir qu’il dînait à Stockholm en compagnie de ses vieux amis Herr Wurzel et Herr Doktor Mangold, il a reçu un message de son « auguste et invincible ami » l’empereur Guillaume, lui enjoignant de se rendre sur le « front occidental » de sa glorieuse armée, afin d’y recueillir les élémens d’un « témoignage absolument impartial » qui, sous la signature d’un « neutre, » aurait chance de révéler plus efficacement au monde la beauté stratégique et morale des méthodes de guerre allemandes. Voici donc notre voyageur en route vers Berlin, où l’attendent des instructions plus détaillées touchant le contenu et la forme de ce « témoignage impartial » dont on a daigné le charger !


Par les vitres de mon wagon, des deux côtés, j’aperçois la terre allemande. Quelle émotion exaltante, de se sentir environné par l’Allemagne à l’Est comme à l’Ouest ! Aussi bien les officiers qui remplissent mon compartiment, — et qui certes ne savent point le personnage considérable que je suis, sans quoi ils ne mettraient pas autant de liberté à m’écraser continuellement les doigts de pieds, — sont-ils déjà la crème parfaite de la chevalerie allemande. Leur conversation n’a point d’autres sujets que la guerre et l’impudence scandaleuse des Alliés. De temps à autre, seulement, l’un d’eux se lève pour précipiter au dehors, par la fenêtre, — avec une promptitude et une dextérité incroyables, — quelque voyageur civil un peu trop familier : mais, à cela près, ils ne s’occupent aucunement de ce qui les entoure. La guerre les absorbe tout entiers. Avec un pareil état d’esprit chez les chefs, qui donc pourrait douter du triomphe final de l’Allemagne ?

Le train s’arrête périodiquement à des stations, avec l’admirable régularité allemande. Des passagers montent ou descendent, suivant le cas, mais toujours en me révélant, dans tous leurs mouvemens, une égale sûreté méthodique et précise. Je ne vois personne tomber sous les roues. Tout cela est vraiment merveilleux.

De Berlin, où l’on a mis à sa disposition un automobile spécial qui n’a que le léger défaut d’être un peu bien rapide, M. Hun Svedend est conduit en France. Dans un des villages qu’il traverse, il admire le spectacle réconfortant d’une demi-douzaine de soldats attablés, avec une parfaite harmonie fraternelle, au milieu du chœur d’une église en ruines. Partout, d’ailleurs, il découvre des scènes lugubres de dévastation qui achèvent de le rendre sévère à l’égard des « politiques déloyales » de la France, de la Belgique, surtout de l’Angleterre. « Lorsque, nous dit-il, l’on a vu de ses propres yeux toute la somme de destruction et de misère qui résulte de la guerre présente, l’on ne peut pas s’empêcher de songer que pas une église ni un château n’auraient été touchés, si l’Angleterre s’était conduite plus honorablement. » Et pourtant M. Hun Svedend ne peut pas s’empêcher, non plus, de reconnaître qu’il y a, jusque dans les ruines qui l’entourent, quelque chose d’étrangement « pittoresque, » où s’atteste le génie artistique de la race allemande.

Sans compter que cette race a, décidément, des vertus d’organisation pratique qui pénètrent de stupeur l’explorateur Scandinave. « Que l’on prenne, par exemple, la manière de tirer le canon ! En France et en Angleterre, naturellement, ce tir doit s’effectuer au hasard. Chacun lance son coup lorsque l’idée lui en vient. Mais dans l’armée allemande, oh ! quelle différence ! Chargez ! commande d’abord le chef de la batterie. Puis : Préparez le feu ! puis encore : Feu ! Alors seulement le canon se décharge. Impossible d’imaginer un travail plus méthodique. »

M. Hun Svedend a l’honneur ineffable d’être invité à dîner, tour à tour, par l’empereur Guillaume, « le plus grand amoureux platonique de la paix qu’il y ait jamais eu, » et par son charmant et spirituel héritier, le Kronprinz. L’Empereur lui parle confidentiellement de la France, qu’il aime de tout son cœur, et pour laquelle il attend grand profit de la prochaine victoire des armées allemandes. « Si les Français, — s’écrie le voyageur, — avaient la moindre idée des véritables sentimens de l’Empereur à leur endroit, nul doute qu’ils le jugeraient tout autrement qu’ils le font. Mais le plus étrange, et ce que le Kaiser lui-même n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi les Français n’en ont pas l’idée. À coup sûr, pourtant, ils ne peuvent pas avoir l’esprit assez enfantin pour se laisser influencer par les mouvemens hostiles des troupes allemandes ! »

Quant au Kronprinz, ce jeune stratège a même poussé la bonté jusqu’à daigner entretenir son convive de ses vues militaires. « Avec le système moderne des tranchées, — lui a-t-il dit, — c’est à peine si les deux armées opposées parviennent à se voir, car toutes deux sont cachées dans le sol, et avec un danger réel pour ceux de leurs hommes qui voudraient se trop approcher de la tranchée adverse. D’une manière générale, d’ailleurs, j’ai observé que la distance entre les forces combattantes s’est toujours accrue en proportion du développement des armes à feu. Je suis, en outre, d’avis que celui des belligérans qui possède la meilleure artillerie possède aussi les meilleures chances de victoire. Cependant le nombre, dans une guerre, compte également pour beaucoup. »

En Belgique, où l’amène ensuite le programme imposé d’avance à son « témoignage, » M. Hun Svedend serait tenté un moment de déplorer la vue de centaines de villes et villages anéantis. Mais ses guides ont vite fait de le persuader que, « en dépit des mensonges anglais, la très grande majorité de ces dévastations ont eu pour auteurs les habitans eux-mêmes. » De plus, aucun des dommages causés n’est irréparable. Seule, la bibliothèque de l’université de Louvain a péri sans retour : et un spirituel officier allemand, qui accompagne l’explorateur, lui fait observer bien justement que, « de nouveaux livres, cela n’est pas difficile à écrire. »

Mais parmi les aventures de toute sorte rencontrées par M. Hun Svedend pendant sa « visite aux armées allemandes du front occidental, » aucune ne paraît l’avoir remué aussi profondément que son séjour, plus ou moins forcé, à bord de l’un des sous-marins de l’amiral Tirpitz. Un jour que déjà l’explorateur Scandinave, le cœur et le cerveau suffisamment gonflés d’admiration, se préparait à rejoindre Stockholm, afin d’y rédiger plus à loisir son « impartial témoignage, » un hasard l’a remis en présence du glorieux chef suprême de la marine allemande ; et celui-ci lui a fait savoir que, par un privilège singulier « qui jamais encore n’avait été accordé à un civil, » le Kaiser et lui-même daignaient l’autoriser à prendre sa part de la prochaine expédition de leur plus intrépide sous-marin. M. Hun Svedend, que la perspective de cette expédition ne laissait pas d’effrayer, s’est hâté de répondre qu’il s’estimait indigne d’un honneur qui, en bonne justice, devait d’abord revenir à un journaliste allemand. Mais l’amiral Tirpitz n’a rien voulu entendre.

— Rengainez votre fausse modestie, mein lieber Hun Svedend (mon cher Hun Svedend) ! — s’est-il écrié avec sa franche et joviale familiarité habituelle. — Au reste, nous vous regardons tous comme un Allemand ! Allons, prenez vite ce permis, et débarrassez-moi le plancher !

Le commandant du sous-marin se trouvait être, lui aussi, « un homme charmant, plein d’humour et de bonhomie. » Tout en ne cessant point de fumer son cigare « avec l’élégance consommée de tous ceux de sa race, » il demandait, par exemple, à son hôte suédois s’il « avait pris la précaution d’écrire son testament, » ou bien, après lui avoir signifié la possibilité d’une catastrophe soudaine qui anéantirait le bateau, lui rappelait que chacun de nous « ne saurait mourir qu’une seule fois. » Ainsi la soirée s’était écoulée en aimables propos ; et puis M. Hun Svedend était descendu dans sa cabine, pour essayer de dormir.


Le lendemain matin, tandis que je restais assis sur ma couchette, au fond de l’eau, m’amusant à considérer et à identifier les divers poissons qui défilaient tour à tour devant le petit trou rond de ma fenêtre, — tantôt une sardine, puis une baleine, puis encore un saumon, et puis une ablette, — j’entendis tout d’un coup l’ordre de tirer. Je m’empressai de monter à la cabine d’observation, sous le périscope ; j’y parvins assez tôt pour voir jaillir de notre sous-marin une torpille, lancée contre la masse imposante d’un paquebot anglais.

Une explosion effroyable suivit ; et aussitôt nous remontâmes à la surface, — afin, me disais-je sottement dans mon ignorance, d’être prêts à secourir les passagers tombés à l’eau. Mais combien j’avais méconnu l’inflexibilité de fer de la stratégie allemande ! Pour ce grand peuple que sont les Allemands, toute guerre, — et particulièrement cette guerre-ci, qu’ils s’étaient efforcés d’éviter par tous les moyens, malgré leur admirable état de préparation militaire, — est une chose trop sérieuse pour pouvoir être entravée par des restrictions mesquines, ou de vaines règles académiques. Et, certes, j’éprouvais quelque pitié pour les pauvres diables que je voyais se noyer tout près de nous : mais je songeai que, au total, c’étaient là des représentans de cette espèce des « civils » dont chacun sait le rôle scandaleux qu’elle a joué dans la guerre d’à présent. À Louvain, par exemple, est-ce qu’un seul carreau de vitre aurait été brisé, si quelques-uns de ces maudits « civils » n’avaient pas laissé voir des sentimens trop peu bienveillans à l’égard de l’Allemagne ?

Peu d’heures après la destruction du paquebot, voici que nous fut signalé un nouvel ennemi ! C’était une barque de pêche. Aussitôt toute conversation s’interrompit, une fois de plus ; et, de toute leur âme, mes compagnons se remirent à l’œuvre. Je ne crains pas de le déclarer : pour merveilleuse que soit l’activité des soldats allemands, celle de l’équipage d’un sous-marin allemand la dépasse encore. Il ne fallut pas moins que l’épuisement complet de notre provision de torpilles pour nous ramener dans le port d’Anvers.

Et l’Angleterre, d’autre part, ah ! quelle pauvre figure elle fait dans tout cela ! Impossible de rien imaginer de plus pitoyable que la résistance de sa barque de pêche et de son paquebot contre le tout petit sous-marin qui les attaquait. Et quand on pense que cette lutte a eu lieu dans ses propres mers, dans ces mers dont elle aimait orgueilleusement à se dire la maîtresse !


La conclusion du livre de l’explorateur Scandinave mériterait, elle aussi, d’être citée tout entière. M. Hun Svedend y passe rapidement en revue les principales manifestations de la victoire allemande. « Partout, écrit-il, l’Allemagne ou bien a avancé, ou bien a reculé pour des raisons stratégiques, ou bien encore n’a point bougé, mais toujours avec un mélange incomparable de dignité et de courtoisie. Je ne m’étonne pas que le glorieux Empereur ait récemment défendu de chanter, dans ses églises, un hymne où il était paré du titre de triomphateur. Comment ne serait-il point fatigué de s’entendre sans cesse salué de ce titre ? Les victoires mêmes ont fini par devenir monotones pour une âme aussi délicate et, au fond aussi humble ! »

M. Hun Svedend n’ignore pas que certains « diffamateurs » à tout prix de l’Allemagne regardent comme « un échec relatif » l’impossibilité pour elle de s’emparer de Paris. Mais c’est là une erreur, pour ne pas dire une calomnie. « En fait, l’Allemagne ne pouvait tarder à détourner ses yeux de Paris, car Paris n’est pas une ville qui ait de quoi lui plaire. Les Français sont si légers, si futiles et superficiels, qu’il ne saurait y avoir de prospérité pour un peuple à l’âme profonde, orné d’une culture aussi authentique, dans la capitale d’une nation comme celle-là. » Et quant à Calais, n’est-il pas naturel que les Allemands aient pareillement renoncé à la prise de « cet insignifiant port de mer, » beaucoup trop proche de la « perfide Albion » pour qu’un peuple ayant le respect de soi-même s’accommode d’y vivre ? « Aucun lieu d’où l’on peut apercevoir, par un temps clair, les falaises de Douvres ne saurait offrir un séjour convenable aux Allemands, qui méritent toujours de n’avoir devant les yeux que des horizons loyaux et sympathiques. » Ce qui n’empêche pas que notre explorateur ait entendu parler, en confidence, de l’invention d’un nouveau « gaz asphyxiant » qui aura bien des chances de permettre tout de même à l’Allemagne, s’il lui plaît, de prouver au monde sa supériorité en se frayant un chemin jusqu’à « l’insignifiant port de mer. »

Mais la véritable conquête de l’Allemagne, celle que personne ne saurait lui contester et qui suffira toujours amplement à perpétuer sa gloire, c’est ce royaume de Belgique où nous l’avons vue s’installer malgré l’effroyable résistance de l’élément « civil ! » Et, dans un beau mouvement d’éloquence, M. Svedend s’écrie : « Il y avait là une nation puissante, formidable à sa manière, une nation férocement résolue, armée jusqu’aux dents. Oui, et qu’en reste-t-il à l’heure présente ? Le génie guerrier de l’Allemagne l’a toute transformée en un vaste désert ! » C’est sur ces mots que s’achèverait l’instructive brochure, si l’auteur n’avait pas cru devoir nous rappeler encore, dans un post-scriptum, une vérité que, sans doute, on lui aura ordonné d’introduire par tous les moyens dans l’esprit de ses lecteurs, — car, à plus d’une reprise déjà, il nous l’a répétée, comme un refrain ou une « idée fixe, » au milieu de récits ou de descriptions où elle n’avait rien à voir : « J’espère avoir dorénavant suffisamment démontré que, encore bien que l’Allemagne se trouvât parfaitement préparée à la guerre, et l’Angleterre pas du tout, cependant c’est uniquement l’Angleterre qui a voulu cette guerre, et qui en restera responsable devant l’avenir ! »


Ainsi M. Hun Svedend, dans l’abondance ingénue de son cœur, tâche de son mieux à s’acquitter de la mission que lui a confiée son « auguste et invincible ami, » l’empereur Guillaume ; et tout à fait de la même manière y a tâché, avant lui, ce Sven Hedin dont il n’est en vérité pour nous, comme je l’ai dit, qu’un très fidèle écho. Le culte qu’ils professent tous deux à l’égard de l’Allemagne dérive d’une inspiration si particulière que j’aurais scrupule à mettre en comparaison avec lui les sentimens « germanophiles, » infiniment plus discrets à la fois et plus respectables, d’autres « témoins » étrangers tels que le journaliste américain M. Stanley Washburn, dont je parlais ici le mois passé, ou que son compatriote et confrère M. Granville Fortescue, qui vient de publier à Londres un curieux récit de ses Visites sur le front en compagnie de trois armées. Mais c’est chose certaine que l’un et l’autre de ces correspondans américains de journaux anglais nous laissent deviner assez clairement, eux aussi, la difficulté qu’ils éprouvent à partager tout à fait notre mélange de colère et de haine envers l’espèce malfaisante de nos agresseurs. Et tandis que les sympathies « allemandes » de M. Washburn, à en juger par le recueil de ses lettres, semblaient décroître à mesure que le correspondant du Times avait l’occasion d’observer de plus près les pratiques guerrières des envahisseurs de la Pologne, c’est par une « évolution » tout opposée que les derniers chapitres du livre nouveau de M. Fortescue nous le montrent devenu plus indulgent, à l’endroit des armées allemandes, qu’il paraît l’avoir été lors de sa première « visite sur le front. »

Ou plutôt le fait est que cette « première » visite du journaliste américain a été, en même temps, la dernière et l’unique : pas une fois, depuis les jours lointains où il a pu assister à la défense des forts de Liège et à une tentative malheureuse des Allemands pour s’emparer de Dinant, pas une fois depuis lors il ne lui a été donné d’arriver jusqu’au « front, » malgré l’extrême désir qu’il en éprouvait. Et bien que les chefs de l’armée allemande l’aient exclu de cette faveur tout de même que l’état-major français et anglais, un fâcheux hasard a voulu que l’impossibilité commune où se trouvaient les diverses armées belligérantes d’admettre sur leur « front » des correspondans de journaux lui fût signifiée, en Belgique et en France, d’un ton moins aimable qu’au quartier général allemand. D’où, — chez un journaliste qui, comme celui-là, avait le droit d’alléguer une préparation et une compétence militaires d’ordre exceptionnel, — cette mauvaise humeur, plus ou moins inconsciente, à l’adresse de notre armée et de l’armée anglaise qui va même, parfois, jusqu’à se traduire en des efforts à peine dissimulés pour excuser tel ou tel des aspects les plus notoires de la « barbarie » allemande.

Encore y a-t-il certains aspects de cette barbarie que M. Granville Fortescue, malgré toute son indulgence habituelle, ne peut pas s’empêcher de trouver monstrueux. « La manière systématique dont les aviateurs allemands lancent leurs bombes, au hasard, sur des populations de non-combattans, — nous dit-il notamment, — est à mon avis le comble de la lâcheté. Lorsque ces aviateurs, opérant quasiment sans risque au-dessus de grandes villes, laissent tomber leurs projectiles meurtriers sur des femmes et des enfans, c’est là une œuvre d’ignominie que nulle condamnation ne suffirait à châtier. J’imagine qu’eux-mêmes, au retour de chacune de leurs expéditions, se sentent heureux et fiers d’avoir ainsi accompli leur tâche ; mais comment ils peuvent se regarder comme des soldats, voilà ce qu’il m’est impossible de comprendre. Assassins est le seul titre qui leur convienne. Et le plus affreux est que l’empereur d’Allemagne, — je le sais de la propre bouche d’un de ses confidens, — approuve pleinement cette façon de rabaisser la guerre au niveau du plus lâche et du plus répugnant brigandage ! » Semblablement, j’ai l’idée que le torpillage de la Lusitania, accompli par des officiers de la marine allemande au lendemain du jour où M. Fortescue achevait la rédaction de son livre, n’aura pas été sans atténuer quelque peu l’indulgence du journaliste américain à l’endroit d’une race qu’il considérait volontiers jusque-là comme trop « cultivée » pour être capable de procéder volontairement, par exemple, à la destruction des trésors artistiques de la cathédrale de Reims.

Mais il n’en reste pas moins que l’aveu manifeste de cette indulgence nous empêche de nous intéresser aussi librement que nous le souhaiterions aux derniers chapitres de l’ouvrage, d’ailleurs très vivant et très instructif, du correspondant de guerre américain. Tout au plus sommes-nous tentés de regretter, avec M. Granville Fortescue lui-même, que les nécessités de la stratégie nouvelle ne lui aient point permis l’approche de ce « front » dont la vue paraît bien avoir été, de tout temps, l’objet suprême de ses désirs, et qui n’aurait pas manqué de nous valoir, sous sa plume, maintes descriptions d’un relief admirable. Car s’il n’y a pas jusqu’aux derniers chapitres de son livre qui, par-dessous le grave inconvénient que j’ai dit, n’abondent en menus traits où se manifeste une très précieuse autorité professionnelle, on ne saurait croire à quel point cette autorité s’affirme et se déploie dans les pages initiales du volume, consacrées par M. Fortescue au récit des seules opérations militaires dont il lui ait été donné d’être témoin. Jamais, en particulier, l’héroïque défense des forts de Liège ne nous a encore été racontée avec un tel mélange de précision stratégique et de réalité pittoresque. Pendant la nuit du 5 août 1914, M. Fortescue s’était bravement avancé jusqu’au sommet d’une colline, sur le bord de la Meuse, d’où il pouvait apercevoir l’un des efforts principaux de l’agression allemande.


À l’Est, se dressait le fort de Fléron. Ses étranges contours, avec les tourelles surmontant les remparts, lui donnaient l’apparence d’un Dreadnought monstrueux échoué là sur les hauteurs ; et sa ressemblance avec un navire de guerre se trouvait encore renforcée par les projecteurs lumineux qui ne cessaient point de balayer le sol, en avant du fort, comme si ce sol eût été une mer couverte d’ennemis. À tout moment, les ombres s’illuminaient d’éclairs, qui me racontaient l’histoire de la résistance désespérée des Belges. Au-dessus du fort, d’énormes obus d’un blanc verdâtre éclataient comme d’innombrables fusées d’un feu d’artifice ; et toujours les canons des tourelles répondaient, crachant des jets de lumière qui mordaient les ténèbres.

Pendant que j’observais le spectacle lointain du fort de Fléron, le choc soudain d’une fusillade éclata, presque sous mes pieds. On venait de découvrir une armée allemande qui arrivait par les bois, à l’Ouest de l’Ourthe. Déjà, les uhlans étaient pris dans les fils barbelés qui leur fermaient la marche. Je pouvais distinguer, avec ma lorgnette, des figures spectrales de cavaliers s’agitant parmi les arbres. De minute en minute, la force de la fusillade augmentait. Tout à coup, par-dessus elle, j’entendis le long gémissement d’un obus qui traversait l’air. Je me retournai, et vis que les forts occidentaux de Liège venaient d’entrer en jeu. Tous les bois d’alentour étaient maintenant éclairés de sinistres lueurs. Le fort d’Embourg versait un feu ininterrompu sur le flanc de l’armée ennemie. Par instans, je discernais ce qui me semblait être des bataillons en marche : mais, dès l’instant suivant, les ombres s’effaçaient. Seuls, les coups de fusil me signalaient la position des troupes.

Pendant quatre heures, la lutte fait rage dans les bois. Aux premières heures de l’aube, je puis enfin commencer à distinguer les lignes du combat ; et bientôt je découvre un bataillon allemand qui s’avance, en masse compacte. Ils s’avancent, et puis je les vois tomber, comme des épis sous un ouragan. Aucune discipline ne saurait résister à cette tempête de mort. La ligne allemande fléchit, elle finit par se rompre. Les Belges redoublent leur feu. Ils sortent en foule de leurs abris, et dorénavant s’ouvre la contre-attaque. J’ai été instruit si longtemps à tenir pour invincible l’infanterie allemande que je ne parviens pas à croire mes propres yeux. Que si jadis, dans notre collège militaire de Leavenworth, je m’étais risqué à soutenir la possibilité, pour des soldats belges, d’écraser les colonnes du Kaiser, tous les officiers, mes collègues, se seraient moqués de moi. Mais voici que se justifie la parole de César : « De tous les peuples que j’ai combattus, les Belges me sont apparus les plus résistans ! »

Bataillons sur bataillons sont poussés en avant, du côté ennemi : mais il n’y a plus rien désormais qui puisse arrêter l’élan victorieux des Belges. Ils chargent et progressent, jusqu’à ce que la fusillade m’arrive de plus en plus lointaine. Le fort de Boncelles est littéralement illuminé, à force de faire pleuvoir ses projectiles sur les Prussiens en déroute. Et lorsque le soleil se décide à franchir les nuages qui l’avaient recouvert jusque-là, c’en est fait de l’épouvantail qui avait terrifié le monde depuis un demi-siècle. La célèbre force militaire allemande a dû céder devant le feu des Belges.

Il est vrai que, pendant tout ce temps, j’avais supposé que la chance de la bataille s’était retournée contre les vaillans défenseurs du fort de Fléron. Vers cinq heures et demie, les canons des tourelles du fort se taisaient. J’entendais seulement une fusillade, qui m’annonçait une nouvelle concentration de l’attaque sur ce point. Mais j’ai appris ensuite que les audacieux Allemands qui s’étaient frayé un chemin jusqu’au bas du fort en avaient été repoussés, en un désordre pitoyable, par l’infanterie belge. Un moment, le mécanisme des tourelles avait été dérangé par l’artillerie allemande : mais alors l’infanterie belge était venue galamment à la rescousse, et avait contenu les agresseurs jusqu’à ce que tous les canons pussent être remis en état.


Quelques jours plus tard, le 16 août, M. Fortescue assiste à une autre défense non moins héroïque, et dont les héros se trouvent être cette fois, des soldats français. Depuis l’avant-veille, un bataillon de notre 148e de ligne est venu remplacer les troupes belges qui gardaient le pont de Dinant ; et déjà dans la soirée du 15 août, le journaliste américain, qui avait obtenu la faveur de suivre de tout près les opérations, s’était senti pénétré d’un pressentiment douloureux en voyant arriver une poignée de dragons, tout épuisés de fatigue, — seuls survivans d’une patrouille de cent de nos cavaliers envoyés le matin, pour reconnaître l’approche des Allemands. Le lendemain, vers sept heures, dans sa chambre de l’Hôtel du Nord, M. Fortescue est réveillé par le fracas d’un obus tombant, d’une provenance inconnue, sur le toit de la gare. Puis ce sont des cris, des pas précipités dans l’étroite rue qui longe la Meuse, des coups de fusil échangés sur le flanc du rocher que surmonte l’antique citadelle. Bientôt celle-ci est prise par les Allemands, qui, de là-haut, « font pleuvoir une véritable grêle de mort sur les intrépides défenseurs du pont. » De l’endroit où il se tient en compagnie d’un jeune lieutenant, à l’entrée du pont, M. Fortescue aperçoit, sur l’autre rive, l’honnête figure du propriétaire de l’Hôtel de la Tête-d’Or, M. Bourgemont, qui, naguère, avait bravement refusé de quitter sa maison et sa ville. Debout, maintenant, sur le seuil de l’hôtel, il agite ses petits bras pour hâter la course d’une vingtaine de soldats, désormais incapables de se maintenir à leur poste sous cette « grêle » incessante de la mitraille ennemie. Mais voici que l’un de ces malheureux tombe, frappé d’une balle, à mi-chemin entre le pont et le seuil protecteur de la Tête-d’Or ! Aussitôt M. Bourgemont s’élance vers lui, le saisit par les bras, et tâche à l’entraîner vers l’ « angle mort, » le sûr abri qu’offre sa maison. L’écrivain américain le voit faisant ainsi quelques pas à reculons, avec sa lourde charge. Tout à coup il le voit tomber à son tour, « de cette manière un peu ridicule dont ont coutume de tomber les personnes trop grasses. » Une balle lui a traversé la cervelle.


Dorénavant la citadelle se trouvait entièrement aux mains de l’ennemi. Tout le reste de la matinée, celui-ci consacra son effort à l’attaque du pont, défendu maintenant par tout ce que nous gardions de troupes disponibles. Et dès lors je constatai combien le nombre de nos hommes était petit, et combien il leur serait impossible d’empêcher jusqu’au bout le passage des Allemands. En attendant, du moins, la mitrailleuse du lieutenant P… crachait un torrent de feu à travers le pont, et pas un Allemand n’osait approcher. À onze heures, une petite pluie fine commença, mais sans modifier aucunement la violence de la lutte… Déjà plus de la moitié de mes compagnons gisaient à nos pieds, morts ou blessés, lorsque nous eûmes la joie de voir enfin arriver un léger renfort, sous la conduite d’un sergent du 33e de ligne. Aussitôt l’intensité de notre feu s’accrut, jetant de nouveau l’épouvante et la mort sur la rive opposée.


M. Fortescue, qui n’avait pas pu déjeuner avant de sortir, — car un obus allemand avait endommagé la cuisine de son hôtel, — revint alors se restaurer et prendre un moment de repos. Le café de l’Hôtel du Nord était rempli de soldats blessés, que pansait affectueusement un médecin de la ville. Lorsque, vers une heure, le journaliste américain rejoignit le lieutenant P…, la fusillade s’était, une fois de plus, un peu ralentie. Mais, dès la minute suivante, la vue du drapeau allemand, hissé tout d’un coup au sommet de la citadelle, ranima puissamment la fureur guerrière des Français survivans. Jamais encore nos mitrailleuses n’avaient « aboyé » d’une façon aussi continue, jamais le feu de notre infanterie n’avait été aussi efficace. « Et voici que, soudain, j’entendis une note nouvelle dans le chœur infernal, — huit détonations terribles, suivies d’un sifflement prolongé : c’était l’artillerie de campagne française. Je rencontrais là pour la première fois cette artillerie ; et immédiatement je reconnus l’habileté magistrale des mains qui la mettaient en œuvre. Moins de cinq minutes lui suffirent pour se repérer : ses projectiles montaient d’un élan si sûr vers la citadelle que, bientôt, les Allemands qui s’étaient emparés de celle-ci durent l’évacuer en une vraie déroute. L’un des obus atteignit exactement le drapeau, y séparant le rouge du noir… Depuis ce moment, la victoire des Français n’était plus douteuse. Ni dans les rues de la rive droite de Dinant, ni sur les hauteurs d’alentour, on n’apercevait plus l’ombre d’un Allemand. »

Notre victoire, comme l’on sait, n’était pas, ne pouvait pas être décisive. Bientôt la petite troupe des défenseurs français de Dinant allait succomber sous la masse formidable des armées ennemies ; et l’on sait aussi de quel prix monstrueux les concitoyens de l’héroïque hôtelier de la Tête-d’Or allaient payer l’humiliation infligée aux premiers envahisseurs allemands de Dinant. Mais ne convient-il pas que nous sachions gré à M. Fortescue de nous avoir raconté comme il l’a fait ce touchant épisode de la première défense du vieux pont sur la Meuse, où, mieux encore que naguère à Liège, le journaliste américain a dû reconnaître combien l’avaient trompé ses professeurs du Collège militaire de Leavenworth en lui représentant comme à jamais impuissant tout effort pour atteindre et renverser « l’épouvantail qui avait terrifié le monde depuis un demi-siècle ? »


T. de Wyzewa.