Revues étrangères - Fra Angelico et ses nouveaux biographes

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Revues étrangères - Fra Angelico et ses nouveaux biographes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 459-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

FRA ANGELICO ET SES NOUVEAUX BIOGRAPHES


Fra Angelico, par Langton Douglas, 1 vol. in-4o, Londres, 1900 ; Le Bienheureux Fra Giovanni Angelico de Fiesole, par Henry Cochin, 1 voI. in-18 de la collection Les Saints, Paris, librairie Lecoffre, 1906 ; Fra Angelico, 1 vol. in-8o, illustré, de la collection Newnes Art Library, Londres, 1906.


Par un privilège singulier, et qu’on serait tenté d’appeler miraculeux, Fra Angelico, pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, a échappé au discrédit qui s’était alors répandu sur tous les peintres dits « gothiques, » « primitifs, » ou « préraphaélites. » Les voyageurs qui ont visité l’Italie pendant ces deux siècles, tandis qu’ils négligeaient de voir les œuvres de ses contemporains, ont vu les siennes, et ont noté le ravissement qu’ils en avaient eu. Les églises et couvens qu’il a décorés ont soigneusement conservé ses peintures, au lieu de les remplacer par d’autres mieux appropriées à leur goût moderne ; ou bien, lorsque la pauvreté les a contraints à s’en séparer, ils l’ont fait à contre-cœur, en bénissant du moins la mémoire du saint moine qui, même après sa mort, leur venait en aide. Et quand ensuite, dans la première moitié du XIXe siècle, le goût des « connaisseurs » a commencé à changer, c’est encore à Fra Angelico qu’est allé surtout le culte des nouveaux préraphaélites, allemands et anglais. Avec Giotto et le Pérugin, et au-dessus d’eux, le moine de Fiesole est, depuis lors, devenu pour nous le maître parfait de tout ce qu’il nous a plu d’attribuer, à l’art « primitif, » de pieuse, naïve, et touchante beauté.

Mais il y avait dans la beauté de l’œuvre de ce moine quelque chose de si particulièrement pieux que certains critiques, trop étrangers à l’esprit chrétien, ne l’ont pas compris, ou peut-être, l’ayant trop bien compris, s’en sont offensés : et. ainsi, nous avons assisté, depuis une vingtaine d’années, à une véritable campagne, conduite d’ailleurs avec une adresse et une discrétion admirables, pour déposséder Fra Angelico de la place d’honneur qu’il occupait parmi les peintres italiens du quattrocento. Faute de pouvoir faire pour lui comme pour d’autres artistes et écrivains catholiques, dont on s’est efforcé de prouver qu’ils avaient été, à leur insu, des païens ou des hérétiques, ou encore que leur foi religieuse n’avait joué aucun rôle dans leur production, on a simplement tâché, d’une façon plus ou moins ouverte, à l’éliminer de l’histoire de l’art. On nous l’a représenté comme un agréable illustrateur, indifférent au mouvement artistique de son siècle, et, — pendant qu’auprès de lui la peinture florentine traversait une crise décisive de transformation et de renouvellement. — s’obstinant à répéter toujours les mèmes images par les mêmes moyens, qui, du reste, étaient ceux d’un miniaturiste plutôt que d’un peintre. Historiens et critiques ont pris l’habitude de ne plus s’arrêter devant l’œuvre de ce « doux moine sans malice qui, enfermé au verrou dans son monastère, arrosait béatement l’antique de son eau bénite ; » ou bien, s’ils étaient forcés de nous parler de lui, ils se sont ingéniés à le diminuer, sauf à employer, pour y parvenir, toute sorte d’argumens d’une subtilité imprévue. Un critique anglais dont l’influence, aujourd’hui bien réduite, a longtemps été des plus considérables, M. Berenson, dans son livre sur les Peintres Florentins de la Renaissance, a affirmé sérieusement qu’il ne découvrait aucune trace, chez Fra Angelico, « de la profonde intelligence qu’avait eue Giotto de la signification matérielle et spirituelle de la réalité visible. » Et M. Berenson ajoutait : « Comme tous les grands artistes, Giotto ne s’est jamais abaissé jusqu’à introduire dans son œuvre ses sentimens personnels à l’égard de cette signification : il lui a suffi de la comprendre et de la traduire. Mais, pour une personnalité artistique plus faible, cette signification, perçue vaguement, s’est convertie en émotion ; elle n’a plus été que sentie, et non réalisée. » Par où, en des termes que leur allure emphatique n’empêchait point d’avoir un sens très précis, l’écrivain anglais nous donnait à entendre que Fra Angelico, avec sa « personnalité faible, » et sa « perception vague de la réalité visible, » n’était au demeurant qu’un peintre de second ordre, indigne d’être comparé non seulement à un Masaccio, mais à cet Andrea del Castigno dont M. Berenson déclarait, quelques pages plus loin, qu’il « était doué d’un grand sentiment du significatif. »

Et la campagne était conduite avec tant d’adresse, les laïcisateurs de l’histoire de l’art mettaient tant de sympathie et de déférence à congédier Fra Angelico de la peinture italienne de son temps pour le reléguer dans l’imagerie pieuse, que leur entreprise était sur le point de réussir, lorsque d’éloquentes protestations se sont élevées, de tous les coins de l’Europe, qui auront certainement pour effet de rendre désormais plus difficile la dépréciation artistique du vieux maître toscan. Presque simultanément, des écrivains de tous les pays ont proclamé la fausseté absolue des reproches adressés à l’œuvre de Fra Angelico. Ils ont montré, le plus clairement du monde et le plus aisément, que le moine de Saint-Marc était bien un peintre, et un peintre de son temps ; que, loin d’ignorer l’art de ses contemporains, et même l’antique, il s’en est inspiré autant que personne ; et que ce prétendu retardataire, ce « dernier giottesque, » n’a jamais cessé, durant sa longue vie, de modifier à la fois sa conception artistique et ses procédés. Mais surtout, ces écrivains se sont attachés à établir que Fra Angelico a toujours très assidûment observé la « réalité visible, » et que, sous ce rapport, pas un des peintres florentins de son époque ne l’a dépassé : pour le justifier de l’accusation de « mysticisme, » qui était l’un des prétextes invoqués par ses détracteurs, ses défenseurs nous l’ont surtout représenté comme un « naturaliste. » Et aucun d’entre eux ne l’a fait avec plus d’autorité qu’un éminent historien anglais, M. Langton Douglas, dans un gros livre qui abonde en vues ingénieuses sur l’évolution du talent de Fra Angelico et sur la date probable de ses divers ouvrages[1].


D’un bout à l’autre de son livre, M. Langton Douglas a travaillé à nous démontrer que, suivant son expression, Fra Angelico avait été « un artiste, qui, en même temps, se trouvait être un saint ; » et dans la minutieuse étude qu’il a faite de ses peintures, notamment, rien ne lui a semblé aussi important que de relever la valeur « naturaliste » de ces peintures, la justesse de la perspective et du modelé, la fidélité des portraits, la vérité des paysages, comme aussi la tendance croissante du maître à imiter les formes nouvelles créées par les architectes et les sculpteurs de son entourage. Un peintre florentin de la Renaissance, un rival de Masaccio et de Castagne, de Domenico Veneziano et de Masolino ; tel nous apparaît Fra Angelico, dans le savant ouvrage de son biographe anglais. Nous le voyons errer, le crayon en main, par les rues de sa ville, tantôt s’arrêtant devant l’une des portes du Baptistère, tantôt dessinant, au passage, le costume pittoresque de l’un des Orientaux venus à Florence pour le Concile de 1438 ; ou bien encore se promenant parmi les chantiers de Saint-Marc avec l’architecte Michelozzo, et se réjouissant de pouvoir recueillir les avis de ce savant homme. Depuis le Couronnement de la Vierge du Louvre jusqu’aux fresques du Vatican, nous le voyons se pénétrer, toujours plus à fond, de la double influence de la nature vivante et du génie antique.

Tout cela est d’une certitude historique incontestable : je ne crois pas que quelqu’un, après le livre de M. Douglas, puisse s’obstiner à tenir le moine de Saint-Marc pour un imagier de sacristie, étranger à la révolution artistique de son siècle, ni à l’accuser d’avoir « perçu vaguement » les couleurs et les formes de l’univers visible. Et cependant, nous nous étonnons de découvrir que tout cela, avec son évidence parfaite, ne nous touche guère. Nous sommes heureux d’apprendre que Fra Angelico a été un bon peintre, possédant tous les artifices de son métier au moins aussi bien que l’odieux Castagno, que M. Berenson nous invitait à lui préférer : mais nous sentons que, si même il avait possédé ces artifices à un plus haut degré, s’il avait eu deux fois plus de science et d’habileté de main, son œuvre n’en aurait pas moins gardé un caractère propre, qui l’aurait mise à part de toute l’œuvre des autres maîtres florentins de son temps. Et si même il avait eu moins de science et d’habileté, si même il avait ignoré Masaccio et Michelozzo, nous sentons que son œuvre aurait encore conservé ce caractère particulier qui nous ravit en elle, qui la distingue de tout l’art de Florence, et que les consciencieuses analyses de M. Douglas ne réussissent pas à nous définir.

Ces analyses nous révèlent que le maître que nous aimons, en plus de ce que nous aimons chez lui, « s’est trouvé être un grand peintre ; » elles nous renseignent, pour ainsi parler, sur l’excellente qualité de la langue artistique dont il s’est servi. Mais elles ne nous renseignent pas sur les choses qu’il a dites, dans cette belle langue ; et je craindrais même plutôt que, pour avoir trop exclusivement étudié le « naturalisme » de Fra Angelico, le livre de M. Langton Douglas ne nous fît perdre de vue la portée supérieure de l’œuvre du vieux maître. À vouloir ne considérer celui-ci que comme un observateur de la nature et un traducteur de la « réalité visible », on risque, décidément, de négliger sa véritable grandeur, les vertus spéciales auxquelles il doit d’être, pour nous, une manière d’exception, ou de prodige, dans l’histoire de l’art. Et c’est sans doute ce qu’aura craint aussi notre compatriote M. Henry Cochin, l’un des hommes qui, aujourd’hui, connaissent et comprennent le mieux le moine de Saint-Marc : car tandis que M. Douglas, et d’autres à sa suite, chez Fra Angelico ne prétendaient voir que le « peintre, » M. Cochin, dans l’étude nouvelle qu’il vient de lui consacrer, s’est tout particulièrement efforcé de nous le montrer comme un « saint. »


A cela, d’ailleurs, il était un peu tenu par le titre de la collection dont son livre devait faire partie ; et peut-être plus d’un admirateur de Fra Angelico sera-t-il surpris, — fort agréablement, — de trouver la vie du moine-peintre admise dans une Collection de pieuses vies de saints. Ce n’est nullement chose sûre, en effet, que le Frère Jean de Fiesole ait droit à cette qualité de « bienheureux » que lui prêtent, depuis quatre siècles, la tendresse et le respect des générations, M. Cochin nous dit bien que, dès 1590, le peintre Buti, qui travaillait pour un couvent dominicain, a représenté Fra Angelico avec des « rayons » autour de la tête, et que, au XVIIIe siècle, un moine érudit a inscrit « le bienheureux Jean de Fiesole » dans une liste des Saints et Bienheureux de l’Ordre des Prêcheurs. Mais non seulement nous n’avons aucune preuve formolle de la béatification de Fra Angelico : il ne semble pas même que cette béatification ait été reconnue, au XVe et au XVIe siècles, aussi universellement que nous sommes portés à le supposer. Lorsque, vers 1498, le jeune peintre qui va devenir Fra Bartolommeo introduit le portrait de Fra Angelico parmi les Saints de sa fresque du Jugement dernier, il destine ce portrait à représenter l’un des apôtres, suivant une habitude « naturaliste » qui avait été familière déjà à son grand devancier : mais pouvons-nous croire que le jeune élève de Savonarole, s’il avait tenu Fra Angelico pour un « bienheureux, » aurait consenti à lui faire jouer le rôle d’un autre saint, dans un groupe où il l’aurait su en droit de figurer personnellement ? Et si plus tard Vasari, lié comme il l’était avec les moines de Saint-Marc, avait connu de façon certaine la béatification de Fra Angelico, est-ce qu’il aurait commis l’irrévérence d’écrire qu’il « espérait » que l’âme de ce bon peintre était allée au ciel ? Légalement, la présence d’une Vie de Fra Angelico dans une collection des Saints ne sera tout à fait justifiée que lorsque le Saint-Siège aura réalisé le vœu du Chapitre général de l’ordre dominicain, qui, au mois de mai 1904, l’a supplié d’approuver le culte du moine de Fiesole : mais, dès maintenant, le petit livre de M. Henry Cochin se justifie très suffisamment par sa valeur propre, et par la merveilleuse beauté de son sujet. Jamais, à coup sûr, vie d’artiste n’a été plus vraiment « sainte » que celle qu’il nous raconte, ni racontée plus religieusement, avec un plus noble souci de ne nous émouvoir qu’au spectacle d’une âme toute pleine de Dieu.

M. Cochin s’est défendu, dans sa préface, d’avoir fait œuvre de critique d’art : cela signifie seulement qu’il a laissé à d’autres le soin d’énumérer, de classer, et d’analyser en détail la série des peintures de Fra Angelico. Il s’est borné à nous définir brièvement les grandes phases de l’évolution artistique du maître, telles que les avait fixées M. Langton Douglas ; et, après cela, il n’a plus pensé qu’à nous rendre, toute vivante, la figure de l’homme qui voyait et peignait de cette façon. Son livre, comme on pouvait l’attendre, est essentiellement une biographie. Et pourtant je ne saurais dire combien, à chaque page, l’auteur y a mis de réflexions historiques ou critiques qui, bien mieux que tous les argumens de M. Douglas, nous aident à comprendre l’art du peintre de Saint-Marc. Cet art lui est si familier, et si profondément cher, que sans cesse, presque à son insu, il complète ou corrige l’idée que nous en avons : soit que, par exemple, à propos du séjour de Fra Angelico à Cortone, il nous signale les influences siennoises qui ont dû agir sur lui, dès le début de sa carrière de peintre, ou encore qu’il nous instruise de tout ce qu’ont pu lui offrir de traditions ou d’exemples artistiques les écoles dominicaines de peinture et d’enluminure. Il y aurait ainsi à extraire, de la nouvelle « vie de saint » de M. Cochin, une foule de menus renseignemens, aperçus, et jugemens, qui mériteraient d’être joints, en appendice ou en note, à une traduction de l’ouvrage anglais de M. Douglas.

Mais l’objet principal du biographe français n’est pas là : il est à faire revivre devant nous l’homme qu’a été Fra Angelico. Et comme l’histoire, en fin de compte, ne nous apprend que fort peu de chose sur la vie du vieux moine, c’est aux alentours de cette vie, aux événemens religieux et politiques où elle s’est trouvée mêlée, que M. Cochin a demandé le supplément d’information dont il avait besoin. « Pour représenter la figure du grand peintre religieux, écrit-il dans sa préface, il m’a fallu réunir d’abord assez de traits pour que l’on pût apercevoir où et comme il vivait, quels hommes il fréquentait, pour quels hommes il travaillait, auprès desquels il passait. J’ai voulu établir autour de lui, si je puis dire, des paysages historiques. » Et certes la nouveauté, la vérité, la beauté de ces « paysages » suffiraient à excuser M. Cochin de nous les avoir dessinés, si même quelques-uns d’entre eux n’importaient pas expressément à notre connaissance de la vie et de l’œuvre de Fra Angelico. Mais le fait est qu’il n’y en a pas un qui n’ait, à ce point de vue, une importance considérable, tant M. Cochin a mis d’adresse, de conscience, et de remarquable talent littéraire, à se servir d’eux pour donner plus de relief et de réalité à la touchante figure de son personnage. Depuis l’enfance de Fra Angelico, parmi la douce et fervente dévotion franciscaine de sa vallée natale, depuis ses premières études de peintre, dans un atelier de Florence, et cette prédication enflammée de Dominici qui l’a décidé à prendre l’habit, comme allait faire ensuite celle de Savonarole pour le jeune Bartolommeo, chaque incident de la vie du moine nous est commenté, expliqué, reconstitué avec sa véritable signification historique, au moyen de ces « paysages » dont nous le voyons encadré. Nous comprenons désormais pleinement tout ce qu’a été, en son temps, Fra Angelico. Nous savons d’où lui sont venues sa science de théologien et sa science de peintre ; nous nous rendons compte des épreuves de toute sorte qu’il a eu à subir ; et sa « sainteté, » au milieu d’elles, nous apparaît à la fois plus naturelle et plus édifiante. A tout instant, lorsque nous nous imaginons que l’hagiographe a oublié son héros, pour nous décrire le régime du noviciat dominicain, ou pour nous raconter l’histoire des seigneurs de Cortone, pour s’abandonner à la vision de ce passé tumultueux et rapide, que personne ne connaît mieux que lui dans sa diversité, le héros rentre en scène, avec son délicieux sourire ingénu ; et aussitôt nous découvrons qu’il nous est devenu plus proche, et que ce que nous prenions pour une digression nous a fait pénétrer plus avant dans son intimité.


Incontestablement Fra Angelico, en même temps qu’un grand peintre, a été un saint. La pureté surnaturelle de son âme se manifeste à nous avec autant d’évidence, dans le beau livre de M. Cochin, que, dans celui de M. Douglas, la vigueur de son talent et la dextérité de sa main. Comme nous l’avons vu, tout à l’heure, rivaliser avec Masaccio pour l’observation de la nature, nous le voyons maintenant rivaliser, pour la pratique des vertus chrétiennes, avec le bienheureux Pietro de Citta di Castello, son compagnon de noviciat au couvent de Cortone. Il est humble, joyeux, désintéressé, tout à la crainte du mal et à l’amour de Dieu. Et tout cela, au contraire de ce que nous a appris M. Douglas, nous touche infiniment : mais nous nous étonnons de constater combien peu tout cela, à son tour, nous éclaire sur le génie véritable du moine de Fiesole, sur la nature et les causes de ce charme sans pareil qui s’exhale de lui. Car les exemples ne manquent pas, dans l’histoire des peintres, d’hommes sages et bons, et adroits dans leur art, qui, croyant de tout leur cœur à la vérité céleste des histoires qu’ils représentaient, ont toujours travaillé pour la gloire de Dieu : mais il n’en reste pas moins que leur peinture, pour différente qu’elle soit de celle d’un manœuvre grossier comme Castagno ou d’un jovial compère comme Filippo Lippi, diffère plus encore de l’adorable peinture de Fra Angelico.

Est-ce donc que celui-ci, à la faveur de sa sainteté, aurait traité d’autres sujets, ou bien aurait traité ses sujets plus religieusement ? M. Cochin nous affirme, plusieurs fois, que « la pensée de l’Angelico appartient à la plus haute métaphysique religieuse : » mais il ne nous explique pas ce qu’il y avait, dans cette pensée, de « métaphysique ; » et je crois, en vérité, qu’il aurait quelque peine à nous l’expliquer. Je ne sache pas que la « théologie catholique », dont il nous parle volontiers à propos de l’œuvre de l’Angelico, soit sensiblement plus savante, ou plus, étendue, dans cette œuvre, que dans celle de tous les autres peintres religieux du quattrocento. Tout à fait comme eux, le moine-peintre s’est borné, invariablement, à illustrer les récits des Evangiles et de la Légende dorée, et sans se défendre plus qu’eux de prêter à ses saints les traits d’un Côme de Médicis ou d’un Michelozzo. Il n’a même jamais tenté de traduire, en peinture, une allégorie théologique, du genre de celles qu’a traduites Giotto, à Assise et à Padoue, ou de celle que nous trouvons figurée, au Louvre, dans le Saint Thomas de Benozzo Gozzoli. Aucune peinture n’est, Dieu merci, plus exempte de visées philosophiques que celle du saint moine ; et quant au « parfum de piété » qu’elle semble nous offrir, je rappellerai seulement qu’on a cru, longtemps, reconnaître un parfum analogue dans l’œuvre du mécréant avéré qu’est le Pérugin.

Fra Angelico a été, tout ensemble, un grand peintre et un saint : et nous nous félicitons de pouvoir désormais le connaître sous ce double aspect. Mais ni sa science de peintre ni sa sainteté ne suffisent, décidément, à nous dévoiler le secret de son œuvre. Il y a, dans cette œuvre, quelque chose de plus que dans celle de ses confrères les plus savans, ou les plus dévots : et, si sa très haute valeur technique et la naïve ferveur de son expression religieuse contribuent, sans aucun doute, à renforcer le plaisir qu’elle nous donne, nous sentons que ce plaisir lui-même nous vient d’une autre source. Pour nous ravir depuis cinq siècles comme il nous ravit, Fra Angelico doit avoir été autre chose encore qu’un grand peintre et un saint.

Il a été un « poète », le plus merveilleux poète de toute la peinture. Il a reçu du ciel, miraculeusement, une âme douée de la faculté d’embellir aussitôt les objets que lui montraient ses yeux ; et j’imagine que, fût-il né païen, eût-il été incrédule, l’œuvre qu’il nous aurait laissée aurait eu, le même pouvoir magique de chanter dans nos cœurs. Mais les circonstances de sa vie lui ont permis, en outre, de développer de la façon la plus heureuse et la plus féconde ce génie poétique qui était en lui. Au sortir d’une éducation tout imprégnée de ferveur franciscaine, l’éloquence de Dominici l’a animé, pour toujours, d’une piété qui s’est trouvée lui être un trésor inépuisable de visions émouvantes et de rêves fleuris. Et puis, lorsque, ayant achevé ses études de prêtre, il a pu recommencer son apprentissage d’artiste, la Providence l’a arraché au milieu, essentiellement prosaïque, de l’art de Florence, pour le transporter sous le ciel de l’Ombrie, pour lui révéler l’art des maîtres siennois. Les collines de Foligno, les Vierges de Simone Memmi, ces deux fontaines de poésie se sont ouvertes à lui, et l’ont enivré : de telle sorte que, revenu ensuite à Florence, il n’a plus eu qu’à apprendre, des maîtres locaux, le moyen de traduire, dans leur langue, des spectacles aussi différens que possible de ceux que percevaient ces savans ouvriers. Eux et lui avaient à figurer les mêmes sujets ; et il s’est toujours ingénument efforcé d’imiter, de son mieux, la manière qu’ils avaient de les figurer ; mais tandis que les uns d’entre eux voyaient le monde extérieur tel ou à peu près, qu’il apparaissait à l’ordinaire des hommes de ce temps, et que d’autres, hélas ! le voyaient plus laid, — méconnaissant, par exemple, sa couleur, ou n’ayant d’attention que pour le jeu des muscles, — ses yeux de poète ne pouvaient pas s’empêcher de le voir plus beau. Le visage humain, pour lui, avait une pureté de lignes, une profondeur d’expression vivante, que personne que lui n’a jamais su y lire ; et jamais personne, depuis le Pauvre d’Assise, n’avait senti comme lui l’unité mystérieuse de la nature créée, l’universelle harmonie intime des hommes et des choses. Si son œuvre nous apporte aujourd’hui plus de lumière et plus de musique que celle de tous ses confrères florentins, ce n’est point qu’il ait différé d’eux en maîtrise technique, ni, non plus, que sa sainteté lui ait révélé des secrets théologiques qui leur étaient cachés : c’est simplement qu’il avait une âme et des yeux d’une autre qualité que les leurs. Ils peignaient, pour ainsi dire, en prose, mettant d’ailleurs à leur peinture tout ce que leur subtile intelligence leur fournissait de savoir théorique, d’observation réaliste, et d’ingéniosité : et lui, égaré parmi leur prose, il était un poète.

Il l’était comme l’avait été, avant lui, Giotto ; et l’on s’explique par là, que ses anciens biographes aient voulu reconnaître en lui le « dernier giottesque. » La différence que nous constatons entre son œuvre et celle de ses contemporains de Florence, on la retrouve entre l’œuvre, toute musicale, de Giotto et le pesant naturalisme des Gaddi et des Giottino. Mais Fra Angelico, si aucun autre des poètes de la peinture ne l’a égalé, n’a cependant pas été le « dernier » de sa race. Dans toutes les écoles, à toutes les périodes de l’histoire de l’art, il y a eu des hommes qui ont eu le bienheureux privilège de transfigurer notre vision commune du monde extérieur, soit que, comme Raphaël, Corrège, ou Titien, ils l’aient revêtue, pour nous, d’une lumière plus charmante, ou que, comme Rembrandt, ils nous l’aient imprégnée d’une émotion plus profonde et plus pathétique. Et, quelle que soit l’école dont ils sont sortis, à quelque source qu’ils aient puisé leur inspiration, catholiques, ou protestans, ou humanistes païens, Fra Angelico est leur maître, le plus « chantant » d’eux tous et le plus parfait : aucun d’eux n’a su, autant que lui, en peignant notre « réalité » terrestre, nous donner l’illusion bienfaisante du ciel.


T. DE WYZEWA.

  1. M. Langton Douglas est également l’auteur d’une très intéressante Histoire de Sienne, dont j’ai eu déjà l’occasion de parler. (Voyez la Revue du 15 mars 1903.)