Revues étrangères - Henri Sienkiewicz et l'âme polonaise

La bibliothèque libre.
REVUES ÉTRANGÈRES

HENRI SIENKIEWICZ ET L’ÂME POLONAISE

C’est, si je ne me trompe, en 1886, voilà tout juste trente ans, que j’ai eu à m’occuper pour la première fois de l’œuvre de Sienkiewicz. Ayant appris mon origine polonaise, un éditeur m’avait chargé d’écrire une préface pour un recueil de nouvelles du futur auteur de Quo Vadis ? — dont une traduction, d’ailleurs assez médiocre, lui était, par hasard, tombée entre les mains. J’étais alors moi-même un très jeune garçon, partageant mes loisirs entre la rédaction d’articles en style plus ou moins « hermétique » pour la Revue Wagnérienne et l’interprétation quasiment « officielle » des nouveaux sonnets de Stéphane Mallarmé. Tout cela ne me préparait guère à goûter de petits récits d’une émotion parfois très délicate, mais où la personnalité poétique de Sienkiewicz se trouvait encore trop souvent cachée, il faut bien l’avouer, sous l’imitation des procédés ordinaires de Dickens et d’Alphonse Daudet : de telle sorte qu’au lieu de profiter de cette occasion pour faire plus amplement connaissance avec l’art du jeune conteur polonais, je me souviens d’avoir simplement employé ma préface à célébrer la splendeur d’une âme nationale polonaise tout idéale, — ou, plus exactement, tout imaginaire, — qui, de par la beauté même et l’incomparable richesse de ses rêves, aurait toujours craint de les profaner en s’astreignant à les revêtir d’une forme définie.

Et puis le temps a passé, et voici que, aux environs de l’année 1900, le brusque et prodigieux succès de Quo Vadis ? est venu me remettre en mémoire le nom de l’écrivain polonais que j’avais ainsi, très fâcheusement, négligé de « découvrir » quatorze années plus tôt ! Encore mentirais-je en disant que, même à cette date, les multiples aventures « néroniennes » de Lygie et de Vinicius m’aient fait changer d’opinion touchant l’originalité littéraire d’Henri Sienkiewicz. Par-dessous une habileté de main et une souplesse d’esprit incontestables, il me semblait retrouver là une espèce de froideur ou de « détachement » qui déjà m’avait frappé dans les agréables petits récits de naguère, comme si l’auteur, trop attentif à nous dissimuler sa continuelle imitation de modèles étrangers, évitait soigneusement de s’abandonner tout entier à ressentir les angoisses ou les joies de ses personnages. Et aussi ne saurais-je oublier tout ce qui s’est mêlé de surprise à mon ravissement lorsque, durant l’été de cette même année 1900, ayant résolu de rendre compte ici d’un nouveau roman de l’écrivain polonais, j’ai soudain éprouvé l’impression de voir surgir devant moi un art tout différent de celui que représentait pour moi jusqu’alors, le nom de Sienkiewicz[1]. Le roman s’appelait : Les Chevaliers de la Croix, et racontait la lutte séculaire de la Pologne contre ces terribles chevaliers de race allemande, pour aboutir enfin à une ample et magnifique peinture de l’immortelle victoire polonaise de Grünewald. Cette fois, le narrateur s’était livré à nous tout entier ; et que si, par instans, son histoire continuait à réveiller en moi des échos de Walter Scott ou d’Alexandre Dumas, je devinais assez que lui-même, d’un bout à l’autre du livre, n’avait eu de pensée que pour l’évocation vivante de l’un des plus tragiques et superbes exploits des héros de sa race. Avec toute la couleur et tout l’attrait adroitement varié d’un roman, ce livre me produisait plutôt l’effet d’un grand poème épique, d’une œuvre en vérité inégale et trop manifestement improvisée, mais qui souvent, par-delà les Martyrs et d’autres tentatives modernes, nous forçait à nous rappeler des chants de l’Iliade.

Dorénavant Sienkiewicz avait cessé d’être pour moi un simple « adaptateur, » se contentant d’offrir à ses compatriotes un art expertement emprunté aux maîtres les plus en vogue des récentes écoles de Paris ou de Londres. Amené par la rencontre des Chevaliers de la Croix à constater chez lui des qualités littéraires infiniment plus hautes, et qui n’étaient qu’à lui, j’avais même cru reconnaître l’origine, déjà très distincte, de ces qualités dans un roman de sa jeunesse. En Vain, que l’on nous avait traduit vers le même temps[2], et où leur présence m’avait d’autant plus profondément touché que je les y voyais s’accompagnant volontiers d’une certaine gaucherie naïve et passionnée, la moins faite du monde pour annoncer la prochaine dextérité « manuelle » de l’auteur de Quo Vadis ? Mais voilà qu’à la suite du triomphe, décidément affirmé, du roman « néronien, » une demi-douzaine de traducteurs se sont mis à déverser sur nous une foule d’autres récits de toutes dimensions, dont les uns nous révélaient, à nouveau, les mêmes dons d’imitation habile et « détachée, » tandis que d’autres, — de longs romans « contemporains » appelés Sans dogme ou la Famille Polaniecki, — avaient de quoi nous apprendre, tout au plus, qu’il existait tels genres d’observation intime et d’analyse psychologique où le plus adroit talent d’« adaptation » se trouvait encore condamné à l’échec. Il est vrai qu’on nous offrait aussi, parmi les innombrables articles de ce « déballage » étalé au hasard, des traductions des trois grands romans historiques de Sienkiewicz, Par le Fer et par le Feu, — le Déluge, — et Messire Wolodyowski[3] ; mais quel moyen d’en discerner la valeur exceptionnelle, entre tant de produits qui sollicitaient également notre choix ? Ou plutôt comment ne pas choisir, de préférence, des œuvres d’un abord plus facile et plus engageant, avant de se résoudre à entamer la lecture de ces trois énormes récits de chacun six cents pages, et dont on savait, en outre, qu’ils formaient les trois actes d’une seule « trilogie, » de telle manière que, ayant commencé Par le Fer et par le Feu, l’on serait obligé de « pousser » jusqu’au dernier chapitre de Messire Wolodyowski ?

J’en étais là de ma connaissance de l’œuvre d’Henri Sienkiewicz lorsque, pendant l’été de 1913, j’ai reçu la visite d’un éminent critique et poète polonais qui me faisait l’honneur de m’inviter à écrire une étude sur l’auteur de Quo Vadis ? Et comme, après lui avoir avoué mon extrême incompétence, je m’étonnais de l’admiration presque superstitieuse dont lui-même et tous ses compatriotes entouraient la figure du plus fécond de leurs romanciers, en ajoutant qu’à mon avis non seulement le grand poète qu’était Adam Mickiewicz, mais encore maints conteurs polonais de naguère et d’aujourd’hui me paraissaient avoir plus de droits à l’hommage de leur race, mon visiteur m’a fait une réponse qui toujours, depuis lors, m’est demeurée présente dans l’oreille et au cœur.

— Ce que vous venez de me dire, m’a-t-il répondu, me prouve qu’en effet vous ignorez absolument et l’œuvre et le rôle de notre Sienkiewicz ! Je ne m’arrêterai pas à discuter avec vous le mérite littéraire de Quo Vadis ? , encore qu’il me semble que l’universalité même du succès de ce livre, signé d’un nom jusqu’alors tout obscur, et n’ayant pour se recommander que son seul contenu, devrait suffire pour vous empêcher de le mettre au niveau d’un Dernier jour de Pompéi ou d’une Fabiola. Pareillement je vous laisserai continuer de croire que la Famille Polaniecki n’égale pas le mérite littéraire d’un roman de Flaubert ou du comte Tolstoï, — sauf peut-être pour vous à devoir regretter, quelque jour, votre excès de rigueur vis-à-vis d’une œuvre qui rachète amplement ses défauts extérieurs par l’exemplaire réalité « polonaise » d’un bon nombre de ses portraits. Sans compter que tous ces récits d’Henri Sienkiewicz ont pour nous un attrait qui, forcément, vous échappe : l’attrait d’une langue à la fois précise et sonore, aussi nouvelle dans son genre que l’était jadis pour nos pères la langue poétique de Mickiewicz. A supposer même que l’auteur En Vain se fût borné à créer chez nous cette langue, dorénavant impérissable, de la prose polonaise, ne serait-ce point déjà un mérite suffisant pour nous justifier de l’aimer et de le vénérer ainsi que nous faisons ? Mais, au vrai, tout cela n’est qu’une faible partie de notre dette nationale de reconnaissance envers Sienkiewicz. Cet homme dont il n’y a personne chez nous qui n’éprouve pour lui la tendre et fidèle vénération d’un fils, cet écrivain que la Pologne entière a récemment honoré comme une espèce de roi, en le priant d’accepter un domaine princier à l’acquisition duquel pauvres et riches avaient collaboré, ce consciencieux et modeste ouvrier de lettres a été l’un des grands bienfaiteurs de notre nation. « Ainsi s’achève, — écrivait-il lui-même en 1888, à la dernière page de son Messire Wolodyowski, — cette trilogie conçue et patiemment élaborée pour le réconfort des cœurs polonais ! » Oui, plus que tout autre de ses compatriotes, Sienkiewicz a travaillé et réussi à nous « réconforter. » Rien au monde ne pourrait vous donner une idée de l’événement merveilleux qu’a été pour tout cœur polonais l’apparition, en 1884, du premier des romans de la « Trilogie. » C’était comme si notre Pologne entière se fût, tout d’un coup, réveillée d’un long et pénible sommeil, comme si elle eût soudain retrouvé une voix, et comme si ce retour à la conscience de son être lui eût rendu, sur-le-champ, et l’orgueil de son passé et les hardis espoirs de son avenir. Ne me disiez-vous pas, tout à l’heure, que l’impression la plus profonde qui vous restât de la lecture des Chevaliers de la Croix était d’y avoir en quelque sorte senti, à l’avant plan, l’âme vivante de la Pologne, se dressant au-dessus d’une foule variée de nobles et de manans polonais des premières années du XVe siècle ? Cette âme vivante de notre race, c’est elle qui, dès le début, s’est révélée à nous dans les trois romans « nationaux » d’Henri Sienkiewicz ; et à peine l’avons-nous aperçue et entendue, telle que la ressuscitait le génie d’un poète patriote, qu’aussitôt chacun de nous en a discerné le reflet et l’écho dans son propre cœur, si bien que, depuis ce moment, les moindres personnages de la Trilogie nous sont devenus pour le moins aussi proches que les membres les plus familiers de notre entourage de tous les jours, et non seulement nous ont rappelé que, durant des siècles, notre race avait librement lutté et vaincu, allié ou opposé sa puissance à celle des autres nations européennes, mais encore qu’elle avait conservé le désir et la force de renouveler son action séculaire à la face du monde !


Ai-je besoin de dire que, tout de suite après le départ de mon visiteur, je me suis plongé dans la Trilogie d’Henri Sienkiewicz ? Je l’ai dévorée d’un seul trait, en moins d’une semaine ; et je viens encore de la relire tous ces jours passés, en regrettant seulement que l’auteur ne nous eût pas donné d’autres récits des aventures de son Kmita et de son Zagloba. Il l’a bien essayé, vingt ans après l’achèvement de son Messire Wolodyowski : car j’ai l’idée qu’un roman qu’il a publié vers 1907, intitulé : Sur le Champ de gloire, — un roman dont l’intrigue s’ouvrait au lendemain même de cette victoire de Sobieski à Chocim qui formait l’épilogue du troisième morceau de la Trilogie, — avait été d’abord destiné à former le prologue d’un « cycle » nouveau de récits héroïques ayant pour objet de ressusciter devant nous la délivrance de Vienne et du monde chrétien par le même Sobieski, — cette espèce de glorieux « pendant » historique de l’ancien triomphe polonais de Grunewald. Mais probablement Sienkiewicz, en 1907, n’aura plus retrouvé dans ses veines la sève juvénile qui, jadis, lui avait permis de faire jaillir de son cœur, — et du sol natal, — les trois chants gigantesques de sa première épopée : de telle manière qu’il aura été contraint de s’arrêter presque dès le seuil de son nouveau projet, sans qu’il lui fût même possible de conduire jusque « sur le champ de gloire » le groupe, d’ailleurs charmant, des jeunes héros dont il avait, un moment, rêvé de leur confier la suite des rôles remplis naguère par l’ « équipe » mémorable des compagnons du vieux Zagloba. Aussi bien sa Trilogie m’apparaît-elle un de ces « coups de chance » merveilleux qui ne se produisent qu’une fois dans la carrière des maîtres les plus hauts. Jamais Sienkiewicz, avec tout son talent naturel et tout ce qu’il y a joint d’expérience acquise, jamais il n’a réussi à la recommencer ; et il n’y a pas jusqu’à ses admirables Chevaliers de la Croix qui, malgré toute leur richesse d’émotions et d’images, n’échouent encore à nous restituer pleinement l’impression de vie et de grandeur et d’unité « nationales » qui ressort pour nous des trois seuls vrais chefs-d’œuvre du conteur polonais.


Pour nous, et j’entends par-là toute espèce de lecteurs, si étrangers qu’ils soient aux choses de la Pologne. Car le fait est que ces trois romans, conçus et élaborés surtout « afin de réconforter les cœurs polonais, » n’en demeurent pas moins de belles œuvres d’art, imprégnées de très précieuses qualités littéraires dont une partie au moins subsistent et se révèlent à nous avec un relief suffisant sous le déguisement d’une traduction. Que l’on ait simplement le courage d’approcher la masse inquiétante du premier volume de la Trilogie, et je serai bien surpris que l’on n’aille pas, d’un mouvement rapide et sans l’ombre d’ennui, jusqu’à l’épilogue du troisième et dernier. Peut-être, il est vrai, durant cette lecture, un admirateur attardé des principes esthétiques de l’école de Flaubert sera-t-il tenté de prendre alarme de ce plaisir même qu’il aura éprouvé, en se demandant si une manière aussi agréable de raconter ou de peindre des scènes historiques ne se rattacherait pas au genre « inférieur » du « roman d’aventures. » Mais le temps est prochain, s’il n’est venu déjà, où l’exemple d’un Stevenson ou d’un Hugues Rebell nous apprendra définitivement de quelle éminente portée « littéraire » est capable ce genre trop souvent méconnu, — à l’unique condition d’être traité avec le talent et le soin nécessaires ; et d’ailleurs il se trouve que les trois morceaux de l’œuvre capitale de Sienkiewicz ne sont aucunement des « romans d’aventures. » Ce sont, comme je l’ai dit, des sortes d’épopées, où les actes individuels des divers personnages concourent à former une action d’ensemble, et ne valent à nos yeux que par rapport à elle. Voici, par exemple, ce Déluge que je tiens pour le type le plus parfait de l’art de son auteur. A coup sûr, l’intrigue amoureuse des fiançailles d’André Kmita et d’Olenka Bilewicz aurait de quoi nous toucher délicieusement, en dehors même des événemens politiques et guerriers entre lesquels nous la voyons se dérouler, de chapitre en chapitre : mais comment ne pas reconnaître que ses péripéties les plus pathétiques ne sont encore qu’autant de contre-coups de ces événemens, et que, par-delà et par-dessus les épreuves des deux fiancés, le sujet principal du récit est l’immense effort, plus ou moins conscient, de la Pologne entière à se reconstituer dans l’ancienne harmonie de sa vie nationale ? Tout le livre est traversé d’un souffle poétique pareil à celui qui, depuis trois mille ans, rehausse et transfigure les humbles héros du siège d’une bourgade de l’Asie-Mineure. Et, avec cela, quelle abondance magistrale de portraits, quelle inépuisable variété dans la peinture des combats et des fêtes, quel mélange incessant de gaîté familière et d’ardente passion !


Par le Fer et par le Feu, le Déluge, Messire Wolodyowski, ces trois ouvrages d’un art excellent se chargeront d’entretenir longtemps encore, chez nous et dans l’Europe entière, la gloire du grand écrivain polonais qui vient de mourir. Mais leur véritable destination n’était pas de nous plaire : elle était, comme on l’a vu, de « réconforter les Cœurs polonais. » Et c’est à quoi ils ont réussi plus puissamment encore que leur auteur n’avait pu le rêver. A vingt reprises, pendant ces dernières années, d’autres compatriotes d’Henri Sienkiewicz m’ont répété de quelle importance décisive avait été, pour eux-mêmes ou pour leurs parens, l’apparition de la Trilogie, et comment celle-ci avait, pour ainsi dire, ravivé en eux la conscience de la grandeur passée, — et future, — de leur race. Tandis que leurs romanciers précédens s’étaient bornés à leur décrire la vie extérieure ou intime de personnages polonais semblables à eux, le créateur de la Trilogie a évoqué sous leurs yeux l’âme séculaire de la Pologne ; et, en effet, l’on comprend aisément qu’une telle évocation les ait remués aussitôt jusqu’au plus profond de leur être, quand on se rappelle la place qu’elle occupe dans chacun des trois livres qui ont établi et assuré impérissablement la fortune littéraire de Sienkiewicz.

Encore celui-ci ne s’est-il pas contenté de substituer, aux héros ordinaires des romans polonais, la Pologne elle-même. Avec une habileté qui, cette fois, ne s’inspirait chez lui que de son grand amour, il n’a rien négligé de ce qui pouvait stimuler ses lecteurs à aimer et à vénérer fervemment cette âme de leur patrie qu’il ressuscitait devant eux. J’ai lu quelque part qu’il était dommage que, s’étant proposé de « réconforter les cœurs polonais, » le jeune écrivain n’eût pas choisi de préférence, dès le début, la brillante et glorieuse période historique où devaient nous transporter plus tard ses Chevaliers de la Croix ; et certes lui-même allait assez nous montrer, dans ce chef-d’œuvre Incontestable de sa maturité, le riche parti qu’aurait pu lui offrir, pour un « cycle » d’épopées nationales, la résistance victorieuse de ses ancêtres du XVe siècle contre le seul véritable ennemi « héréditaire » de la Pologne. Il faut voir, à toutes les pages des Chevaliers de la Croix, la haine, et le mépris innés de tout Allemand pour le Polonais ; et sans cesse, jusque dans le récit que nous fait la Trilogie des luttes polonaises contre le Suédois et le Tartare durant la seconde moitié du XVIIe siècle, il suffit que l’un des héros se trouve par hasard en présence d’un sujet de l’Électeur de Brandebourg ou d’un reitre saxon aux gages du roi de Suède pour qu’aussitôt l’hostilité « officielle » revête, de part et d’autre, L’âpre violence supplémentaire du choc mortel de deux races à jamais opposées. Entre tous les souvenirs que conserve de ces guerres un ex-houzard de Lubomirski, devenu désormais un très pacifique vieux prêtre, aucun ne lui est resté plus vivant et plus cher que celui d’une incursion de son régiment sous les murs de Berlin, afin de « châtier » la trahison de l’Électeur prussien.


— Ah ! messire, je vous assure que nos houzards finissaient par sentir leur bras défaillir, à force de frapper ! Que vous enfonciez votre lance en pleine poitrine ou en plein dos, la fatigue est la même, n’est-ce pas ? Mais jamais, au cours de ma carrière, il ne me fut donné de voir autant de dos. Ces lâches Brandebourgeois détalaient comme des lièvres, dès qu’ils entendaient le pas de nos chevaux. Et bientôt l’Électeur fut forcé de venir, piteusement, au camp de Lubomirski, pour implorer la paix. Notre maréchal parcourait vivement la Place d’Armes, les poings sur ses hanches ; derrière lui trottinait l’Électeur, saluant si bas qu’à tout moment sa perruque menaçait de tomber. Et comme le maréchal lui tournait le dos, les lèvres du félon se posaient, ma foi, où elles pouvaient[4] !


Et cependant, pour attrayante que fût la perspective de faire revivre, dans une suite de tableaux poétiques, cette fière et magnanime Pologne du XVe siècle tâchant à s’affranchir soi-même, et toute l’Europe avec elle, de l’implacable avidité de ses voisins de l’Ouest, l’instinct patriotique de Sienkiewicz ne l’a point trompé en le poussant à choisir plutôt, pour sa Trilogie, la Pologne, hélas ! moins unie, et déjà moins heureuse, des règnes de Jean-Casimir et de Sobieski. Car, en premier lieu, aucune autre période de leur histoire n’avait de quoi montrer à ses lecteurs un royaume, — ou, plus exactement, une république, — plus vaste et d’une plus haute importance politique. Que l’on regarde, à la fin des traductions françaises du Déluge et de Messire Wolodyowski, la carte des régions qui dépendaient alors du sceptre polonais ! L’Esthonie, la Livonie, la Courlande et la Warmie et la Prusse Royale, et puis encore la Ruthénie du Sud et de l’Est, et l’Ukraine, et l’immense plaine boisée des bords du Dnieper, tout cela s’était ajouté, par degrés, au grand corps homogène constitué jadis par la fusion fraternelle de la Lithuanie et de la Pologne. Impossible aujourd’hui encore, pour un lecteur qui a conscience de porter dans ses veines du sang polonais, impossible de jeter les yeux sur cette carte sans éprouver comme un frisson d’orgueil ; et combien un tel sentiment irrésistible a dû se renforcer, au cœur des Polonais d’il y a, trente ans, lorsque le jeune poète de la Trilogie les a, si je puis dire, obligés à se pénétrer plus profondément de la grandeur passée de leur patrie, en dressant devant eux des héros polonais originaires de ces lointaines provinces de la République, des Samogitiens et des Esthoniens, des gentilshommes venus de Smolensk, d’Oczakow, ou de Thorn pour combattre le Brandebourgeois félon ou l’implacable Turc aux côtés d’un Potocki et d’un Sapieha !

Mais il y a plus. C’est, je crois, Sainte-Beuve qui insinuait malicieusement contre Balzac que ce dernier avait placé à dessein l’action de ses récits dans une foule de sous-préfectures des quatre coins de la France, de manière à s’y procurer un surcroît d’acheteurs. Inutile d’ajouter que nulle préoccupation de cet ordre n’a dirigé Sienkiewicz, — non plus, au reste, que Balzac lui-même, — dans le choix des lieux où nous voyons se produire les diverses aventures de ses personnages ; et pourtant j’ai l’idée que ce choix était prémédité, avec l’intention secrète d’attacher ainsi davantage le lecteur polonais au spectacle de la grandeur passée de sa race, en situant tel ou tel des exploits de celle-ci dans des lieux qui lui étaient d’avance familiers. Le fait est qu’il n’y a peut-être pas un recoin des anciennes régions de la Pologne et de la Lithuanie qui ne serve de théâtre à l’un des innombrables incidens de la Trilogie. Ici, dans une pauvre bourgade wolhynienne dont je me souviens que ma mère y a jadis demeuré, voici que le subtil et joyeux Zagloba m’est montré déjouant quelque nouvelle ruse du Cosaque Bohun ; ailleurs, je découvre messire Wolodyowski s’apprêtant à défendre contre l’invasion turque un village de Podolie dont m’a parlé cent fois ma tante Vincentine. Que l’on se représente l’émotion bienfaisante des compatriotes d’Henri Sienkiewicz, lorsqu’en 1884 l’ingénieuse fantaisie poétique de l’auteur de Par le Fer et par le Feu leur a permis d’apprendre, — ou de s’imaginer, — que leur village natal, et la ville où ils avaient été collégiens et celle où leurs parens allaient vendre leur blé, que chacun de ces endroits dont ils se croyaient quasiment les seuls à les connaître avait joué son rôle dans l’histoire polonaise !

Pas un chapitre des trois romans qui ne leur fît l’effet d’avoir été écrit expressément pour eux : ou plutôt pas un chapitre dont il ne leur semblât que l’auteur y traitait expressément sinon d’eux-mêmes, en tout cas de personnes qu’ils avaient rencontrées au cours de leur vie. Par-là surtout s’explique l’inoubliable signification « nationale » de la Trilogie, — par l’étonnante justesse d’observation qu’a su y déployer le jeune écrivain, toujours sous l’impulsion de ce patriotisme qui l’excitait à « réconforter les cœurs » de son peuple. Certains critiques lui ont reproché d’avoir prêté à ses personnages des pensées et des sentimens étrangers au temps qu’il prétendait décrire : reproche que l’on n’a jamais manqué d’adresser à tous les auteurs de romans historiques, depuis le Grand Cyrus jusqu’à Salammbô. Mais si même il se trouve que vraiment Sienkiewicz |ait échoué, lui aussi, dans son patient effort de reconstitution d’états d’âme oubliés, personne assurément ne pourra l’accuser de n’avoir pas prêté à ses héros des âmes polonaises. Ni dans l’œuvre de ses devanciers, ni dans la sienne propre, je ne connais rien qui égale, à ce point de vue, chacun des morceaux de sa Trilogie. Magnats et humbles gentilshommes, citadins et paysans, capitaines illustres et vagues coureurs d’aventures, tout ce monde porte au plus haut point la marque de sa race ; et je ne saurais assez dire combien la fréquentation un peu approfondie de ces contemporains de Turenne et de Racine faciliterait maintenant encore, au lecteur français, l’intelligence des plus graves aspects de l’énigmatique « question polonaise. »

Deux ou trois figures, notamment, devenues aujourd’hui pour le moins aussi populaires dans leur pays que le sont chez nous les types immortels d’un Père Grandet ou d’une Emma Bovary, mériteraient d’être signalées au passage, avec tout ce qu’elles contiennent pour nous de précise et constante vérité « nationale. » Sans compter que l’on n’aurait nul besoin, pour en bien saisir les particularités « polonaises, » d’étudier longuement la société où elles ont pris naissance : car la moindre de ces particularités s’y manifeste à nous en un relief si fort qu’il n’est pas un lecteur français qui n’arrive d’emblée à les découvrir, en comparant simplement les figures du romancier avec celles qu’il a eu, lui-même, l’occasion d’observer aussi bien autour de soi que dans les chefs-d’œuvre de nos grands écrivains. Et semblablement la Trilogie de Sienkiewicz vaudrait, par soi seule, à nous renseigner sur l’extrême différence de la manière dont les compatriotes du conteur polonais et ceux d’un Balzac et d’un Flaubert ont coutume de concevoir les modes principaux de la vie intérieure, tels que l’amour, ou encore l’amitié.

Car il ne faudrait pas mettre au compte d’un « idéalisme » plus ou moins « de commande » la peinture que nous offre Sienkiewicz de l’ardeur, à la fois, et de la pureté des sentimens amoureux d’un Kmita ou d’un Skrzetuski. Peut-être, en vérité, le créateur de ces nobles figures a-t-il omis de nous les montrer se « divertissant, » sur leur route, de l’angoisse d’une séparation tristement prolongée pendant des années ? Mais en tout cas c’est chose certaine que les cœurs polonais sont capables d’apporter, à l’entretien de leurs rêves d’amour, une passion plus constante, et sans doute aussi moins intensément « matérielle, » que celle de nos cœurs latins, toujours plus mobiles et plus « réalistes. » Et quant à l’amitié, je ne crains pas d’affirmer que les nombreux exemples de ce sentiment qui remplissent, d’un bout à l’autre, le cycle des romans « nationaux » de Sienkiewicz nous révèlent, au fond de l’âme polonaise, des qualités absolument étrangères à nos mœurs occidentales. Que l’on essaie, par exemple, de mettre en regard de ces amitiés de là-bas la Maison fameuse des quatre mousquetaires d’Alexandre Dumas ! Qui de nous ne s’est pas accoutumé, depuis l’enfance, à considérer comme de parfaits amis notre cher d’Artagnan et ses compagnons ? Or, il se trouve qu’en fait ces amis sans pareils ne cessent pas de sacrifier leur affection réciproque non seulement à leurs amours, mais à des intérêts d’ordre beaucoup plus bas. Quel abîme entre cette amitié et celle des personnages de la Trilogie polonaise, qui, pour rendre service au compagnon favori, s’exposent aux dangers-les plus effrayans, et renoncent, s’il le faut, à la femme qu’ils aiment ? Amitié si commune, et si évidemment copiée « sur nature, » que pas un instant Sienkiewicz ne songe à la faire valoir ; sa rencontre lui paraît aussi naturelle que celle d’autres attributs fonciers du caractère de sa nation, comme l’impuissance à subir la moindre discipline, la promptitude à s’irriter devant le moindre obstacle, ou bien encore… Mais ce n’est pas ici le lieu d’examiner la part inévitable d’infirmités humaines qui se laissent entrevoir chez les héros de la Trilogie !

Telle est donc l’œuvre admirable qui, depuis trente ans, a puissamment contribué à « réconforter les cœurs polonais. » Après quoi, d’autres œuvres sont venues, d’un art parfois plus raffiné, sinon d’égale portée patriotique, — encore qu’il n’y en ait eu, pour ainsi dire, aucune qui n’ait continué, en quelque façon, l’action « réconfortante » de la Trilogie. Seul peut-être de ces romans, Quo Vadis ? n’avait point paru s’inspirer du même esprit d’édification « nationale ; » et voici que, sous l’effet d’un merveilleux hasard, ce récit « néronien » lui-même est devenu pour les Polonais une source très précieuse d’orgueil et de joie, en répandant soudain aux quatre coins du monde le nom de l’un d’entre eux.

Mais le rôle « national » d’Henri Sienkiewicz, durant cette dernière période de sa vie, n’a plus été seulement celui d’un écrivain. L’accord unanime et secret de ses compatriotes a fait de lui comme l’on sait, une sorte de représentant attitré de cette âme polonaise que personne mieux que lui n’avait pénétrée. Faute d’avoir directement accès auprès des diverses nations étrangères, surtout, c’est à lui que la Pologne avait confié l’honneur et la tâche de protester en son nom contre l’odieuse série d’humiliations et d’outrages dont ne cessaient pas de l’abreuver les héritiers des Chevaliers Teutoniques, défaits par elle à Grünewald en 1410. Qui ne se souvient de l’impression produite à Paris et à Londres et à Washington lorsque à deux reprises nous avons entendu s’élever la noble et forte voix de l’auteur de Quo Vadis ? , d’abord pour révéler au monde le martyre d’innombrables enfans polonais à qui l’Allemagne interdisait de réciter leurs prières dans leur langue natale, et puis encore, quelques années plus tard, pour vouer à notre indignation les lois monstrueuses qui permettaient et ordonnaient à l’Allemagne d’exproprier toute la population polonaise de la Posnanie ? Et maintenant voici que la Pologne a perdu son conseiller et son ambassadeur, au moment même où sa présence lui eût été la plus nécessaire pour la prémunir contre des tentations désastreuses, qui risquent de compromettre à nouveau ses plus touchans espoirs ! Puisse-t-elle du moins, cette Pologne qui d’un seul cœur est en train de pleurer la mort de Sienkiewicz, puisse-t-elle garder et méditer pieusement les leçons que lui laisse l’œuvre entière de l’auteur des Chevaliers de la Croix et de Bartek Vainqueur !


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1900. J’ajouterai qu’une excellente traduction de ce roman a paru depuis lors sous le titre de : Les Chevaliers Teutoniques (1 vol., librairie Fasquelle).
  2. En Vain, traduit par Gaston Lefèvre (1 vol. librairie Perrin).
  3. Ces trois traductions, publiées d’abord à la Revue Blanche, sont aujourd’hui en vente à la librairie Fasquelle.
  4. Au Champ de Gloire, traduction française du comte Wodzinski et de B. Kozakiewicz (Un vol. Paris, librairie Fasquelle).