Revues étrangères - Jugemens nouveaux sur l’œuvre de Shakspeare

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Revues étrangères - Jugemens nouveaux sur l’œuvre de Shakspeare
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 934-945).
REVUES ÉTRANGÈRES

JUGEMENS NOUVEAUX SUR L’ŒUVRE DE SHAKSPEARE


Shakspeare, par Walter Raleigh, 1 vol. in-18 de la collection des English Men of Letters, Londres, 1907. — Shakspeare, par le comte Léon Tolstoï, traduit du russe par J. W. Bienstock, 1 vol. in-18, Paris, Calmann-Lévy, 1907.


Que l’on se représente un jeune sourd-muet entrant, par hasard, dans une salle où un orchestre s’occupe à jouer la Symphonie avec Chœurs ! Avec sa curiosité et sa pénétration habituelles, il observe les mouvemens des musiciens, leurs jeux de physionomie, les gestes affairés de leur chef ; puis ce sont d’autres personnes, jusqu’alors tranquillement assises sur l’estrade, qui se lèvent, ouvrent la bouche, contournent leurs visages en d’étranges grimaces ; et le jeune homme aperçoit aussi, dans la salle, mille signes divers du plaisir inspiré à ses voisins par ce spectacle, nouveau pour lui, et dont personne ne lui a révélé la signification. Mais ce plaisir l’étonne, autant et plus que le spectacle même. « Quelle sottise, se dit-il, et quel manque de goût ! Qu’il s’agisse là d’une séance de gymnastique ou d’une pantomime, combien ce qu’admirent ces insensés est contraire aux lois universelles de l’harmonie et de la beauté ! Certes, la vue d’une suite de mouvemens exécutés, d’ensemble, par un groupe d’hommes, peut être, pour les yeux, une source de très pure et très haute jouissance : mais les mouvemens du groupe qui s’agite et gesticule sur cette estrade, comment ne pas être choqué de leur incohérence et de leur laideur ? Et voici que, au lieu d’en être choqués, comme d’une profanation monstrueuse et grotesque, des centaines de badauds s’en montrent ravis : entraînés sans doute par le courant d’une mode, à moins encore que, peut-être, ils ne subissent l’effet de l’une de ces autosuggestions collectives que nous décrivait, l’autre jour, notre professeur de philosophie ? »

C’est de cette façon, me semble-t-il, que notre jeune sourd-muet apprécierait la dernière symphonie de Beethoven ; et c’est d’une façon tout pareille que le comte Tolstoï, dans une brochure récente, a apprécié l’œuvre dramatique de William Shakspeare. On a beaucoup parlé de cette brochure, lors de sa publication, chez nous comme dans toute l’Europe, — sauf cependant en Angleterre, où je ne sache pas que personne y ait fait attention : — mais je crains que ceux même qui en ont parlé ne se soient pas donné la peine de la lire. On s’en est tenu à savoir que l’auteur de Résurrection contestait le génie de l’auteur d’Othello : sur quoi certains lettrés, épris de paradoxe, ou simplement de sincérité, nous ont exposé leurs motifs personnels d’estimer excessive la gloire de Shakspeare ; tandis que l’énorme majorité de leurs confrères nous a fait entendre que, pour énoncer une opinion aussi déraisonnable, il fallait que le vieil écrivain russe fût décidément bien vieux. Or, c’est chose incontestable que l’écrit du comte Tolstoï, au contraire, ne porte pas la moindre trace de sénilité : l’observation y est aussi précise et fine, le raisonnement aussi vigoureux, que dans les meilleurs ouvrages de la maturité de l’auteur. On y trouvera même, sur la destination religieuse qu’aurait dû avoir l’art dramatique, quelques pages qui, étrangères à la question du génie de Shakspeare, ont toute la valeur d’une très éloquente profession de foi. Et quant aux objections du vénérable critique contre l’ensemble ou le détail de l’œuvre de Shakspeare, il n’y en a pas une qui ne repose sur des argumens de fait absolument justes ; il n’y en a pas une qui, en soi, ne puisse être considérée comme absolument juste, — à la condition d’admettre qu’elles n’atteignent pas plus l’essence véritable du génie de Shakspeare que les objections, très justes aussi, de notre hypothétique sourd-muet ne touchent à la véritable beauté de la Symphonie avec Chœurs.


Le comte Tolstoï prend pour point de départ, dans son étude de l’œuvre du dramaturge anglais, une définition de ce que doit être tout ouvrage dramatique. Celui-ci, d’après lui, doit représenter une action réelle, ou, du moins, aussi conforme que possible à la réalité. Les personnages y doivent, nous dit-il, « vivre, penser, parler, et agir en accord avec le temps et le lieu où l’auteur les a placés. » Leurs actes doivent nous être présentés de telle manière que, par degrés, sous l’influence des événemens extérieurs, ils nous fassent assister à la formation ou au développement de leur « caractère. » Mais surtout leurs discours doivent être appropriés à leur situation, et toujours simples et naturels, jusque dans les momens les plus pathétiques, afin de nous donner ainsi, directement, l’illusion d’une réalité semblable à celle de notre vie propre. Voilà quelles sont, de l’avis du comte Tolstoï, les conditions indispensables de la beauté artistique, dans une comédie ou un drame ; et le critique emploie tout son écrit à nous démontrer que ces conditions de la beauté artistique manquent entièrement dans l’œuvre de Shakspeare. Aussi bien dans les drames que dans les comédies de cet écrivain, jamais l’action n’est conforme à notre réalité habituelle : jamais les personnages ne nous font assister au développement de leur caractère, ni ne s’expriment ainsi qu’il conviendrait à leur situation ; jamais ils « ne vivent, ne pensent, n’agissent, ni ne parlent, en accord avec le temps et le lieu où ils sont placés. » Pour nous rendre plus claire cette démonstration, Tolstoï oppose, à l’intrigue du Roi Lear que nous connaissons, celle d’un autre vieux drame anglais sur le même sujet, — d’un drame très sage, très proche vraiment de notre humanité habituelle, et parfois très touchant dans sa simplicité. Là, toutes les actions des personnages s’expliquent le plus naturellement du monde, et tous leurs discours sont tels, exactement, qu’on pouvait les attendre de leur situation, tels que nous les tiendrions nous-mêmes, à leur place, dans les circonstances particulières où l’auteur les a mis. Quelle différence avec le drame incohérent, excessif, impossible, de William Shakspeare !


Pour étrange que cette opinion puisse paraître aux admirateurs de Shakspeare, le vieux drame est infiniment meilleur, sous tous les rapports, que l’adaptation qu’en a faite Shakspeare. Il est meilleur : 1° parce qu’on n’y trouve point de personnages inutiles, qui ne font que distraire l’attention du spectateur ; 2° parce qu’on n’y trouve point, comme dans l’adaptation shakespearienne, des scènes absolument fausses, contraires à toutes les lois de la vraisemblance, des scènes comme la course du vieux roi sur la lande, comme ses dialogues avec le bouffon, etc. ; et, surtout, 3°, parce que, dans ce vieux drame, le roi Lear et sa fille Cordélia ont un caractère profondément simple et naturel, qui ne se retrouve point dans le drame de Shakspeare.


Tout cela pourra, en effet, paraître singulier à ceux qui ne connaissent point de près l’œuvre de Shakspeare : mais tout cela repose sur des faits bien exacts, et le comte Tolstoï a beau jeu à nous le prouver. Prêtons à notre sourd-muet les plus hautes qualités d’observation et de raisonnement : l’analyse qu’il pourra faire, à son point de vue spécial, de l’exécution de la Symphonie avec Chœurs ne surpassera pas, en justesse ni en netteté, l’analyse que nous offre Tolstoï du Roi Lear de Shakspeare. D’un bout à l’autre de cette analyse, qui est très longue et très détaillée, j’ai en vain cherché un seul point où le critique, — à son point de vue spécial, — n’eût pas raison pleinement, irréfutablement. Il a raison lorsqu’il affirme, tout d’abord, l’invraisemblance de la scène fameuse où le vieux roi maudit et renie sa plus jeune fille, simplement parce qu’elle n’a pas répondu à l’une de ses questions avec autant de tendresse hypocrite que ses sœurs aînées. Ayant toujours vécu avec ses trois filles, Lear ne peut manquer de s’être rendu compte de leurs caractères ; et l’on voudrait nous faire croire que, sans autre motif qu’une réponse qui lui a semblé un peu froide, il accable de sa haine un ange d’affection et de dévouement, et se laisse tromper stupidement par des créatures aussi basses et méchantes que le sont, durant toute la pièce, ses deux autres filles ! Plus tard, lorsque Lear se voit repoussé par Goneril, le comte Tolstoï a raison d’affirmer que les paroles qu’il prononce sont « hors de propos, » et que « l’on ne sait pas pourquoi il appelle les tempêtes et les brouillards pour écraser sa fille, ou bien encore, apostrophant ses yeux, déclare qu’il va les arracher, s’ils pleurent, et, avec ses larmes, humectera la terre. » Pareillement, pour peu que l’on accepte l’idée que se fait Tolstoï de la beauté dramatique, on ne peut s’empêcher de lui donner raison lorsqu’il dit que, dans la scène fameuse entre Lear et ses deux filles aînées, « les hésitations du vieux roi entre l’orgueil, la colère, et l’espoir d’obtenir des concessions de ses filles, seraient très touchantes si elles n’étaient gâtées par les paroles extravagantes que prononce le vieillard, affirmant, par exemple, qu’il divorcera avec la tombe de la mère de Régane, puisque celle-ci ne se réjouit pas de son arrivée, ou bien appelant sur la tête de Goneril les vapeurs empestées de l’enfer, ou bien encore prétendant que, par cela même qu’elles sont vieilles, les puissances du ciel sont tenues de protéger les vieillards. » Pareillement Tolstoï a raison de soutenir que Lear, prisonnier avec sa chère Cor-délia, gâte le bel effet réaliste de sa situation en émettant des paroles étranges et inutiles, telles que celles-ci : « Viens, allons on prison ! Nous chanterons tous deux comme des oiseaux dans leur cage ; et quand tu me demanderas ma bénédiction, c’est moi qui me mettrai à genoux, et, une fois de plus, te demanderai de me pardonner ! » Au dernier acte, le vieux Lear entre en scène « avec Cordélia, morte, dans ses bras : » et le comte Tolstoï a raison de nous rappeler qu’un tel effort est bien invraisemblable, chez « un homme malade, épuisé, et âgé de plus de quatre-vingts ans ; » tout de même qu’il a raison de juger invraisemblable le discours désordonné du vieillard, hurlant, devant le cadavre de sa fille, et sommant son entourage de hurler avec lui, et « tantôt pensant que Cordélia est morte, tantôt qu’elle vit. » D’une façon générale, d’ailleurs, le comte Tolstoï a raison de reprocher à Shakspeare son dédain pour les vraisemblances « de temps et de lieu. » « L’action du Roi Lear, nous dit-il, se passe huit siècles avant Jésus-Christ : et cependant les personnages nous y sont montrés dans des conditions qui n’étaient possibles qu’au moyen âge. » Oui, cela est vrai ; et il est vrai aussi que, dans ce drame de Shakspeare et dans tout le reste de son œuvre, « les actes, et les conséquences de ces actes, et les discours des personnages, ont un caractère exagéré, — c’est-à-dire dépassant les limites ordinaires de la réalité, — qui, à chaque pas, détruit pour nous la possibilité de l’illusion artistique, » — c’est-à-dire nous empêche de tenir les figures de l’écrivain anglais pour des êtres semblables à nous, et vivant d’une vie semblable à notre vie.


Aussi comprend-on que le comte Tolstoï, n’ayant trouvé dans l’œuvre de Shakspeare aucun des élémens qu’il jugeait indispensables à la beauté d’un ouvrage dramatique, en ait conclu que cette œuvre fameuse manquait de beauté ; que, donc, notre admiration pour elle était l’effet d’une mode, ou peut-être d’une autosuggestion collective ; et que, sur la foi de certains critiques, en majorité allemands, le monde s’était accoutumé à y découvrir des qualités qui n’y existaient point. Et, là encore, il est possible que l’éminent critique russe ait un peu raison. Il est possible que, sentant la merveilleuse beauté de l’œuvre de Shakspeare, et ne parvenant point à nous rendre compte de la source véritable d’où elle jaillissait, nous ayons pris l’habitude d’attribuer à cette œuvre des vertus qu’elle n’avait pas, ne pouvait pas avoir. Non seulement nous nous sommes trompés, à coup sûr, en prêtant à l’auteur du Roi Lear les attributs divers d’un historien, d’un moraliste, d’un théologien, ou peut-être même d’un psychologue : il n’est pas impossible que nous nous soyons trompés en admirant, chez lui, l’art de faire mouvoir une action, celui de développer un « caractère, » et jusqu’à celui d’observer et de reproduire la vie réelle, habituelle, de notre humanité. Les critiques de tous pays qui ont célébré en Shakspeare un grand « observateur, » je ne serais pas éloigné de penser qu’ils ont été dupes d’une « auto-suggestion, » presque autant que ceux qui nous ont présenté l’auteur d’Hamlet comme un grand politique ou un grand botaniste. En vérité Shakspeare n’a été, du commencement à la fin de son œuvre, rien autre chose qu’un grand « poète : » et c’est de quoi le comte Tolstoï ne s’est pas aperçu, empêché qu’il en était par sa définition toute réaliste de la beauté dramatique, de même qu’un sourd-muet, empêché par le manque du sens de l’ouïe, ne s’aperçoit point de la vraie portée de mouvemens et de gestes qu’il ne juge que d’après son idéal, tout visuel, de la beauté plastique.

Ce caractère « exagéré » que Tolstoï découvre dans l’œuvre de Shakspeare, c’est lui précisément qui constitue, dans cette œuvre, la part du « poète ; » et c’est lui, et lui seul, qui y touche profondément tous les cœurs qu’une idée préconçue ou une infirmité native n’ont point rendus sourds à la voix divine de la poésie. Reprenons toute la série des objections que vient de faire le comte Tolstoï à l’intrigue et aux discours du Roi Lear ; autant chacune d’elles est juste, si nous admettons l’idéal réaliste du critique russe, autant elle nous paraît fausse et monstrueuse si nous avons le sentiment de la valeur purement « poétique » de l’œuvre et du génie de Shakspeare. Entre la vieille pièce du Roi Lear et l’ « adaptation » qu’en a faite le poète anglais, la différence est, exactement, celle qui sépare une œuvre de prosateur d’une œuvre de poète. D’un côté la vraisemblance et la simplicité ; des actes parfaitement naturels, et qui s’expliquent à nous le plus clairement du monde ; des paroles bien en situation, nous révélant des caractères tout voisins des nôtres ; et puis, de l’autre côté, le drame shakspearien, avec son désordre, son invraisemblance, son opposition incessante aux règles de l’idéal réaliste en matière d’art dramatique, mais avec ce souffle prodigieux de passion, et cette extraordinaire floraison d’images, et cette musique infiniment mystérieuse, infiniment puissante, qui, de siècle en siècle, malgré l’insuccès des représentations, et malgré toutes les fautes signalées par Tolstoï et mille autres encore, élèvent le Roi Lear au-dessus de tout le reste des chefs-d’œuvre du théâtre, et sans cesse vont l’animant de plus de vie et de plus de beauté. Lorsque le vieux Lear, dans les diverses situations que j’ai mentionnées tout à l’heure, manque à la vraisemblance par des discours « exagérés et hors de propos, » le comte Tolstoï, au point de vue où il se place, a bien raison de le lui reprocher : mais nous, qui sentons plus ou moins vaguement la nature véritable du génie de Shakspeare, est-ce que nous ne sacrifierions point toutes les situations et tous les discours les plus naturels, toute l’œuvre des plus adroits entre les dramaturges, pour ne point perdre ces « divagations » du vieillard de Shakspeare, ces phrases où « il appelle sur la tête de ses filles les vapeurs de l’enfer, » où il dit à Cordélia que, dans leur prison, « ils chanteront tous deux comme des oiseaux dans leur cage, » où, devant le cadavre de son enfant aimée, « tantôt il pense que Cordélia est morte, et tantôt qu’elle vit ? » Certes, rien de tout cela n’est conforme à l’apparence ordinaire de ce que nous appelons notre réalité : mais la beauté surnaturelle du drame de Shakspeare ne lui vient que de là ; et c’est une beauté qui ne se laisse point analyser, ni prouver, et que toutefois personne ne peut se défendre de sentir délicieusement, à moins de n’avoir pas reçu en naissant le sens particulier de la poésie, ou de l’avoir étouffé, dans son cœur, sous le poids des définitions et des déductions.


Dans tous les arts, le poète est un homme qui, d’instinct, irrésistiblement, perçoit et conçoit les choses d’une autre façon que l’ordinaire des hommes, — d’une façon plus délicate ou plus passionnée, plus lumineuse ou plus sombre, mais toujours plus belle. Et il se trouve en outre, par un prodige défiant toute explication, que l’univers qu’évoquent devant nous les poètes nous apparaît avec plus de vie, nous ravit et nous émeut plus profondément, que celui que nous sommes accoutumés à connaître. Des magiciens, voilà ce que sont, véritablement, les poètes. Sans que nous sachions par quels moyens ils agissent sur nous, leur génie s’empare de nous, nous élève avec lui au-delà du monde. Chacun d’eux est pareil à Corrège, dont je parlais ici l’autre jour, à ce peintre de qui l’on ne peut pas dire qu’il ait excellé dans l’invention ni dans le sentiment, dans le dessin ni dans la couleur, et qui, cependant, nous remplit le cœur d’un flot merveilleux de tendresse et de volupté. Ainsi font tous les poètes, qu’ils soient peintres, musiciens, ou hommes de lettres, depuis Fra Angelico jusqu’à Rembrandt et Watteau, depuis Pétrarque et Ronsard jusqu’à M. Francis Jammes. Nous les tenons quittes de l’appareil de science et de pensée que nous exigeons chez les « prosateurs, » — j’entends par là ceux qui tâchent à reproduire notre réalité coutumière ; — et, pourvu qu’ils nous ouvrent le palais enchanté de leur fantaisie, nous ne nous soucions point d’examiner la clef qu’ils ont à la main. Mais jamais, peut-être, dans aucun art, personne n’a été plus entièrement, plus exclusivement « poète » que l’auteur d’Hamlet et du Conte d’Hiver. Son œuvre est à tel point imprégnée de poésie que la « prose » n’y occupe, en quelque manière, point de place. Sous la double influence de son tempérament personnel et du milieu littéraire où il s’est formé, Shakspeare s’est enivré de poésie, comme le japonais Hokou-saï se glorifiait d’être « ivre de dessin. » Et de cette ivresse bienheureuse le poète anglais ne s’est pas réveillé un seul instant, depuis le Songe d’une nuit d’été jusqu’à la Tempête. Malgré lui, et parfois au détriment de l’effet dramatique de ses pièces, constamment il a éprouvé le besoin de changer en poésie tout ce qu’il touchait. Jeunes gens et vieillards, maîtres et serviteurs, princes amoureux et féroces bourreaux, il n’y a pas un de ses personnages qui ne chante, au lieu de parler, traduisant l’idée la plus banale en de vives images, avec ce caractère d’« exagération », ou, plus exactement, de fièvre poétique, qui nous charme autant que nous avons vu qu’il scandalisait le comte Tolstoï.

Aussi le théâtre de Shakspeare, tout entier, nous fait-il penser à l’une de ces forêts ensorcelées où se perdent et se retrouvent les adorables héros de ses comédies. C’est un théâtre où la poésie remplace tout le reste, et suffit, à elle seule, pour nous donner l’illusion de cent autres qualités qui ne s’y trouvent point. La faiblesse et le décousu des intrigues, l’impossibilité des sujets, l’immobilité des caractères et l’invraisemblance des discours, nous oublions tout cela dans un enchantement continu de fleurs, de parfums, et de mélodies. Une foule de figures vivantes surgissent autour de nous, et, certes, aucun écrivain, si ce n’est peut-être Balzac, n’a été un plus puissant créateur de vie. Mais la vie des héros de Shakspeare ne résulte point, comme celle des héros de Balzac, d’une accumulation de petits traits observés avec justesse : elle résulte d’un mélange singulier de profonde intuition humaine et de passion poétique. Pour comprendre cette vie des personnages du poète anglais, ce n’est point à celle des héros de Racine ou de Molière qu’il convient de la comparer, mais à celle des héros de Mozart ou de Richard Wagner, à celle d’un Don Juan ou d’un jeune Siegfried. Bien plus que la situation où nous voyons ces héros, ou que le sens général des discours qu’ils tiennent, la musique de leurs paroles nous révèle leurs âmes. Et quant au décor qui les environne, le génie du poète le produit de rien, par un mouvement mystérieux de sa baguette magique. Nulle part, peut-être, ne se montre plus clairement à nous l’infini pouvoir évocateur de la poésie.

L’un des derniers biographes de Shakspeare, M. Brandes, nous a vanté « son étonnante connaissance de l’histoire naturelle ; » à l’appui de quoi M. Brandes nous rappelait que, dans l’œuvre du poète, il était parlé de lévriers saisissant le gibier entre leurs dents, de pigeons nourrissant leurs petits, d’hirondelles volant presque au ras du sol, de coucous déposant leurs œufs dans d’autres nids d’oiseaux. Mais, en fait, tous les naturalistes s’accordent à constater que Shakspeare ne savait rien de l’aspect ni de la vie des bêtes. Tout ce qu’il nous a dit, dans ses vers, des chiens et des chats, des poissons, du rossignol, et même du coucou, dénote une ignorance aussi « étonnante » que la « science » que s’est plu à lui prêter M. Georges Brandes. Il y a dans Henri V un passage fameux, et d’ailleurs l’un des plus beaux de l’œuvre entière de Shakspeare, où le poète décrit les mœurs d’une ruche : or un savant spécialiste nous apprend que, « d’un bout à l’autre, cette description merveilleuse n’est que pure folie, avec une erreur de fait à chacun des vers, et, dans l’ensemble, une inintelligence totale des mœurs de l’abeille. » Mais si Shakspeare, certainement, n’a jamais pris la peine d’observer la nature, certainement aussi son œuvre est toute pleine, pour nous, de sensations de nature. Animaux et oiseaux la peuplent avec une richesse incomparable, mêlant l’infinie variété de leur vie à la variété infinie des formes et des modes de la vie humaine. Et comment ? Toujours par la très simple et très secrète magie de la création poétique. Un seul mot, la mention d’un chien, d’un lièvre, ou d’un rossignol : et aussitôt, grâce à la musique délicieuse du sentiment exprimé et des images qui l’expriment, nous voyons le chien accourir vers nous, nous apercevons la fuite affolée du fièvre parmi les vieux arbres, et voici que le trille modulé du rossignol s’élève et frémit doucement en nous, sous le clair de lune !

« Entre tous les poètes anciens et modernes, écrivait le poète Dryden, Shakespeare est celui qui a eu l’âme la plus vaste et la plus compréhensive. Toutes les images de la nature étaient constamment présentes, devant ses yeux, et il les reproduisait sans nul effort, mais toujours avec bonheur. Lorsqu’il décrit quelque chose, non seulement nous voyons ce qu’il décrit, nous le sentons aussi. Ce poète s’est trouvé être savant de naissance : ayant à dépeindre la nature, il lui a suffi de regarder en lui-même, pour la trouver là. » Semblablement un autre poète, Alexandre Pope : « La poésie de Shakspeare n’a été rien qu’inspiration. Il n’a pas été l’imitateur de la nature, mais bien plutôt son instrument ; et, au lieu de dire qu’il nous parle d’elle, on aurait plutôt le droit de dire que c’est elle qui nous parle par lui. » Écoutons encore ce témoignage, plus voisin de nous :


L’action de la comédie intitulée : Comme il vous plaira est placée, en majeure partie, dans la forêt d’Ardenne. Or, un examen de la pièce nous fait aboutir à une découverte singulière. Dans toute la pièce, il n’y a pas un oiseau, ni un insecte, ni une fleur, qui soient mentionnés par leur nom. Les mots « fleur » et « feuille » ne paraissent jamais. Le chêne est le seul arbre cité. En fait d’animaux, le poète nomme un cerf, une lionne, un serpent vert et un autre doré. La saison est impossible à déterminer : elle semble bien être l’été, encore que nous entendions parler, seulement, de la morsure du froid et d’un vent hivernal. « Mais tout cela est mensonge ! » comme dirait Rosalinde : et certes la vérité a été exprimée infiniment mieux, sur cette comédie, par les critiques qui en ont célébré « les solitudes feuillues tout embaumées du chant des oiseaux. » Les bannis de la forêt d’Ardenne, non plus que nous-mêmes, ne s’aperçoivent que leur asile est pauvrement pourvu des accessoires de théâtre qui conviennent pour une forêt ; ils écoulent leur temps, négligemment, dans un paradis d’indolence joyeuse ; et les « solitudes feuillues, autour d’eux, sont embaumées du chant des oiseaux, » et un été splendide rayonne dans leurs cœurs. Ainsi le poète atteint son objet sans l’artifice d’une allusion au doux gazon vert, qui, sans doute, sur la scène, aura été représenté par des planches peintes. L’appareil dramatique de Shakspeare est de ceux qui ne sauraient être mis aux enchères, et débités, en détail, sous le marteau du commissaire-priseur : car il n’est riche en rien qu’en seule poésie.


J’extrais ce passage d’un petit livre sur William Shakspeare que vient de publier le savant professeur de littérature anglaise à l’Université d’Oxford, M. Walter Raleigh, et dont la publication a été, dans son pays, un événement littéraire des plus considérables. Il y avait, en effet, plus d’un quart de siècle que la collection des English Men of Letters, fondée avec un très vif succès par M. John Morley, attendait un Shakspeare ; et l’on savait, par ailleurs, que depuis maintes années le professeur d’Oxford employait tous ses loisirs à la préparation d’un volume qui fût digne, à la fois, de l’importance du sujet et de l’éminente renommée de l’auteur. Aussi le volume, dès son apparition, a-t-il été accueilli avec empressement ; et les quelques comptes rendus que j’ai eu l’occasion d’en lire, dans les journaux anglais, semblent indiquer que l’attente du public littéraire n’a pas été déçue. Tel qu’il est, le petit livre de M. Raleigh abonde en renseignemens précieux, de l’érudition la plus sure et la plus discrète, en réflexions originales, en jolis tours de phrase, un peu bien subtils, parfois, mais toujours très élégans dans leur subtilité. Son seul défaut est de nous offrir une sorte d’essai sur Shakspeare, au lieu de la simple étude biographique et critique que devrait être tout volume du genre de celui-là : car il en est de ce genre de volumes comme des articles d’encyclopédies ou de dictionnaires, où, quelque notoire que soit le sujet traité, l’auteur est tenu d’imaginer qu’il s’adresse à des lecteurs tout à fait ignorans. M. Raleigh lui, ne s’adresse qu’à des lecteurs qui connaissent déjà l’œuvre de Shakspeare : et ces lecteurs même, souvent, ne peuvent apprécier la justesse de ses comparaisons ou de ses allusions qu’en se rapportant au texte du poète anglais. Mais le petit livre nouveau n’en reste pas moins, dans son ensemble, l’un des meilleurs que nous ayons sur la vie et l’œuvre de l’auteur d’Othello. Sa partie proprement biographique, surtout, mériterait d’être traduite presque tout entière : on y trouvera résumé, en une vingtaine de pages, tout ce que l’immense effort des chercheurs, depuis trois cents ans, a mis au jour de certain ou de vraisemblable.

M. Raleigh estime, d’ailleurs, et très justement, que nous n’avons pas le droit de nous plaindre de l’insuffisance des renseignemens qui nous sont parvenus sur la vie du poète. Les documens authentiques sont rares : mais ils nous permettent fort bien de nous représenter la carrière de Shakspeare à tous ceux de ses momens qu’il nous importe de connaître ; et à ces données documentaires s’ajoutent encore, pour achever de nous éclairer, une foule de traditions qu’il serait déraisonnable de vouloir rejeter, comme un bon nombre d’auteurs contemporains ont essayé de le faire, pour y substituer des hypothèses de pure fantaisie. Sans compter que, si tels ou tels points de la vie privée de Shakspeare nous demeurent obscurs, nous nous trouvons, au contraire, parfaitement renseignés sur sa vie de poète et d’auteur dramatique, c’est-à-dire sur les sources de son inspiration et sur le parti qu’il en a tiré. Cette description des sources de l’œuvre shakspearienne est, peut-être, ce que contient de plus décisif l’intéressant volume de M. Raleigh ; et je ne puis m’empêcher d’en citer, tout au moins, les lignes que voici, sur un point qui a de quoi nous toucher tout spécialement :


Si Shakspeare avait étudié Arioste, ainsi qu’on l’a prétendu, sûrement nous découvririons, dans son œuvre, des traces plus nombreuses de cette connaissance que les pauvres indices que l’on nous signale ; et le même argument s’applique à Rabelais. Il y a des substances qui ont la propriété de s’enflammer l’une l’autre ; et, par cela même qu’elles ne l’ont point fait, nous devinons qu’il ne leur est jamais arrivé d’entrer en contact. Nous lisons bien, dans Comme il vous plaira, une allusion à la largeur de la bouche de Gargantua : mais probablement ce n’est là qu’une réminiscence de quelque livret populaire, du temps d’Elisabeth, qui donnait aux lecteurs anglais l’enveloppe extérieure de la fable de Rabelais, sans rien de l’unie vivifiante qui y est enfermée ; et quant à certaines expressions rabelaisiennes que l’on a cru découvrir dans la bouche d’Iago et d’autres personnages, ces formules, si même c’est bien Rabelais qui les a créées, auront été révélées à Shakspeare dans le langage courant des lettrés, ses confrères. D’autre part, le poète a certainement dû connaître, à travers la traduction anglaise de Florio, l’œuvre de Montaigne, cet autre grand pionnier de l’esprit moderne. On a même soutenu qu’il avait emprunté à Montaigne un tour particulier de curiosité et de scepticisme qui, en effet, nous apparaît dans les drames de sa maturité. L’esprit d’Hamlet, par exemple, ne laisse point de nous faire voir une parenté naturelle avec celui de Montaigne, encore que le héros du poète anglais ne prononce pas une seule phrase que l’on puisse rapporter directement au moraliste français… Mais, en réalité, nous ne connaissons qu’un seul passage important que Shakspeare ait, incontestablement, tiré de Montaigne : et l’emprunt ici, ne témoigne nullement d’une affinité de pensée. Dans son chapitre sur les Cannibales, Montaigne, le plus gravement du monde conclut à la supériorité de l’état sauvage : Shakspeare, dans sa Tempête, reprend la même description d’une république à l’état de nature, mais ne joue avec cette idée que pour la railler. La différence est absolue. Montaigne se sent à l’aise, exulte, dans son doute : en homme dont toute l’affaire est d’épier les faiblesses humaines et de mettre en question noire vie tout entière. Shakspeare, de son côté, ne résiste pas à son penchant naturel d’investigation : mais, chez lui, l’intelligence et le cœur sont en guerre déclarée ; et, en fin de compte, ses sympathies vont toujours à la fragilité, à la simplicité, aux misères humaines.


T. DE WYZEWA.