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Revues étrangères - L'ex-Khédive d'Égypte, jugé par un témoin anglais

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Revues étrangères - L'ex-Khédive d'Égypte, jugé par un témoin anglais
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

L'EX-KHÉDIVE D’ÉGYPTE, JUGÉ PAR UN TÉMOIN ANGLAIS DE SON RÈGNE


Abbas II, par le comte de Cromer, un vol. 8°, Londres, 1915[1].


Lorsque, le 7 janvier 1892, le « Consul Général » anglais en Égypte, lord Cromer, apprit l’aggravation survenue brusquement dans l’état de santé du khédive Tewfik, il s’empressa de réunir en conseil les principaux ministres égyptiens, ainsi que deux ou trois de ses propres assistans ; et il fut reconnu là, d’un parfait accord, que la succession du Khédive mourant devait échoir à l’aîné des fils légitimes de celui-ci, le jeune prince Abbas. Le fait est que, pour des motifs divers, — dont les plus pressans étaient la crainte d’une velléité d’intervention du Sultan dans les affaires égyptiennes et la crainte, non moins justifiée, d’intrigues déjà en train de s’ourdir à l’intérieur du pays, — lord Cromer regardait comme indispensable de proclamer le nouveau souverain dès l’instant où serait annoncée la vacance du trône. Mais il comprenait aussi les dangers qu’entraînerait, pour les mêmes motifs, l’obligation de laisser instituer autour du nouveau Khédive un Comité de Régence ; et le malheur voulait que le prince Abbas, né le 14 juillet 1874, eût encore à attendre un peu plus de six mois l’âge réglementaire de sa majorité. De telle sorte que l’embarras du Consul Général anglais était grand, trop grand sans doute pour qu’il fût possible à l’habile diplomate de le dissimuler : car lui-même nous raconte le mélange de surprise ravie et de gratitude avec lequel il entendit l’un des ministres égyptiens lui murmurer à l’oreille que le calendrier mahométan réduisait la durée normale des années à 354 jours. Moyennant cette façon de compter, le prince Abbas se trouvait être majeur depuis deux semaines !

« On pense bien que je ne manquai pas de me précipiter sur une suggestion aussi opportune, » écrit lord Cromer. Immédiatement après la mort de Tewfik pacha, dès le soir du même 7 janvier 1892, avis fut donné au public égyptien de l’avènement du khédive Abbas II ; et comme ce dernier demeurait alors à Vienne, où l’on tâchait lentement à le faire avancer dans ses « humanités, » ce fut aux ministres de son défunt père que revint la charge de gouverner l’Egypte jusqu’à son arrivée. D’un seul coup, l’ « opportune suggestion » de l’un de ces ministres avait permis à lord Cromer d’éloigner de son horizon le double péril qu’il avait redouté ; et l’ex-Consul Général ajoute que la personne du nouveau Khédive lui fit d’abord une impression des plus favorables, lorsque, vers la fin de janvier, le jeune prince, accouru en hâte d’Autriche, vint prendre solennellement possession de son trône. Mais combien, selon toute apparence, cette première impression aurait été différente, si le noble lord avait pu prévoir de quelle manière allait s’achever tristement, vingt-deux années plus tard, le règne du séduisant souverain dont il avait ainsi protégé les débuts !


Aussi bien lord Cromer lui-même n’avait-il pas tardé à changer d’opinion touchant le caractère et les sentimens du jeune Abbas II. « Dès avant l’arrivée du prince, nous dit-il, un ami autrichien qui était excellemment en position de connaître les faits m’avait prévenu que les autorités du collège viennois où le nouveau Khédive avait été élevé ne cachaient pas leur peu d’estime pour ses qualités d’esprit et de cœur. A en croire mon ami, le jeune prince nous causerait infailliblement toute espèce d’embarras, ne fût-ce que par sa tendance naturelle à s’entourer de mauvais conseillers. Son origine orientale, à elle seule, le porterait à encourager autour de soi les pires formes de l’adulation, et les plus dangereuses. Sûrement, les courtisans du Khédive allaient l’exciter à ne pas subir l’humiliation consistant, pour lui, à écouter et à suivre l’avis des Anglais. Cela était bon pour son père, dont l’esprit était pauvre : mais lui, avec son intelligence subtile encore développée par l’éducation, comment pourrait-il hésiter à rejeter le joug odieux et pesant de l’Angleterre ? »

Le méfiant ami autrichien de lord Cromer avait vu juste. A peine installé sur son trône, Abbas II s’est entouré précisément de conseillers dont l’ « adulation » n’allait plus cesser de revêtir, depuis lors, la forme d’encouragemens de plus en plus passionnés à « rejeter le joug odieux de l’Angleterre. » Mais encore bien que l’influence d’un tel entourage ait valu au Consul Général anglais une foule d’« embarras, » dont il vient de nous offrir le récit dans un petit livre tout plein de révélations imprévues et curieuses, peu s’en faut que l’ancien diplomate ne se montre prêt à excuser ce qu’il appellerait volontiers l’ « erreur » du jeune prince. « Comment supposer, — écrit-il, — qu’un garçon inexpérimenté d’à peine dix-huit ans, frais émoulu de l’éducation un peu étroite d’un collège autrichien, eût possédé l’intelligence, la patience, et le jugement et l’empire sur soi qui lui auraient été nécessaires pour se conformer aux exigences d’un système tel que celui qu’avait subi l’Egypte pendant les dix dernières années du règne de son père ? » Sans compter qu’à toute heure le groupe « hybride » d’Égyptiens, d’une authenticité plus ou moins douteuse, qu’il aimait à rassembler autour de soi lui représentaient ce « rejet » de l’influence anglaise non seulement comme un devoir sacré, mais aussi comme la chose au monde la moins hasardeuse. « Quoi de plus aisé, pour les Égyptiens, que de gouverner l’Egypte sans aucune assistance étrangère ? »

Si bien que, dès le premier jour, lord Cromer, — à l’en croire, du moins, — se sentait au cœur, pour le jeune Khédive, des trésors d’une indulgence quasi paternelle. « Certes, écrivait-il à lord Rosebery en novembre 1892, le nouveau souverain s’est conduit très sottement en un grand nombre de menues circonstances ; mais il est si jeune et si ignorant de la vie que nous devons nous garder soigneusement de porter sur lui un jugement trop sévère ! » Et aujourd’hui encore le noble lord nous affirme qu’il se garderait de porter sur son ancien « pupille » un « jugement trop sévère, » s’il lui était possible d’attribuer à une véritable inspiration patriotique la longue et funeste série des « sottises » du jeune prince, — ou plutôt d’un prince que son « ignorance » obstinée « de la vie » n’empêche pas d’être, dorénavant, un gros et mûr personnage de quarante ans passés. Mais il a suffi à lord Cromer de pénétrer plus à fond dans la familiarité du khédive Abbas pour découvrir que ses prétendus sentimens « égyptiens » étaient, en réalité, uniquement « khédiviens. »

Depuis le début de son règne. l’intention manifeste d’Abbas II a été de se poser en patriote égyptien : mais force m’a été bientôt de constater que le nouveau Khédive s’intéressait fort peu à tous les sujets qui concernaient réellement la prospérité de la population égyptienne ; que ses ébullitions de patriotisme se trouvaient, en général, réservées aux seules occasions où il pouvait se plaindre de quelque manquement, plus ou moins imaginaire, à sa propre dignité ; que son tempérament personnel était capricieux et égoïste ; qu’il tendait invariablement à se montrer injuste dans l’exercice de ses prérogatives ; et que, en un mot, le souci de son bien-être et de ses privilèges, — dont le moindre détail lui tenait très au cœur, — dépassait infiniment chez lui la préoccupation du bonheur de ses sujets. Jamais, pendant tout le temps de mes rapports avec lui, je ne l’ai vu s’émouvoir si peu que ce fût d’aucun des grands problèmes de l’administration intérieure de l’Égypte : et si toujours, au contraire, je l’ai vu se mêler ardemment de la nomination des moindres fonctionnaires, c’est chose certaine que cette ardeur qu’il apportait à ses choix lui était exclusivement suggérée par la recherche de ses intérêts particuliers.

Cela étant, j’ai compris le danger qu’il y avait à tolérer, déguisée sous le nom toujours sympathique de patriotisme, la réintroduction en Égypte d’un système de gouvernement personnel semblable à celui que nous avions eu déjà trop de peine à déraciner. L’admiration professée par le jeune Khédive pour la mémoire de son despotique aïeul Ismaïl pacha, et pareillement le mépris qu’il ne cherchait même pas à cacher pour le souvenir de son père, coupable à ses yeux d’avoir attaché trop d’importance à ses engagemens solennels envers nous, tout cela contribuait encore à me faire craindre que ce soi-disant patriotisme, complaisamment étalé devant le monde, ne fût rien qu’une contrefaçon de mauvais aloi.


Le passage qu’on vient de lire est extrait des premiers chapitres du livre nouveau de lord Cromer, — dont l’auteur nous apprend qu’il les avait écrits avant la déchéance du Khédive, et à une date où des scrupules bien compréhensibles lui interdisaient de donner au portrait de son personnage un relief trop saillant : mais ces scrupules ont dorénavant perdu beaucoup de leur portée de naguère, et c’est d’une touche sensiblement plus libre que l’homme d’État anglais, dans une manière d’appendice, a remis au point son image du khédive Abbas. Non pas qu’il se refuse, maintenant encore, à reconnaître les qualités personnelles du souverain déchu. Il nous cite même, — en nous le représentant, il est vrai, comme une anomalie à peine croyable de la part d’un caractère tel que celui-là, — un trait qui semblerait attester, chez l’ex-Khédive, un cœur foncièrement capable d’aspirations généreuses : il rapporte que récemment Abbas II, ayant su que le successeur de lord Cromer, sir Eldon Gorst, se trouvait en danger de mort est venu tout exprès à Londres pour lui témoigner sa fidèle affection. Avec cela, une intelligence manifestement très supérieure à celle de l’ordinaire des princes de sa maison, un « sens très prononcé de l’humour, » et tout ce que l’éducation européenne peut ajouter d’attrait au charme naturel d’une âme profondément « orientale. » Mais d’autant plus ces qualités extérieures, si nous devons en croire lord Cromer, avaient de quoi rendre tout ensemble évidens et fâcheux les défauts, d’ordre plus intime, qu’elles accompagnaient, et dont les plus graves se résumaient en un mélange singulier de dissimulation et de cupidité.


Le principal objet de la vie du Khédive, tel que je l’ai connu, parait bien avoir été de s’enrichir par n’importe quels moyens dont il pût disposer. En fait, nous l’avons vu amasser une fortune énorme, qu’il a d’ailleurs follement gaspillée, et jusqu’au point de se plonger parfois dans une situation financière des plus embarrassées. Constamment ce souverain s’abaissait à convoiter quelque vigne de Naboth, découverte par lui dans le voisinage de ses propres domaines. Et comme, d’autre part, suivant l’exemple de son grand-père Ismaïl pacha, pour lequel il professait beaucoup d’admiration, il restait toujours scrupuleusement soucieux d’observer les formes légales, j’avais souvent une difficulté extrême à l’empêcher de commettre des actes d’une injustice monstrueuse au nom de la loi.


C’est ainsi que lord Cromer a dû déployer une énergie infatigable pour obtenir la mise sous séquestre de l’immense fortune d’un parent du Khédive, Seif-el-Din bey, que sa folie avait fait enfermer dans une maison de santé anglaise. Encore Abbas II a-t-il réussi plus tard, après le départ de lord Cromer, à s’emparer personnellement de la gestion de cette fortune, évaluée à près d’un million de rentes ; et un jouma1 égyptien a révélé, ces jours-ci, que rien ou presque rien ne subsistait du capital du prince Ahmed Seif-el-Din, « soit que l’énorme somme ait été dépensée, ou peut-être dérivée vers d’autres canaux. »

Plus significative encore est l’aventure d’un prince kurde, Osman pacha, qui, après avoir été l’aide de camp favori du sultan Abdul-Hamid, avait encouru la disgrâce de celui-ci en raison de ses sympathies « jeunes turques, » et était venu se réfugier au Caire, où lord Cromer lui avait garanti une entière sécurité, moyennant qu’il s’abstînt de toute intrigue politique. Mais le khédive Abbas s’était engagé vis-à-vis du Sultan à faire en sorte qu’Osman pacha retombât sous la main de la police turque. Simulant une vive amitié pour le prince kurde, il ne cessait point de lui répéter que, grâce à son entremise, le Sultan avait reconnu son erreur et ne demandait qu’à lui restituer la grosse fortune qu’il s’était empressé de lui confisquer. Un jour, même, on avait montré à Osman pacha la prétendue copie d’une correspondance échangée, à son sujet, entre Abdul-Hamid et son nouveau protecteur. Enfin celui-ci, pour achever de convaincre Osman pacha de son retour en grâce, l’avait prié d’accepter un chèque de 15 000 francs signé de sa main, et qui lui permettrait de vivre largement à Constantinople en attendant la restitution de sa propre fortune. Si bien que le prince kurde s’était décidé à repartir pour la Turquie, muni du précieux chèque et d’une foule de lettres de recommandation que lui avait également données le généreux Khédive. Arrivé à Constantinople, il avait été arrêté à bord même du navire qui l’amenait d’Egypte, jeté en prison, et bientôt relégué dans une forteresse de la Tripolitaine. Et lorsque, plus tard, ayant réussi à se délivrer, il s’était présenté à la Banque Ottomane de Constantinople pour y toucher le montant du chèque khédivial, le directeur de la Banque lui avait fait voir un billet écrit, lui aussi, de la propre main d’Abbas II, — le lendemain de la signature du chèque, — et où « Son Altesse le Khédive » informait la Banque de sa volonté « d’annuler la traite signée par Elle, la veille, au profit du prince Osman pacha. »

Une autre fois, lord Cromer avait appris que le jeune Khédive, s’adressant aux meneurs d’une rébellion qui venait de se produire dans un régiment anglo-égyptien, — c’était au temps de la campagne anglaise contre les Boers, — les avait expressément encouragés à persévérer dans leur attitude. Sur quoi le Consul Général, s’étant rendu auprès du Khédive, l’avait mis en demeure de communiquer aux mêmes officiers égyptiens une proclamation rédigée d’avance en langue arabe, et blâmant leur conduite dans des termes d’une rigueur implacable. « Le Khédive se trouvait serré entre les pointes d’un dilemme. En refusant de prendre à son compte et de transmettre la proclamation que je lui apportais, il s’exposait au grave soupçon d’avoir approuvé une révolte dans son armée ; tandis que, d’autre part, son consentement révélait aux rebelles l’impossibilité pour eux d’espérer de lui tout concours un peu efficace. Mais, encore que son visage ne laissât pas de trahir son ennui de la situation où je le mettais, ce fut au second de ces deux partis qu’il s’arrêta, comme d’ailleurs je l’avais tout de suite prévu. »

Écoutons encore cette dernière histoire, tout imprégnée du plus authentique parfum d’ « orientalisme. »


Un certain Léon Féhmi avait, pendant plusieurs années, servi d’espion, au sultan Abdul-Hamid : mais ensuite, ayant eu le malheur de déplaire à son maître, il n’avait réussi à éviter la mort qu’en se réfugiant à Alexandrie. Et comme le Sultan désirait fort que son ancien espion lui fût livré, Léon Fellini reçut l’ordre de se rendre au palais possédé par le Khédive à Alexandrie. Sur son chemin vers ce palais, le Turc rencontra un ami à qui il demanda de m’instruire des faits de son aventure, au cas où l’on ne le verrait pas revenir dans un délai de quelques heures. Ce délai étant expiré sans qu’il fût de retour, son ami m’envoya un télégramme au Caire, où je demeurais à ce moment ; aussitôt je dépêchai à Alexandrie un officier anglais des plus intelligens, avec mission de voir le Khédive et de s’informer du sort de Féhmi. Abbas II s’empressa d’accueillir mon délégué : mais il affirma de la manière la plus positive qu’il ne savait rien de ce qui concernait l’ex-espion turc, et non moins positivement déclara que jamais ce personnage n’avait été retenu au palais.

Ces assertions solennelles me furent ensuite répétées à moi-même par le Khédive, qui crut devoir y joindre, cette fois, les protestations les plus indignées contre les soupçons dégradans que l’on avait osé émettre sur sa conduite dans la circonstance. Or, j’ai appris dans la suite que Léon Féhmi, en arrivant au palais, n’avait pas vu le Khédive lui-même, mais avait été entraîné à bord du yacht de Son Altesse, qui s’apprêtait déjà à le ramener vers Constantinople, lorsqu’un messager du Khédive, — à l’issue de l’entretien de celui-ci avec l’officier anglais, — était venu enjoindre qu’il fût débarqué. Et quand le prince Abbas, deux ou trois jours après, m’avait donné sa parole d’honneur que Léon Féhmi ne se trouvait pas emprisonné dans son palais, il m’avait dit la vérité : mais il avait omis d’ajouter que le personnage était détenu par force dans une maison toute proche du palais, et qui en dépendait.

Sous l’effet du bruit causé par l’affaire, le Khédive a décidément renoncé à son projet de renvoyer Léon Féhmi à Constantinople. Il s’est contenté de le faire conduire entre deux gardiens à Port-Saïd, d’où un paquebot l’a transporté à Marseille. Plus tard, l’ex-espion a publié un récit de son aventure, — un récit très suffisamment véridique, du moins pour ceux des faits que j’ai pu contrôler. Personne, naturellement n’a consenti à le croire, et la presse locale, aussi bien égyptienne qu’européenne, s’est montrée particulièrement ardente à proclamer son indignation devant les calomnies dont on essayait, une fois de plus, de salir l’honneur du Khédive. Quant à moi, je n’ai pas cru devoir corriger ce que ces vues de la presse et du public égyptiens avaient d’erroné. La personne de Léon Féhmi, par soi-même, ne méritait pas beaucoup de sympathie, et j’estimais avoir assez fait pour maintenir la dignité des principes anglais en sauvant l’infortuné des griffes du Sultan. De là mon silence en cette occasion.


Mais peut-être ai-je trop insisté sur ces menus épisodes, qui n’occupent, comme je l’ai dit, qu’un court chapitre supplémentaire dans le livre nouveau du noble lord anglais. L’objet principal du livre est bien moins de nous faire connaître le caractère privé de l’ex-Khédive que de reconstituer sous son jour véritable l’histoire des nombreux conflits d’ordre plus expressément politique engagés entre le jeune Abbas II et le représentant auprès de lui du pouvoir anglais. Quelques-uns de ces mémorables conflits nous sont racontés par lord Cromer avec une extrême abondance de détails caractéristiques ; et l’agrément de leur récit se relève encore d’une précieuse portée instructive, qui n’est pas sans nous rappeler celle des vénérables et touchantes vantardises militaires de notre vieux Montluc. « Je m’abandonne sans scrupule à ces observations, — nous dit notamment lord Cromer, — parce que l’une de mes fins dominantes, dans cette relation de ma conduite en Égypte, a été d’offrir à ceux de mes compatriotes qui auront plus tard l’occasion de se trouver mêlés à la diplomatie ou à la politique orientales une série d’exemples, capables de leur montrer de quelle façon ont été traitées des questions comme celles qui se sont élevées pendant mon séjour en Égypte ; et quant à savoir si ma façon de traiter ces questions a été ou non couronnée de succès, c’est là un point que je les laisse libres d’apprécier à leur gré. »

C’est donc à l’analyse de ces premiers chapitres du livre que j’aurais dû m’employer de préférence ; et, en effet, j’en avais eu tout d’abord l’intention, lorsque m’est venu soudain un doute dont je ne puis me défendre de faire ici, très humblement, l’aveu. Avec ma profonde ignorance politique et même historique, je me suis demandé si l’attitude adoptée par lord Cromer, dans ces conflits incessans avec le jeune Khédive, n’avait pas en soi quelque chose d’un peu trop impérieux et trop rude, qui risquait d’irriter sans profit la jeune âme, profondément susceptible, du khédive Abbas II. Je me suis demandé si, tout au moins, des formes plus douces n’auraient pas été, elles aussi, « couronnées de succès, » — des formes comme celles dont s’est servi le successeur en Égypte de lord Cromer, sir Eldon Gorst et dont nous savons en tout cas qu’elles ont valu au diplomate « libéral » l’amitié et la gratitude personnelles d’un prince qui, sûrement, ne doit pas avoir gardé un souvenir aussi aimable de ses relations avec son premier « protecteur » anglais. Le fait est qu’il y a là, évidemment, l’opposition de deux écoles, de l’ancienne école « conservatrice, » ou encore « unioniste, » et de la nouvelle école « libérale. » Mais qui sait si, sans la mort prématurée de sir Elden Gorst, le Khédive, continuant à subir son heureuse influence, n’aurait pas hésité à aller, en fin de compte, chercher refuge et appui auprès d’un nouveau « protecteur, » pour lequel le mot de « colonisation » a toujours eu plus ou moins le sens secret d’ « extermination ? » Malheureuse, trois fois malheureuse Égypte, en vérité, si jamais l’aveugle folie de l’un de ses souverains la condamnait à échanger le « joug » de l’Angleterre contre celui du « germanisateur » de l’Alsace-Lorraine et de la Posnanie !


Sans compter que le « joug » de l’Angleterre, — lord Cromer ne se fatigue pas de nous le répéter et force m’est, ici encore, de lui laisser l’entière responsabilité de son assertion, — ne serait pas éloigné de constituer désormais pour la population égyptienne un véritable bienfait. Il signifie pour elle, avant tout, l’allégement des terribles impôts qui, jusque-là, ne s’étaient jamais relâchés de les accabler. « Pourquoi donc, — nous demande lord Cromer, — l’Égypte tout entière a-t-elle refusé de prêter l’oreille aux récentes incitations de la Turquie ? Le vrai motif est que les dépenses publiques ont été, grâce à nous, soigneusement contrôlées, ce qui a permis au gouvernement égyptien de réduire énormément l’ancienne taxation. Il fallait aux maîtres actuels de la Turquie le mélange de leur propre sottise et de l’inexpérience pratique de leurs conseillers allemands pour les conduire à se figurer que le fellah égyptien aurait conscience d’être opprimé et maltraité, alors que les réquisitions de son collecteur d’impôts non seulement avaient cessé d’être capricieuses, mais encore se trouvaient abaissées à un degré que ni lui-même ni ses parens n’avaient jamais rêvé. »

De telle sorte que, dès la date déjà lointaine de l’avènement d’Abbas II, le prétendu mouvement « nationaliste » égyptien n’aurait été qu’une agitation « toute creuse et factice. » Suivant l’expression de lord Cromer, « il n’y avait quasiment personne, en Égypte, qui ne se fût senti désolé, si le gouvernement anglais avait pris au mot les pachas, et avait retiré ses soldats du royaume. » Ceux-là mêmes qui exigeaient le plus bruyamment ce retrait n’en partageaient pas moins, au fond de leur cœur, l’opinion d’un vieux cheik, notoirement anglophile, à qui l’on reprochait d’avoir cependant signé une pétition au Sultan contre les Anglais. « Hé ! — répondait en souriant ce connaisseur des hommes et des choses, — tout cela n’est rien que vaines paroles ! Bien souvent je dis à mon cheval ou à mon chameau, s’il lui arrive de m’impatienter en quelque menue occasion : Maudit sois-tu, et puisse Allah te réduire en miettes, vilain fils de cochon ! Que si je pensais que mon vœu pût se réaliser vraiment, je me garderais bien de l’exprimer ; mais je sais assez que la bête n’en souffrira aucun mal. Et pareillement aussi je sais que l’Anglais restera chez nous, soit que je signe ou non telle pétition contre lui. Et, sachant cela, que m’importe de signer ? Je fais plaisir à notre souverain, le Khédive ; l’Anglais n’en demeure pas moins pour continuer à veiller sur mes intérêts ; et tout le monde se trouve pleinement satisfait. »

Il n’y avait pas jusqu’au Khédive lui-même qui, par l’effet d’un « paradoxe psychologique possible seulement dans une âme d’Oriental, » n’alliât à sa haine croissante des soldats anglais une crainte secrète de les voir s’en aller. La haine qu’il éprouvait pour eux tenait d’ailleurs surtout, si nous en croyons lord Cromer, à une foule de petits griefs de vanité froissée. Par exemple, il gardait sur le cœur de « n’avoir pas été salué par un certain officier anglais qui, ayant le dos tourné, ne s’était pas douté de sa présence. » Il ne pouvait pas oublier « qu’un autre officier anglais au service de l’Egypte était venu à l’une de ses réceptions avec ses bottes, tandis qu’il aurait dû y venir en souliers vernis ; qu’un dragon anglais, qui six mois auparavant s’occupait à sarcler des pommes de terre dans le comté de Somerset, et qui peut-être ne connaissait même pas l’existence du Khédive, ne s’était pas levé de son banc, sur le quai d’une gare, lorsqu’y était passé le train khédivial ; que le Sirdar Kitchener s’était refusé à renvoyer d’office tels ou tels officiers indigènes qui n’avaient commis aucune offense, mais que, lui-même, le Khédive aurait voulu casser sans aucune forme de jugement ; et que ces divers incidens, ainsi que maints autres semblables, attestaient clairement l’existence d’un plan délibéré pour humilier et dégrader le souverain légitime du pays. » Mais il suffisait à lord Cromer de faire la moindre allusion à un retrait possible des troupes anglaises pour obtenir aussitôt du jeune Abbas toutes les excuses qu’il pouvait désirer.

C’est ce que nous a montré déjà un épisode cité précédemment ; et la même conclusion se dégage aussi, pour nous, de l’exposé de la plus mémorable des susdites querelles, proprement « politiques, » du diplomate anglais et du prince égyptien. La chose se passait en janvier 1894. Profitant d’une absence de lord Cromer, Abbas II avait remonté le Nil en compagnie de son favori d’alors, Maher pacha, qu’il venait de nommer vice-ministre de la Guerre, et qui, du reste, n’allait point tarder à refréner sensiblement l’ardeur de son « anglophobie. » Tout le long de son voyage, le prince avait témoigné une hostilité méprisante à l’égard des officiers anglais ; et il avait même fini par insulter presque ouvertement le général Kitchener, qui, aussitôt, avait télégraphié une plainte formelle à lord Cromer. Il sied d’ajouter que le Khédive et son entourage se croyaient naïvement, à cette date, délivrés de toute obligation de déférence à l’égard des représentans de l’autorité anglaise, parce qu’ils avaient appris la chute du Cabinet de lord Salisbury et son remplacement par celui de Gladstone. Ce changement de ministère ne pouvait manquer d’entraîner, suivant eux, la disgrâce de tous les fonctionnaires anglais nommés et soutenus par l’ancien Cabinet. Et aussi le premier soin de lord Cromer, en recevant la plainte du Sirdar, avait-il été de s’assurer l’approbation expresse de son nouveau chef, lord Rosebery : après quoi il avait signifié au Khédive son intention de rappeler jusqu’au dernier des officiers anglais qui avaient pris service dans l’armée égyptienne. Cette fois encore, la menace avait produit le résultat habituel. Dès le 26 janvier, le Journal Officiel du Caire avait publié une lettre en langue française adressée par Abbas II au général Kitchener, et contenant le désaveu le plus complet des critiques émises au cours du voyage. « Il m’est agréable, — disait en terminant le Khédive, — de féliciter les officiers, tant égyptiens qu’anglais, qui commandent mon armée et je suis heureux de constater les services rendus à celle-ci par les officiers anglais. »


Tel était ce souverain égyptien que l’humaniste lord Cromer comparé au Drances de Virgile, seditione potens. « C’était en vérité, — écrit-il encore, — un maître de l’intrigue mesquine, et si profondément accoutumé à des menées tortueuses qu’en aucune condition il n’aurait été capable de poursuivre longtemps une ligne de conduite un peu loyale et droite. » Tout au plus l’auteur anglais s’étonne-t-il que l’ex-Khédive « n’ait pas continué indéfiniment à intriguer dans l’ombre, et à jeter un voile prudent sur l’ardeur passionnée de son anglophobie. » À ce prix, lord Cromer nous assure que le nouveau Drances serait resté tranquillement khédive d’Egypte jusqu’à son dernier jour. « Au lieu de cela, le voici qui a préféré s’allier avec les ennemis de la Grande-Bretagne, — se croyant tout à fait certain de se ranger ainsi du côté qui allait remporter la victoire dans la présente guerre ; et dès ce moment, le malheureux s’est tué de sa propre main, en tant qu’homme public ! »

Son « suicide » a prouvé, du même coup, à lord Cromer l’impossibilité pour l’Angleterre d’appliquer désormais au problème égyptien une autre « solution » que celle qui vient d’être définitivement adoptée. Dans une longue et importante préface, le noble lord ne se lasse pas de nous vanter les avantages de cette « solution. » Il garantit que, pourvu qu’on la réalise avec assez d’habileté et sans excès de hâte, elle ne pourra que contribuer à faciliter la mise en œuvre de la politique « sagement libérale » employée dorénavant par l’Angleterre dans ses rapports avec ses « dépendances extérieures. » Et pareillement encore le ministère anglais, au dire du noble lord, s’est montré bien avisé tout ensemble et dans le choix qu’il a fait du nouveau Sultan égyptien et dans la manière dont il a tenu à « se conserver les mains libres, pour le cas où l’avenir l’obligerait à modifier l’ordre de succession du Sultanat. » Le point essentiel est seulement que les représentans du pouvoir anglais en Égypte ne perdent jamais de vue l’obligation, pour eux, de se faire aimer du peuple égyptien, en assurant à celui-ci cette réduction de ses « taxes » anciennes qui constitue, à ses yeux, un bienfait d’infiniment plus de prix que toutes les chimères de ses « nationalistes. » Que l’on n’aille point, par exemple, s’aviser de grever le budget égyptien sous prétexte de développer l’éducation nationale ! Non seulement lord Cromer ne croit pas que « jamais aucune éducation octroyée dans des écoles ou des collèges puisse transformer suffisamment le caractère national des Égyptiens pour les rendre capables d’exercer dans leur pays une autonomie complète et durable : » il estime en outre que, même parmi nos races occidentales, l’on se tromperait à faire trop de cas de l’éducation « octroyée dans les écoles, » pour ce qui est de la formation ou du développement du véritable « caractère national. » Certes, nous dit-il, la « culture » allemande a la prétention d’occuper un haut rang, entre toutes celles dont on a coutume d’imprégner le cerveau des jeunes générations ; et cependant il ne semble pas que cette « culture » elle-même « ait produit beaucoup d’effet, ou en tout cas beaucoup de bon effet, sur le caractère national de la race allemande ! »


T. DE WYZEWA.

  1. Ma profonde incompétence politique suffirait, à elle seule, pour m’empêcher de prendre à mon compte aucune des opinions de lord Cromer. Mais après le grand rôle qu’a joué longtemps en Égypte l’ancien Consul Général anglais, il m’a paru intéressant d’offrir aux lecteurs français le résumé d’un livre dont la publication dans son pays a d’ailleurs été, sans aucun doute, le principal événement littéraire de ces mois passés.