Revues étrangères - L’Évolution historique de la littérature allemande

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Revues étrangères - L’Évolution historique de la littérature allemande
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 934-945).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’ÉVOLUTION HISTORIQUE DE LA LITTÉRATURE ALLEMANDE


Geschichte der Deutschen Litteratur, par Adolphe Bartels, 2 vol., Leipzig, 1902.


Ayant à rendre compte, il y a deux ans, d’une Histoire de la littérature allemande au XIXe siècle, je regrettais que l’auteur de ce livre, et tous ses confrères allemands avec lui, s’en tinssent à une méthode d’exposition qui faisait de leurs savans travaux quelque chose comme des nomenclatures sans ordre ni lien, des recueils de notices assemblons au hasard, des œuvres où manquait l’unité vivante désormais indispensable à l’histoire littéraire aussi bien qu’à toutes les autres formes du récit historique. « Une méthode nouvelle, écrivais-je, est en train de se substituer aux méthodes par trop fantaisistes des critiques et historiens d’autrefois. Et ce qu’est cette méthode nouvelle, je n’ai point à le dire ici, où elle a été tant de fois et si éloquemment définie. Mais j’ai eu déjà l’occasion de faire voir comment, de proche en proche, elle a pénétré toute la critique littéraire d’à présent, de telle sorte qu’en Russie comme en Angleterre, en Italie comme aux États-Unis, l’occupation dominante des historiens de la littérature est de marquer les étapes successives de l’évolution des divers genres, en tenant compte tout ensemble du caractère propre de chacun de ces genres et de l’influence réciproque des genres entre eux. C’est cette méthode qu’aurait dû suivre M. Meyer, s’il avait voulu se mettre au courant de son temps : niais, surtout, c’est elle qu’il aurait dû suivre s’il avait voulu nous présenter une histoire vraiment exacte et vivante du développement de la littérature allemande au XIXe siècle. Elle seule lui aurait permis d’établir un lien entre les innombrables notices dont est formé son livre, et un lien logique, naturel, correspondant à l’ordre même des dates et des faits. En mille pages comme en cent, cette méthode lui aurait rendu possible de donner à son récit l’intérêt d’une véritable histoire, où les événemens naissent les uns des autres, où ils s’éclairent, se complètent, se corrigent l’un par l’autre. Et sans doute, en fermant le Livre, nous aurions oublié bon nombre des noms propres que nous y aurions lus, mais nous aurions su eu qu’avait été, au XIXe siècle, la littérature allemande, ce qu’elle avait cherché et ce qu’elle avait obtenu, l’originalité de son rôle entre les autres littératures européennes, et la signification des grandes œuvres qu’elle avait produites.

La fâcheuse lacune que je signalais ainsi dans l’histoire de la littérature allemande vient d’être définitivement comblée. Un des plus érudits, des plus intelligens, et des plus libres esprits parmi les écrivains allemands d’à présent, M. Adolphe Bartels, nous offre aujourd’hui, en deux gros volumes, une Histoire de la littérature allemande qui est toute conçue, précisément, au point de vue de l’évolution successive des genres et des styles. Voici d’ailleurs en quels termes M. Bartels nous définit lui-même, dans sa préface, le plan général de son livre, ainsi que la méthode qu’il y a suivie : « J’ai pensé, nous dit-il, que le tableau de l’évolution historique de notre littérature devait être traité en dehors de l’étude détaillée et approfondie de la vie et de l’œuvre de chacun de nos grands écrivains en particulier. J’ai donc essayé de retracer, d’une part, ce tableau général de l’évolution de la Littérature allemande, et d’y ajouter par ailleurs, en manière d’appendices pour chaque période, des études plus complètes sur les principaux écrivains. De cette façon, le tableau général pourra, je crois, garder la tenue, l’ordonnance serrée et mobile, qui conviennent à une vue d’ensemble historique ; tandis que, dans l’appréciation isolée de l’œuvre des grands écrivains, j’ai pu ensuite non seulement caractériser avec plus de précision ce que cette œuvre avait d’original, mais encore mêler à mon analyse certains jugemens esthétiques qui m’ont paru nécessaires. Cependant, ce que je me suis proposé avant toute chose, c’est de fixer, d’une façon pour ainsi dire obligée, la marche de l’évolution Littéraire aux diverses périodes, en assignant à chaque écrivain, dans cette évolution, la place propre, la place vraiment effective qu’il y a occupée, celle qui résulte de la date de publication de ses œuvres et de l’influence directe qu’elles ont exercée. »

On ne saurait, en effet, souhaiter un ordre plus clair, ni un enchaînement plus rigoureux à la fois et plus significatif que ceux qu’a mis M. Bartels dans les grands « tableaux de l’évolution historique » qui précèdent les notices consacrées par lui aux principaux écrivains des diverses périodes. Pour la première fois, grâce à lui, le mouvement séculaire de la littérature allemande nous apparaît dans sa suite et dans son unité. Pour la première fois, nous comprenons l’importance attachée, aujourd’hui encore, par les critiques allemands, à des écrivains dont les œuvres ne trouvent plus guère de lecteurs, mais n’en continuent pas moins à représenter des étapes décisives de l’évolution littéraire, des événemens d’une portée à jamais mémorable. Et ainsi les maîtres de la littérature allemande, les Klopstock et les Lessing, les Goethe et les Schiller, les Hebbel et les Keller, cessent d’être pour nous des phénomènes isolés, c’est-à-dire forcément incompréhensibles : nous voyons d’où ils sont sortis, ce qu’ils ont pris à leur temps et ce qu’ils y ont ajouté, nous nous rendons compte de leur valeur propre et du rôle qu’ils ont joué.

Peut-être seulement M. Bartels aurait-il mieux fait de supprimer entièrement, ou de réserver pour un autre ouvrage, les notices qu’il a jointes à chacun des chapitres de son intéressant récit. Autant des notices de ce genre sont précieuses et même nécessaires lorsqu’elles ajoutent au récit général une foule de documens et de menus détails biographiques, historiques, ou bibliographiques, ainsi que c’est le cas, par exemple, dans le Manuel d’Histoire de la littérature française de M. Brunetière, dont le plan général se retrouve à peu près exactement dans l’ouvrage de M. Bartels ; autant, dans ce dernier ouvrage, elles risquent de faire double emploi avec le récit qui les précède, faute de contenir autre chose que des appréciations critiques, c’est-à-dire une répétition plus développée de ce que l’on a lu déjà quelques pages plus haut. Parfois même nous avons l’impression que ces notices, loin de compléter notre connaissance des écrivains allemands, ne servent qu’à l’embarrasser et à la troubler, comme si l’auteur, en les écrivant, n’avait plus retrouvé l’élan, la chaleur, la force de pénétration qui lui avaient permis précédemment de dégager, toute vivante, devant nous, la figure des principaux écrivains de son pays, quand il les considérait surtout au point de vue de leur place dans le grand développement de la littérature nationale.


Mais je ne voudrais pas que cette observation parût déprécier le moins du monde l’éminente valeur historique et critique de l’ouvrage de M. Bartels. Non seulement cet ouvrage a le mérite d’introduire, dans le sujet qu’il traite, un ordre et une clarté, une unité et un mouvement qui y ont toujours manqué jusqu’ici ; il atteste, en outre, une érudition d’autant plus remarquable qu’on la sent plus sincère et plus consciencieuse. L’autour a évidemment pris la peine de lire et de relire d’un bout à l’autre les écrits dont il nous parle : aussi bien s’y trouvait-il obligé par le point de vue nouveau où il s’était placé. Et son livre diffère encore de tous ceux de ses prédécesseurs par une liberté et une franchise de jugement qui en sont peut-être les deux traits les plus caractéristiques. Sur chacun des écrivains qu’il passe en revue, M. Bartels a une opinion bien à lui, et l’exprime sans jamais s’inquiéter des opinions antérieures qu’elle se trouve contredire. Son Histoire est certainement la plus libre qu’on ait depuis longtemps écrite en Allemagne : et je ne serais pas étonné qu’elle fut aussi la plus impartiale. Le fait est qu’on n’y voit point trace des partis pris qui gâtent, par exemple, les remarquables travaux de Scherer ou de Stern, de M. Brandès ou de M. Meyer. Le protestantisme de l’auteur ne l’empêche point de rendre justice aux écrivains catholiques ; son culte pour Gœthe ne va point jusqu’à l’aveugler sur l’importance du rôle qu’a joué le romantisme ; et, d’une façon générale, toujours il s’efforce de comprendre la signification véritable des divers écrivains de son pays, plutôt que de leur chercher querelle au nom de ses propres idées. Sa conscience de faire acte d’historien l’a presque constamment délivré des défauts où sont trop volontiers portés les critiques : c’est encore un des avantages qu’il doit, à la précieuse méthode dont il s’est servi. Mais il le doit aussi, en grande partie, à l’intention pour ainsi dire morale qu’il s’est proposée en écrivant son livre, et qui lui a permis de donner à celui-ci, en plus de l’unité d’une même méthode, l’unité plus profonde d’un même principe et d’une même direction.

Car l’ouvrage de M. Bartels est conçu tout entier dans un esprit qu’on serait tenté d’appeler « nationaliste. » L’auteur admet, avant toute chose, en thèse fondamentale, que la race allemande possède un caractère et des qualités propres, qui doivent l’avoir guidé dans l’évolution de sa littérature aussi bien que dans celle de sa vie politique. Ce qu’il demande avant tout aux écrivains de son pays, c’est d’être Allemands ; et le degré où ils le sont, est, à ses yeux, la mesure principale de leur valeur, non pas individuelle, mais générale, historique, je dirais presque sociale. Il ne méconnaît pas le talent de Heine, de M. Sudermann, des romanciers et des dramaturges contemporains : il leur reproche seulement d’avoir voulu introduire, dans leur littérature nationale, des tendances étrangères, opposées au génie de la race, et qui n’ont pu manquer d’entraver, ou tout au moins de contrarier, son développement naturel. C’est là un point de vue que je n’ai pas à apprécier, quant à sa valeur absolue, mais qui me paraît en tous cas fort louable quant aux facilités pratiques qu’il offre à un historien pour mettre dans son œuvre, à la fois, une harmonie intérieure et la plus grande somme possible d’impartialité. Pourvu qu’un écrivain reflète en lui quelques-uns des élémens essentiels de l’âme allemande, M. Bartels est tout prêt à lui pardonner ses opinions politiques ou esthétiques, l’idéal qu’il a conçu et la façon dont il l’a poursuivi. Peut-être le trouvera-t-on injuste, ça et là, pour quelques hommes qu’on s’est trop accoutumé à entendre vanter ; mais du moins son injustice n’est-elle jamais que relative, puisqu’il nous prévient lui-même de l’unique motif qui l’y a conduit.

Le « nationalisme » de M. Bartels s’appuie d’ailleurs sur une conception très large de la portée et des limites du génie allemand. Celui-ci, à l’en croire, est capable des manifestations les plus différentes ; mais il se caractérise par un certain nombre de traits qui se retrouvent, notamment, chez quatre des représentans les plus parfaits et les plus typiques de la race : Luther, Kant, Gœthe et Bismarck, quatre hommes dont M. Cartels nous affirme qu’on aurait peine à en trouver l’équivalent au dehors de l’Allemagne. Dans le génie national tel qu’ils le symbolisent, « le fond l’emporte sur la forme, la vérité sur la beauté, et le caractère tient plus de place que l’harmonie. Mais aussi ce caractère s’accommode des plus grands contrastes. Dès le moyen âge, le sérieux, profond et sombre Wolfram d’Eschenbach s’oppose au joyeux et lumineux Gotlfried de Strasbourg ; et de même, plus tard, en face du vigoureux Luther nous voyons le raisonnable Hans Sachs, en face du séraphique Klopstock le frivole Wieland, en face du clair Lessing le profond Herder, en face du pathétique Schiller le réaliste Henri de Kleist, en face du naïf et sensuel Grillparzer le subtil Hebbel, qui, bien avant Ibsen, a porté au théâtre les problèmes douloureux de notre destinée. Chez, un seul de nos grands hommes, le plus grand de tous, chez Gœthe, ces contrastes se trouvent réunis et conciliés ; mais Gœthe lui-même, dans ses chefs-d’œuvre, surtout dans son Faust, nous apparaît comme un poète du Nord, à cela près que, en lui, le désir de la beauté est plus profond et plus actif qu’en aucun de ses rivaux. »

Ainsi, en résumé, pour M. Bartels, l’individualisme est un des caractères distinctifs de l’esprit allemand : et de là vient que le fond y a toujours plus d’importance que la forme, qui, en un certain degré, dépend davantage de la tradition. Aussi la littérature allemande n’a-t-elle point peut-être, sauf chez Goethe, la perfection continue et typique de certaines autres littératures ; mais M. Bartels affirme qu’elle est, en revanche, plus variée, plus riche, plus apte à se renouveler par des manifestations imprévues. L’individualisme y étant plus fort qu’ailleurs, la marche du développement littéraire y est moins subordonnée à une civilisation collective. Sans cesse, brusquement, et tandis que l’on pourrait croire déjà à une décadence, des hommes surgissent, venus du midi ou du nord, des confins de la Prusse ou de ceux du Tyrol, qui apportent au courant une eau vive et fraîche. De telle sorte que la littérature allemande diffère encore de nos littératures latines comme de la littérature anglaise en ce que l’on n’y trouve pas au même degré un style national. « Nous ne possédons pas un drame allemand, au sens où il y a un drame espagnol, anglais, une tragédie française ; mais nous avons le drame de Lessing, celui de Schiller, celui de Grillparzer. Nous n’avons pas non plus un roman national, au sens où l’ont les Français et les Anglais ; mais, en revanche nous trouvons, chez nos romanciers, une bien plus grande variété de caractères, au point que même ceux d’entre eux qui ont spécialement écrit pour le grand public, Spindler, Holtei, Hacklænder, nous offrent encore une physionomie nettement distincte. »

Je crains que, sur ce dernier point, le légitime orgueil patriotique de M. Bartels ne le rende injuste pour les littératures des autres pays : ce qu’il dit des Holtei et des Hackhænder, nous pourrions le dire tout aussi affirmativement d’Alexandre Dumas et d’Eugène Sue, de George Sand et d’Octave Feuillet ; et les Anglais ne seraient pas en peine d’en dire autant de leurs Kingsley et de leurs Trollope. C’est du reste un fâcheux travers, chez M. Bartels comme chez la plupart des critiques allemands, de vouloir toujours comparer leurs écrivains nationaux avec des écrivains étrangers dont l’importance et la signification leur échappent tout à fait. M. Bartels, par exemple, rapproche quelque part de Balzac je ne sais quel petit romancier allemand d’il y a quarante ans, sans se douter que ce Balzac, — qu’il a parfaitement le droit d’ignorer, — est à coup sûr une des plus puissantes « individualités » littéraires de tous les temps, au sens même où M. Bartels entend et apprécie ce mot, dont il va jusqu’à faire la principale caractéristique du génie allemand. Ailleurs, il définit le mérite des poètes Freiligrath et Herwegth en disant qu’ils sont à peu près, dans la littérature allemande, l’équivalent de Victor Hugo et de Lamartine. Comment un esprit aussi libre et aussi avisé n’a-t-il point songé qu’une race tout entière, pendant tout un siècle, n’aurait pas honoré comme elle l’a fait Lamartine et Victor Hugo s’il n’y avait pas eu, chez eux, quelque chose d’absolument supérieur, quelque chose qui, même quand on ne comprend pas ces poètes, suffit pour empêcher de les comparer à d’autres qu’on nous présente expressément comme d’honnêtes médiocrités ? Mais, encore une fois, c’est un point sur lequel les critiques allemands semblent incorrigibles : puissions-nous seulement ne pas les imiter, en comparant nous-mêmes nos écrivains avec des hommes d’autres pays, qui, n’ayant point écrit pour nous, ont infiniment de chances de nous rester à jamais inconnus !


L’individualisme des écrivains allemands ne va point, d’ailleurs, jusqu’à les empêcher d’être de leur temps. Peut-être subissent-ils à un degré moindre le contre-coup du mouvement littéraire qui se produit autour d’eux : ils le subissent cependant ; car M. Bartels reconnaît lui-même qu’il y a dans l’évolution des genres une marche régulière, fatale, ou tout au moins résultant d’une foule de causes diverses, contre lesquelles il n’y a point d’originalité qui puisse prévaloir. Le plus personnel des dramaturges d’aujourd’hui est encore forcé de se conformer en un certain point aux habitudes théâtrales de ses contemporains, sauf ensuite pour lui à les modifier, si son génie et les circonstances extérieures s’accordent pour le lui permettre ; jamais, en tout cas, les drames qu’il créera ne pourront ressembler à ceux d’un contemporain de Schiller ou de Grillparzer. Et ainsi l’histoire de la littérature allemande, comme celle de toutes les autres littératures, se divise naturellement en plusieurs grandes périodes, dont chacune comporte un idéal propre, une façon particulière de sentir et de s’exprimer.

Ces périodes, d’après M. Bartels, sont pour la littérature allemande au nombre de huit. La première comprend tout le moyen âge, depuis le Beowulf et les Niebelungen jusqu’à la Réforme. M. Bartels l’appelle « la période de la littérature populaire, religieuse, et chevaleresque. » La seconde embrasse le XVIe et le XVIIe siècle : c’est la période « de la littérature bourgeoise et savante ; » elle a pour principaux représentans l’auteur anonyme du Reineke Vos, Ulrich de Hutten, Luther, Hans Sachs, le poète alsacien Fischart, l’érudit Martin Opitz, qu’on a surnommé « le père de la nouvelle métrique allemande ; » puis, au XVIIe siècle, le poète tragique et satirique Gryphius et le conteur Grimmelshausen, qui, avec son histoire de Simplicssimus, a créé en Allemagne un type très caractéristique du roman picaresque, La troisième période est celle des « écoles française et anglaise. » Elle va de 1675 à 1760, et prépare déjà la période « classique, » celle de Gœthe et de Schiller, qui s’arrête elle-même vers 1800.

Jusque-là, durant plus de dix siècles, la littérature allemande n’a pas cessé d’être en progrès. De génération en génération elle a en quelque sorte travaillé à se constituer, pour parvenir enfin, dans la période classique, au plus haut degré de perfection dont elle était capable. Désormais, à travers tout le XIXe siècle, elle va commencer à déchoir. « Avec Goethe elle a atteint son sommet ; puis, lentement, elle descend. « Mais sa descente n’a point, par bonheur, la régularité de sa montée : elle est faite plutôt d’une série d’alternatives, d’actions et de réactions, où se produisent en grand nombre des œuvres d’une originalité imprévue et vigoureuse ; et leur action réussit à retarder, sinon à arrêter tout à fait, l’inévitable chute du courant littéraire. Après la période « classique, » vient d’abord la période « romantique. » Elle s’étend de 1800 jusque vers 1830 ; et, inférieure déjà en qualité à la période précédente, elle est au contraire plus riche en quantité, avec un nombre plus grand d’hommes et d’ouvrages. Ses principaux représentans sont Hœlderlin, les frères Schlegel, Louis Tieck, Novalis, Kleist, Hoffmann, Clément Brentano, Eichendorff, Uhland, et Chamisso. Après elle se produit une période que M. Bartels nomme, très justement, « le post-classicisme » et « le post-romantisme. » C’est la période des Grillparzer, des Ruckert, et la période, aussi, de la Jeune Allemagne, dont les tendances s’inspirent plus directement du romantisme, tandis que celles de Grillparzer, de Ruckert, et de Platen, se rattachent plutôt à l’école classique.

Enfin les deux dernières périodes, qui vont de 1850 à 1900, correspondent assez exactement à celles que nous avons vues se succéder, durant le même intervalle, dans la littérature française. L’une est essentiellement « réaliste ; » c’est à elle qu’appartiennent, en Allemagne, les drames de Hebbel et d’Otto Ludwig, les poèmes de Théodore Storm et de Klaus Groth, les romans de Freytag, de Reuter, des Suisses Jeremias Gotthelf et Gottfried Keller. Quant à la période contemporaine, qui succède à celle-là, M. Bartels y trouve encore à louer maintes œuvres originales, surtout les romans de Scheffel, de Conrad Ferdinand Meyer, de Mme d’Ebner d’Eschenbach et de Théodore Fontane ; mais il donne à l’ensemble de cette période le titre de « décadence ; » et le fait est que, à en juger par l’image qu’il nous offre de la littérature allemande contemporaine, l’individualisme allemand aura besoin d’un effort prodigieux pour sauver de l’anéantissement définitif une littérature d’où semble avoir disparu tout reflet vivant du génie national.


Telle est, dans ses grandes lignes, la division de l’excellent ouvrage de M. Bartels. Mais je voudrais montrer encore, au moins par un seul exemple, de quelle lumière nouvelle l’auteur a su éclairer son sujet en y appliquant une méthode et des principes nouveaux. Aussi bien n’aurai-je pas de peine à choisir cet exemple : car, quoi qu’en dise M. Bartels, les origines de la littérature allemande ne diffèrent pas sensiblement de celles de la plupart des autres littératures de l’Europe ; et quant à la littérature allemande du XIXe siècle, si originale, si variée, si intéressante qu’elle soit, son histoire nous a été racontée trop souvent pour que nous n’en connaissions pas tout au moins les faits principaux : tandis que nous sommes infiniment plus ignorans de l’évolution littéraire du XVIIIe siècle, c’est-à-dire de l’enchaînement historique des idées et des œuvres qui, peu à peu, a contribué à produire les drames de Schiller et le Faust de Goethe.

« La majorité intellectuelle d’un peuple, dit M. Bartels, commence le jour où ce peuple est en état de produire un philosophe : ainsi la majorité du peuple allemand a commencé avec Leibnitz. » Mais le système de ce philosophe avait quelque chose de trop métaphysique et de trop personnel qui l’empêchait de valoir, pour l’Allemagne, comme un code du rationalisme libéral et bourgeois : ce code se trouva tiré de la philosophie de Leibnitz, dans les premières années du XVIIIe siècle, par le fameux Christian Wolff, qui ne devait plus cesser, pendant cinquante ans, de régner en maître sur la philosophie allemande. Et certes Leibnitz, Wolff, les piétistes Spener et Francke, attestent déjà un réveil de la pensée allemande ; le terrain est labouré, mais on ne sait pas encore ce que l’on doit y semer. Un compatriote et ami de Leibnitz, Christian Thomasius, écrit alors un discours Sur la manière dont on doit imiter les Français, et c’est en effet aux classiques français qu’on s’adresse d’abord, sauf à leur préférer bientôt pour modèles leurs imitateurs anglais, Pope, Gay, Addison et Milton. En 1700, le baron de Canitz, « le Malherbe allemand » publie un recueil d’épîtres et de satires en vers ; quelques années après, Neukirch fait paraître une traduction en vers de Télémaque. Mais l’imitation des Français et des Anglais ne porte vraiment ses fruits que vers 1720, où l’on voit se former trois véritables écoles, à Hambourg, dans la Suisse allemande, et à Leipzig. À Hambourg, l’influence anglaise prédomine. Brockes imite Pope et Thomson ; Hagedorn s’inspire à la fois de Pope et de La Fontaine ; mais surtout l’on voit paraître, dès 1713, toute une série de journaux hebdomadaires rédigés sur le modèle du Spectator d’Addison. L’influence anglaise se retrouve également en Suisse, où Bodmer, en 1732, publie une traduction envers du Paradis perdu, de Millon. Mais autrement puissante est l’action de l’école de Leipzig, où un homme d’une intelligence et d’une énergie remarquables, Gottsched, travaille à répandre l’influence française. Depuis la tragédie cornélienne jusqu’aux farces de Molière, il n’y a point de genre où Gottsched, en collaboration avec sa femme, n’ait essayé d’imiter les auteurs français. Et le journal qu’il fonde en 1740, la Scène allemande ordonnée d’après les règles des Anciens, va continuer pendant de longues années à introduire on Allemagne toutes les nouveautés littéraires de Paris.

Mais déjà, vers 1740, les influences étrangères commencent à perdre un peu de leur efficacité. Déjà les poètes Gellert, Gleim, Cramer, « s’ils ne produisent pas encore un art vraiment national, savent du moins revêtir de bonne forme allemande ce qu’ils ont emprunté aux écoles françaises. » Et voici que, vers 1750, deux hommes apparaissent qui vont tirer un parti décisif de cette longue série d’imitations et de tâtonnemens, pour inaugurer en Allemagne une véritable littérature allemande. En 1745 paraissent les trois premiers chants de la Messiade de Klopstock ; en 1755, Lessing fait représenter sa première tragédie, Miss Sara Sampson. Bientôt se joint à ces deux hommes un troisième, Christophe Wieland, qui commence en 1752 sa traduction de Shakspeare. « Le rêve de Gottsched se réalise, mais sous une autre forme. Les influences française et anglaise durent encore ; mais l’imitation a pris fin, l’esprit allemand s’est émancipé ; des poètes sont venus qui savent exprimer la vie nationale d’une manière déjà toute à eux. »

M. Bartels étudie ensuite l’action exercée par les trois maîtres de cette période « pré classique. » Klopstock, d’après lui, a d’abord montré à son peuple ce qu’était et devait être un vrai poète. Il a également créé la nouvelle langue poétique allemande, rendant leurs droits à la fantaisie et au sentiment ; enfin, avec ses Odes, il a fondé en Allemagne la nouvelle poésie lyrique. Lessing, lui, s’est efforcé d’y fonder un théâtre nouveau ; et sa critique, ses articles de journaux, ont eu pour effet à la fois de stimuler le mouvement des idées et d’assouplir la prose allemande. Mais l’influence qu’il a nue tient surtout à sa personnalité. « Son goût pour les polémiques, sa franchise, sa hardiesse, la liberté de sa pensée, ont fait de lui, en son temps et jusqu’à nous, un des meilleurs représentans de l’esprit allemand. »Quant à Wieland, dont l’influence est loin de pouvoir être comparée à celle de ses deux rivaux, il a eu surtout le mérite d’étendre, dans la littérature allemande, la portée des influences étrangères, en y introduisant Voltaire et Shakspeare, l’Arioste et Lucien.


Aux environs de 1760, de nouvelles œuvres étrangères se répandirent en Allemagne, qui tout de suite dirigèrent dans un sens nouveau l’évolution de la littérature. La Nouvelle Héloïse de Rousseau, les Poèmes d’Ossian, les Reliques of Ancient English Poetry de Percy furent, pour la littérature allemande, des événemens d’une importance considérable. C’est à eux que l’on doit assigner l’origine du grand mouvement révolutionnaire qu’on a pris l’habitude d’appeler le Sturm und Drang, et qui, se développant d’année en année avec Herder, Burger, Claudius, Voss, Léopold de Stolberg, va aboutir aux chefs-d’œuvre de Schiller et de Goethe.

Chacun de ces précurseurs des maîtres classiques a joué dans le Sturm und Drang un rôle distinct, et qui mérite d’être signalé. Le plus grand et le plus important de tous est Jean Godefroy Herder, l’élève de Kant et du théologien Hamann. « Sans être à proprement parler un poète, ni à proprement parler un critique, Herder nous apparaît le plus actif des inspirateurs de notre littérature. C’est à lui que nous devons nos plus hautes conceptions de l’art et de la poésie, mais surtout de ce qu’il y a, dans les arts, de sentimental et de profondément intime, de ce qui ne s’apprend point, et que l’on peut seulement éveiller en nous. C’est depuis Herder que nous savons établir une distinction entre la poésie populaire et la poésie artistique, ou plutôt entre la poésie naturelle et la poésie raffinée. Et c’est Herder qui nous a révélé l’élément lyrique en tant que tel, c’est lui qui nous a permis de reconnaître le caractère national et actuel de tous les arts. La Bible, Homère, Shakspeare, Ossian, les ballades du Nord et les romances du Sud, les chants populaires allemands et slaves, tout cela ne nous a montré sa véritable signification poétique que par l’entremise de Herder… Énormes sont aussi les services qu’il nous a rendus dans les divers domaines de la langue, de l’histoire, de la théologie, de cette recherche des origines qui a toujours été sa passion dominante. » Herder a ainsi contribué, plus que tout autre, à préparer l’avènement de la littérature classique : et il y a encore puissamment contribué en luttant contre le rationalisme de la période précédente, au nom du rêve, de la fantaisie, et du sentiment.

Burger, lui, a déjà été un grand poète lyrique, au sens direct du mot, « un poète qui a laissé couler toute son âme dans ses vers. » C’était, avec cela, un malade, et sa poésie n’a point la santé de celle des maîtres qui vont suivre : mais elle n’en est pas moins vivante, et elle atteste souvent, au point de vue de la forme, un immense progrès. « Ses Sonnets, par exemple, ont une douceur, une intimité, une beauté de langage, que ne dépasseront pas nos deux grands poètes classiques : tandis qu’ailleurs ses vers sont plats, banals, lourdement frivoles. » Quant à Voss, le naturel familier et touchant de sa Louise a certainement inauguré en Allemagne un mode nouveau du sentiment poétique : mais le principal mérite de cet estimable poète est dans ses traductions. Bien plus encore que sa Louise, son Odyssée a agi sur le courant littéraire de son temps. Avec les travaux des fières de Stolberg, c’est elle qui a ouvert les cœurs allemands à la profonde beauté des littératures anciennes.

Ainsi ces hommes, et maints autres à côté d’eux, travaillaient à recueillir les matériaux divers qui allaient constituer bientôt les grandes œuvres de Schiller et de Gœthe. Mais personne d’entre eux, peut-être, n’a prisa ce travail d’élaboration une part aussi active que Gœthe lui-même. La publication de Gœtz de Berlichingen en 1773, en 1774 celle de Werther, ont donné au mouvement du Sturm und Drang une impulsion, un élan, une ardeur extraordinaires. Pendant vingt ans, toute l’Allemagne s’est remplie de nouveaux Gœtz, de nouveaux Werther. Et rien n’est intéressant et touchant comme de voir de quelle façon le génie de Gœthe a ensuite réagi, au nom d’un idéal plus haut, contre un courant dont il avait été lui-même l’initiateur principal. En nous faisant assistera l’évolution des idées, des sentimens, et de l’œuvre de ce grand homme, M. Bartels, mieux que par toutes les analyses et tous les commentaires, nous aide à comprendre sa véritable grandeur.


T. DE WYZEWA.