Revues étrangères - L’Œuvre poétique d’Adam Mickiewicz

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Revues étrangères - L’Œuvre poétique d’Adam Mickiewicz
Revue des Deux Mondes5e période, tome 3 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’ŒUVRE POETIQUE D’ADAM MICKIEWICZ


Adam Mickiewicz, Zarys biograficzno-literacki, par M. Pierre Chmielowski, nouvelle édition revue et augmentée, 2 vol. in-8o, Varsovie, 1901.


« Le peuple a les opinions très saines, » dit Pascal dans une de ses Pensées ; et, dans une autre : « Encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête... La vérité est bien dans ses opinions, mais pas au point où il se figure. Par exemple, il est vrai qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non pas parce que la naissance est un avantage effectif... » Le peuple se trompe dès qu’il veut raisonner sur les motifs de ses opinions ; mais ses opinions mêmes, pour des motifs dont il est hors d’état de se rendre compte, sont plus justes que celles des savans ou des raffinés. Comme aux petits enfans. Dieu lui a donné l’instinct de la vérité. Et ce n’est pas seulement dans les questions de morale que l’avis de la foule se trouve, tout compte fait, supérieur aux plus subtiles déductions des « sages : » en matière d’art, aussi, chacun de nous finit un jour par reconnaître que le peuple a des opinions plus « saines » que les nôtres, à cela près que « la vérité n’est pas au point où il se la figure. » Raphaël, qu’on tient communément pour le type absolu de la perfection, n’est parfait ni sous le rapport de la couleur, ni, souvent, du dessin ; et nombre de compositeurs, Schubert, Rossini, ont eu le don de l’invention musicale à un plus haut degré que Mozart, qui, aux yeux du peuple, passe pour le « dieu de la mélodie. » Mais personne, je crois, ne peut vivre longtemps dans la familiarité de Mozart ou de Raphaël sans être frappé de ce que leur génie a de plus haut et de plus profond que celui de tous les autres musiciens ou peintres, de ce qu’il a d’unique, d’inexplicable à la fois et d’irrésistible. Et, tandis que, à force d’expérience et de réflexion, nous parvenons ainsi à comprendre le caractère proprement surnaturel, « divin, » du génie de ces deux maîtres, le peuple, dès le premier jour, d’instinct, l’a senti. Il a senti de même, en Italie, la supériorité de Dante sur les autres poètes ; en Allemagne, celle de Gœthe ; celle de Pouchkine, en Russie. Non que la lecture de leurs œuvres lui cause autant de plaisir que celle d’œuvres plus médiocres, écrites expressément à son intention ; et parfois le plaisir qu’elle lui cause vient davantage de leurs défauts que de leurs qualités ; mais il éprouve aussitôt, à leur contact, un sentiment irréfléchi de respectueuse ferveur, l’impression, en quelque sorte, d’une présence sacrée. La beauté, comme la vérité, lui est révélée par des voies plus sûres que celles dont disposent notre goût et notre raison. C’est du moins ce que nous affirme le plus pénétrant de tous les psychologues ; et j’ai dû constater, une fois de plus, l’admirable justesse de son affirmation, lorsque, à propos d’un ouvrage de M. Chmielowski sur Adam Mickiewicz, j’ai été amené à relire l’œuvre entière du poète polonais.


La gloire de celui-là est peut-être, en effet, parmi toutes celles des poètes fameux, le meilleur exemple de cette aveugle « santé » de l’opinion populaire. Interrogez sur Mickiewicz le plus illettré de ses compatriotes : il vous répondra, — avec une insistance touchante, bien que parfois excessive, — que jamais aucun temps ni aucun pays n’a produit un écrivain aussi merveilleux ; après quoi, les lettrés polonais ajouteront, si vous les interrogez à leur tour, que, en comparaison de Monsieur Thadée, Faust et Manfred ne sont que de vile prose. Et déjà vous serez tenté de prendre Mickiewicz en quelque méfiance, simplement pour la façon dont vous l’entendrez appeler « le Juste. » Votre méfiance grandira encore, cependant, quand votre interlocuteur polonais, pour mieux vous convaincre, vous mettra en main une traduction française de l’œuvre de son poète. Que la traduction soit en vers ou en prose, vous ne pourrez vous résigner à reconnaître un véritable génie de poète sous tant d’emphase inutile et de mauvais français. Mickiewicz vous apparaîtra comme un mélange de Senancour et de Népomucène Lemercier, un romantique à la fois exalté et timide ; et vous retrouverez dans Conrad Wallemrod toute la pompe des auteurs de tragédies du Premier Empire, vous la retrouverez jusque dans les scènes familières de Monsieur Thadée, où des paysans, des notaires, des épiciers juifs discutent de menues affaires de ménage sur le même ton que se querellent les héros d’Homère traduits par Bitaubé.

Mais ne vous avisez pas, surtout, de demander à un Polonais ce qui fait, pour lui, l’incomparable beauté poétique de ces œuvres dont de fâcheuses traductions vous auront laissé une idée si fâcheuse ! Car ses réponses achèveraient de vous déconcerter. Il vous répondrait, par exemple, que Monsieur Thadée est un tableau fidèle des mœurs de la petite noblesse lithuanienne au début du XIXe siècle : et vous songeriez à des poèmes de Brizeux ou de Laprade qui, étant aussi de fidèles tableaux de mœurs provinciales, n’ont pourtant jamais prétendu à compter parmi les chefs-d’œuvre de la poésie. Ou bien il vous répondrait que les vers de Mickiewicz sont les plus faciles, les plus coulans qu’aucun poète ait jamais écrits ; qu’on les lit sans ombre d’effort, comme de la prose, sans même songer que ce sont des vers. Il ajouterait que, du reste, Mickiewicz n’a pas éprouvé plus de peine à les écrire qu’on n’en éprouve à les lire, possédant à un degré tout à fait extraordinaire l’enviable génie de l’improvisation. Et vous songeriez que ce génie, pour enviable qu’il soit, n’est guère de ceux qui créent des œuvres durables. Vous vous rappelleriez des poèmes de Méry, dont on disait aussi, en leur temps, qu’à force d’être faciles à lire, ils faisaient l’impression d’être écrits en prose. Ou bien enfin l’admirateur de Mickiewicz vous répondrait que le poète des Aïeux est, de tous les poètes, le plus patriote, que son œuvre est un magnifique appel à la révolte contre l’oppression qui pèse sur son pays, et que personne n’a su, avant ni après lui, exalter plus éloquemment, dans les âmes polonaises, le désir passionné de l’indépendance. Et vous comprendriez, dès lors, le culte qu’ont voué à Mickiewicz ses compatriotes : mais, du même coup, vous soupçonneriez ce culte de tenir plus à la politique qu’à la littérature ; et, tout en excusant les Polonais d’admirer, ainsi qu’ils font, un auteur qui fournit à leur patriotisme une source inépuisable d’espérance et de consolation, vous vous arrêteriez, une fois pour toutes, à ne plus voir en Mickiewicz qu’un rival des Arndt, des Kœrner, des Ugo Foscolo et des Béranger, quelque chose comme un « poète de la revanche, » un chansonnier ou un pamphlétaire, tout au monde excepté un vrai grand poète.

Aussi bien nous a-t-on prodigué ces explications du génie de Mickiewicz, pendant les soixante ans qu’on s’est, héroïquement, évertué à propager et à acclimater en France l’œuvre et la gloire du poète polonais. On nous a répété sur tous les tons que Mickiewicz était un ardent patriote, qu’il avait peint avec une exactitude parfaite les mœurs de son pays, et que ses vers coulaient, aisés et rapides, comme une belle prose. On nous a raconté que Mickiewicz, depuis sa jeunesse, improvisait, à toute occasion, des discours en vers. On nous l’a montré poussant la ferveur de son patriotisme jusqu’à transformer en des prédications politiques ses leçons de littérature au Collège de France. On nous a offert d’innombrables traductions de ses poèmes, pour nous prouver l’exactitude de ses peintures de mœurs. Aucun poète étranger ne nous a été révélé plus abondamment, avec plus de compétence et de bonne volonté. Et non seulement tout cela ne nous a pas rendu Mickiewicz plus familier que, par exemple, Byron, Gœthe, ou Pouchkine : nous n’avons même pas acquis l’habitude de le compter, de loin, parmi les grands poètes, d’associer son nom à ceux des maîtres du romantisme dans les autres pays. Mickiewicz, aujourd’hui, nous est aussi étranger que pourrait l’être un poète national mexicain ou finnois.

C’est que les Polonais qui nous ont parlé de lui se sont « figuré la vérité au point où elle n’était pas. » Ils ont prêté à leur poète les qualités qu’ils souhaitaient qu’il eût ; comme les enfans, malgré la dure morale du Loup et de l’Agneau, prêtent la bonté au « bon » La Fontaine. Et l’image qu’ils nous en ont offerte nous a laissés froids, parce que nous l’avons sentie plus faite d’enthousiasme que de réalité. Je suis prêt à croire, pourtant, que Mickiewicz décrit exactement les mœurs de la Lithuanie : mais, — sans compter qu’un romancier pourra toujours les décrire plus exactement encore qu’un poète, — les poèmes où il les décrit sont assurément la partie la moins poétique de son œuvre et la moins personnelle, la moins propre à nous révéler son véritable génie. Quant à la facilité de ses vers, celle-là n’existe, fort heureusement, que dans l’imagination de ses admirateurs ; ou plutôt Mickiewicz avait, en effet, un don d’improvisation qui lui permettait de parler en vers aussi aisément qu’en prose : mais il a su se méfier de ce don dangereux, et ses meilleurs poèmes attestent, au contraire, un long et patient effort artistique, une recherche obstinée de la perfection. Ces poèmes ne ressemblent pas plus à une prose rythmée que les Méditations ou la Légende des siècles : chaque mot y est à sa place nécessaire, et joue un rôle distinct dans l’harmonie de la strophe. Et, enfin, on se trompe tout à fait à ne voir en Mickiewicz qu’un poète patriote. Considéré à ce point de vue, il est loin d’être le plus grand des poètes polonais : ses deux rivaux, Slowacki et Krasinski, et M. Sienkiewicz lui-même, s’inspirent plus que lui, dans leurs œuvres, du souvenir des gloires et des souffrances nationales. Non qu’il n’aime, lui aussi, et, de tout son cœur, ne plaigne sa patrie : mais, avant tout, il est poète, et poète lyrique, avec une âme pleine de passions et de rêves qui l’empêchent de sortir complètement de lui-même pour prendre contact avec la vie réelle. Il est patriote comme Lamartine et comme Victor Hugo : le troisième chant de ses Aïeux, les poèmes sur le Monument de Pierre le Grand et sur la Revue de l’Armée russe, équivalent, dans son œuvre, aux Châtimens ou à l’Année terrible ; et encore n’y trouve-t-on que l’écho tout personnel des sentimens provoqués dans son cœur de poète par le spectacle tragique des maux de son pays. Non, Mickiewicz n’a rien du poète patriote à la façon d’un Kœrner ou d’un Béranger. Lithuanien d’origine, volontiers il se transporte par la pensée vers les bois et les étangs de sa province natale ; mais, sous l’armure de son Conrad Wallenrod, comme sous les haillons fantastiques du spectre de Gustave, c’est lui seul qui est toujours le héros de ses poèmes. Il le reste jusque dans ce Troisième Chant des Aïeux dont il a voulu faire une œuvre politique : les deux personnages qu’il y a mis en scène, le poète Conrad et le moine Pierre, ne sont que le double symbole de la lutte qui se livrait en lui, au lendemain de l’insurrection de 1831, entre son désir de vengeance et sa foi chrétienne.

Mais, si le peuple polonais se méprend sur les motifs de la grandeur poétique de son poète national, il ne se méprend pas sur cette grandeur même. Il ne se méprend pas en proclamant la supériorité de Mickiewicz sur tous les autres écrivains polonais, ni en l’honorant comme l’incarnation la plus parfaite du génie de sa race. Son opinion là-dessus est si profondément « saine, » que les plus délicats des lettrés finissent par s’y soumettre : personne ne pense plus, désormais, à comparer à Mickiewicz ses deux rivaux, Slowacki et Krasinski, dont les noms étaient jadis associés, ou quelquefois opposés, au sien. Désormais il n’a plus de rivaux. Il occupe, dans la littérature de son pays, une place pareille à celle qu’occupe Dante dans la littérature italienne. Et non seulement il mérite l’hommage que lui rendent ses compatriotes : ceux-ci n’ont pas tout à fait tort quand ils affirment qu’il est, en outre, un des premiers poètes de l’Europe entière, digne d’être cité en compagnie de Byron et de Gœthe. Le fait est que, parmi les romantiques, les plus grands seuls peuvent lui être comparés ; chose qui, du reste, n’a rien de surprenant, si l’on songe que la race polonaise, avec son mélange naturel d’exaltation et de rêverie, avec le trésor merveilleux de ses légendes et chansons populaires, était en quelque sorte prédestinée à inspirer le génie d’un poète romantique. Aussi le romantisme de Mickiewicz se distingue-t-il de tous les autres par un accent spontané et profond, qui semble résulter moins d’une tendance littéraire que de l’instinctif élan d’un cœur passionné. Il est au romantisme de Schiller et d’Hugo ce qu’est, en musique, le romantisme de Chopin à ceux de Robert Schumann et d’Hector Berlioz : sans compter que la musique des mots y joue toujours un rôle prépondérant, une musique infiniment variée, nuancée, expressive. Mais à ces traits nationaux de son romantisme Mickiewicz ajoute, comme je l’ai dit, un scrupuleux souci de perfection formelle, qui achève de lui constituer une physionomie propre, dans le groupe des poètes romantiques de tous les pays. Il apparaît dans ce groupe, pour ainsi dire, comme le « parnassien » du romantisme, infatigable à surveiller la justesse de ses images et leur cohésion, l’harmonie de ses rimes, l’adaptation constante de la forme au ton et à la nature des sentimens exprimés. Tel, du moins, nous le montrent ses Sonnets, et tous les poèmes écrits durant son séjour en Russie. Et, avec tout cela, un tempérament personnel toujours très marqué, jusque sous l’imitation de modèles étrangers ; une originalité à la fois fiévreuse et réfléchie, revêtant tous les sujets d’une couleur nouvelle ; une âme essentiellement, exclusivement poétique, hors d’état de jamais penser ni parler en prose.


Cette âme, tout au moins, à défaut de l’œuvre qui en a jailli, mériterait d’être connue hors de sa patrie. Mais le malheur veut que, en Pologne même, personne ne soit encore parvenu à la bien définir. La biographie de Mickiewicz reste toujours à faire. Le fils aîné du poète, M. Ladislas Mickiewicz, a publié sur son père une foule de documens du plus vif intérêt ; un savant professeur, M. Kallenbach, a étudié, avec une conscience et une érudition remarquables, les sources et le progrès de son œuvre lyrique ; et le moindre de ses poèmes a donné lieu à d’innombrables recherches, dont plusieurs comptent parmi les meilleurs travaux de la critique polonaise. Seule, l’âme de Mickiewicz s’est dérobée, jusqu’ici, à tous les efforts des commentateurs. Personne n’est encore parvenu à la reconstituer, vivante, devant nous, à en dégager sous nos yeux les principaux élémens, à nous la rendre familière comme celle de Byron, de Gœthe, ou de Léopardi. En vain j’ai espéré en trouver enfin l’image dans les deux gros volumes de M. Chmielowski. J’y ai trouvé une reconstitution très intéressante des milieux divers où s’est tour à tour passée la vie du poète, depuis la maison familiale et l’école de Nowogrodek jusqu’au groupe « towianiste » de l’émigration polonaise, jusqu’au régiment slave formé, à Constantinople, par Sadyka-Pacha. Mais, à travers ces milieux pittoresques, décrits avec autant de relief que de vérité, la figure de Mickiewicz erre tristement comme une ombre muette. Jamais nous ne la voyons rire ni pleurer ; jamais elle ne s’approche suffisamment de nous pour que nous puissions lire au fond de ses yeux. De quelle espèce d’hommes était Mickiewicz ? Que pensait-il de soi-même, de la vie, de son art ? Quelle part de son cœur donnait-il aux sentimens qu’il a exprimés dans ses vers ? Et comment, par suite de quelles ambitions ou de quelles illusions, a-t-il pu sacrifier ses intérêts, ses amitiés, son indépendance, la ferveur passionnée de sa foi catholique, pour devenir le disciple et le porte-parole d’un homme infiniment au-dessous de lui ? Autant de questions où les documens ne sauraient répondre, à moins d’être interprétés et rendus vivans. Et c’est ce que n’a point fait M. Chmielowski.

Son livre contient, du moins, une excellente analyse de l’œuvre du poète, aussi claire, aussi ingénieuse, aussi impartiale qu’on la pouvait souhaiter, et qui a, en outre, le précieux avantage de ne pas étudier les poèmes de Mickiewicz dans l’ordre de leurs genres, mais dans celui du temps où ils furent écrits. Car rien n’est plus déconcertant pour l’intelligence de bon nombre d’auteurs, et de Mickiewicz en particulier, que la façon dont les éditions de leurs ouvrages réunissent, sous une rubrique commune, des morceaux produits à des années d’intervalle. Qu’on imagine une édition de Victor Hugo où les récits de la Légende des siècles se trouveraient simplement ajoutés au premier recueil des Ballades ! C’est, exactement, le cas des poèmes de Mickiewicz. Des légendes écrites en 1829, au plein épanouissement de son génie, nous sont présentées côte à côte avec des essais de la vingtième année : et de rubrique en rubrique, dans l’édition complète, nous sommes forcés de remonter pour de nouveau redescendre, sans que même, le plus souvent, la date des différens morceaux nous soit indiquée. Mais, heureusement, l’étude de M. Chmielowski nous guide avec sûreté parmi ce désordre. L’auteur, qui ne semble pas avoir les dons du biographe, c’est-à-dire du conteur, est en revanche un critique de beaucoup de talent. Resté fidèle à la méthode de Taine, — dont il nous apprend que la souple intelligence de Mickiewicz l’avait, un demi-siècle d’avance, pressentie et déjà presque formulée, — il attache une importance considérable au « milieu, » aux conditions politiques, sociales, mondaines, qui, en effet, agissent souvent sur le développement des esprits même les plus personnels : et ainsi, après nous avoir dépeint les circonstances extérieures où s’est passée telle ou telle période de la vie du poète, il ne manque jamais à nous rendre compte des œuvres, petites ou grandes, venues au jour durant cette période. Il reconstitue pour nous l’exacte filiation chronologique de l’œuvre de Mickiewicz, en même temps que ses commentaires nous aident à en comprendre le sens et la portée. Nous voyons nettement, grâce à lui, la « courbe » qu’a suivie l’évolution du romantisme, chez un des plus curieux représentans du mouvement romantique. Et puisque, en l’absence d’une biographie complète et définitive de Mickiewicz, je ne puis songer à esquisser, comme je l’aurais voulu, un rapide croquis de sa personne et de son caractère, je vais au moins essayer de noter, d’époque en époque, la façon dont s’est constamment modifié en lui l’idéal poétique, sous la double influence de ses sentimens intimes et d’exemples nouveaux venus du dehors.


En 1818, Mickiewicz avait vingt ans. Il étudiait la littérature à l’université de Wilna, et déjà il avait communiqué à ses camarades de nombreux essais, contes, odes, peintures familières, où du reste l’emphase s’alliait à l’ingénuité, lorsque parvinrent à lui les ballades de Schiller. Elles furent la première apparition du romantisme à l’horizon de sa pensée, et eurent aussitôt sur lui une action très profonde. Dès l’année 1819, les odes, les épîtres en vers, les poèmes didactiques, devinrent à ses yeux de fastidieux exercices, — où longtemps encore, pourtant, il continua de se livrer, sans doute pour les leçons techniques qu’il en retirait. Et de tout son cœur il se mit à écrire des ballades, y mêlant d’abord, comme dans ses premiers poèmes, de pompeuses images et des sentimens enfantins. Mais bientôt son romantisme se trouva, en quelque sorte, consacré et légitimé. Le poète rencontra une belle jeune fille, l’aima, dut se résigner à la voir se marier avec un autre homme, et, dès ce moment, eut un motif pour s’entretenir dans la haine et la révolte contre sa destinée. Aussi ses ballades prirent-elles, dès ce moment, un accent tout personnel de sombre amertume, d’autant plus frappant que, par ailleurs, le poète s’efforçait de leur donner sans cesse un caractère plus national, plus local, plus populaire, y prenant pour héros des gentilshommes et des bergers de sa Lithuanie. Et déjà, dans quelques-unes de ces ballades, apparaissaient clairement sa force d’émotion, son adresse à évoquer des images pittoresques, mais surtout son merveilleux génie de musicien des mots.

Cette première série de ballades fut publiée en 1822. Le jeune homme y avait joint un poème didactique sur le Jeu de Dames. Et il y avait joint, aussi, une sorte de profession de foi poétique, où il nous montrait une jeune fille voyant surgir devant elle le fantôme de son fiancé mort. elle lui parlait, le caressait : puis, au lever du jour, le voyait disparaître, et tombait évanouie. La foule des voisins s’amassait autour d’elle.


« Faisons une prière ! » — disent les simples, — « ce doit être l’âme de Jean ! Il doit être revenu près de son amie, il l’aimait tant, quand il vivait ! »

Et moi, j’entends ces paroles, et j’y crois, et je pleure, et je récite mes prières, — « Écoute, fille stupide ! » — s’écrie alors un vieux savant. — « Crois-moi, croyez-moi tous, — il n’y a eu ici personne !

« Les revenans n’existent que dans l’imagination des sots. Cette créature débite des folies, et vous attentez à la raison en les prenant au sérieux ! »

Mais je lui réponds : « Cette jeune fille sent ce que tu ne vois pas. Et le peuple a raison d’y croire. Le sentiment et la foi me parlent plus haut que l’œil du savant avec ses lunettes.

« Tu sais les vérités mortes, que le peuple ignore. Tu vois le monde en poussière, tu connais le nombre d’étincelles qui forment une étoile. Mais tu ne sais pas les vérités vivantes, et jamais tu ne verras le miracle ! C’est le cœur seul qui le voit : c’est en lui seul qu’il faut regarder ! »


Ce poème était intitulé Romantisme. Et, en effet, le romantisme de Mickiewicz, à travers toutes ses transformations, ne devait point cesser de rester fidèle au principe affirmé dans les dernières strophes. Jusqu’au bout, le poète polonais devait continuer à proclamer la supériorité « de la foi et du sentiment » sur l’intelligence, de la même façon que devaient plus tard la proclamer Gogol et Nekrassof, Dostoïewski et le comte Tolstoï, tous les grands interprètes du génie des races slaves. Mais, au point de vue du choix des sujets et de leur traitement, le second recueil des poèmes de Mickiewicz, publié en 1823, attestait déjà une conception nouvelle de la beauté romantique. Nommé professeur dans un ennuyeux petit collège de petite ville, le jeune homme s’était distrait à lire Goethe, Schelling, Byron surtout, dont il avait très profondément subi l’influence ; et son second recueil ne contenait plus, à la suite de ses ballades, un Traité du Jeu de Dames dans le goût de l’abbé Delille. Il contenait un grand poème historique lithuanien, Grazyna, — qui venait en droite ligne des Lara et des Giaour, — et une sorte de drame fantastique, les Aïeux, imité à la fois de Werther, de Faust, et de Manfred. J’ajoute, au reste, que Grazyna, malgré de fort beaux vers, ne saurait être comparée aux modèles qu’elle imite ; les Aieux même, par l’excès maladif de leur exaltation, risqueraient de nous être aujourd’hui d’une lecture insupportable, si certaines strophes n’y avaient un charme exquis de jeunesse, de douceur, de grâce mélodique infiniment variée. Et Mickiewicz s’apprêtait à poursuivre la composition de son drame, dont les deux actes publiés n’étaient qu’un fragment, lorsque, en 1823, son affiliation à une société secrète lui valut d’être arrêté, tenu en prison pendant plusieurs mois, et puis exilé en Russie, où il demeura de 1824 à 1829, habitant successivement Odessa, Moscou, et Pétersbourg.

Il y a, dans la vie des grands artistes, des malheurs qu’on serait tenté d’appeler providentiels, quand on songe au précieux contre-coup qu’ils ont eu sur leur œuvre. Telle fut, pour Beethoven, sa surdité, qui, en le séparant du monde, lui permit de saisir jusqu’aux nuances les plus subtiles de ses émotions. Et telle fut, pour Mickiewicz, sa relégation en Russie. Non seulement elle lui révéla sa patrie, qu’il ne devait plus revoir, mais dont l’image allait s’évoquer en lui sans cesse plus vive : le spectacle de contrées et de mœurs nouvelles, l’amitié de Pouchkine, l’obligation du silence et de la solitude, tout cela élargit son intelligence, forma son goût, affina sa sensibilité, lui donna la notion d’une poésie plus intime et plus parfaite que celle qu’il avait rêvée jusqu’alors. Désormais toute trace d’improvisation disparaît de ses vers. A l’exaltation byronienne des Aïeux succède une passion profonde, concentrée, amère sans excès d’ironie, d’autant plus frappante qu’elle se traduit avec plus de mesure et de retenue. Mais c’est dans la forme, surtout, que la rénovation apparaît clairement. Sous le rapport de la forme, les poèmes écrits par Mickiewicz durant son séjour en Russie, Conrad Wallenrod, Farys, les deux recueils de Sonnets, sont les plus beaux qu’ait jamais produits la littérature polonaise. Rythmes et rimes, force pittoresque des images, propriété des mots, tout y est parfait comme chez le plus impeccable de nos parnassiens, et sans que cette élégante justesse du détail empêche l’inspiration générale de rester toujours « romantique, » c’est-à-dire pleine d’ardeur et de mélancolie. Conrad Wallenrod a beau être une légende lithuanienne à la façon de Grazyna : on n’y retrouve plus ni la même langue, ni le même esprit. Mais surtout je voudrais pouvoir définir la merveilleuse richesse lyrique des sonnets de Mickiewicz, de ces Sonnets de Crimée où, à propos des étapes diverses d’un voyage en mer, le poète ressuscite sous nos yeux l’antique splendeur orientale, nous décrit les mille reflets changeans du soleil sur les flots, nous fait entendre la plainte des vagues mêlée aux grondemens du vent, et, de proche en proche, avec une discrétion et un charme infinis, met à nu devant nous son cœur tout entier. En vérité je vois peu de poèmes, dans toute la littérature romantique, qui égalent cette admirable série de sonnets pour l’unité et le mouvement de la composition, pour l’harmonieuse adaptation du sentiment au décor pittoresque où il nous est présenté, pour le contraste de la pureté savante de la forme avec l’intensité et l’élan de la passion qu’elle exprime. Mais, hélas ! je sais trop que les œuvres des poètes sont d’autant plus intraduisibles qu’elles sont plus belles ; et c’est seulement pour donner une idée du sujet des Sonnets de Crimée que je vais essayer d’en citer un, choisi au hasard.


LA TEMPÊTE

La voile s’est déchirée, le gouvernail rompu ; l’eau hurle, le vent mugit, la foule pousse des cris d’effroi, les pompes gémissent leur lugubre plainte. Les dernières cordes se sont échappées des mains des matelots. Le soleil, tout sanglant, disparaît, et avec lui le reste de l’espoir.

A présent l’ouragan a soufflé en triomphe. Et, sur la montagne d’eau qui s’élève, par étages, au-dessus de l’abîme, voici qu’a grimpé le génie de la mort ; le voici qui vient vers le navire, comme un soldat vainqueur pénètre d’assaut par des remparts brisés.

Les uns gisent, à demi morts déjà ; celui-ci s’évanouit ; cet autre tombe en pleurant dans les bras de ses amis ; et ceux-là prient avant de mourir, pour détourner la mort.

Mais un voyageur se tenait assis, à l’écart, silencieux ; et il songeait : « Heureux qui perd conscience, ou qui sait prier, ou qui a quelqu’un à qui dire adieu ! »


« Heureux qui sait prier ! » écrivait le poète. Un long séjour à Rome, puis le spectacle de la malheureuse insurrection polonaise de 1831, eurent pour effet de lui apprendre à prier. Et c’est le sentiment chrétien qui, joint à l’exaltation passionnée de son patriotisme, lui inspira, en 1832, ce Troisième chant des Aïeux que George Sand, ici même, plaçait jadis au-dessus de Faust et de Manfred[1]. En réalité, pourtant, George Sand n’avait pas compris le sens et la portée de cette œuvre singulière. Où elle ne voyait qu’un pamphlet, un appel à la haine et à la vengeance, Mickiewicz avait voulu exprimer la plainte d’un chrétien, une plainte pareille à celle qui s’exhale des Souvenirs de la Maison des Morts de Dostoïewski. Mais, au reste, je ne puis songer à analyser ni à juger en quelques lignes une œuvre qui suffirait, à elle seule, pour nous révéler tout entier le génie de Mickiewicz. Elle est animée d’un souffle magnifique, forte, rapide, variée comme une symphonie ; et, sous la fièvre de l’inspiration, la forme garde toujours la même pureté. Elle la garde, plus admirablement encore, dans de courts poèmes publiés en appendice au Troisième chant des Aïeux. Et, bien que le Livre du Pèlerinage polonais soit écrit en prose, c’est aussi, sous l’apparence d’un pamphlet, un grand poème religieux, l’œuvre la plus lyrique, peut-être, que nous ait laissée Mickiewicz. Elle abonde en prières, en visions, en paraboles, en invocations touchantes et superbes. Évidemment inspirée des Paroles d’un Croyant, c’est assez de la placer en regard du livre de Lamennais pour sentir aussitôt toute la différence d’une âme de raisonneur et d’une âme de poète.

Ce poème en prose de Mickiewicz devait être, du reste, le dernier chant de son romantisme. Non que je prétende contester la valeur de Monsieur Thadée, qu’il écrivit à Paris les années suivantes, et que longtemps ses compatriotes ont tenu pour son chef-d’œuvre. Il a mis à cette épopée bourgeoise tout son talent de peintre et de psychologue, y joignant même une grâce enjouée et familière dont aucun de ses précédens ouvrages ne donnait l’idée. Son Monsieur Thadée mérite certainement d’aller de pair avec Hermann et Dorothée, avec Jocelyn, avec les plus parfaites productions d’un genre qui avait sa raison d’être et sa part de beauté. Mais la grande âme du poète romantique ne s’y retrouve plus, soit que l’élan prophétique des Aïeux' ou du Livre des Pèlerins l’ait à jamais brisée, ou que plutôt, depuis lors, elle ait refoulé au dedans d’elle-même le feu vivant de rêves et de mélodies dont elle était pleine : car tous les auditeurs du cours de Mickiewicz s’accordent à raconter que, certains jours, sa voix avait une intensité d’accent presque surnaturelle, et qu’on voyait des flammes jaillir de ses yeux.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1839.