Revues étrangères - L’Ame allemande analysée et jugée par les Allemands

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Revues étrangères - L’Ame allemande analysée et jugée par les Allemands
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 23 (p. 233-243).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’AME ALLEMANDE ANALYSÉE ET JUGÉE PAR LES ALLEMANDS


Unkultur, par M. Curt Wigand. Un vol., Berlin, 1905. — Die Erben, par M. Carry Brachvogel, un vol. Leipzig, 1904. — Unter dem Joch, par M. Otto Krille, un vol., Berlin, 1914.


Un certain nombre d’Allemands éclairés, ennemis d’un chauvinisme étroit et borné, avaient nourri l’espoir que, tôt ou tard, le parti socialiste allemand s’emploierait à établir le bilan moral de notre nation, c’est-à-dire que, se souvenant du jugement, trop profondément vrai, de Bebel qui nous définissait « un peuple de laquais, » il entreprendrait d’étudier, avec la loupe en main, les différens vices et travers de l’âme allemande contemporaine. Mais, hélas ! l’espoir de ces Allemands a été déçu. Et rien d’étonnant à cela, si l’on songe que nos socialistes, prolétaires ou non, sont, eux aussi, des Allemands, avec une nature et des mœurs tout semblables à celles dont nous aurions voulu qu’ils entreprissent l’étude. Tout au plus s’en rencontre-t-il un petit nombre qui, jusqu’à un certain point, ont réussi à s’affranchir des clichés de la phraséologie courante : mais ceux-là même, en dépit de leurs bruyantes protestations d’internationalisme, portent trop manifestement sur les yeux les visières communes à toute leur race pour qu’on puisse jamais les supposer capables de tenter, à ce point de vue, le plus digne effort civilisateur.


C’est un auteur allemand, M. Curt Wigand, — d’ailleurs très zélé patriote, et d’une physionomie morale assez proche de celle que nous révélaient, l’autre jour, les curieuses « confessions » du capitaine Pommer [1], — qui déplore ainsi l’impuissance fatale des socialistes de son pays, non seulement à réformer, mais même à étudier et à nous décrire les « différens défauts de l’âme allemande contemporaine. » Après quoi le voici qui, du moins, entreprend lui-même cette tâche « civilisatrice, » décidément impossible aux successeurs de Bebel en raison des « visières » nationalistes, — ou, pour mieux dire, nationales, — qui leur couvrent les yeux ; et, si tous nos éditeurs parisiens n’avaient pas cru devoir interrompre momentanément leur carrière professionnelle, j’aurais bien souhaité que l’un d’eux nous offrît, durant ces longues semaines de méditation et de recueillement patriotiques, une version française de la très instructive brochure où M. Wigand, s’adressant à ses frères allemands, leur signale quelques-uns des traits les plus caractéristiques de ce qu’il appelle leur « inculture, » leur manque désastreux de « civilisation [2]. »

Non pas, en vérité, que la brochure de M. Wigand nous apporte une peinture complète, approfondie, de « l’âme allemande contemporaine, » quelque chose d’un peu équivalent à ces témoignages mémorables (et peut-être plus accablans encore que le sien), qui naguère nous sont venus tour à tour de Gœthe et de Heine, de Schopenhauer et de Nietzsche, des plus hauts esprits de sa race, unanimes à mépriser ou à détester l’atmosphère de « barbarie » dont ils se sentaient enveloppés, — pour ne pas dire : eux-mêmes irrémédiablement imprégnés. Je comparerais plutôt les observations de M. Wigand à une série de photographies « instantanées, » reproduisant avec une exactitude absolue toute espèce de menus aspects divers, isolés, de l’ « inculture » allemande. C’est comme si l’auteur, nous promenant à son bras, un après-midi de dimanche, par les rues et les places de sa ville natale, se bornait à nous désigner du doigt les particularités les plus frappantes des monumens ou des figures qu’il rencontrerait au hasard de ses pas. Mais nous devinons qu’il connaît si parfaitement jusqu’aux moindres recoins de sa ville natale, et que d’année en année son cœur a si cruellement souffert au contact de cette puanteur, matérielle et morale, contre laquelle ne sauraient plus valoir désormais ni ses propres efforts ni ceux de personne autre ! Un mélange douloureux de colère et de honte fait trembler ce cœur naïf de patriote allemand, contraint à dénoncer la « barbarie » de ses frères ; et d’autant plus chacune de ses paroles trouve d’écho en nous, d’autant plus clairement nous apercevons la portée générale, la signification « symbolique » de chacune des innombrables petites images qu’il déroule sous nos yeux. Écoutons-le s’ingénier, par exemple, à nous expliquer la susdite définition de Bebel, appelant la race allemande « un peuple de laquais : »


Nulle part au monde autant qu’en Allemagne on n’éprouve le besoin de se « donner du galon, » de se faire passer pour un personnage. Je me souviens, à ce sujet, d’une petite scène éminemment significative. Je voyageais dans un de nos tramways électriques de Berlin. Tout un côté de la voiture était occupé, à l’exception d’une seule place restée libre. Arrive un gros homme, qui s’installe aussitôt à cette place libre, gênant considérablement les autres voyageurs. Comme le banc opposé était presque vide, cette façon d’agir de l’intrus lui vaut naturellement un accueil peu aimable, et ses deux voisins immédiats lui cèdent tout au juste un espace pareil à celui qu’ils occupent eux-mêmes. Sur quoi le poussah de jurer et de tempêter avec tant de bruit que le conducteur se voit forcer de l’inviter à se tenir tranquille. Nouvelles invectives, cette fois, à l’adresse du conducteur. « Misérable drôle, vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! » C’est ce que j’ignorais aussi, au moment où j’assistais à cet épisode tragi-comique : mais un hasard est venu me renseigner, fort peu de temps après, sur la qualité du terrible personnage. Celui-ci se trouvait être, tout simplement, un figurant de l’un de nos théâtres de banlieue !

Cette manie de prendre des airs de supériorité absolument gratuits, et de vouloir en imposer aux gens que l’on ne connaît pas, contraste singulièrement avec la platitude servile qui constitue, elle aussi, l’un des traits essentiels du caractère allemand ; et nulle part ce contraste n’est aussi frappant que dans le monde des fonctionnaires de toute catégorie. Je demeurais à Londres depuis plus d’un an, et il y avait environ trois ans que je n’avais plus revu l’Allemagne, lorsque, un jour, une affaire m’amena au consulat allemand. J’entrai dans le bureau d’un employé subalterne qui, d’abord, se mit à m’apostropher brutalement pour me demander ce que je voulais, avec ce ton de sous-officier hargneux que connaissent trop tous ceux qui ont eu l’occasion de vivre en Allemagne. Mais lorsque pareille chose arrive à un Allemand en Angleterre, où la grossièreté et l’arrogance quasi professionnelles du fonctionnaire sont absolument ignorées, on comprend qu’il s’en trouve doublement affecté.

Sans compter que le même employé, quand je lui eus indiqué l’objet de ma visite, eut à me conduire dans le bureau du consul, et me permit alors de constater à loisir l’envers du caractère naturel allemand : car à peine cet homme tout à l’heure si arrogant eut-il appris que j’allais m’entretenir avec son chef, qu’aussitôt je le vis devenir d’une politesse toute humble, pour ne plus cesser dorénavant de me parler sur le ton le plus prévenant et le plus obséquieux.

J’ai la conviction que ce triste défaut du caractère allemand, ce mélange de platitude devant le supérieur et de morgue brutale à l’égard de l’inférieur, n’est pas jugé aussi sévèrement qu’il le mérite, même par ceux qui se rendent le mieux compte de tout ce qu’il a pour nous d’humiliant. On entend très souvent affirmer chez nous que le « servilisme » allemand ne pourra manquer de disparaître peu à peu, sous l’influence de l’extension de notre empire et sous celle de l’affermissement de notre conscience nationale. J’envie l’optimisme de ceux qui parlent ainsi, à la condition toutefois que leurs paroles ne soient pas le simple résultat d’une attitude prise par eux, précisément, afin de tranquilliser leur « conscience nationale, » aussi bien vis-à-vis d’eux-mêmes que des autres. Tous ceux qui ne sont pas des chauvins volontairement aveuglés devraient reconnaître que le peuple allemand tout entier, — sans excepter les plus farouches démocrates, — souffre toujours encore d’un mal très grave, très profond, et probablement incurable : le manque d’indépendance morale, et comme un besoin absolu d’asservissement.

On peut dire que l’Allemand de tout âge et de toute condition est toujours « au port d’armes, » « les talons réunis. » C’est là, en quelque sorte, une tenue nationale allemande, une véritable institution, et qui fonctionne dès l’entrée à l’école. Au lieu de reconnaître, avec les maîtres de la pédagogie ancienne et moderne, que le professeur doit tâcher à devenir l’ami de l’élève, nos professeurs allemands, du haut en bas de l’échelle universitaire, se complaisent dans le rôle d’officiers instructeurs. Oderint, dum netuant ! « libre à eux de me haïr, pourvu seulement qu’ils me craignent ! » voilà, sauf de très rares exceptions, l’alpha et l’omega de toute notre pédagogie allemande ! Quant à former les caractères, objet que l’on n’atteint qu’en se gagnant la confiance et l’affection de l’élève, c’est de quoi ces messieurs n’ont jamais eu et n’auront jamais le moindre souci. « Que deviendraient à ce compte, — nous objectent-ils, — l’autorité, la subordination, l’obéissance sacro-sainte de l’inférieur envers son supérieur ? »


Sur ce point comme sur tous les autres, la sollicitude patriotique de M. Wigand lui a permis de voir clair. Je trouve, notamment, une confirmation formelle de son témoignage dans un livre qui m’est tombé entre les mains ce matin même, un livre intitulé : Sous le joug, et consacré au récit des années de jeunesse d’un poète socialiste allemand, M. Otto Krille. C’est en effet « sous le joug » que se sont écoulées toutes ces premières années de la vie de M. Krille, depuis l’entrée du petit garçon dans une sorte d’école d’enfans de troupe de Dresde jusqu’au jour où, enfin, sa mauvaise santé et ses opinions socialistes lui ont valu d’être congédié de l’école saxonne de sous-officiers de Marienberg. Et l’auteur a beau s’armer d’une indulgence respectueuse pour nous décrire les figures individuelles de ses différens maîtres : ceux-ci ne nous en apparaissent pas moins semblables plutôt à d’honnêtes geôliers qu’à de vrais professeurs.


Dès le premier jour de mon admission à l’école d’enfans de troupe, — nous dit-il, — j’ai senti que, dans l’ensemble, il existait un état de guerre permanent entre les élèves de l’école et tout le personnel des fonctionnaires de la maison. Un certain instinct, probablement engendré par le régime militaire de l’école, nous contraignait à regarder notre directeur et tous nos maîtres comme autant d’ennemis naturels, ayant expressément pour métier de nous faire souffrir. Il régnait autour de nous une atmosphère d’hostilité profonde et sourde, une atmosphère déjà pareille à celle qui a toujours régné dans toute caserne allemande [3]. Les fonctionnaires, de leur côté, avaient l’air de nous croire toujours plus capables de mal que d’actions innocentes. D’où résultait que mainte peccadille commise par ignorance enfantine nous était comptée comme un délit grave, une infraction volontaire et préméditée ; et par là se trouvait empoisonnée notre confiance, jusque dans ses sources les plus intimes, si bien que, même à l’endroit des plus sympathiques de nos maîtres, nos cœurs d’enfans ne pouvaient s’empêcher de nourrir un sentiment secret de haine ou de rancune.


La conséquence d’un tel mode d’éducation nous est décrite par M. Otto Krille presque dans les mêmes termes dont se servait, tout à l’heure, M. Curt Wigand.


Le régime de notre école pouvait, à la rigueur, faire de nous des êtres corrects, ponctuels, pratiquement utilisables, mais non certes des hommes : et il fallait vraiment que l’élève de l’école eût en soi un caractère personnel bien fortement enraciné pour qu’il ne risquât point de le voir anéanti sous les coups d’une discipline aussi privée d’âme.


C’est ainsi que, par exemple, les petits garçons de l’école saxonne étaient tenus de soumettre toujours à leurs maîtres aussi bien les lettres qu’ils écrivaient à leurs parens que celles qu’ils en recevaient.


Le procédé avait un avantage incontestable, — ajoute ironiquement M. Krille, — l’avantage de nous obliger à ne parler jamais qu’avec éloge de nos maîtres et de tout l’appareil de notre vie scolaire : mais déjà, dès cette date, je comprenais vaguement que c’était là un moyen de tuer en germe, chez nous, l’indépendance intérieure, la liberté et la franchise du vouloir, — un moyen de faire de nous des créatures éternellement subordonnées et serviles.


Il y aurait encore à tirer maints renseignemens précieux des souvenirs autobiographiques de M. Otto Krille, à la fois sur l’éducation des jeunes gens qui composent aujourd’hui les armées allemandes et sur les traits essentiels de cette « âme nationale » qu’ils apportent en naissant et qui persiste en eux, souvent à leur insu. Il m’aurait plu, en particulier, de montrer avec quelle ingénuité singulière M. Krille contredit lui-même, par l’exposé des faits de sa jeunesse, ses assertions touchant la prétendue « indépendance naturelle » qui l’aurait naguère poussé à échanger l’uniforme des élèves de l’école des sous, officiers de Marienberg contre le veston de velours de l’ouvrier et orateur socialiste. En réalité, lui aussi, comme tous ceux de ses compatriotes qui nous ont raconté leur conversion au socialisme, — sans en excepter même ce Bebel dont je rappelai ici l’aventure, il y a tout juste une année, — lui aussi s’est borné à s’affranchir d’une discipline pour se soumettre non moins docilement à une autre ; et c’est ce qu’avait déjà deviné le directeur de l’école d’enfans de troupe de Dresde, lorsqu’au retour de certain congé, il avait interdit au petit Krille de fréquenter dorénavant la maison d’un de ses oncles, socialiste notoire, tenancier d’un estaminet où se réunissait un groupe de ses coreligionnaires politiques. Oui, d’un bout à l’autre de son livre, M. Krille nous révèle une âme naturellement « asservie, » et sans que même nous puissions soupçonner son éducation militaire d’avoir eu d’autre effet que d’entretenir et de stimuler simplement, dans son cœur, un inconscient besoin inné de « subordination. »

Mais peut-être y a-t-il, au contraire, un sentiment qu’a véritablement semé dans l’âme malléable de M. Krille cette éducation qu’il déplore, tout en se reconnaissant hors d’état d’en effacer la vigoureuse empreinte ? À plusieurs reprises, durant le cours de son récit, il rappelle avec une nuance de raillerie dédaigneuse l’acharnement avec lequel tous ses professeurs, à Marienberg comme d’abord à Dresde, instruisaient leurs élèves à détester la France. L’animosité antifrançaise de ces maîtres est même un de ses principaux griefs « intellectuels » contre eux : par où se manifeste, une fois de plus, l’authentique socialiste, — ou plutôt « démocrate-social, » — accoutumé à suivre les traditions « francophiles » de Karl Marx et du vieux Liebknecht. Oui ; mais nous savons aujourd’hui que le vent de la guerre a suffi pour balayer, de tous les cœurs des « démocrates-sociaux » allemands, ces prétendues sympathies françaises que déjà M. Curt Wigand, naguère, soupçonnait bien judicieusement de n’être qu’une « phraséologie » toute superficielle.

À la différence du Liebknetcht de 1870 qui, sans renier jamais son patriotisme d’Allemand, s’était fait mettre en prison avec son élève et compagnon Bebel pour avoir refusé d’approuver la guerre contre la France, nous savons de quelle manière M. Liebknecht le fils, et avec lui tous les chefs et soldats de l’armée « démocrate-sociale, » ont brusquement rejeté leur masque d’ « internationalisme » aussitôt que leur empereur leur a annoncé que l’heure du grand « coup » avait enfin sonné. Ne les avons-nous pas vus, hier encore, ces bruyans renégats de la tradition de Karl Marx, échouer piteusement dans une démarche qu’ils avaient osé tenter auprès des socialistes italiens, — avec l’espérance vraiment folle de décider ces frères des prolétaires opprimés de Trente et de Trieste à s’allier contre nous avec les deux séculaires bourreaux des races « inférieures ? »

Il a suffi d’un souffle de vent pour éparpiller aux quatre coins de l’horizon les cendres de l’ « internationalisme » des « compagnons » allemands ; et par-dessous ces cendres flottantes s’est montrée toute vive l’empreinte de l’éducation « nationale » que nous décrit M, Otto Krille, — celle-là même que des centaines d’instituteurs-tortionnaires s’efforçaient d’imposer sous des coups de gourdin aux enfans polonais, tandis que, d’autre part, je l’entendais promenée harmonieusement par les calmes rues de Starnberg, où chaque matin, devant nos fenêtres, les élèves de l’école locale passaient en chantant, sous la direction d’un jeune maître d’école, un chant patriotique dont le refrain contenait, parmi d’autres articles d’un programme Idéal, les deux mots Franzosen schlagen, « assommer les Français ! » On aimerait à savoir ce qu’est devenu, dans ces « conjonctures, » l’ « internationalisme » de M. Otto Krille ; et jusqu’à quel point le poète socialiste allemand continue à regretter, aujourd’hui encore, que ses anciens maîtres ne l’aient pas assez habitué à nous estimer : mais en tout cas son livre nous renseigne utilement sur la source première d’un grand flot de haine qui, je ne saurais trop le répéter, n’est pas du tout naturel à l’âme allemande. S’il n’est sans doute pas vrai que le maître d’école prussien nous ait vaincus à Sedan, c’est lui sûrement qui ensuite, pendant près d’un demi-siècle, a transformé en une malveillance à la fois méprisante et jalouse l’admiration respectueuse qu’avait toujours inspirée jusqu’alors, à tout cœur allemand, la race « supérieure, » — ou tout au moins « égale, » — des compatriotes de Turenne et de Napoléon.


Et maintenant, il faut que je revienne aux précieux « instantanés » de M. Curt Wigand. J’ouvre la brochure au hasard, et me voici retrouvant par-dessous les observations de mon compagnon de promenade, mille impressions de mes propres séjours anciens à Berlin ou à Francfort ! Le « thème » dominant de la série d’images est, cette fois, ce que M. Wigand lui-même appelle, d’un mot français, la « muflerie » de ses compatriotes :

Je parlais, tout à l’heure, de la rudesse et de la brutalité qui persistent et s’affirment plus que jamais dans l’âme de notre peuple. Ces défauts se rencontrent à tous les degrés de la société allemande, depuis les couches les plus basses jusqu’à celles qui se prétendent les plus « cultivées. » Les étudians qui, à Iéna, il y a quelques années, se sont amusés à jeter dans la rue tout le mobilier d’un certain nombre d’hôtels ou de « pensions meublées » de la ville, ou bien encore ces « nourrissons des muses » qui, chaque jour, dans nos villes d’université, se font un principe d’insulter toute femme qu’ils rencontrent marchant ou voyageant seule, ces jeunes gens de « bonne famille » ne se placent-ils pas exactement au même niveau que la horde de « calicots » ou d’employés de bureau qui, chaque jour également, se vantent d’avoir réussi à saccager un jardin public ou privé, comme aussi au même niveau que cette bande d’ouvriers qui, apercevant devant soi des femmes ou des jeunes filles du « monde, » ne manquent pas d’entonner plus ou moins bruyamment une chanson obscène ?

Et, circonstance aggravante, il se trouve toujours chez nous des personnes disposées à juger avec une indulgence extrême de semblables méfaits, surtout lorsqu’il s’agit de notre jeunesse universitaire, en invoquant pour eux l’excuse de l’alcool. Comme si l’on pouvait mettre au compte de l’alcool des actes d’une barbarie aussi systématique, aussi évidemment issus du plus profond de l’être qui se complaît à les accomplir ! A Paris aussi et en Angleterre, l’alcoolisme sévit : mais qui donc y entend parler de pratiques de vandalisme ou de monstrueuse grossièreté comme celles qui, chez nous, font quasiment partie obligée de tout programme de divertissement un peu « relevé ? » Je me souviens, à ce propos, de ces Italiens qui, à Paris, exposent et vendent leurs figurines de plâtre sur le parapet du Pont-Neuf. Souvent je les ai vus se tenir à quelque distance de leur étalage, ou même s’absenter pendant un quart d’heure, sans qu’il vint à l’idée de personne de briser à dessein, pour le plaisir, une seule de leurs légères et fragiles statuettes. Pareille chose serait absolument impossible à Berlin.


Oui, certes, ici encore tous mes humbles souvenirs personnels se réunissent pour confirmer le témoignage de M. Curt Wigand ! Et pareillement l’épisode de ma jeunesse, que je racontais il y a quinze jours, ne se trouve-t-il pas en partie expliqué par la définition que nous offre ensuite l’écrivain allemand d’un sentiment qui pourrait bien, en effet, appartenir en propre aux compatriotes de mon terrible vieux chef de gare de Cologne ?


Je dois signaler encore quelques dernières particularités distinctives du caractère allemand. Si le mot allemand Schadenfreude (joie de nuire) n’a pas d’équivalent dans la langue des autres nations, qui sont forcées de recourir à une périphrase pour exprimer ce plaisir méchant que nous procure la vue du malheur d’autrui, — ou, plus exactement, le plaisir que nous procure la conscience d’avoir causé le malheur d’autrui, — ce n’est certainement pas là un simple effet du hasard. Il va sans dire que ce trait de caractère existe aussi, plus ou moins prononcé, chez certains individus des autres nations : mais, chez eux, il n’apparaît en quelque sorte que comme le résultat d’un état d’esprit exceptionnel, d’une impulsion toute momentanée ; tandis que l’Allemand, au contraire, est vraiment atteint d’une Schadenfreude naturelle et chronique...

A cette joie que procure le malheur d’autrui s’ajoute et se rattache, dans toute âme allemande, un amour passionné de la délation. Il n’y a pas au monde un peuple où les délateurs soient aussi nombreux que chez nous, ni non plus aussi satisfaits de soi-même et aussi estimés de leur entourage. Notre loi sur le crime de lèse-majesté ne les fournit-elle pas, au reste, d’un instrument merveilleux, à l’aide duquel il lui est aisé de faire jeter en prison quiconque leur déplaît ?... Après quoi il faut les entendre, ces dénonciateurs avérés, crier de toutes leurs forces leur indignation contre les « Babylones » étrangères, proclamer avec emphase l’éminente supériorité de l’ordre de choses tel qu’il fonctionne dans leur patrie !


Je ne puis malheureusement songer à citer encore, comme je l’aurais désiré, le chapitre consacré par M. Curt Wigand à l’examen d’une autre des manifestations les plus saisissantes de l’état profond d’ « inculture » de ses compatriotes, — la grossièreté méprisante et trop souvent cruelle de leur attitude ordinaire à l’égard des femmes.


L’Allemand authentique est incontestablement, — nous dit notre judicieux observateur, — l’être le moins chevaleresque de l’Europe entière : il ignore absolument jusqu’aux règles les plus élémentaires de la courtoisie, dans ses rapports avec l’espèce de créature inférieure qu’est, à ses yeux, la femme. Je ne parle pas même de son habitude de ne jamais céder sa place à une dame, en wagon ou en omnibus, de ne jamais aider sa propre femme à descendre de voiture, etc. Mais dites-moi s’il existe ailleurs un pays où l’on dévisage, en public, les femmes enceintes avec une curiosité aussi indiscrète, avec un cynisme aussi répugnant ! Jamais deux étudians, deux employés de bureau ou de magasin, ne manqueront, lorsqu’ils passeront auprès d’une femme enceinte, de se pousser du coude avec un clignement d’œil significatif, pu même de se désigner du doigt la taille arrondie de la future mère.

On devine aisément ce que doit être, dans ces conditions, toute la vie « galante » de l’Allemagne, depuis les brasseries des villes d’université, où la principale occupation « amoureuse » des jeunes étudians consiste à se saouler en compagnie de leurs pauvres petites Gretchen, jusqu’à ces « cafés de nuit » berlinois que Méphistophélès aurait pu montrer à Faust comme les lieux du monde où s’étale assurément le plus au large la « bestialité humaine, » sans le moindre effort de retenue ou de déguisement. Mais le plus curieux est que, si nous en croyons M. Wigand, ces « cafés de nuit » sont en train de devenir fameux dans toute l’Allemagne, et qu’il n’y a pas désormais une jeune bourgeoise de Stettin ou d’Ingolstadt qui ne rêve d’assister un moment, à l’ignoble trafic de chair vive qui s’y déroule du soir au matin. « Un jeune couple de provinciaux qui étaient venus passer une semaine à Berlin, et à qui je recommandais, pour leur dernière soirée, une pièce nouvelle du Théâtre-Allemand, m’ont déclaré sans détours qu’ils entendaient consacrer cette soirée à une visite du Café National, en ajoutant que, s’ils rentraient à E….sans avoir vu le fonctionnement nocturne de cette célèbre Halle aux Filles, tout le monde, là-bas, se moquerait d’eux ! »


Car le fait est que, d’une manière générale, — et y compris même, à ce qui semble, l’admiration de ce trafic éhonté des « cafés de nuit » de Berlin, — le fait est que les Allemands d’aujourd’hui se complaisent dans leur « inculture » et en tirent vanité, avec une tendance de plus en plus accentuée à considérer leur « manque de civilisation » comme le triomphe d’une « culture » spéciale, foncièrement « allemande, » et aussi supérieure à toutes les autres qu’elle en est différente. Si bien qu’au lieu de tâcher à se « civiliser, » les compatriotes de M. Wigand n’ont pas cessé, depuis quarante-quatre ans, de s’enfoncer toujours plus avant dans leur « inculture, » développant quasi à dessein les défauts naturels de leur race, tandis que, d’autre part, ils laissaient périr toute sorte de qualités péniblement acquises autrefois par leurs pères. Il s’est produit chez eux une transformation intellectuelle et morale que M. Wigand n’hésite pas à qualifier de « dégénérescence, » mais sans s’arrêter autant que nous l’eussions voulu à rechercher les causes de tout ordre qui ont ainsi contribué à faire, des Allemands de 1914, des êtres infiniment différens de leurs grands-pères de 1870. Et c’est, au contraire, surtout la recherche de ces causes qui semble avoir préoccupé un autre écrivain allemand, M. (ou peut-être Mme) Carry Brachvogel, auteur d’un très curieux récit intitulé : Les Héritiers, roman de la Nouvelle Allemagne.


Tout de même que M. Wigand, en effet, M. (ou Mme ) Carry Brachvogel aperçoit un abîme entre l’âme allemande de jadis et celle d’aujourd’hui ; et cette dernière ne lui paraît pas seulement changée, mais aussi tristement diminuée et déchue, plongée dans une barbarie dont le trait dominant serait, à l’en croire, la substitution d’un bas égoïsme sensuel aux habitudes anciennes de crainte et de respect.

Affirmations qu’auraient de quoi appuyer, d’ailleurs, maints autres témoignages non moins autorisés : car il ne m’est guère arrivé, depuis une dizaine d’années, d’ouvrir un roman allemand sans en entendre sortir avec plus ou moins de force le même cri d’alarme, — sauf pour moi à n’en avoir compris pleinement le sens et la portée qu’au contact de certains faits récens qui n’ont pas provoqué ma seule indignation, mais encore celle du monde entier. Ai-je besoin de les énumérer ? Que les Allemands qui sont en train de procéder de cette manière à l’exécution de leur projet « national » d’écrasement du génie français ne gardent plus, dans leurs cerveaux et leurs cœurs, qu’un très petit nombre des qualités de leurs pères, — voire de leurs qualités purement « professionnelles » d’entrepreneurs et exploiteurs de guerres, — c’est ce que reconnaissent à peu près unanimement tous ceux qui, de près ou de loin, ont eu l’occasion d’étudier la vie allemande ; mais le grand mérite de l’auteur des Héritiers est, comme je l’ai dit, d’avoir tenté de découvrir les causes de cette « dégénérescence » incontestable de la vieille âme allemande. Comment et pourquoi les « héritiers » des vainqueurs de 1870 se trouvent-ils en danger de perdre bientôt la riche succession qui leur est échue ? Tel est le problème qu’a posé devant nous M. (ou me) Brachvogel : je tenterai à mon tour, prochainement, d’indiquer brièvement de quelle originale et instructive façon il a cru pouvoir le résoudre.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1914.
  2. Je dois ajouter qu’une excellente traduction de la brochure de M. Wigand a été faite, il y a quelques années, par MM. W. Bauer et R. de Freycinet ; encore inédite, elle finira, tôt ou tard, par trouver le chemin du public.
  3. Et comment ne pas nous rappeler, à ce propos, l’affirmation du capitaine Pommer, suivant laquelle il n’y a pas un sujet allemand qui ne revive avec horreur le temps de son séjour à la caserne ?