Revues étrangères - L’Apostolat d’un Nihiliste

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - L’Apostolat d’un Nihiliste
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’APOSTOLAT D’UN NIHILISTE RUSSE

Memoirs of a Revolutionist, par le prince P. Kropotkine, 2 vol., Londres, 1900.

« A connaître de plus près les révolutionnaires, Nekhludov s’était convaincu qu’ils n’étaient ni de ténébreux malfaiteurs, comme le croyaient certaines personnes, ni non plus de parfaits héros, comme l’imaginaient d’autres personnes, mais simplement des hommes ordinaires, parmi lesquels se trouvaient, comme partout, des hommes bons, d’autres méchans, et une majorité d’hommes médiocres. » Ces paroles du comte Tolstoï, dans la troisième partie de Résurrection, pourraient servir d’épigraphe aux deux gros volumes de Mémoires autobiographiques que vient de publier un des plus considérables entre les révolutionnaires russes de notre temps, le « compagnon » et prince Pierre Kropotkine. Non que l’homme qui se montre à nous dans ces Mémoires fasse partie de la « majorité d’hommes médiocres » dont parle le comte Tolstoï. Il ne manque ni d’intelligence, ni de savoir, ni même d’un certain talent littéraire : tout au plus manque-t-il un peu d’imagination et de fantaisie, ce qui ne laisse pas de rendre parfois fatigante la lecture de son long récit. Et ce n’est pas non plus, assurément, un « méchant homme. » On le sent au contraire tout rempli des meilleures intentions, généreux et désintéressé, passionnément dévoué au bonheur futur de l’humanité ; et l’on sent que pour personne au monde il n’a l’ombre de haine ou de rancune, sauf peut-être pour quelques policiers, et peut-être aussi pour les Jésuites, qu’il paraît avoir surtout appris à connaître dans le Juif Errant d’Eugène Sue ; car, dès qu’il rencontre sur son chemin un hypocrite, un fourbe, un délateur, il le soupçonne aussitôt d’être un Jésuite déguisé. Mais avec tout cela le prince Pierre Kropotkine, tel que nous le voyons dans ses Mémoires, est en toute façon un « homme ordinaire, » un homme semblable à chacun de nous, et aussi éloigné du « parfait héros » que du « ténébreux malfaiteur. » Il s’est trouvé placé, par hasard, dans des circonstances exceptionnelles où ses qualités lui ont permis de jouer un rôle important ; mais ces qualités, pour remarquables qu’elles fussent, n’avaient rien d’anormal, et les circonstances même ne sont point parvenues à leur donner la moindre apparence de singularité. Tour à tour page de l’empereur Alexandre II, officier en Sibérie, membre d’une société secrète, prisonnier à la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul, rédacteur d’une revue scientifique anglaise, organisateur du mouvement anarchiste en Suisse, condamné par la cour d’assises de Lyon à cinq ans de réclusion dans la maison centrale de Clairvaux, expulsé de France, de Suisse, de Belgique, le prince Kropotkine a gardé, à travers ces épreuves, le zèle et l’ingénuité d’un excellent homme, uniquement préoccupé de bien faire son métier. Il a apporté à la propagande révolutionnaire la même conscience et le même soin qu’il apportait jadis aux manœuvres de son régiment ou à ses recherches sur la configuration des montagnes de la Sibérie ; et aujourd’hui, jugeant sa tâche à peu près achevée, il s’amuse à nous raconter ses aventures, du ton simple et familier dont un vieux fonctionnaire en retraite raconterait sa jeunesse à ses petits-enfans.

Un « homme ordinaire, » tel il nous apparaît d’un bout à l’autre de ces deux gros volumes. Et cela ne tient pas seulement à sa modestie, qui cependant est grande, et qui sans cesse le porte à glorifier le mérite de ses compagnons : il glorifie leur mérite, mais il sait aussi reconnaître le sien, et pas une fois il ne fait mine de regretter un de ses actes ni une de ses pensées. Il a évidemment la conscience d’avoir toujours accompli son devoir ; et en effet il l’a toujours accompli, ou du moins ce qu’il croyait être son devoir ; mais cette assurance d’avoir toujours raison, cette absence complète de toute inquiétude morale, tout cela achève de l’apparenter à chacun de nous, à notre humanité moyenne, dont nous étions enclins à l’imaginer différent. Il n’échappe pas même aux menus travers de cette humanité ; et rien n’est curieux, à ce point de vue, comme d’entendre ce révolutionnaire, l’auteur de la Conquête du Pain et des Paroles d’un Révolté, nous exposer tout au long sa généalogie, de l’entendre nous expliquer comment sa famille paternelle descend en ligne droite de Rurik, et comment son grand-père maternel, descendant lui-même d’une vieille famille de princes cosaques, a été l’un des héros de la défense nationale en 1812. A toutes les pages s’étale ainsi une vanité d’autant plus frappante qu’elle est plus naïve, et d’ailleurs la plus innocente, la plus « humaine » du monde. Elle n’enlève rien, certes, à la très réelle beauté morale du caractère du prince Kropotkine ; et chez tout autre que lui nous ne nous aviserions même pas de la remarquer. Mais la vérité est que nous aussi, à la manière des personnes dont parle le comte Tolstoï, nous nous représentions volontiers les révolutionnaires russes, et le prince Kropotkine en particulier, comme des êtres exceptionnels, étrangers aux sentimens et aux passions du reste des hommes : nous nous les représentions sur le modèle du Bazarof de Tourguenef, ou de ces extravagans héros des Possédés de Dostoievsky, que leur extravagance n’empêche pas d’avoir une intensité de vie vraiment inoubliable. Nous nous trompions : les révolutionnaires russes sont des hommes pareils à nous, des hommes « parmi lesquels s’en trouvent de bons, de méchans, et une majorité d’hommes médiocres. »


Et c’est encore le comte Tolstoï qui, avec sa clairvoyante analyse, nous aide à comprendre les motifs qui ont amené le prince Kropolkine à devenir un révolutionnaire.. « Entre les nouveaux amis de Nekhludov, — nous dit-il, — les uns étaient devenus révolutionnaires parce que, très sincèrement, ils se regardaient comme tenus de lutter contre le mal ; d’autres étaient devenus révolutionnaires pour des motifs égoïstes, par ambition ou par vanité ; mais la plupart étaient devenus révolutionnaires sous l’effet d’un sentiment que Nekhludov comprenait bien et avait, lui-même, éprouvé pendant qu’il faisait la guerre contre les Turcs : le sentiment qui pousse les jeunes gens à désirer le danger, à s’exposer à des risques, à varier de la fièvre d’un jeu la monotonie de leur vie. » Et aussitôt, abandonnant une fois de plus Nekhludov et la Maslova, les deux héros de Résurrection, le comte Tolstoï nous présente une série de types incarnant ses diverses catégories de révolutionnaires. Il nous montre Kriltzov emprisonné pour avoir prêté de l’argent à des nihilistes, et se convertissant au nihilisme devant le spectacle des traitemens infligés par la police à ses codétenus ; il nous montre Novodvorov, ambitieux et beau parleur, s’affiliant au parti révolutionnaire dans l’espoir de satisfaire son goût naturel de domination ; il nous montre une jeune femme qui est devenue révolutionnaire parce que son mari l’est devenu, et parce qu’elle l’aime ; il nous montre un paysan, Nabatov, entraîné à la révolte par son amour du peuple, et un peu aussi par sa rustique vigueur physique et morale, qui fait pour lui de l’action une nécessité ; et il nous montre enfin l’ouvrier Markel, à qui une étudiante a prêté des livres, et qui, depuis lors, rêve de rendre les autres hommes heureux en partageant avec eux le bienfait de la science.


La possibilité de l’affranchissement pour lui-même et les autres, on lui avait assuré que la science seule pouvait la donner. Et Markel s’était passionnément évertué à acquérir la science. La science ne lui avait-elle pas déjà révélé l’injustice de la position où il se trouvait ? Elle seule, évidemment, lui permettrait maintenant de faire cesser cette injustice. Et la science, en outre, avait à ses yeux pour avantage de l’élever au-dessus des autres hommes, ce qui avait toujours été sa secrète ambition. Aussi avait-il cessé de fumer et de boire, pour consacrer à l’étude tous ses instants de loisir. L’étudiante continuait à correspondre avec lui, et admirait de plus en plus l’étonnante ardeur avec laquelle il se repaissait des connaissances les plus diverses. Le fait est qu’en deux ans Markel avait appris la géométrie, l’algèbre, l’histoire, avait lu toute sorte d’ouvrages de critique et de philosophie, mais surtout s’était assimilé toute la littérature socialiste contemporaine.

Là-dessus l’étudiante avait été arrêtée ; on avait trouvé chez elle des lettres de Markel, et celui-ci, à son tour, avait été arrêté. Dans le gouvernement de Vologda, où il avait été déporté, il avait lu encore une foule de livres, avait appris encore une foule de choses, qu’il avait oubliées au fur et à mesure, et était devenu sans cesse plus ardent à son socialisme. Autorisé, après quelques mois, à revenir dans son pays, il s’était mis à la tête d’une grève, qui avait abouti à l’incendie d’une usine et à l’assassinat du directeur. De nouveau il avait été arrêté ; et il allait maintenant en Sibérie, condamné à la déportation pour le reste de sa vie.

En matière de religion, il se montrait aussi radical qu’en matière d’économie politique. S’étant convaincu de la fausseté des croyances où il avait été élevé, et étant parvenu à s’en affranchir, il éprouvait comme un désir de se venger de tous ceux qui l’avaient tenu dans l’erreur. Il ne cessait point de parler avec haine des popes, et de railler amèrement les dogmes religieux.

Il avait des habitudes d’ascète, et était très adroit aux exercices physiques : mais il méprisait ces exercices. A l’étape comme en prison, il cherchait à se créer le plus de loisirs possible, afin de pouvoir continuer à s’instruire, ce qui lui paraissait de jour en jour davantage la seule occupation honorable et utile.


Le comte Tolstoï, on le sent bien, n’aime point ce Markel ; et j’imagine qu’au contraire il ne pourrait s’empêcher d’éprouver une profonde sympathie pour M. Kropotkine, qui certainement n’est devenu révolutionnaire que « parce qu’il se regardait comme tenu de lutter contre le mal. » Je dois ajouter que jamais, sans doute, le prince Kropotkine n’a eu « la secrète ambition de s’élever au-dessus des autres hommes. » Mais, ces réserves faites, j’avoue que la page que je viens de citer me paraît résumer, de la façon la plus exacte et la plus complète, toute la carrière révolutionnaire de l’éminent auteur des Paroles d’un Révolté, De même que l’ouvrier Markel, en effet, le prince Kropotkine a été conduit au nihilisme par l’amour de la science. Il s’est imaginé, lui aussi, et il s’imagine aujourd’hui encore que « la science, en se répandant, fera aussitôt disparaître l’injustice parmi les hommes. » Lui aussi a « lu une foule de livres, appris une foule de choses, s’est repu des connaissances les plus diverses ; » lui aussi considère l’instruction comme « la seule occupation honorable et utile. » Et on retrouverait chez lui, malgré sa bonté et l’élévation de son âme, jusqu’à cette fureur antireligieuse qui portait Markel à vouloir « se venger de tous ceux qui l’avaient tenu dans l’erreur. » Ce sage, ce véritable chrétien, qui pardonne même à ses persécuteurs, n’a pour le christianisme que des paroles de haine ; et la mention seule du nom de Jésus suffit pour altérer sa sérénité.


Lui-même d’ailleurs, prend soin de nous montrer, dans ses Mémoires, comment il s’est trouvé préparé à son apostolat révolutionnaire par l’éducation scientifique qu’il a reçue dès l’enfance. Élevé au corps des pages de Saint-Pétersbourg, il n’y a point appris le latin, mais surtout la physique, la chimie, l’histoire naturelle. C’était le temps où, suivant sa propre expression, la « Russie entière aspirait à s’instruire. » Sous l’influence de l’impératrice Marie-Alexandrovna, tous les jours s’ouvraient de nouvelles écoles, les grandes dames donnaient des leçons ou s’en faisaient donner, la mode délaissait le roman en faveur de la science. Au corps des pages, tous les camarades du jeune Kropotkine apprenaient avec frénésie. « Il y avait naturellement dans les leçons de nos maîtres bien des choses que nous ne comprenions pas, ou dont le sens profond nous échappait ; mais le magique pouvoir de séduction de l’étude vient précisément de ce qu’elle nous ouvre des horizons nouveaux qui, sans que nous les comprenions encore, nous attirent, nous engagent à pénétrer sans cesse plus loin. Les uns appuyés sur l’épaule de leurs camarades, d’autres accoudés sur les tables, d’autres debout au pied de la chaire, tous nous étions suspendus aux lèvres de Klazovsky (le professeur de grammaire). Même le remuant Daurof, même l’obtus Von Kleinau se tenaient immobiles, les yeux fixés sur le professeur. Et du fond de tous nos cœurs surgissait quelque chose de noble et de bon, comme si la vision d’un monde jusque-là insoupçonné se fût soudain révélée à nous. »

Et le jeune page était encore stimulé, dans cette ardeur pour l’étude, par l’exemple et les conseils de son frère aîné Alexandre, qui, lui, semble avoir dès lors cherché dans la science la solution de tous les problèmes et le remède de tous les maux. Ce frère passait fiévreusement d’un système à l’autre, se convertissait au luthéranisme, puis au kantisme, puis se passionnait pour le transformisme et, au sortir d’une lecture de l’Origine des Espèces, tentait des expériences de génération spontanée. Chacun de ses entretiens avec son frère était pour celui-ci le point de départ de nouvelles lectures, de nouvelles démarches « à la conquête de la science. »

Puis le page devint officier et fut envoyé en garnison dans un des gouvernemens les plus reculés de la Sibérie. Il s’aperçut que la carte de la Sibérie orientale fourmillait d’erreurs, et résolut aussitôt de la corriger. Après de longues et pénibles explorations, il eut le bonheur de faire une véritable découverte géographique : il découvrit que les montagnes et les plateaux de l’Asie ne se dirigeaient point du nord au sud, ni de l’est à l’ouest, mais bien du sud-ouest au nord-est, en sens inverse des montagnes et des plateaux de l’Amérique ; et il découvrit en outre que les montagnes de l’Asie n’étaient point des groupes de chaînes indépendantes, comme les Alpes, mais faisaient partie d’un immense plateau qui avait eu jadis sa pointe au détroit de Hehring.


Il n’y a pas beaucoup de joies, dans la vie humaine, comparables à celle que produit la naissance soudaine d’une vérité générale, illuminant l’esprit après une longue période (de patiente recherche. De la confusion des faits et du brouillard des hypothèses se dégage une peinture vivante ; telle une chaîne des Alpes émergeant brusquement, dans toute sa grandeur, des nuages qui la cachaient l’instant d’auparavant… Celui qui a, une fois dans sa vie, éprouvé cette joie de la création scientifique, jamais ensuite ne pourra l’oublier ; toujours il aspirera à l’éprouver de nouveau ; et il ne pourra s’empêcher de déplorer qu’un bonheur aussi parlait soit aujourd’hui réservé à une infime minorité, tandis que tant d’hommes pourraient le connaître si les méthodes scientifiques étaient mises à la portée de tous.


C’est précisément pour permettre au peuple de partager avec lui « la joie de la création scientifique » que le prince Kropotkine est devenu révolutionnaire. Sa découverte faite, il avait donné sa démission de l’armée, s’était installé à Saint-Pétersbourg, et y avait suivi les cours de l’Université. La Société russe de Géographie, dont il était membre, lui avait confié diverses missions des plus importantes. Elle l’avait notamment chargé d’étudier la forme et le caractère géologique des asars de Finlande. Et, un soir de l’automne de 1871, tandis qu’il explorait la côte finlandaise, M. Kropotkine avait reçu un télégramme lui demandant s’il accepterait la place de secrétaire général de la Société : précieux honneur qui, un mois auparavant, l’aurait comblé de joie. Mais, depuis un mois, un profond changement s’était opéré en lui ; la vie avait pris à ses yeux une signification nouvelle, et de nouveaux devoirs lui étaient apparus, des devoirs qui ne lui laisseraient guère le temps de diriger les travaux d’une société savante. Il avait donc refusé le poste qu’on lui offrait, et renoncé du même coup à toutes ses anciennes ambitions de savant. Le savant avait fait place, désormais, au révolutionnaire. Et voici comme il nous raconte lui-même cette étape décisive de sa conversion :


Souvent les hommes traînent, leur vie durant, un certain harnais politique, social, ou domestique, simplement parce qu’ils n’ont pas le loisir de se demander si l’œuvre qu’ils font est bonne ou mauvaise. Les années se passent, chaque jour amène une nouvelle tâche, et l’on va devant soi, sans pouvoir réfléchir au chemin que l’on suit. Tel était mon cas, dans l’active existence que j’avais menée jusque-là. Mais à présent, pendant mon voyage en Finlande, j’avais du loisir. Quand, assis dans une charrette finnoise, je parcourais des plaines qui n’avaient nul intérêt pour le géologue, ou quand je me promenais d’une colline à l’autre, le marteau sur l’épaule, je pouvais penser. Et sous mes préoccupations scientifiques une idée se faisait jour avec persistance, une idée qui me touchait plus à fond que tous les problèmes de la géologie.

Je voyais l’immense somme de travail que dépensait le paysan finnois pour faire fructifier le sol de son pays, et je me disais : « Je vais écrire pour lui, je lui indiquerai des procédés de culture meilleurs et plus efficaces. Ici telle machine américaine pourra lui rendre d’inappréciables services, là tel engrais doublera la récolte. » Mais aussitôt je songeais tristement : « A quoi bon parler de machines américaines à ce paysan, quand il a à peine assez de pain pour vivre d’une moisson à l’autre ? A quoi bon lui parler de machines américaines, quand je sais que tout l’argent qu’il pourra gagner ne lui servira qu’à payer la rente et l’impôt ? Ce que je dois faire pour lui, c’est de l’aider à devenir le maître de ce sol. Alors seulement il pourra lire avec profit les livres que je rêve d’écrire pour lui… »

« Certes, me disais-je encore, la science est une force infinie. L’homme a besoin de savoir, l’homme doit savoir. Mais nous savons déjà beaucoup. Ce qu’il faut désormais, c’est que la science devienne la possession de tous ! Les masses ont besoin d’apprendre, elles désirent apprendre, elles peuvent apprendre. Ici, sur la crête de cette longue moraine qui court entre les lacs, voici un paysan finnois plongé dans la contemplation des superbes nappes d’eau, parsemées d’îles, qui s’étendent devant lui ! Pas un de ces paysans, si pauvre, si foulé aux pieds qu’il puisse être, ne passe en cet endroit sans s’arrêter pour admirer la scène. Et voici un autre paysan qui, debout au bord du lac, chante une mélodie si belle que le plus habile musicien lui envierait de pouvoir chanter avec autant d’expression et de charme. Tous deux ces paysans sentent profondément, tous deux rêvent, tous deux pensent. Ils sont prêts à étendre leur connaissance. Donnez-leur seulement des connaissances nouvelles, donnez-leur le moyen et le loisir de s’instruire ! Voilà dans quelle direction je dois désormais agir, et voilà à qui doit servir mon action ! »


On peut se demander si, le jour où ils « auront étendu leur connaissance, » les paysans finnois continueront encore à chanter de belles mélodies, et à s’arrêter au bord des lacs pour admirer la nature. Mais le prince Kropotkine avait trop de foi dans la « force infinie de la science » pour s’embarrasser de semblables questions. Se vouant désormais tout entier à son rêve d’instruire et de civiliser le peuple russe, il résolut d’aller d’abord étudier chez les autres peuples les plus récens progrès de la civilisation. « A peine eus-je franchi la frontière russe, que j’éprouvai, avec une vivacité extraordinaire, une impression familière à tous ceux de mes compatriotes qui se trouvent pour la première fois hors de leur pays. Aussi longtemps que le train avait couru à travers les plaines russes, j’avais eu le sentiment de traverser un désert. Et brusquement tout changeait, hommes et choses, dès que le train pénétrait en Prusse. Ce n’étaient que fermes proprettes et gentils villages, jardins, larges chaussées ; et d’heure en heure, à mesure que je m’éloignais de la frontière, le contraste devenait plus fort. Berlin même, le morne Berlin, me parut plein de vie au sortir des villes russes. » A Zurich, puis à Genève, le néophyte entra en relations avec les chefs du mouvement nihiliste. Quand il revint à Pétersbourg, quelque temps après, son premier soin fut de s’affilier à une société secrète.

Qu’on ne croie pas cependant que cette société, ni que le prince Kropotkine lui-même aient eu pour unique programme la destruction universelle, ni pour unique objet la fabrication d’engins explosibles ! « C’est une grave erreur de la presse occidentale, — nous dit-il, — de confondre le nihilisme avec le terrorisme. Les troubles révolutionnaires qui ont éclaté en Russie vers la fin du règne d’Alexandre II, et qui ont abouti à la mort tragique de ce souverain n’ont en réalité rien de commun avec le nihilisme. Confondre le nihilisme avec le terrorisme, c’est confondre un mouvement philosophique, comme le stoïcisme ou le positivisme, avec un mouvement tout politique, comme le républicanisme. Le terrorisme a été produit en Russie par certaines conditions spéciales de la lutte politique, à un certain moment de l’histoire. Il a vécu, et il est mort. Il pourra renaître et mourir de nouveau. Mais le nihilisme a marqué son empreinte sur l’ensemble de la vie des classes instruites en Russie, et cette empreinte n’est pas près de s’effacer. »

La vérité est que M. Kropotkine et ses compagnons voulaient simplement amener l’Empereur à introduire en Russie le régime parlementaire, et à rendre obligatoire l’instruction du peuple. Ils réprouvaient si sincèrement toute idée d’attentat qu’ils s’étaient un jour emparés par force d’un jeune exalté, venu à Pétersbourg pour tuer Alexandre II, et lui avaient fait jurer de renoncer à son entreprise. Ces révolutionnaires n’étaient, en somme, que de simples libéraux : et c’est peu à peu qu’ils sont devenus de véritables révolutionnaires, sous l’action de toute sorte d’influences accidentelles, mais surtout des persécutions qu’on leur a fait subir. La prison, la déportation, l’exil, voilà certainement les trois grandes écoles du nihilisme russe. Quand le prince Kropotkine fut arrêté et emprisonné à la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul, en mars 1874, il ne songeait encore qu’aux meilleurs moyens « d’étendre la connaissance » du peuple ; quand il s’évada et se réfugia en Angleterre, deux ans plus tard, il était devenu l’anarchiste qu’il est, toujours resté depuis lors.


Les chapitres où il nous raconte son séjour |dans la forteresse et son évasion sont d’ailleurs, incontestablement, les plus intéressans de l’ouvrage entier. Leur intérêt est en vérité tout anecdotique, et l’on ne peut s’empêcher de regretter que l’auteur n’ait pas insisté davantage, par exemple, sur la façon dont son long emprisonnement a peu à peu accentué ses opinions révolutionnaires. Mais, tels qu’ils sont, ces chapitres abondent en détails pittoresques ou touchans, sans compter qu’ils attestent, une fois de plus, les admirables vertus de patience et de résignation apportées par le prince Kropotkine au service de son idéal. On n’y trouve ni un regret, ni une plainte ; et peu s’en faut que, parfois, devant le spectacle de cette soumission, on n’oublie la terrible sévérité du régime de la forteresse. Aussi bien M. Kropotkine nous assure-t-il, dans un des chapitres suivans, que, en ce qui concerne le régime des prisons, il a cessé de croire à l’efficacité du progrès. « Dans ma jeunesse, dit-il, je m’imaginais que, si les salles des prisons étaient moins encombrées, si les prisonniers étaient mieux classés, si on leur imposait des occupations saines et raisonnables, l’institution même de la prison en serait améliorée. Mais j’ai dû renoncer à cette illusion. J’ai dû me convaincre, par ma propre expérience et par celle de nombreux amis, que les prisons les plus réformées, cellulaires ou non, étaient pires encore que les plus affreuses casemates de jadis, tant au point de vue de leur effet sur les prisonniers qu’à celui de leurs résultats pour la société toute entière. » De même Nekhludov, le héros de Résurrection, « ne pouvait lire sans un mélange de dégoût et d’inquiétude la description des prisons-modèles rêvées par les sociologues. » Mais Nekhludov n’était pas un progressiste, et ne croyait pas à la « force infinie de la science. »

Le prince Kropotkine, lui, est demeuré fidèle aux croyances de sa jeunesse. Aujourd’hui comme il y a trente ans, c’est sur la science seule qu’il compte pour assurer définitivement le bonheur des hommes. Tout au plus conteste-t-il l’utilité de quelques-unes de ses applications, ainsi qu’on vient de le voir à propos des prisons-modèles : ou bien encore il essaie de modifier, dans le sens de ses désirs, les conclusions que tire la science de telle de ses lois. Il nous raconte, par exemple, que la doctrine de la « lutte pour la vie » l’avait toujours attristé, jusqu’au jour où il apprit qu’un professeur russe venait de donner à cette doctrine une forme plus humanitaire. « La lutte pour la vie, disait ce professeur, est en effet une loi naturelle ; mais, pour l’évolution progressive des espèces, l’assistance mutuelle constitue un élément plus important, de beaucoup, que la lutte pour la vie. » Et aussitôt M. Kropotkine se mit à recueillir toute sorte de preuves expérimentales à l’appui de cette théorie, comptant bien que sa démonstration convaincrait sans peine tous les darwinistes. « Mais je dus reconnaître que la fausse conception de la lutte pour la vie, qui identifiait ce principe avec la forme : Malheur aux faibles ! était désormais si profondément enracinée dans l’esprit anglais, qu’elle avait fini par devenir, en Angleterre, un véritable dogme religieux. » Seul un vieil ami et collaborateur de Darwin, M. Bates, le félicita d’entendre la lutte pour la vie exactement dans le sens où l’avait entendue l’inventeur lui-même de cette fameuse loi. Et encore M. Kropotkine ajoute-t-il tristement que, lorsque son travail parut enfin dans une revue anglaise, le seul homme qui l’approuvait avait cessé de vivre.

D’une manière générale, au reste, M. Kropotkine nous parle plus volontiers, dans ces Mémoires, de ses travaux scientifiques que de son rôle d’apôtre nihiliste. C’est comme si, s’adressant au grand public anglais et américain (car ses Mémoires ont d’abord été écrits pour l’Atlantic Monthly, il s’était fait un scrupule d’effrayer ses lecteurs par un trop complet exposé de son anarchisme : mais quelques aveux qui lui échappent çà et là suffisent à nous prouver que le « révolté » ne songe pas à se soumettre, ni à renier un seul des principes qu’il a naguère prêches. Il continue notamment à proclamer la légitimité et la nécessité des révolutions, à la condition toutefois que celles-ci ne soient point entreprises au hasard et sans un programme arrêté d’avance. On devine que, là encore, le savant se retrouve sous le révolutionnaire, un savant accoutumé à considérer toutes choses comme pouvant être prévues et réglées par la science. Et telle est, chez le prince Kropotkine, la prédominance de cet esprit scientifique, que très souvent elle l’empêche de se laisser librement aller à son goût naturel d’observation. Il raisonne, il induit et déduit, au lieu de décrire. Peu de mémoires sont aussi pauvres en portraits : et, dans les portraits même, sans cesse l’auteur perd de vue son modèle pour entamer de nouveau quelque discussion. Que ne ressemble-t-il à son compatriote Tourguenef, dont il nous dit « qu’il parlait en images, comme il écrivait, » et que, « lorsqu’il voulait développer une idée, il l’illustrait aussitôt par une scène vivante ! »

L’art « d’illustrer des idées par des scènes vivantes » est précisément ce qui manque le plus au prince Kropotkine, et de là vient surtout l’impression de monotonie que produisent ses Mémoires. Les divers personnages qu’il nous présente sont dessinés d’abord en quelques traits assez nets, mais dès l’instant d’après, nous nous apercevons que l’auteur, pour les juger, fait abstraction de son sentiment personnel et ne s’inspire que de sa doctrine politique, de telle sorte que tous les princes à l’en croire sont de féroces égoïstes, tous les fonctionnaires sont des hypocrites, tous les ouvriers ont toutes les vertus. Et pareillement, la plupart de ses réflexions sur les choses ont une apparence banale et convenue qui résulte de ce que M. Kropotkine se méfie de sa propre impression, et transporte jusque dans l’ordinaire de la vie ses habitudes scientifiques de théoricien. Voici pourtant quelques lignes qui témoignent d’une observation plus directe, et qui peuvent intéresser le lecteur français : « Les révolutions, en France, ont une façon de naître très particulière. Quand une réaction y a pris le dessus, toute trace disparaît d’un mouvement de résistance. Faible, infime est le nombre de ceux qui luttent contre le courant. Mais peu à peu, mystérieusement, par une sorte d’infiltration d’idées invisible et sourde, la réaction se trouve minée. Un nouveau courant se produit ; et alors on découvre, tout d’un coup, que l’idée qu’on croyait morte était là, bien vivante, ne cessant pas de croître et de s’étendre ; et, aussitôt que l’agitation publique devient possible, des milliers d’adhérens surgissent dont personne, la veille, ne soupçonnait l’existence. Comme le disait le vieux Blanqui, il y a toujours dans Paris cinquante mille hommes qui, sans fréquenter les réunions publiques, sans prendre part aux manifestations, seront prêts à agir, quand ils sentiront que le moment d’agir est venu. »

Mais je ne puis songer à analyser ici tout le contenu de ces deux volumes. Je n’ai voulu qu’en dégager quelques renseignemens caractéristiques sur la façon dont s’est recrutée, — et sans doute se recrute encore, — en Russie l’élite de l’armée révolutionnaire. Je ne suivrai donc pas l’auteur dans le long récit qu’il nous fait de son séjour en Suisse et en Savoie, auprès des élèves de Bakounine, ni dans les chapitres où il nous décrit son emprisonnement à Clairvaux et les distractions de toute sorte qu’il y a trouvées : indifférent aux souffrances comme aux privations, on sent que ses prisons lui ont laissé un aimable souvenir de villégiatures, où il a pu se livrer tout entier à la a magique séduction de l’étude. » Et je ne dirai rien non plus de la préface de M. George Brandes, placée en tête de ces Mémoires : étrange spectacle, en vérité, de voir un critique danois présentant au public anglais les souvenirs d’un révolutionnaire russe !

Il y a cependant, dans cette préface, un passage qui mériterait d’être signalé. Établissant un parallèle entre le prince Kropotkine et le comte Tolstoï, « les deux seuls Russes qui pensent aujourd’hui pour le peuple russe, » M. Brandès constate que tout l’avantage est pour le prince Kropotkine, qui non seulement est en réalité le plus pacifique, mais qui « tient en haute estime la science et les savans, » tandis que Tolstoï, « dans sa passion religieuse, » se montre plein de mépris pour l’une et les autres. M. Brandès s’imagine-t-il donc sérieusement que c’est la « passion religieuse » qui empêche le comte Tolstoï de vénérer les savans et de considérer la science comme l’unique source de bonheur pour l’humanité ? Ce serait, vraiment, bien peu connaître l’auteur de Résurrection : et les deux gros volumes du prince Kropotkine sont au contraire l’exemple le plus saisissant du degré de « passion religieuse » que peut inspirer la science, et du danger social qui en peut résulter.


T. DE WYZEWA.