Revues étrangères - L’Autobiographie d’un ouvrier allemand

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Revues étrangères - L’Autobiographie d’un ouvrier allemand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 917-928).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’AUTOBIOGRAPHIE D’UN OUVRIER ALLEMAND


Denkwürdigkeiten und Erinnerungen eines Arbeiters, par Karl Fischer, publié et précédé d’une introduction par Paul Gœhre ; un vol. in-18, Leipsig, librairie Diederichs, 1903.


Dans un village du duché d’Anhalt demeure, depuis plusieurs années, un vieil ouvrier saxon nommé Charles Fischer. Fils d’un maître boulanger, mais habitué dès l’enfance à la plus dure misère, il a fait, durant près d’un demi-siècle, toutes sortes d’humbles métiers, dans tous les coins de l’Allemagne, sans jamais parvenir à gagner plus de quelques sous par jour. Pas une fois, certainement, il n’a connu la satisfaction de posséder dans sa poche un peu d’argent disponible : trop heureux quand il pouvait du moins se procurer du travail, au lieu d’être réduit à mendier sur les routes ou à se faire emprisonner pour vagabondage. Ainsi il a peiné de son mieux, autant que sa bonne chance et ses forces le lui permettaient : mais un jour, il y a cinq ou six ans, les forces lui ont manqué tout à fait ; et comme sa vie errante ne lui donnait droit à aucune pension de retraite. Dieu sait ce qui serait advenu de lui si de pauvres paysans du duché d’Anhalt, ses cousins, n’avaient eu la charité de le prendre chez eux. C’est là que depuis lors il vit, fatigué et malade, sans autre pensée que l’attente du repos final. Chrétien zélé et fidèle patriote, il est cependant toujours resté indifférent aussi bien aux luttes politiques qu’aux problèmes religieux. Il n’est ni luthérien, ni membre d’aucune église libre, ni socialiste, ni conservateur, n’ayant jamais eu le loisir de se faire une opinion sur des sujets par trop éloignés de ses préoccupations quotidiennes. Le cours du monde, non plus, ne l’intéresse guère. Il n’a lu, de toute sa vie, qu’un seul livre, la Bible, dans l’admirable traduction de Luther : c’est maintenant encore son unique lecture. Il passe ses journées assis dans un coin, son gros livre sur les genoux et ses lunettes sur le nez ; ou bien, quand le temps est beau, on le voit se traîner dans le jardin de la petite maison, et, péniblement, essayer de se rendre utile en arrosant les choux.

Mais la vieillesse de ce brave homme a été traversée d’un grand événement. Un matin, peu après son arrivée dans le village, il est allé acheter quelques mains de papier, et, sans prévenir personne de son intention, il s’est mis à écrire l’histoire de sa vie. Pendant deux ans, il a continué d’écrire, jamais ne se corrigeant, ne revenant jamais en arrière, infatigable à noircir les pages, de sa grosse écriture enfantine et tremblée. Il a raconté tour à tour l’origine et le mariage de ses parens, ses premières années, son école, son apprentissage et son admission à la maîtrise, son tour d’Allemagne, ses travaux de terrassier dans les plaines de Westphalie et les seize années de son séjour dans une briqueterie d’Osnabrück : tout cela avec tant de détails que son manuscrit, si on l’imprimait d’un seul coup, aurait de quoi remplir un massif in-octavo de sept ou huit cents pages. Puis, ayant achevé le récit de la façon dont il avait été congédié de la fabrique d’Osnabrück, en 1885, il s’est arrêté, comme si soudain l’inspiration l’avait abandonné ; de telle manière que son autobiographie restera sans doute à jamais incomplète.

Or, il est arrivé que, l’hiver dernier, un ancien pasteur, devenu à présent un des écrivains les plus connus du parti socialiste, M. Paul Gœhre, a été averti par hasard de l’existence de cette autobiographie. Aussitôt, M. Gœhre s’est rendu auprès du vieux Fischer, et, ayant obtenu la permission de lire son manuscrit, il l’a jugé d’une lecture si curieuse qu’il a résolu de le faire imprimer : mais, comme il ne voulait pas abréger ni modifier en quoi que ce fût le texte original, et que l’ensemble paraissait trop long pour un seul volume, il vient de nous en offrir d’abord les trois chapitres les plus importans (ou plutôt trois morceaux, car le manuscrit de Fischer n’avait point trace de chapitres, ni d’alinéas, ni de divisions d’aucune sorte), se réservant de publier plus tard les autres parties. C’est ainsi que l’écrit de l’ouvrier saxon se trouve maintenant livré au public, qui d’ailleurs semble partager sur lui l’opinion de M. Gœhre, car peu de livres, ces temps passés, en Allemagne, ont été plus lus avec une curiosité plus ardente et plus sympathique. L’ex-terrassier est devenu un auteur à la mode. Mais nous le croyons sans peine lorsqu’il nous affirme, par l’entremise de M. Gœhre, que pas un instant il n’a eu l’idée de devenir rien de pareil, en se mettant à écrire son autobiographie. Pourquoi il l’a écrite, ignorant de tout comme il l’était, et n’ayant en somme rien à dire qui eût la moindre portée un peu générale ? Lui-même ne le sait pas, aujourd’hui encore. Il ne comprend toujours pas l’impulsion irrésistible qui l’a forcé à sortir de son repos pour mettre sur le papier ces étranges souvenirs, qui vraiment n’ont d’analogue en littérature que les Confessions de Rousseau, ou plutôt que ces mémoires que certains prisonniers ou pensionnaires d’asiles rédigent à l’usage des personnes qui leur semblent pouvoir s’intéresser à eux. Il a écrit, simplement, parce qu’une voix intérieure lui commandait d’écrire : puis, le jour où cette voix s’est tue, il s’est arrêté. Et la chose n’a rien qui surprenne, pour peu qu’on ait lu cinquante pages du livre. Cette voix intérieure qui l’a dicté à Fischer, c’est celle qui, depuis quatre mille ans, a dicté leurs chants aux poètes et aux musiciens. Le vieil ouvrier qui vient d’étaler devant nous les médiocres et banales aventures de sa vie, ce prolétaire et ce vagabond, était évidemment né pour un autre métier que ceux que les circonstances l’ont condamné à faire : avec l’incorrection de son style et l’invraisemblable fantaisie de son orthographe, à chaque page, on découvre chez lui, sans erreur possible, quelques-uns des dons les plus précieux de l’écrivain de race.

Dons d’autant plus saisissans qu’ils opèrent pour ainsi dire à vide, tout le long du livre. Vainement on chercherait dans celui-ci des images poétiques, ou une description, ou l’ombre d’une idée. L’auteur ne sait ni raisonner, ni peindre, ni rêver ; et, n’ayant jamais appris la grammaire, on entend bien que tous les artifices de la rhétorique lui demeurent étrangers. Mais, d’abord, il sait écrire. Sa langue a beau être incorrecte, et, en outre, directement imitée de la Bible de Luther, elle n’en offre pas moins une saveur propre, simple et brutale, mais d’une qualité souvent excellente : une saveur si originale, à la fois, et si forte que, traduit, le livre risquerait de perdre la moitié de son sens. Et non seulement cet homme illettré, — avec une intelligence étroite et rudimentaire, — non seulement il a un style, un beau style plein de relief et d’expressive vigueur, mais il possède aussi à un degré étonnant l’art de raconter.

Il nous dit lui-même que, un soir, ayant trouvé à s’engager dans une équipe de terrassiers aux environs de Dusseldorff, ses nouveaux compagnons lui demandèrent qui il était et d’où il venait. « Alors je leur racontai tout, comment j’étais arrivé à Neuss, et tout ce qui s’était passé pour moi jusque-là. Et tous ils se tenaient immobiles, sans souffler ; et lorsque j’eus fini, comme il commençait à se faire tard, tous se levèrent ; et ils paraissaient heureux, et ils ne me dirent que peu de mots et s’en allèrent tout de suite chacun chez soi ; et chacun, en s’en allant, me souhaita affectueusement une bonne nuit. » Comme il a charmé cet auditoire ingénu, il charme aujourd’hui les lecteurs de son livre. Ses récits sont décousus, incohérens, de menues anecdotes alignées à la suite l’une de l’autre suivant l’ordre des dates : mais chacun de ces récits est animé d’un souffle si intense, et, somme toute, mis au point pour nous avec tant de talent, qu’il n’y a personne qui puisse les lire sans en être touché. Tous les faits ressortent, s’animent, prennent une allure et une couleur vivantes. Et, bien que l’auteur n’ait pas introduit dans son livre la plus petite allusion à une aventure d’amour, le livre tout entier nous apporte pourtant des impressions du même genre que ces admirables romans picaresques de jadis, Don Pahlo de Ségovie, Gil Blas, Roderick Random, où l’on assistait, de la même façon, aux diverses étapes d’un pauvre diable sur les grands chemins de la vie. Pour ma part, en tout cas, j’ai lu et relu d’un bout à l’autre les quatre cents pages de l’autobiographie de Fischer avec une véritable fièvre de curiosité, me demandant de proche en proche ce qui allait arriver ensuite, quels nouveaux compagnons le héros allait rencontrer, ou comment il parviendrait à se faire recevoir dans un hôpital et quel accueil il y trouverait ; ou encore si, dans sa briqueterie d’Osnabrück, il ne finirait point par protester violemment contre la réduction constante de ses salaires et les mille vexations qu’on lui faisait subir. Non pas, je le répète, que les scènes qu’il évoque devant nous aient en soi rien de particulièrement romanesque, ni qu’il les accompagne à l’ordinaire de réflexions ingénieuses, ou les habille d’images imprévues : mais il raconte avec un tel mélange de détachement et de sincérité, et tout ce qu’il dit nous devient si proche, et il le dit si bien, malgré l’exiguïté et la rudesse de son vocabulaire, que dès les premières pages il s’empare de nous, pour ne plus nous lâcher qu’à l’endroit où lui-même s’est trouvé arrêté.


Je ne puis songer, malheureusement, à résumer ici ces quatre cents pages d’une œuvre écrite sans aucun plan préconçu, et toute faite d’épisodes qui tirent leur unique lien de la forte et singulière personnalité de l’auteur. Mais peut-être quelques-uns de ces épisodes, si décolorés qu’ils risquent d’apparaître dans une traduction, suffiront-ils pour donner un aperçu sommaire de l’intérêt passionnant du livre, et des remarquables qualités d’écrivain que l’auteur y a mises. Voici, par exemple, le tableau qu’il nous fait des querelles qui éclataient : presque chaque jour entre ses parens :


Ma mère était à coup sûr plus que suffisamment instruite pour mon père, et savait parler ni mieux ni plus mal que toute autre honnête femme ; et elle avait bien, elle aussi, sa façon de se représenter la vérité et le mensonge, le juste et l’injuste. Et alors, quand mon père, à la moindre occasion, commençait son spectacle, qui consistait toujours à traiter manière comme si elle était la dernière des femmes sur la terre de Dieu, alors il arrivait,— non pas toujours, mais assez souvent, — qu’elle donnait réponse à mon père, en devenant plus vive à mesure qu’elle parlait ; et quand alors elle l’atteignait juste, avec ses paroles, voilà que mon père saisissait au plus vite le premier objet qui lui tombait sous la main, un bâton, ou un rouleau à pétrir le pain, ou n’importe quelle bûche, et alors il s’en servait pour taper sur ma mère : et c’est ainsi qu’il tenait son jugement dernier. Et personne ne pourrait avoir l’âme plus défaite que nous l’avions, moi et mes deux sœurs aînées, qui nous trouvions d’ordinaire condamnés à être témoins de l’opération. Car ensuite venait invariablement un repos ; quelque temps encore, nous entendions notre mère pleurer doucement ; et, quand cela aussi était fini, alors régnait chez nous, dans la maison, un calme de mort ; alors personne ne disait plus une parole tout haut...

Une fois, par un beau soir d’été, mon père n’était pas allé au cabaret, parce qu’il avait eu quelque chose à faire chez nous. Vers les neuf heures et demie, je me trouvais assis près de ma mère sur les marches, devant la maison, et ma mère tenait mon dernier petit frère dans ses bras. Alors, après un moment, elle me dit que je devais aller me coucher ; et je lui dis bonsoir, et j’allai me coucher. La chambre où je dormais était au rez-de-chaussée, sur le derrière de la maison, mais avec une fenêtre qui donnait sur une ruelle latérale. Cette chambre servait alors à loger mon grand-père maternel, qui demeurait chez nous à ce moment-là ; et il s’y trouvait deux lits, dans l’un desquels dormait mon grand-père, et moi dans l’autre. Mais mon grand-père était encore sur pied, quand je vins me coucher ; toujours il était le dernier de nous deux à se mettre au lit. Le matin, il fendait du bois pour mon père, puis il se cherchait de l’ouvrage dans le jardin, ou quelque autre travail, car jamais il ne restait oisif. Mais l’après-midi, pour peu qu’il en trouvât le temps, il aimait à écrire, souvent même pendant deux heures de suite, tant qu’il voyait clair. Et près de son papier il avait toujours sa Bible, grande ouverte, de sorte que je pensais d’abord qu’il en copiait des passages. Mais pas du tout : car une ou deux fois j’ai lu en cachette ce qu’il avait écrit, et c’était tout à fait pareil à ce que le pasteur prêche dans son église. Or, ce soir-là, à peine étais-je dans mon lit, que j’entendis fermer avec violence la porte de la maison. Tout de suite après, on frappa doucement à cette porte, et bientôt ensuite à notre fenêtre. Et mon grand-père ouvrit celle-ci ; et voilà que ma mère était dehors, dans la ruelle, et très excitée. Et, à la demande de mon grand-père, pour savoir ce qu’il y avait, ma mère dit : « Hé ! je me tenais devant la porte avec le petit dans les bras, lorsque voilà que tout à coup, derrière mon dos, on pousse la porte et on la ferme à clef ! Allez vite la rouvrir pour que je puisse entrer ! » Alors, à tâtons dans l’obscurité, mon grand-père se traîna jusqu’à la porte de la maison, mais on avait enlevé la clef. Alors je l’entendis qui appelait, deux ou trois fois : « Monsieur mon fils, monsieur mon fils ! » Mais comme rien ne bougeait, il revint dans la chambre, et ma mère revint à la fenêtre, et, juste à ce moment, l’horloge de l’hôtel de ville sonna dix heures. Et ma mère dit : « S’il n’était pas déjà si tard, j’irais sans faute trouver le bourgmestre, bien sûr je le ferais, car cela est par trop inouï ! » Alors mon grand-père dit : « Il faudra que nous voyions à te faire rentrer ici par la fenêtre ! Donne-moi d’abord l’enfant ! » Et il prit mon petit frère, et il le déposa sur mon lit, et j’eus à le tenir Puis il mit une chaise dehors, devant la fenêtre, et ma mère grimpa dessus, et mon grand-père l’aida à passer par la fenêtre. Alors ma mère reprit mon petit frère dans ses bras et sortit ; mais mon grand-père ne se couchait toujours pas. Et je pensais que mon père était depuis longtemps dans son lit ; mais, au bout d’un instant, la porte de notre chambre se rouvrit, et voilà que mon père parut sur le seuil, avec une chandelle à la main, et dit en souriant à mon grand-père : « Comment donc a-t-elle fait pour rentrer ? L’avez-vous donc fait passer par la fenêtre, l’alouette ? » Alors le vieux soldat, mon grand-père, dit à mon père : « Monsieur mon fils, qu’est-ce que cela signifie ? N’appelez pas votre femme ainsi ! Ne soyez pas ainsi ! » Alors mon père dit, en même temps qu’il sortait de la chambre : « Osez donc dire qu’elle n’est pas ce que je dis ! » Et aussitôt après on entendit, dans la belle nuit calme, à travers toute la maison, et bien loin par delà, dans toute la rue, comment mon père donnait à ma mère la bénédiction du soir, qu’on en avait les cheveux qui se dressaient sur la tête. Sans doute ma mère s’était adossée à la porte pour se garantir le dos ; et ainsi l’on entendait toujours un bruit égal, régulier, comme si un morceau de bois cognait contre la porte.


La pauvre Mme Fischer paraît cependant avoir été une femme excellente, et d’une culture d’esprit bien au-dessus de sa condition : la conscience qu’avait son mari de cette supériorité était même, sans doute, la cause principale de son mauvais vouloir.


Ma sœur, en vérité, nous dit Fischer, pourrait décrire ma mère tout autrement que moi : car elle s’est entretenue avec des femmes qui ont été à l’école avec ma mère ; et ces femmes lui ont raconté que celle-ci avait été réellement une élève modèle... Toujours elle avait eu la première place à l’école ; et comme, une fois, on avait eu à donner un unique prix (ce prix consistait en un beau grand livre de lecture qu’avait écrit, en 1834, un pasteur Oltrogge, de Lunebourg), c’était ma mère qui l’avait eu ; et toutes les autres jeunes filles avaient su la chose d’avance et l’avaient approuvée. Car toutes elles aimaient beaucoup ma mère ; et, bien qu’à ce moment mes grands-parens fussent déjà devenus tout à fait pauvres, les jeunes filles les plus riches et les plus distinguées de l’école n’en étaient pas moins fières de pouvoir, après les classes, marcher dans la rue à côté de ma mère.


Le boulanger Fischer, lui non plus, n’était pas au fond un méchant homme. Tout en battant sa femme, il ne manquait pas d’une certaine amitié pour elle ; et, pareillement, il aimait son fils, tout en ne manquant pas une occasion de le rudoyer. Quand l’enfant était malade, son père s’asseyait près de son lit, lui lisait des chapitres de l’Ancien Testament, lui racontait des histoires, ou bien lui chantait toute sorte de belles chansons en s’accompagnant sur sa guitare. Mais, à peine l’enfant guéri, les coups recommençaient. Sous n’importe quel prétexte, le père se fâchait, imposait à son fils quelque travail au-dessus de ses forces, et le punissait ensuite pour l’avoir mal fait. C’est même à ce régime d’éducation que Fischer doit d’avoir connu pour la première fois l’Évangile. Il était allé, un jour, faire l’école buissonnière avec un petit vacher : sur quoi son père, ravi d’une aussi belle occasion d’assouvir sa méchante humeur, l’enferma dans sa chambre en lui donnant à apprendre trois chapitres de la Bible.

C’était, ce père, un homme intelligent et un habile ouvrier, mais dont l’âpreté naturelle avait encore été exaspérée par de gros revers de fortune. Il avait été surtout une victime de la Révolution de 1848, et cela dans les remarquables circonstances que voici :


Cependant, nous dit son fils, l’année 1848 avec ses magnificences était arrivée aussi à Rothenbourg (petite ville de Silésie où demeuraient les Fischer). Notre pasteur s’appelait Schœn, et la circonscription l’avait élu pour être député à Berlin : c’est ainsi que commença toute l’histoire. Car alors nous eûmes un autre pasteur : et le pasteur Schœn, étant revenu à Rothenbourg, y fonda une église libre : était-ce en 48 ou déjà en 49 ? Je ne le sais plus. Alors la plupart des habitans passèrent à l’église libre, et aussi les deux autres boulangers qui demeuraient dans la ville ; mais mon père, non : il resta fidèle à l’ancienne église. Cela fut vite connu et, d’un seul coup, notre affaire fut réglée. Les gens firent à mon père ce qu’on appelle aujourd’hui un boycottage. A présent, quand je me réveillais le matin, je n’entendais plus aucun bruit, ni dans la maison, ni dans l’atelier, comme j’avais l’habitude d’en entendre jusque-là : et comme cela m’oppressait et m’angoissait l’âme ! Mon père, maintenant, ne faisait plus de pain que deux fois par semaine, simplement pour empêcher le fourneau de se refroidir tout à fait. Et quand je revenais de l’école, voilà que ma mère était assise sur une chaise et pleurait, pleurait, à part soi ; et cependant elle continuait à trouver que mon père avait bien fait de rester fidèle à l’ancienne église.


En 1854, les Fischer furent contraints de quitter Rothenbourg, et vinrent se fixer à Eisleben, d’où le boulanger était originaire. Ce fut là que le petit Charles célébra sa confirmation, ce qui, comme l’on sait, est une cérémonie équivalente à la première communion. « Enfin arriva le jour de la confirmation : et le pasteur me donna à méditer la même phrase qu’il avait autrefois donnée à mon père : « Ta vie durant, aie Dieu devant tes yeux et dans ton cœur, et garde-toi de commettre volontairement aucun péché, ni de rien faire contre l’ordre de Dieu ! » Mes parens, ce jour-là, vinrent tous deux à l’église. Ma mère n’était point parvenue à enlever les taches de couleur de mon habit (un vieil habit du père, que l’on avait raccourci à l’usage du fils). Et ce fut dans cet habit que je dus comparaître à l’église, car mon père n’avait pas été en état de m’acheter qu’un pantalon, une casquette, et une paire de bottes. Et le soir, quand mon père fut sorti, je dis à ma mère : « J’étais, bien sûr, le seul à porter un vieil habit ! » Mais elle me dit : « Non, mon fils, il y en avait encore un autre comme toi ! Le petit du brossier Stab, lui aussi, avait un vieil habit. » Et cela me fît grand plaisir d’apprendre que je n’avais pas été le seul dans mon cas. »

Mais bien plus attachantes encore sont les pages où Fischer nous raconte les sept années pendant lesquelles il a été occupé (avec de longs intervalles de chômage) à des travaux de terrassement pour les chemins de fer dont l’Allemagne était alors en train de se sillonner. Rien ne saurait donner une idée de l’extraordinaire existence, misérable et joyeuse, qu’il a menée là, contraint pendant des mois à camper dans les champs, plus séparé du reste des hommes que s’il avait été transporté dans une île déserte, et souvent malade, souvent réduit à mendier ou même à voler, mais toujours l’âme résignée et le cœur plein d’espoir. Avec quelle vérité simple et vigoureuse il évoque devant nous cette période de sa vie, nous conduisant avec lui d’équipe en équipe, nous racontant ses entretiens avec ses camarades, nous égayant de ses maigres plaisirs ou nous apitoyant sur ses souffrances sans avoir jamais un mot de plainte contre les hommes ni la destinée ! Il y a, dans ces chapitres du livre, des pages d’un intérêt plus romanesque que les aventures les mieux inventées qu’on voit dans les romans, des pages d’une tristesse vraiment tragique sous leur simplicité, coupées çà et là de clairs et frais intermèdes comme celui-ci :


Notre campement se trouvait alors dans un bel endroit ; de trois côtés nous étions entourés de bois, et, du haut de la colline que traversait la ligne en construction, nous avions une vue qui nous ravissait de plaisir. Et comme le bel été était arrivé, tous les dimanches, après-midi, beaucoup de gens venaient des environs, par manière de promenade, et regardaient notre travail, ce qui était déjà fait et ce qui restait encore à faire ; et alors ils avaient soif, et s’adressaient à notre cantinier. Celui-ci comprit bientôt son avantage ; il planta des poteaux dans le sol, y cloua des planches, pour faire des tables et des bancs ; et il fit venir de la bière de Bavière, et la foule venait s’asseoir là, le dimanche, comme dans un jardin de concert, où manquait seulement le concert. Et nous, pendant ce temps-là, nous restions couchés dans nos tentes, ou bien nous allions faire un somme dans le bois, ou bien nous allions jusqu’au lac de Breyel, pour pêcher ou pour nous baigner. Mais le soir, quand les gens étaient partis, ou les jours de semaine après l’ouvrage, nous nous réunissions devant la cantine, et nous passions mainte belle soirée, souvent jusqu’à minuit, buvant et chantant, et nous racontant des histoires, chacun de son mieux ; et nous oubliions le dur travail, et il y avait là une société choisie, des hommes venus de loin, déjà plus tout jeunes ; et, tous, nous avions déjà traversé bien des aventures, que nous pouvions raconter.


Oui, des aventures bien simples, mais d’une émotion et d’un relief admirables. Il y avait là, par exemple, un ancien apprenti boucher qui avait été autrefois fiancé à la fille de son patron : puis le service militaire l’avait pris, et il s’était mis à boire, et avait commencé à vagabonder sur les routes ; et voilà qu’un jour, ayant frappé à la porte d’une maison, pour mendier, c’était sa fiancée de jadis qui était venue lui apporter du pain ; et le malheureux s’était enfui, tandis que la jeune femme l’appelait et courait derrière lui. Au fait, ce n’est pas à Gil Blas ni aux romans picaresques que l’on songe en lisant ces récits, mais plutôt à certaines de ces naïves et dramatiques confessions de forçats russes que Dostoïevsky a recueillies dans ses Souvenirs de la Maison des Morts.

Une existence comme celle-là, du reste, avec tous ses avantages, ne pouvait manquer d’aboutir à l’ivrognerie, et, chose plus grave, au relâchement des scrupules moraux. Avec sa sincérité habituelle, Fischer nous raconte comment il fut amené peu à peu à faire des dettes, à voler, à risquer sérieusement d’entrer en querelle avec la police. Écoutons-le nous expliquer encore dans quelles circonstances il dut, pour la première fois, s’enfuir de son auberge sans payer l’aubergiste :


J’avais beau faire des économies : toujours, quand arrivait la paie, je touchais moins d’argent que je n’en devais ; et, là-dessus, aux jours de pluie (où le travail chômait) se joignirent des fêtes, la Noël et le Nouvel An ; si bien que, à chaque paie, le reste de ma dette se trouvait accru. Au commencement de mars, je devais à l’aubergiste plus de quatre thalers. Mais je n’avais pas encore appris à avoir des dettes, et la chose m’était tout à fait déplaisante, et je ne savais pas moi-même que devenir, n’ayant aucun espoir d’une amélioration. Alors, vers le milieu de mars, je dis à l’aubergiste que je comptais m’en aller de chez lui : il me répondit qu’il le voulait bien, mais que je devais d’abord lui payer ma dette, faute de quoi il ne me laisserait point partir. Alors je lui dis que j’avais changé d’avis, et que je restais : et l’aubergiste m’approuva, et nous redevînmes bons amis. Mais depuis ce moment j’avais compris que je n’avais plus d’autre ressource que la course.

J’ai toujours considéré, — et bien justement, — comme un bonheur que l’aubergiste, ce jour-là, ne fût pas levé au moment de mon départ : sans quoi, probablement, mon passeport aurait eu à enregistrer quelque chose d’autre que la condamnation pour vagabondage qui s’y trouvait déjà ; car, si l’aubergiste avait voulu m’empêcher de partir, sûrement je me serais défendu, et sans doute il aurait pris la chose au sérieux, et moi aussi ; et, en tout cas, ce n’est pas de l’argent qu’il aurait eu de moi, encore que j’eusse gardé dans ma poche ma dernière paie. À ce moment-là, en effet, je ne pensais plus à cet autre monde dont on m’avait appris l’existence à l’école, et dont Jésus-Christ nous a tant parlé ; et je n’étais plus du tout comme j’avais été naguère, quand j’avais quitté Eisleben, et que j’avais préféré laisser à ma mère les deux thalers que je me réservais pour mon voyage. Non, non, tout cela était passé : on m’avait bien déshabitué déjà de toutes ces histoires.


Hélas ! Je vois bien que tout cela est décidément intraduisible. Il y manque ce qui en fait dans le texte allemand le principal attrait, la langue de l’auteur, ses inversions et ses répétitions, le mélange constant qu’il met dans son style de tournures bibliques et d’expressions populaires. Et ce ne sont pas non plus, je le crains, ces citations écourtées qui permettront aux lecteurs français d’apprécier un talent narratif fait surtout d’abondance et de variété. Mais Je ne saurais songer à citer davantage, ayant encore, forcément, quelques mots à dire des conclusions qu’on a prétendu tirer du récit de Fischer.

Lorsque j’ai affirmé tout à l’heure que ce récit n’avait aucune portée générale, j’entendais simplement qu’à coup sûr il n’en avait eu aucune dans l’esprit de l’auteur ; mais cela ne signifie nullement que pour nous, aujourd’hui, il n’en puisse pas avoir. L’ex-terrassier ne s’est évidemment pas demandé une seule fois si les faits de sa vie, tels qu’il nous les exposait, auraient de quoi instruire un lecteur étranger et fournir matière à ses réflexions ; mais il n’y a point de faits authentiques dont l’exposé n’ait de quoi nous instruire, et ceux-là méritent d’autant plus de s’imposer à nos réflexions qu’ils sont d’une réalité plus directe et moins apprêtée. Aussi bien est-ce sans doute la portée générale de l’autobiographie de Fischer, autant et plus que son mérite littéraire, qui aura décidé M. Gœhre à en entreprendre la publication. L’écrivain socialiste nous dit lui-même, dans sa préface, que l’ouvrage qu’il nous offre est un document sociologique d’une valeur considérable, nous renseignant mieux que tous les traités sur la situation matérielle et morale des prolétaires allemands. Et cela est certain : infiniment supérieur à l’ordinaire des hommes de sa condition par ses dons de conteur et son entente du style, Fischer, pour tout le reste (peut-être sous l’effet abrutissant des circonstances de sa vie), nous présente une figure suffisamment médiocre pour que nous ayons le droit de le considérer comme le type, sinon de toute une classe sociale, en tout cas d’un grand nombre d’individus analogues. Sa résignation et son apathie, son manque absolu de curiosité, le terre à terre de son idéal, avec ce qui s’y joint de sensiblerie vague, nous sommes prêts à croire que ce sont là des traits communs à une foule d’ouvriers allemands de sa génération. « Ce livre évoque à nos yeux, dit M. Gœhre, la destinée de milliers et de milliers de nos camarades qui, nés vers le milieu du siècle passé dans la petite bourgeoisie, se sont trouvés contraints par la décadence du travail manuel à tomber dans l’abîme d’une misérable collectivité sans patrie et sans avoir. » En effet, d’un bout à l’autre, l’ouvrage de Fischer atteste clairement l’état de profonde déchéance où. a vécu, durant toute la seconde moitié du XIXe siècle, une classe d’hommes innombrable, et où tout nous porte à croire qu’à présent encore elle continue à vivre. Le vieux prolétaire a beau ne jamais se plaindre : son livre entier n’en a pas moins pour nous la signification d’une plainte, et peut-être aussi d’un réquisitoire, contre une organisation sociale qui permet à des êtres humains de se transformer en une « misérable collectivité sans avoir et sans patrie. » Mais ensuite ? Le mal étant ainsi étalé sous nos yeux, l’ouvrage de Fischer nous aide-t-il en outre à en découvrir le remède ?

Le remède, suivant M. Gœhre, c’est la constitution et le développement du parti socialiste. « Celui qui jusqu’ici ne se serait pas convaincu de la nécessité historique et du rôle bienfaisant du mouvement ouvrier, celui-là s’en convaincra en lisant, dans le livre de Fischer, le récit de la vie d’un ouvrier d’il y a trente ans. » Après quoi M. Gœhre a la loyauté de reconnaître que telle n’est point, cependant, l’opinion de l’auteur même du livre. « Aujourd’hui encore, nous dit-il, Charles Fischer reste fermé au socialisme ; il persiste dans des sentimens religieux très accusés, et professe le plus grand respect pour l’autorité impériale. » Ce serait donc à son insu, ou plutôt malgré lui, qu’il aurait fait de son livre, en même temps qu’un réquisitoire contre l’état présent de la société, un plaidoyer en faveur de l’idéal social de Karl Marx, et de M. Bebel ; chose qui, au total, n’aurait rien d’impossible, surtout de la part d’un homme aussi peu accoutumé que l’est celui-là aux spéculations théoriques les plus élémentaires. Et je dois ajouter qu’il y a en effet une partie du programme socialiste dont l’utilité se trouve incontestablement confirmée par l’autobiographie du vieil ouvrier : celle qui conseille aux ouvriers de s’unir et de lutter ensemble pour la défense de leurs intérêts. Si les briquetiers d’Osnabrück avaient eu un syndicat, au moment où Fischer travaillait avec eux, leurs patrons n’auraient sans doute pas réduit sans cesse leurs salaires comme ils le faisaient : sauf peut-être pour ces patrons à être forcés de fermer leur fabrique, puisque l’on nous apprend qu’eux-mêmes gagnaient moins d’argent d’année en année. N’importe, l’avantage d’une action commune n’en demeure pas moins une des conclusions qui ressortent pour nous de la lecture du livre. Et c’est une conclusion que n’aurait point désapprouvée, j’imagine, le grand-père de Charles Fischer, ce vieux soldat qui, la Bible sous les yeux, s’amusait à écrire des choses « pareilles à ce que prêchait le pasteur dans son église. »

Mais aller plus loin, et prétendre tirer des souvenirs de Fischer un argument en faveur de l’idéal socialiste, c’est, me semble-t-il, méconnaître absolument le vrai caractère du livre. Les souffrances qu’a endurées pendant un demi-siècle le vieil ouvrier sont de celles où aucune réforme purement extérieure ne saurait remédier. Ce n’est pas le triomphe du collectivisme qui aurait pu empêcher le père de Fischer de le rouer de coups, ni ses compagnons d’équipe de le voler, ni ses contremaîtres de l’humilier et de le vexer en toute façon. Si son autobiographie, après nous avoir charmés et touchés, a encore de quoi nous prouver quelque chose, elle nous prouve que le bonheur d’un homme résulte bien moins de sa condition matérielle que des sentimens qu’il porte en lui et des sentimens des autres hommes qui vivent près de lui. Avec une éloquence d’autant plus convaincante qu’elle est plus naïve et plus spontanée, ce livre vient nous apprendre, à son tour, que « la question sociale est avant tout une question morale. » Et, bien que l’ex-pasteur qui nous le présente paraisse s’étonner que les aventures du vieux Fischer ne l’aient pas empêché de « persister dans des sentimens religieux très accusés, » nous serions tentés de dire que ces aventures elles-mêmes ne sont pas sans nous rappeler tout ce qu’aurait de précieux, pour les ouvriers comme pour leurs patrons, une croyance plus ferme à « cet autre monde dont nous parle constamment Jésus-Christ dans son Évangile. »


T. DE WYZEWA.