Revues étrangères - L’Héritage des victoires de 1870

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Revues étrangères - L’Héritage des victoires de 1870
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 23 (p. 487-498).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’HÉRITAGE DES VICTOIRES DE 1870


Leutnant Mucki, par le baron von Schlicht, un vol. in-18, Leipzig, 1914. — Die Erben, Roman aus Neudeutschland, par Carry Brachvogel, un vol. in-18, Berlin, 1904.


Le noble et riche colonel von Traubach vient d’apprendre sa promotion au grade de général. Frémissant de plaisir, il se hâte de rentrer chez lui, pour transmettre aux siens la merveilleuse nouvelle.


Mais la ci-devant colonelle, — qu’il trouva seule à la maison, leur fille Centa n’étant pas encore revenue du manège, — bien loin de pousser le cri de joie attendu, manqua de s’évanouir sur le sofa où elle se tenait assise.

— Qu’as-tu donc ? — lui demanda son mari stupéfait, dès qu’il la vit un peu remise de son saisissement. — Qu’as-tu, ma chérie, et ne te réjouis-tu pas de me savoir général ?

— Hé ! comment pourrais-je m’en réjouir ? — répondit-elle en secouant tristement la tête. — Voici que, de nouveau, nous allons avoir à déménager ! Et ne l’oublie pas, Otto, ce sera notre dix-neuvième déménagement, depuis le jour où je t’ai épousé ! Dix-neuf fois, depuis ce jour, il nous a fallu changer de logement, et dix fois changer de garnison. Ici encore, il n’y a pas deux ans que nous nous étions installés ; et à peine commencions-nous à nous y sentir un peu au chaud, que voilà déjà que nous allons avoir à chercher ailleurs !


En vain le général lui rappelle-t-il que leur grosse fortune personnelle leur permettrait, au besoin, de faire même l’achat d’un mobilier complet. « Ce serait le troisième depuis notre mariage ! » s’écrie amèrement Mme von Traubach, dont l’émoi douloureux n’a fait que s’accroître devant cette perspective, d’ailleurs toute gratuite. Et voici maintenant que s’élance dans la chambre la jeune Centa, plus gracieuse que jamais dans son élégante toilette d’amazone ! A son tour, elle apprend la grande nouvelle.


— C’est une farce, hein ? demanda-t-elle à son père. Ce n’est pas vrai, dis, que tu sois promu général ?

— Et si c’était vrai, qu’en résulterait-il ? répondit le général, qui ne parvenait pas à s’expliquer l’attitude, à demi-souriante et à demi-fâchée, de la chère enfant.

— Ce qui en résulterait ? — reprit Centa, exquise créature dont le tempérament passionné rayonnait de ses yeux et de tous les traits de son joli visage plein de fraîcheur juvénile. — Il en résulterait que je m’en irais de chez vous !

Le général fit entendre un gros rire.

— De mieux en mieux ! Tu veux nous quitter ? Et pourquoi donc ?

Cette fois, ce fut avec un profond sérieux que Centa répondit, le regard fixé sur le visage de son père :

— Parce que tu me rends tout simplement impossible de me procurer un mari !

— Oh ! Centa !... fit la mère, d’un léger accent de reproche.

Mais Centa n’était pas d’humeur à se laisser intimider.

— Il t’est facile de parler, à toi, maman, qui es en possession d’un mari ! Mais moi, comment arriverai-je à en décrocher un, si tous les ans, nous changeons de résidence ? Déjà, comme fille de capitaine, je suis restée en panne...

— Mais tu avais à peine quinze ans ! objecta timidement son père.

— Oui, sans doute : mais ensuite, comme fille de major, j’en avais seize, et dix-sept comme fille d’officier d’état-major, et voici que j’en ai dix-neuf comme fille de colonel !... Ah ! si au moins j’avais su d’avance que nous avions si peu de temps à demeurer ici !... Non, papa, c’est vraiment trop horrible, qu’il nous faille déjà nous en aller ! Tout à l’heure encore, au manège, je me suis follement amusée. Le lieutenant von Versen était là, aussi. Je peux bien vous l’avouer, depuis quelques semaines je flirte avec lui, et toujours j’espérais que j’allais en devenir amoureuse pour de bon ! Puis voilà que le jeu est fini, à peine commencé !... Ah ! papa, pourquoi n’es-tu pas resté colonel ? Tu ne peux pas te figurer comme cela me vieillit, d’être fille de général !

Tendrement, le général attira vers soi la belle et charmante enfant.

— Tu te sentiras jeune de nouveau, Centa, et dans la future garnison aussi tu trouveras des amies, comme aussi des amis, si tu y tiens absolument, des hommes qui te feront la cour, encore bien que tu sois trop jeune pour te marier !

Centa prit une mine effrayée.

— Trop jeune à dix-neuf ans ! Faudra-t-il donc que j’attende jusqu’à soixante-dix ? Non, non, papa, il est tout à fait temps que je trouve un mari !

— Ne dis pas de folies ! murmura la mère.

— Mais toi-même, maman, — lui demanda Centa en se retournant vers elle, — oserais-tu prétendre que, à dix-neuf ans, tu ne pensais pas déjà au mariage ?

— Le fait est que j’étais déjà mariée ! répondit imprudemment Mme von Traubach.

— Tandis que moi, au même âge, je ne suis pas même encore fiancée ! s’écria Centa, d’un accent d’épouvante. De telle sorte que je dois me sentir honteuse devant toi, maman, sans compter qu’il ne se peut pas que toi, une dame encore jeune, tu aies auprès de toi une aussi grande fille ! Il faut que cela change, et le plus vite possible ! Ah ! messieurs les lieutenans de la nouvelle garnison peuvent dès maintenant se réjouir de l’attente de mon arrivée : car le fait est que je vais essayer de leur tourner la tête à tous, quels qu’ils soient !


C’est ce que va essayer, en effet, l’ « exquise créature, » dès le lendemain de son arrivée dans la nouvelle résidence de ses parens ; et nous la verrons notamment, tout au long du récit dont elle est l’héroïne, mener de front deux intrigues « galantes » d’une témérité à tout le moins singulière, — l’une d’elles devant lui permettre de « tourner la tête » de l’officier d’ordonnance de son père, tandis que l’autre l’amènera à « décrocher » le mari espéré, sous les espèces du plus beau lieutenant de la garnison. Ai-je besoin d’ajouter que pas un instant, tout au long du récit, l’auteur ne manque à nous faire sentir le mélange d’admiration et de sympathie qu’il éprouve pour le « tempérament passionné » d’une héroïne qui — comme d’ailleurs aussi sa respectable mère — lui apparaît manifestement l’incarnation parfaite de l’élégance et du raffinement « aristocratiques » de sa race ? Car mon lecteur français se tromperait entièrement à croire que le général von Traubach fût allé chercher jadis dans quelque cuisine la compagne qui accueille de l’étrange façon que l’on sait la promotion de son mari à l’un des plus hauts grades de l’armée impériale. Dans ce roman tout de même que dans ses autres peintures de la vie familière des officiers allemands, le baron von Schlicht n’entend nous présenter que des personnes de la « naissance » la plus authentique ; et lui-même, sans doute, se montrerait bien surpris si quelqu’un s’avisait de lui dire que ni la naïve parcimonie de Mme von Traubach, ni l’impatience non moins ingénue de la « délicieuse » Centa ne sont dignes du rang social de ces deux héroïnes.


Mais il y a dans le dernier roman de M. von Schlicht un personnage, d’extraction toute « démocratique, » dont il semble bien que l’amusante figure ait séduit l’écrivain allemand plus encore que celles de la fille du général von Traubach et des deux officiers que se plaît à « allumer » simultanément cette « charmante enfant. » Jamais en tout cas je ne me soutiens d’avoir rencontré dans toute son œuvre précédente un portrait plus soigneusement étudié, ni campé devant nous avec un relief plus vivant, que celui du fusilier Heinrich Tewsen, remplissant les fonctions d’ « ordonnance » auprès de l’un des deux officiers dont je parlais tout à l’heure. Ce Tewsen a réussi, le plus facilement du monde, à « tourner la tête » de la grosse Marie, cuisinière de la générale von Traubach : mais, tout en se régalant des saucisses, cervelas, et autres « délicatesses » que lui vaut désormais, presque chaque jour, cette enviable conquête, il n’a pu s’empêcher d’apprécier les charmes, plus « distingués, » de la jolie femme de chambre de la générale ; de telle sorte qu’il accueille avec joie la mission d’aller porter une lettre chez les Traubach, un matin, à l’heure où la cuisinière a coutume de « faire son marché. »


Jamais jusqu’alors il n’avait trouvé l’occasion d’un entretien particulier avec la belle Anna : car, si stupide que fût sa Marie, ou plutôt en raison même de sa stupidité, il la savait férocement jalouse. Ce matin-là, peut-être allait-il avoir plus de chance ? Si bien qu’afin de produire plus sûrement une impression favorable sur la femme de chambre, il mit un soin exceptionnel à chacun des détails de sa toilette. Il commença par se laver à grande eau non seulement le visage, mais toute la poitrine ; après quoi il imprégna ses cheveux de pommade, et les brossa infatigablement. Devant un petit miroir de poche à demi brisé il étudia longtemps l’arrangement de sa calotte, appuya contre son nez l’index de sa main droite pour se bien convaincre que la cocarde se trouvait tout juste au-dessus de la pointe du nez, se donna du haut en bas un dernier coup de brosse, et se mit en chemin vers la maison du général, non sans avoir encore lancé un regard au miroir de poche.


Son pressentiment ne l’avait pas trompé. Anna est seule, et, très aimablement, l’invite à venir s’asseoir avec elle dans la cuisine, en attendant le retour de Marie. « Savez-vous bien, mademoiselle Anna, — lui dit le fusilier Tewsen avec des yeux pleins d’amour, — que j’aurais la plus grande envie de pousser un peu avec vous ? » Poussiren, « pousser, » cela est encore un emprunt du langage populaire allemand à notre langue française ; et, sans être bien sûr du sens, j’ai l’idée que cela signifie quelque chose qui équivaut au flirt de chez nous dans la même proportion qu’à notre « délicatesse » celles d’outre-Rhin. Toujours est-il que Mlle Anna ne se montre aucunement scandalisée de la révélation de l’élégant fusilier. « Elle aussi, depuis longtemps, elle admirait et désirait secrètement l’amoureux de Marie. Elle paraît réfléchir un instant, et puis elle répond :


— Ma foi, M. Tewsen, je ne serais pas éloignée de consentir à vous écouter ! Si peut-être dimanche prochain, le soir vers huit heures et demie, vous me faisiez l’honneur de venir avec moi au bal du Cygne, on causerait de tout cela. Mais il y a une chose que je dois vous dire tout de suite, M. Tewsen : c’est que, s’il vous arrivait d’être père, en ce cas, c’est vous qui auriez ensuite à vous occuper de l’enfant !

— A coup sûr, approuva-t-il, là-dessus vous pouvez être parfaitement tranquille ! Oui certes, mademoiselle Anna, naturellement, c’est moi qui aurais à m’occuper de l’enfant. Et j’ajoute que cela ne m’embarrasserait pas longtemps, et que j’aurais vite fait de trouver un imbécile à qui je pourrais mettre l’enfant sur les bras. Il y a, par exemple, dans ma compagnie, Meyer IV, un beau garçon, mais bête comme un porc. Il a de l’argent gros comme du foin : son père possède une grande ferme, et c’est seulement à cause de sa bêtise que Meyer n’a pas été en état de passer l’examen pour ne faire qu’une année. Il est si bête, voyez-vous, mademoiselle Anna, qu’il vous suffirait d’abaisser sur lui vos jolis yeux pour lui faire croire tout ce qu’il vous plairait. Mais un brave garçon, avec cela, ce Meyer, et l’enfant serait parfaitement heureux sous sa garde !

Puis, se redressant, d’un mouvement plein de fierté, Tewsen répéta :

— Soyez tout à fait sans inquiétude, mademoiselle Annal De l’enfant, c’est moi qui m’en occuperais, puisqu’aussi bien c’est moi qui en serais le père ! En un tour de main, je vous trouverais quelqu’un pour en endosser la charge !


Pleinement rassurée, la femme de chambre s’engage, de son côté, à une discrétion absolue vis-à-vis de la cuisinière Marie : car elle comprend assez que Tewsen ne saurait songer à rompre une liaison dont il retire autant de profit. « Soyez tranquille, lui dit-elle, jamais Marie ne saura rien ! » Les deux jeunes femmes n’ont-elles pas, à tour de rôle, leur dimanche de congé ? à tour de rôle elles iront se promener au bras du triomphant fusilier. Mais soudain l’entretien se trouve interrompu par le retour de Marie, toute chargée de paquets dont son galant « trésor » s’efforce aussitôt de la débarrasser, avec l’espoir d’y trouver quelque bon morceau.


Rudement, Marie le frappa sur les doigts pour l’obliger à lâcher ses paquets.

— A bas les mains ! lui dit-elle. Cela n’est pas pour toi, ce sont des choses pour la générale ! Ta nourriture, à toi, se trouve ailleurs. Tiens, je l’ai soigneusement préparée pour toi !

Et, pleine de tendresse, elle ajouta :

— Attends une minute, mon Heinrich, tu vas pouvoir te régaler ! Mais écoute, — murmura-t-elle dans l’oreille du fusilier, — arrange-toi pour être en bonne amitié avec Anna, de manière qu’elle ne me dénonce pas auprès de Madame !


Bientôt les deux jeunes femmes s’empressent autour du soldat, remplissent son verre, le forcent à avaler ration sur ration. « Encore un peu de ce filet de porc, M. Tewsen ! lui dit Anna. Un jeune homme de votre âge ne saurait prendre trop de forces ! » Puis, lorsqu’il s’est rempli l’estomac jusqu’à en être malade, c’est dans ses vastes poches que ses deux admiratrices engouffrent ce qui reste de victuailles disponibles. Enfin Tewsen se relève et se reboutonne, non sans quelque peine. Tendrement il baise sa Marie sur la bouche, par manière d’adieu ; et Anna aussi reçoit un baiser, « de façon à ne pas être tentée de dénoncer sa compagne. » Après quoi le fusilier Tewsen s’en retourne chez son maître, profondément heureux. « Il avait le ventre bourré, les poches de sa tunique et de son pantalon remplies de choses excellentes pour ses repas suivans ; et, par-dessus tout cela, voici qu’il se trouvait maintenant en possession de deux « bonnes amies, » dont chacune lui tenait en réserve des plaisirs différens ! »


Je n’ai montré là qu’un seul des multiples aspects de cette curieuse physionomie de soldat allemand ; et j’aurais souhaité pouvoir citer encore, en particulier, le récit de la façon éminemment « cavalière » dont procède le fusilier Tewsen pour « passer » à son riche et stupide collègue, Meyer IV, la paternité de l’enfant issu de ses promenades dominicales avec la belle Anna. Mais je crains d’avoir déjà soumis à une trop forte épreuve l’endurance habituelle du lecteur français. Le fait est qu’il s’exhale de tous les actes et de toutes les paroles de ce Tewsen une étrange puanteur d’ordre tout spécial ; et la même odeur comme de pourriture intérieure se dégage non seulement de l’âme des autres soldats évoqués devant nous par le baron von Schlicht, non seulement de celle des cuisinières ou femmes de chambre qui se disputent l’honneur de combler de vivres et d’argent ces bourreaux de leurs cœurs, mais aussi des âmes « aristocratiques » d’une Centa von Traubach ou d’un « lieutenant Mucki. » Pas une de ces âmes qui ne porte plus ou moins en soi quelque chose de vilainement dépravé et corrompu, un ulcère secret dont le contact répugnera toujours à nos narines françaises.

Sans compter que nous commettrions une injustice manifeste en reprochant trop exclusivement au peintre de ces fâcheuses figures l’atmosphère malodorante dont nous les sentons imprégnées. M. von Schlicht se borne à représenter exactement un monde qu’il connaît mieux que personne, peut-être ; et je dirais volontiers que son seul tort est de connaître ce monde depuis si longtemps, de l’avoir si assidûment pratiqué et observé, que son propre goût naturel a désormais perdu le pouvoir d’en être offusqué. Car pour ce qui est du caractère et de la conduite de ses personnages, n’est-il pas vrai que ce qu’il nous en révèle aurait de quoi servir d’ « illustration » aux jugemens plus généraux de M. Curt Wigand, tels que je les citais ici l’autre jour ? N’est-ce point la même grossièreté et laideur morale, résultant d’un débordement sans contrainte des plus bas instincts de la nature humaine ? Et l’impression dominante que nous éprouvons en face de ces personnages de M. von Schlicht ne se résume-t-elle pas dans le mot de « dégénérescence, » qui résumait également, comme on l’a vu, l’émouvant réquisitoire patriotique de M. Wigand ? Que l’on confronte, par exemple, la figure du fusilier Tewsen avec l’image que nous nous étions toujours faite, jusqu’ici, du paysan ou du soldat allemand ! L’horizon intellectuel n’a guère changé, — car il faut savoir qu’il n’y a pas jusqu’au « malin » Tewsen qui ne nous laisse deviner une profonde bêtise, dans les lettres qu’il écrit pour son propre compte ou pour celui de ses « bonnes amies : » — mais que sont devenues l’ancienne probité et l’ancienne rêverie, toutes les manifestations traditionnelles du gemüth germanique [1] ? Et, semblablement, quel abîme entre l’ancien idéal de la vie allemande, dans les classes supérieures de la société, et celui qui inspire les différens membres de la famille von Traubach ! Je ne parle pas simplement de l’égoïsme éhonté et quasi inconscient qu’attestait, tout à l’heure, l’attitude de la femme et de la fille du général en présence d’une nouvelle qui aurait fait bondir de joie le cœur de la Française la plus apathique : mais dans toutes les aspirations et dans toutes les jouissances de ces « raffinés, » quel triomphe écœurant de la « matière, » quelle platitude sensuelle et prosaïque, et combien tout cela nous transporte loin des touchantes peintures de Mme de Staël ! Comment s’étonner, après cela, de l’affirmation toute récente d’un rédacteur de la Deutsche Rundschau, assurant que « l’on ne trouverait plus aujourd’hui en Allemagne 2 000 personnes dont l’esprit et le cœur fussent demeurés fidèles à l’ancien idéal de Goethe, tout-puissant sur les âmes allemandes d’il y a encore cinquante ans ? »


« Dégénérescence, » telle est aussi, comme je le disais le mois passé, la conclusion qui ressort d’un roman de Carry Brachvogel, Les Héritiers : à cela près que, cette fois, l’auteur admet expressément l’infériorité intellectuelle et morale de l’Allemagne d’aujourd’hui vis-à-vis de celle de jadis, tandis qu’il paraît bien que M. von Schlicht, au contraire, regarde sa Centa von Traubach et son fusilier Tewsen comme des fruits d’une « culture » sensiblement supérieure à celle qui produisait naguère les Charlotte et les Gretchen, les chevaleresques héros de Schiller et les personnages délicieusement ingénus des idylles campagnardes de Frédéric Reuter. Après quoi, ainsi que je le disais encore, l’auteur des Héritiers se met en devoir de rechercher les causes de cette déchéance de la société allemande contemporaine ; et J’ajouterai tout de suite que la solution qu’il apporte au problème nous est d’avance suggérée par le titre de son roman. Les « héritiers », dont il nous expose l’émouvante destinée, ce sont précisément les pareils des von Traubach et des Heinrich Tewsen, comme aussi de ces officiers et de ces soldats que nous décrivait, l’autre jour, l’instructive brochure du capitaine Pommer. Ou, pour mieux dire, c’est toute la société allemande de maintenant qui se trouve contrainte à porter, sur ses faibles épaules, l’ « héritage » de la victoire de 1870 ; et sous ce poids trop lourd, voici que, de plus en plus, elle perd pied et s’affaisse, — sauf pour elle à puiser un surcroît de vigueur factice dans l’abus d’excitans passagers et malsains !

Fils d’humbles artisan de la Westphalie, Karl Stackmann a eu la chance inespérée d’épouser la veuve d’un fabricant de couleurs dans la maison duquel son intelligence et son zèle lui avaient valu déjà de s’élever au rang de contremaître. Son mariage a eu lieu à la veille même de la campagne franco-prussienne ; et bientôt « l’élan colossal de prospérité et de développement industriels qui était né de la victoire des armées allemandes » a fait de lui quelque chose comme un « roi de la couleur, » l’un des plus riches et importans personnages de l’Allemagne nouvelle. Lui-même, cependant, s’est d’abord assez heureusement accommodé de sa brusque fortune, conservant parmi le luxe pompeux de son palazzo ses vertus natives d’énergie plébéienne, d’âpre ténacité, d’attachement aux croyances religieuses et aux scrupules moraux de sa race. Mais en vain il a tâché par tous les moyens à maintenir ces précieuses vertus dans l’âme de ses deux fils, Fritz et Oscar, destinés l’un et l’autre, malgré la profonde différence de leurs natures, à succomber misérablement sous le fardeau d’un « héritage » trop soudain de loisir et de bien-être, comme aussi, sans doute, d’un « héritage » trop écrasant d’orgueil national et de « culture » européenne. Fritz, l’aîné, tombe dans la plus basse crapule, et n’évite la prison qu’en s’enfuyant d’Allemagne. Et quant à son frère, Oscar, — le véritable héros du roman, — celui-là a beau s’être bourré la tête de littérature et de science : l’excès même de son « intellectualisme » non seulement le rend incapable de toute action personnelle, mais encore a pour effet d’empoisonner ou de tarir en lui toutes les sources de la joie de vivre. Aussi bien n’y a-t-il pas jusqu’au vieux Karl Stackmann qui, presque au terme de sa longue carrière de travail et de rigide discipline intérieure, ne finisse par subir l’influence de l’atmosphère de pourriture morale créée autour de lui par un « élan » trop « colossal » de « prospérité et de développement industriels. » Semblable au vieux romancier Gustave Freytag, dont je rappelais naguère ici la répugnante aventure amoureuse [2], il s’abandonne librement aux caresses d’une toute jeune femme ; et l’auteur nous montre ce vieillard de plus de soixante-dix ans se réjouissant, au total, de la déchéance de ses deux fils, — dont les reproches auraient risqué de le troubler dans son tardif apprentissage de plaisirs sottement dédaignés depuis sa jeunesse !

Encore ne s’en faut-il pas de beaucoup que le vieux Stackmann se trouve à jamais empêché de connaître ces plaisirs. Au cours d’un dernier entretien avec son fils cadet Oscar, il avoue à celui-ci qu’il a su et complaisamment toléré, naguère, les relations amoureuses de son fils aîné avec une jeune nièce, élevée par charité dans sa maison. Indigné d’un tel aveu. Oscar lui crie au visage le mot d’ « entremetteur, » si bien que le vieillard se jette sur lui. « Ce qu’il voulait n’était pas de le châtier, comme autrefois son Fritz. Non : il voulait écraser la bouche, le cerveau qui avaient trouvé l’odieuse parole. Oscar saisit les deux poignets levés contre lui. Muets et frémissans, les deux hommes luttaient, tous les deux envahis d’un puissant instinct qui leur faisait oublier leur situation réciproque et le reste des choses... Enfin un violent effort permit à Oscar de rejeter son père dans son fauteuil. Sans plus s’occuper de lui, il s’enfuit de la chambre. »

Impossible de lire cette histoire des Stackmann sans être tenté de la comparer à l’aventure que nous raconte l’inoubliable Étape de M. Paul Bourget. De part et d’autre, nous assistons à la chute fatale de pauvres créatures humaines qui ont marché trop vite, négligeant de s’arrêter aux « étapes » qu’elles rencontraient en chemin : mais avec cette différence que, dans le roman de Carry Brachvogel, la chute des Stackmann n’est pas, comme dans l’œuvre française, une catastrophe isolée, individuelle, et dont la faute puisse être imputée seulement à ses pitoyables victimes. C’est la société allemande tout entière, à chacun de ses degrés, qui porte aujourd’hui la peine de son excès de hâte ; et, au-dessus comme au-dessous de la famille des Stackmann, il n’y a peut-être pas en Allemagne une seule famille où le romancier n’aurait eu de quoi nous montrer des symptômes analogues de « dégénérescence » intellectuelle et morale, résultant de la même cause qui a entraîné, selon lui, la ruine tragique des deux fils de l’austère et robuste fabricant de couleurs.


Des « héritiers, » ou, plus exactement encore, de modestes petits bourgeois qui se trouvent avoir gagné un gros lot : tels nous apparaissent ces Allemands qu’un immense coup de fortune imprévu a brusquement transformés, depuis bientôt un demi-siècle, en une nation de vainqueurs et de maîtres du monde. Quoi d’étonnant que, enivrés par leur chance, ils aient laissé grandir en eux, d’année en année, ce fol orgueil national dont je parlais tout à l’heure, et qui me semble bien avoir eu pour résultats, à son tour, la plupart des travers ou des vices que s’accordent à nous signaler, comme on l’a vu, des écrivains aussi différens que le capitaine Pommer, M. Curt Wigand, et Carry Brachvogel ? J’ai trouvé tout justement, dans Les Héritiers, un témoignage bien caractéristique de cet orgueil improvisé d’une race à laquelle on aurait plutôt reproché, jusque-là, de nourrir trop de respect pour les « cultures » étrangères. Le jeune « intellectuel » Oscar Stackmann, au sortir de l’Université, est venu compléter en Italie sa formation spirituelle ; et voici les impressions que fait naître en lui le spectacle de Rome :


Il montait toujours plus haut jusqu’à l’endroit où, en pleine lumière de midi, se déployaient devant lui les puissantes ruines du palais d’Adrien. Là, tout était si énorme, si surhumain et cyclopéen, qu’il se sentait envahi d’une inquiétude, changée bientôt en une profonde angoisse. C’était comme si la colonne d’air qu’il avait à supporter était brusquement devenue une colonne de bronze. Il lui semblait que des mains de géans invisibles s’appesantissaient sur ses épaules, et que derrière lui, sortant des galeries ensoleillées du Palatin, s’avançait vers lui le pas rampant de la Louve.

Tout ce qu’il avait lu et appris concernant Rome, tout ce qu’il en avait rêvé et espéré, s’écroulait à présent comme un misérable tas de cendres...

Il comprenait maintenant ce qui avait causé la perte des Hohenstaufen. Ils n’avaient point péri parce qu’ils avaient osé s’attaquer au pouvoir des papes ; c’était Rome même qui les avait anéantis, ce monde latin dont l’atmosphère était pour eux aussi irrespirable que s’ils avaient eu à vivre sur les sommets de l’Himalaya... Et aujourd’hui encore ce monde était prêt à anéantir leurs descendans : il dévorait sans pitié quiconque se risquait à l’approcher. Ne suffisait-il pas de voir les troupes nombreuses d’étrangers, et surtout d’Allemands, qui, lui ayant donné leur cœur en pâture, espéraient ingénument retirer de cette offrande une force nouvelle ?...

Avec la vigueur victorieuse d’une race encore toute fraîche. Oscar se mettait en défense contre ce danger. Non, il ne céderait pas à la louve romaine ce qu’il y avait en lui de plus intime et de plus profond !... il aurait voulu écraser sous ses pieds la pierre rouge sur laquelle, jadis, avaient coutume de s’agenouiller les empereurs allemands. Désormais les hommes de sa race devaient se tenir debout en face de Rome, sans autre pensée que de lui ravir le secret qui, durant les siècles, lui avait permis de vaincre le monde et de le dominer. Tout ce qui, jadis, s’était abaissé sur cette pierre rouge, il le sentait maintenant se redresser, triomphalement. Il lui semblait éprouver en soi tout le souffle puissant d’un peuple entier qui avait enfin réussi à secouer l’ancienne emprise de l’Ouest et du Sud, et qui, maintenant, avec une énergie inspirée, levait fièrement son regard vers des cieux nouveaux, où déjà commençaient à se refléter les incendies de lointains ennemis inconnus.


Ces « incendies, » — que l’auteur nous annonçait sans nous dire s’ils seraient allumés ou simplement subis par les futurs ennemis de la race allemande, — nous voyons depuis deux mois de quelle manière les compatriotes d’Oscar Stackmann sont en train de les répandre tout au long de leur passage, dans l’enivrement funeste d’un orgueil qui, non content de les aveugler sur leur véritable valeur, les porte encore à tenir pour légitimes les plus folles impulsions de leurs instincts grossiers, librement déchaînés.) Et tandis que, suivant toute apparence, le plus grand nombre des incendiaires de Louvain et de Dinant, de Senlis et de Reims, ne procèdent à leur œuvre de dévastation que sous la seule influence de cette « joie de nuire » dont nous parlait, l’autre jour, M. Curt Wigand, il nous est curieux d’apprendre que plus d’un parmi eux, — à l’exemple du jeune « intellectuel » dressé en face de l’ancienne Rome avec « la vigueur victorieuse d’une race toute fraîche, » — aspirent vraiment à venger sur nous la honte séculaire d’une trop docile soumission des âmes allemandes à notre « culture » latine. Décidément Henri Heine ne s’était pas trompé, ou plutôt l’étudiant « vieil-allemand » qui, un soir, dans une brasserie de Gœttingue, affirmait au poète de l’Intermezzo qu’un moment viendrait où l’Allemagne s’aviserait enfin de demander raison aux Français « de la mort de Conradin de Hohenstaufen, décapité par eux à Naples il y avait sept siècles. » Dans l’enivrement de son orgueil, l’Allemagne « qui n’oublie rien » a cru le moment venu où rien ne pouvait plus l’empêcher de « régler » avec nous ce vieux « compte- » là, et vingt autres pareils. N’entendions-nous pas, hier encore, des Oscar Stackmann de toute catégorie, une légion bruyante de privat-docent ou de « conseillers secrets, » revendiquer fièrement pour la politique, pour l’industrie, pour la science allemandes le privilège d’avoir désormais « ravi à Rome le secret qui jadis lui avait permis de dominer le monde ? »


T. DE WYZEWA.

  1. J’ajouterai que tous les jours, depuis deux mois, les journaux populaires allemands rapportent à leurs lecteurs émerveillés de nouveaux exploits accomplis, en Belgique ou chez nous, par de malins « héros » de l’espèce du fusilier Tewsen. Ce matin encore, le Daily Mail empruntait à l’un de ces journaux le récit de l’aventure de deux dragons westphaliens qui, se voyant surpris par un petit groupe de nos fantassins, « ont fait semblant de se rendre, » et puis, au moment où le sergent français s’approchait pour prendre les carabines qu’ils paraissaient vouloir lui livrer, lui ont fait sauter la cervelle et se sont enfuis. Le récit est intitulé : Ein kühner Reiterstückchen, « un ingénieux petit tour de cavaliers. »
  2. Voyez la Revue du 15 juillet 1913.