Revues étrangères - L’Ouvrier sans travail à Londres

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - L’Ouvrier sans travail à Londres
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’OUVRIER SANS TRAVAIL À LONDRES


The Canker at the Heart, being Studies of the life of the poor, in the year 1905 par L. Cope Cornford, 1 vol. in-18, Londres, 1906.


A l’entrée de l’hiver de 1904, 1e conseil communal de Bermondsey, — un de ces nombreux « bourgs » dont l’agglomération constitue la ville de Londres. — décida de procurer de l’ouvrage, au moins pendant quelques mois, à tous les « ouvriers sans travail » habitant la commune. Mais on ne voulait avoir affaire qu’à de vrais « ouvriers, » et vraiment « sans travail, » c’est-à-dire à des hommes qui, ayant appris un métier, avaient toujours été prêts à le pratiquer, et n’avaient été réduits au chômage que par des circonstances indépendantes de leur volonté. Aussi les 4 313 candidats qui s’étaient inscrits furent-ils soumis à une enquête très détaillée et très rigoureuse. Des « enquêteurs » d’une expérience et d’une probité notoire se rendirent au domicile de chacun de ces postulans, puis dans toutes les maisons où il affirmait avoir travaillé, ils interrogèrent sa famille, ses voisins, ses « logeurs, » le clergé de sa paroisse ; en un mot, ils ne négligèrent aucun moyen de se renseigner le plus exactement possible, avant de remplir une longue feuille de questions qu’on leur avait remise, et qui comportait, pour chaque cas, les rubriques suivantes : « Nom ; — adresse ; — depuis combien de temps l’ouvrier loge à cette adresse ; — son âge ; — son métier ; — où il a travaillé en dernier lieu, et combien de temps ; — où il a travaillé le plus longtemps, et combien de temps ; — pourquoi il a cessé de travailler là, et dans ses autres places ; — depuis combien de temps il chôme ; — s’il a travaillé régulièrement ou irrégulièrement ; — combien il gagnait quand il travaillait ; — combien il gagne à présent ; — quelles espérances il a de retrouver du travail ; — s’il est marié, s’il a des enfans ; — gains de sa famille ; — autres revenus ; — montant du loyer, et nombre de chambres occupées ; — arriérés de loyer ; — références ; — s’il est membre d’une trade union ou d’une autre société de prévoyance ; — etc. »

J’ajoute que les journaux anglais avaient profité de cette occasion pour reprendre leurs plaisanteries habituelles sur les unemployed : de telle sorte que le public, et peut-être aussi les conseillers communaux de Bermondsey, s’attendaient à découvrir que la grande majorité des soi-disant « ouvriers sans travail » étaient, simplement, des paresseux, partageant leur activité entre les cabarets et les meetings socialistes. Or l’enquête fut menée à bonne fin, avec le dévouement et le soin que j’ai dit : et ses résultats furent tout différens de ceux que l’on avait supposés. Sur les 4 313 candidats inscrits, il n’y en eut qu’environ un quart, 1 227, en tout, qui se trouvèrent répondre, plus ou moins, au type classique de l’ « ouvrier sans travail, » évitant scrupuleusement tout travail, ou encore n’acceptant que des besognes passagères, avec de longs intervalles de repos ; quant aux 3 086 autres, ceux-là étaient, bel et bien, d’honnêtes et laborieux artisans, qui avaient travaillé aussi longtemps qu’ils l’avaient pu, et qui ne se reposaient maintenant que parce qu’il leur était tout à fait impossible non seulement de continuer à exercer leur métier, mais d’obtenir une occupation quelconque fixe ou provisoire. Et les conclusions de l’enquête furent pleinement confirmées par la conduite ultérieure de ces trois mille ouvriers ; car, occupés durant plusieurs mois à creuser des routes ou à poser des tuyaux d’égout, ils s’appliquèrent avec une assiduité irréprochable à ces tâches, nouvelles pour eux ; après quoi, la grosse somme d’argent dont disposait le comité de Bermondsey fut entièrement épuisée, et les pauvres gens, à l’exception d’une petite centaine de privilégiés, se virent de nouveau rendus à leur triste chômage.

Telle est donc la situation, dans un des « bourgs » de Londres : tout porte à croire qu’elle doit être sensiblement la même dans beaucoup d’autres, et dans toutes les cités industrielles de la Grande-Bretagne. A côté des paresseux, qui ne veulent pas travailler, sans cesse le nombre augmente des malheureux qui ne le peuvent pas. Et l’accroissement continu de cette classe d’ « ouvriers sans travail » devient, chaque jour davantage, l’un des problèmes sociaux les plus graves et les plus inquiétans de la politique anglaise contemporaine.

Il faut se rappeler d’abord que les hommes de cette classe ne sont pas ceux qui font du bruit, ni que nous voyons défiler, par les rues, en processions loqueteuses. Ils n’aiment point à être assimilés à ceux de leurs camarades qui prennent part à ces exercices. Et ils ne se soucient point, non plus, de publier leur misère. Ils resteront plutôt enfermés chez eux, les volets clos, ou bien, seuls et en silence, poursuivant leur incessante et vaine recherche de travail. Ils vendront le dernier article du mobilier de leur famille, et leur femme mettra en gage la bague qu’elle porte à son doigt, avant qu’ils se résignent à faire appel au bureau de bienfaisance. — Mais de telles personnes sont rares ! direz-vous. — Nullement. Elles ne sont que difficiles à trouver, en raison même de ce désir qu’elles ont de se cacher.

Nombreuses et diverses sont les causes qui les réduisent à manquer d’ouvrage : mais la principale est ce qu’on appelle le relâchement des affaires. Les professions de ces ouvriers peuvent être sommairement divisées en deux catégories : les professions permanentes, et celles qui n’occupent que pendant une saison. Or, dans ces dernières, les bénéfices ont tellement décru, depuis quelques années, et les saisons de travail se sont tellement abrégées, qu’il est impossible à l’ouvrier le plus économe de vivre toute l’année sur son gain d’une saison. Et pour ce qui est des métiers « permanens, » la première conséquence de la crise qu’ils traversent est, invariablement, le renvoi des ouvriers les plus âgés, comme aussi des plus jeunes ; mais les plus jeunes ont des chances d’être repris ensuite, tandis que, pour les hommes d’âge moyen, si forts et si habiles qu’ils soient, tout espoir de travail régulier est à peu près perdu, une fois congédiés.

Je laisse aux économistes le soin d’expliquer l’origine et les motifs de la dépression que subit à présent l’industrie anglaise. Je ne puis que constater les effets que j’ai eu moi-même l’occasion d’observer. Mais le fait est que j’ai vu les bateaux marchands déserter le port de Londres, pour se rendre dans des ports étrangers où le séjour leur coûte une livre sterling de moins, par mois, que chez nous ; j’ai vu nos souffleurs de verre condamnés à mourir de faim, par suite de l’importation croissante du verre allemand ; j’ai vu des briquetiers congédiés en masse, parce que les briques étrangères étaient vendues, chez nous, moitié moins cher que les briques anglaises ; j’ai vu des cordonniers et des chapeliers errant dans Londres, en quête d’une occupation passagère quelconque, parce que les maisons qui les employaient s’étaient fermées ; j’ai vu des tailleurs agonisant dans leurs misérables bouges, parce que l’étranger avait abaissé les prix et accaparé tout l’ouvrage.

Il y a aussi les renvois dus à de nouvelles inventions mécaniques. Cela se produit chaque jour. Même dans un travail comme celui du transport du charbon, les nouveaux martinets font l’œuvre de vingt hommes. L’introduction du linotype a jeté sur le pavé des centaines de typographes. Et ces exemples pourraient être multipliés indéfiniment. Tous les jours, des centaines d’ouvriers réguliers se trouvent réduits à rejoindre l’immense armée des « occasionnels. »

Une autre cause de chômage pour les ouvriers, et plus fatale encore que les précédentes, est la coutume d’employer de jeunes garçons avec des gages d’enfans, jusqu’à l’âge de dix-huit ans environ, où l’on s’empresse de les renvoyer pour les remplacer par d’autres plus jeunes. Il y a ainsi des milliers de solides jeunes gaillards qui, ayant dépassé vingt ans, s’efforcent vainement de trouver un emploi, n’ayant appris que des métiers pour lesquels ils sont désormais trop vieux. Leurs parens les ont forcés à gagner de l’argent dès qu’ils sont sortis de l’école, afin que cet argent s’ajoutât au bloc commun. De cette façon, le jeune ouvrier anglais se trouve, après quelques années d’un gain misérable, absolument entraîné vers l’oisiveté. Mal nourri, mal conseillé, et désespéré, le pauvre garçon risque bien de se perdre avant d’avoir atteint l’âge d’homme.

Enfin on ne doit pas oublier, ni se dissimuler, que, même parmi les ouvriers les plus honnêtes, se rencontrent le manque d’économie, le goût de la boisson, l’absence plus ou moins complète de préoccupation de l’avenir. Ce sont aussi ces défauts qui, chaque jour, achèvent de ruiner les ouvriers, en leur faisant perdre tout l’argent versé par eux aux compagnies d’assurance, — car le non-paiement d’une seule prime suffit à annuler tous les paiemens antérieurs, — ou en les faisant exclure des trade-unions, qui effacent aussitôt de leurs listes tout ouvrier incapable de payer régulièrement sa cotisation.


Et la détresse de ces ouvriers honnêtes s’aggrave encore de la concurrence que leur font ces autres « ouvriers sans travail, » avec qui l’on a trop souvent l’habitude de les confondre : les fainéans et vagabonds qui ne consentent à travailler que lorsqu’ils ne trouvent absolument pas de moyen plus agréable de s’empêcher de mourir de faim. Ceux-là, d’ailleurs, n’ont jamais à craindre de mourir de faim. Infiniment moins nombreux que les ouvriers de la catégorie précédente, ainsi que le prouve bien l’enquête de Bermondsey, ils sont infiniment plus au courant des ressources qui s’offrent, chaque jour, à l’ouvrier pauvre. Quand une chance se rencontre de gagner quelques sous, ils la connaissent et la saisissent, ou la transmettent à des camarades de leur sorte. Ce sont eux qui profitent des asiles de nuit, des soupes populaires, de toutes les institutions charitables organisées pour les indigens dans les divers quartiers populeux de Londres. « Ces hommes sont une véritable malédiction pour la communauté aux dépens de laquelle ils vivent, comme des parasites. Toute mesure que l’on imagine pour améliorer le sort des ouvriers sans travail, ce sont eux qui en retirent le bénéfice, avant qu’elle puisse atteindre la classe d’ouvriers à qui l’on avait voulu qu’elle s’adressât ; et, comme le public ne voit qu’eux seuls, la misère de l’ouvrier malchanceux lui reste cachée. »


M. Cope Cornford, à qui nous devons ces renseignemens curieux, a-t-il pris part, lui-même, à l’enquête de Bermondsey ? Il ne nous le dit pas en propres termes, mais nous serions tentés de le supposer : car toute la seconde moitié de son livre, — sur « le chancre qui ronge le cœur » de la société anglaise d’aujourd’hui, — n’est employée qu’à nous décrire, avec une précision pittoresque, quelques-uns des « cas » les plus significatifs que cette enquête lui a révélés.

Voici, par exemple, un ouvrier peintre d’une quarantaine d’années, « un homme de taille moyenne, large d’épaules, avec une abondante chevelure touchée de gris, un honnête visage bien ouvert, et des yeux gris plein de vie. » Intelligent, actif, ingénieux, très adroit de ses mains, il occupe ses loisirs forcés à peindre des portraits, ou encore à exécuter un petit modèle d’église, avec un clocher pourvu d’une cloche, un autel, un orgue, une chaire, des portes et des fenêtres pouvant s’ouvrir à volonté. Cet « ouvrier sans travail » n’a aucun vice : il est prêt à faire tous les métiers, et, plus d’une fois déjà, il a montré qu’il était capable de réussir même dans des métiers qu’il ne connaissait pas. « C’est un habile et industrieux travailleur anglais d’une espèce qui est peut-être ce qu’il y a de meilleur au monde. De tels hommes sont rares ; et les monstrueuses conditions commerciales d’à présent, jointes au régime des trade-unions, sont en train d’achever de les supprimer. » Effectivement cet homme, lorsque M. Cope Cornford est venu l’interroger, n’avait plus eu d’ouvrage depuis plusieurs mois : il serait mort de faim, si sa femme n’avait pas trouvé une misérable place de cuisinière, à l’autre bout de Londres, avec des gages de huit shillings par semaine, dont cinq devaient servir à payer l’entretien de leur unique enfant. Engagé par le comité de Bermondsey, tous ceux qui l’ont vu au travail se sont accordés à faire son éloge ; mais l’engagement n’était que provisoire ; et maintenant, de nouveau, cet excellent ouvrier erre sur le pavé de Londres, trop heureux quand il peut trouver à peindre une enseigne, à décharger un bateau, à rapporter chez lui une demi-couronne, qui assure la vie du ménage pendant une semaine.

Voici un ouvrier chapelier de trente-trois ans qui, jusqu’en 1904, a travaillé dans la même maison pendant dix-sept ans. Il est marié et père de quatre enfans. Durant l’été de 1904, la maison où il travaillait s’est fermée : et, depuis ce moment, il ne lui a pas été possible de trouver la moindre occupation. « Il se levait très tôt, buvait une tasse de thé, obtenue en versant de l’eau sur des feuilles qui avaient déjà servi deux ou trois fois, et descendait dans la rue. Pas un magasin de chapeaux, pas un atelier, où il n’entrât, toujours pour recevoir le même refus, souvent accompagné d’injures. Puis, ayant achevé le tour de toutes les maisons où il aurait pu exercer son métier, il s’était mis en quête de menues besognes, et avait passé des journées à attendre une occasion, au coin des rues. Et, chaque soir, il revenait, épuisé de fatigue et de découragement, dans la petite chambre close et empestée, où l’attendaient sa femme, à bout de forces, et ses quatre misérables enfans aux yeux creusés et agrandis par la faim. »

Voici deux jeunes gens, deux amis, qui s’épouvantent à la perspective des longues années qu’ils vont avoir à vivre. L’un avait été placé, encore tout enfant, dans une corderie : un jour, le mouvement d’une machine l’avait blessé au bras, de sorte qu’on l’avait renvoyé, avec une petite somme que son père avait dépensée pendant que le fils était à l’hôpital. Guéri, ses anciens patrons l’ont trouvé trop âgé pour un travail où ils ne veulent employer que des enfans ; et il y a plus d’un an que ce malheureux est forcé de chômer. Très adroit de ses mains, lui aussi, et passionnément laborieux, il rêverait de devenir ébéniste : mais son père n’a pas d’argent pour payer son apprentissage, ni même pour lui acheter les premiers outils. « Et le pauvre diable en est là, toujours doux, toujours patient, toujours propre et soigneux de sa personne, bien que ses souliers en morceaux lui tombent des pieds. » Son ami est un solide gaillard de vingt ans qui, pendant deux ans, a eu la chance d’être employé dans une ferme du Yorkshire. Il adorait son métier, et tout le monde, à la ferme, était enchanté de lui. Mais, en 1904, la saison fut si mauvaise que le fermier fit faillite : le jeune garçon se vit contraint de rentrer dans l’impitoyable geôle des rues de Londres. Il a quatre frères, tous en âge de travailler, comme lui, et tous sans travail. « Il vendrait volontiers la chemise qu’il porte sur le dos pour obtenir de nouveau de l’ouvrage à la campagne, ou pour pouvoir émigrer. Mais l’émigration, en Angleterre, n’est accessible qu’aux gens mariés ; et encore pour ceux-là mêmes, est-elle rendue fort difficile. Un jeune homme non marié qui désirerait aujourd’hui aller s’établir au Canada rencontrerait autant d’obstacles, dans son projet, que s’il avait projeté de commettre un crime. »


Mais plus intéressante encore est la première partie du livre de M. Cope Cornford, où celui-ci, en une série de petits tableaux très variés et très émouvans, nous dépeint la vie intime des indigens de Londres, les logemens qu’ils habitent, la manière dont ils élèvent leurs enfans, et toutes les œuvres charitables qu’on ne cesse point de créer à leur intention, comme aussi l’extrême difficulté qu’il y a, pour les meilleurs d’entre eux, à en tirer profit. Plusieurs de ces chapitres de l’écrivain anglais ont une intensité de couleur, et vraiment une sorte d’horreur tragique, qui font songer aux Souvenirs de la Maison des Morts de Dostoïewsky. C’est, par exemple, le récit d’une nuit que M. Cope Cornford a passée à parcourir le Strand et les rues voisines, en compagnie d’un distributeur de « billets de soupe. » De toutes les impasses, de toutes les arches de ponts, de tous les pavés, surgissent des visages lamentables ou sinistres : des visages de malheureux qui dormaient là, debout, — ne pouvant pas s’étendre dans la boue du sol, — et que le pas des deux promeneurs a aussitôt réveillés.


— Voyez-vous, là-bas, sous le pont du chemin de fer ? me dit mon compagnon. C’est encore un des dortoirs favoris de nos cliens ! — Oui, je voyais ; et jamais je n’oublierai ce spectacle extraordinaire.

Sous la vive lumière d’une lampe électrique, une longue rangée de figures s’alignait contre la muraille. A notre approche, toute la rangée frémit, s’agita ; et une foule de mains maigres, crasseuses, se tendirent vers la main qui tenait les billets. J’aperçus, près de moi, un homme d’une quarantaine d’années, si mince que ses habits pendaient sur lui, en festons. Derrière lui apparaissait un véritable spectre, une créature qui luttait déjà, visiblement, contre l’étreinte de la mort : il chancelait sur ses pieds, et son visage révélait un mélange d’effroi et de désespoir. Puis, un grand et robuste paysan, en haillons, avec un regard abruti. Puis un garçon de vingt ans, imberbe, souriant, boutonné jusqu’à la gorge dans un vieux pardessus. Et puis un vieillard, une ruine pitoyable et comique, la peau des joues tirée en dedans, les petits yeux bordés de rouge, les membres secoués d’un tremblement continu. Et il y avait aussi des visages méchans, haineux, des yeux dont l’expression m’épouvantait. Et les mains se ruaient sur les billets, tout de suite, se retiraient : en un instant le groupe entier s’était dispersé dans la nuit.

— Ils vont courir pour que nous les rencontrions plus loin, me dit mon ami, et ils comptent bien recevoir un second billet. Mais j’ai bon œil, et, d’ailleurs, je les connais presque tous. Le gamin au pardessus, je n’ai pas manqué une seule fois de le trouver sur mon chemin, depuis cinq semaines. Et si quelques-uns d’entre eux décrochent deux billets, ma foi, deux bols de soupe ne peuvent pas leur faire mal : le premier que l’on boit, c’est tout juste suffisant pour donner envie d’un second. Je sais ce que c’est, voyez-vous : car j’ai passé par là, moi-même, et plus d’une fois !


Ce distributeur, quelques nuits auparavant, avait vu un jeune homme qui dormait tout en marchant : le malheureux s’était ainsi avancé jusqu’à un mur de briques, et, arrivé là, s’était brisé le crâne. Souvent, par les nuits froides, le compagnon de M. Cornford avait ramassé des morts sur les bancs des quais.

L’auteur anglais nous conduit à l’asile de Medland Hall, où l’on recueille, toutes les nuits, trois cent cinquante de ces pauvres gens. Ceux-ci n’y sont admis qu’avec des « bons, » qui leur donnent droit à y coucher pendant sept nuits consécutives ; et personne ne peut obtenir plus de deux bons par an. Dès le commencement de l’après-midi, les rues dont Medland Hall forme le coin se remplissent de longues rangées de postulans, sous la surveillance d’agens de police : car le nombre des couchettes disponibles ne dépasse pas une centaine, et le nombre des postulans dépasse parfois un millier. Et toute cette foule attend, sous la pluie ; presque personne ne parle, les longues heures s’écoulent dans un silence de mort. « Deux ou trois hommes portent la marque d’une bonne éducation ; plusieurs sont proprement vêtus, en gentlemen, avec un faux-col et une cravate. » Les privilégiés qui parviennent à entrer obtiennent, en plus de l’abri pour une semaine, une demi-livre de pain et un verre de bière. Mais ensuite, quand la semaine est finie, force leur est de reprendre leur station sous les ponts, à moins qu’ils ne soient assez habiles pour se déguiser, et pour se faire admettre de nouveau sans être reconnus. Et à Medland Hall comme aux Refuges de l’Armée du Salut, comme dans tous ces asiles charitables, toutes les précautions sont impuissantes contre le génie inventif des fraudeurs, au grand détriment des pauvres plus honnêtes ou moins avisés. Et ces asiles ont beau se multiplier : la misère s’accroît plus vite encore, la population nocturne des trottoirs de la Cité devient toujours plus fournie, et plus menaçante.

La source principale de réconfort matériel et moral, pour les indigens de Londres, ce sont les diverses « missions, » catholiques, anglicanes, méthodistes, qui, avec un beau zèle chrétien, sont venues s’installer parmi eux, et travaillent à les servir en toute façon. Autant M. Cope Cornford croit peu à l’efficacité des grandes institutions charitables, publiques ou privées, — je veux dire à la possibilité pour elles d’atteindre la classe particulière de pauvres qu’elles ont surtout en vue de secourir, — autant nous sentons qu’il approuve et admire l’œuvre plus modeste, mais plus continue et d’une portée infiniment plus directe, accomplie chaque jour par ces « missionnaires. » Ceux-là seuls, vivant dans l’intimité des ouvriers sans travail, se rendent compte, à la fois, de leur mérite et de leurs besoins ; ceux-là seuls savent approprier le remède à la nature du mal. « L’ouvrier d’Old Gravel Lane a de sûrs et fidèles amis : les Pères de la Mission de Saint-Georges. Voyez ce groupe navrant de femmes, en châles rapiécés, qui se pressent sur les marches de l’entrée de la Mission : voyez comme elles se coudoient, pour être les premières à recevoir les petits paquets de pain et de poisson ou de viande, que leur distribuent, aussi souvent qu’ils le peuvent, les Pères de la mission ! Et ces femmes ont bien raison d’être impatientes : car le nombre des paquets est, hélas ! limité, et c’est là l’unique nourriture qu’elles auront aujourd’hui pour elles et leurs enfans, avec une part réservée pour l’homme qui, ce soir, va revenir de l’éternelle recherche d’un ouvrage de plus en plus difficile à trouver. Ou bien voyez, lorsque l’un des Pères fait sa tournée chez ses paroissiens, comme les visages les plus sombres s’éclairent à son approche ! Et comme les enfans accourent à lui, pour avoir une caresse ou une bonne parole, et puis s’en retournent, ravis, à leurs jeux, car il n’y en a point de si affamé qui ne soit tout de même un enfant ! Les Pères vont et viennent, dans les rues sordides ; ils pénètrent, dans des logemens où nul autre étranger ne serait admis ; et les plus sauvages des oiseaux de nuit qu’ils rencontrent ont confiance en eux, et les accueillent amicalement. Mais c’est qu’ils ont baptisé ces misérables, les ont mariés, — parfois avec un douaire composé seulement d’une théière et de deux tasses ébréchées ; — c’est qu’ils les ont soignés dans la maladie, cette maladie fût-elle la petite vérole, et les ont instruits, et les ont nourris, et, en un mot, les ont aimés comme leurs enfans. »

Entrons, avec M. Cornford, dans une école des filles de l’Est de Londres, tenue par des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. L’école est une salle spacieuse et haute, très aérée, avec de longues rangées de pupitres qui peuvent s’abaisser et devenir des tables : car, l’hiver, cette salle est occupée tous les soirs par des femmes sans asile, que l’on reçoit pour la nuit. Deux cents petites filles viennent à l’école, chaque matin ; et un tiers d’entre elles, environ, déjeunent sur leurs bancs, avant de se mettre à l’étude ; et il y en a au moins un tiers qui arrivent trop tard pour le déjeuner, leurs parens ne pouvant les coucher qu’après minuit, quand ils rentrent eux-mêmes de leurs courses en quête d’un dîner. « Tendrement, les sœurs rassemblent ces enfans autour d’elles, les habillent et les nourrissent, leur apprennent quelque chose, et, surtout, leur révèlent la douceur d’avoir au monde quelqu’un qui les aime. Jardinières incomparables, elles arrosent et élèvent de leur mieux ces pauvres fleurs confiées à leurs soins. Mais il se trouve que, de jour en jour, la plus grosse part de leur œuvre est détruite par les parens. Et à mesure que le visiteur se familiarise avec les pâles visages des petites élèves, il est plus vivement saisi d’une étrange impression de beauté flétrie, de vie printanière minée sourdement. L’éclat intelligent des yeux atteste que la charité des sœurs n’a pas été tout à fait perdue : mais on devine la négligence, l’inconduite, ou la malchance des parens dans la blancheur livide du teint, dans tout l’aspect réduit, et déjà usé, de ces misérables corps amaigris, dont les uns ont grandi trop vite, tandis que d’autres semblent destinés à ne jamais grandir. »

En vain les « missions » chrétiennes prodiguent leurs efforts : les remèdes qu’elles appliquent de leurs mains apaisent un peu la souffrance ; mais le mal est trop profond pour céder à une médication forcément superficielle, partielle, provisoire. « Et la patience des ouvriers sans travail, qui cependant est extraordinaire, commence de plus en plus à se fatiguer : lentement, mais d’une façon incessante, elle se change en une colère sombre, obstinée, et qui risque bien de s’enflammer d’un instant à l’autre. »

M. Cope Cornford nous décrit ailleurs une réunion du soir, organisée dans une église anglicane de l’Est, sous la présidence du curé (vicar) de la paroisse. Plusieurs centaines d’ouvriers, de petits commerçans, d’employés et d’apprentis, viennent d’entendre une conférence sur les causes et les effets économiques du « problème des ouvriers sans travail. » La conférence achevée, le président demande aux auditeurs d’énoncer leur avis. Et l’on voit se lever, de son banc, un petit homme à grosse tête, avec un front carré surplombant deux yeux vifs, profondément creusés. Cet homme est un commissionnaire, bien connu dans toute la paroisse, où il travaille à recruter des adhérens à la Fédération Démocratique Socialiste. Il se tient debout, embarrassé, et parle d’abord si bas qu’on l’entend à peine.


— Je n’oublie pas, dit-il, que, comme nous l’a expliqué le révérend Président, nous sommes réunis ici pour une discussion amicale, afin de nous instruire les uns les autres. Eh bien ! mes amis, avec la permission du Président, je désirerais vous soumettre un cas… Il y eut, dans toute l’église, un murmure d’assentiment. Tous les regards étaient tournés vers la pale figure du petit homme, avec ses yeux enfoncés et la masse poussiéreuse de sa chevelure, en plein relief contre le rouge foncé du mur, sous le reflet du gaz.

— Eh bien ! tout homme, dans notre pays, doit porter des souliers, même le plus pauvre, pour préserver ses pieds de l’amertume du sol. Or, voici une fabrique qui produit des souliers ! Admettons que cette fabrique emploie cinquante ouvriers : et que chacun d’eux produise trois paires de souliers par jour. Et maintenant le patron, que nous appellerons M. Brown… De nouveau l’orateur s’arrêta, fronça les sourcils, et avec le sourire bizarre, un peu inquiétant, qui lui était familier, se donna l’apparence de regretter ce qu’il venait de dire.

— Là ! reprit-il, voici encore que je me mets à nommer les gens ! Pardonnez-moi, mes amis : je vais essayer de me conduire en gentleman ! Donc ce patron, étant uniquement poussé, — comme nous l’a dit tout à l’heure l’éloquent conférencier, par le désir de recueillir assez d’argent pour permettre à son fils de vivre sans rien faire, — en qui, si j’ai bien compris le conférencier, doit également être considéré comme un bienfait pour l’État, — ce patron introduit dans sa fabrique un perfectionnement. Un inventeur malin vient de construire une machine avec laquelle un seul homme pourra faire, désormais, l’ouvrage de cinq hommes. En conséquence, M. Brown, n’ayant en vue que son argent, — qu’il tient à ramasser pour le bien de l’État, — voilà M. Brown qui renvoie quarante hommes ! Et maintenant, mes amis, remarquez bien ce qui arrive ! Et cela arrive tous les jours ; et c’est pourquoi cette question nous intéresse si fort ! Voilà donc quarante hommes sur le pavé ! Leur patron n’a plus besoin d’eux ; personne n’a plus besoin d’eux. Ils n’ont plus d’argent pour payer leur cotisation, et ainsi les voilà effacés de leur trade-union ! Cependant notre ami M. Brown, le patron, n’ayant toujours en vue que le bien de l’État, s’adresse aux dix hommes qui-lui restent. « Mes chers enfants, leur dit-il, je ne puis plus vous payer des gages aussi forts. Je vais les réduire de moitié. Mais, si la chose ne vous convient pas, vous savez, vous êtes libres de vous en aller : il ne manque pas de bons ouvriers pour prendre votre place ! » Car ces quarante hommes qu’on a renvoyés, naturellement, ils ont faim, et puis il faut qu’ils nourrissent leurs femmes et leurs petits enfans : de sorte qu’ils sont prêts à accepter tous les gages qu’on leur offrira !

De nouveau une pause. Un silence solennel. Les sourcils touffus de l’orateur se relèvent, et retombent lentement.

— Et par conséquent, je vous le dis, mes amis : les classes riches profitent de la misère et de la faim du pauvre ! Les souliers mêmes que portent les riches sont tachés de sang !

L’orateur se rassit. La salle presque entière éclata en applaudissemens. Pour les hommes et les femmes qui se trouvaient là, qui travaillaient de leurs mains, et qui connaissaient les angoisses de la misère, il n’y avait pas la moindre trace d’un défaut dans l’argumentation qu’ils venaient d’entendre. En vérité, l’homme de la Fédération Socialiste ne leur avait exposé qu’un fait tout simple, un fait dont leur expérience quotidienne leur démontrait assez la réalité.


C’est ainsi que les nobles représentans de l’idéal, et de la misère de ces pauvres gens les conduit fatalement à la haine. Ils se nourrissent de haine ; et l’on comprend que M. Cope Cornford s’inquiète, pour l’avenir de la société anglaise, du progrès de ce « chancre qui lui ronge le cœur. » L’unique remède, suivant lui, serait dans l’adoption d’une « discipline, » c’est-à-dire d’un nouveau système de lois réglementant le travail. Il nous rappelle que le vieux William Pitt, il y a plus de cent ans, après avoir vu de ses yeux la misère des paysans, avait rédigé un bill qui, « pour la hardiesse de sa conception et l’ampleur de sa portée, n’a jamais été égalé, depuis lors. » Les économistes de l’école de Bentham se sont refusés à l’admettre, et la grande mesure rêvée par Pitt s’est trouvée empêchée. « Aujourd’hui, ajoute M. Cornford, nous subissons les conséquences du rejet de cette mesure. » Mais l’auteur anglais nous dit lui-même, dans un autre endroit, que la loi récemment votée par les Chambres, et interdisant l’immigration en Angleterre des étrangers indigens, « n’est, au total, que du papier perdu : » en dépit de cette loi, « les étrangers affluent journellement à Londres, pour chasser de leurs places les ouvriers anglais. » N’est-il pas à craindre que toutes les « disciplines » réclamées par M. Cornford ne soient, elles aussi, du « papier perdu ? » Et son livre entier ne nous prouve-t-il pas, une fois de plus, que « toute question sociale se réduit, en fin de compte, à une question morale ? »

Certes, ce livre nous apprend que les « missions » chrétiennes ne négligent absolument rien de ce qui est en leur pouvoir pour soulager la détresse des pauvres : mais leurs ressources sont restreintes, et l’excellent usage qu’elles en font nous permet d’imaginer quel rôle bien faisant elles pourraient jouer si, d’une façon générale, on s’efforçait plus activement de les encourager. Sans compter que ces « missions » pour le soulagement des pauvres sont condamnées à rester toujours plus ou moins impuissantes, si d’autres « missions, » en même temps, ne travaillent pas à obtenir des riches qu’ils cessent de placer au premier rang de leurs devoirs moraux l’obligation de « ramasser de l’argent pour mettre leurs fils en état de vivre sans rien faire. » Il y a là une œuvre de moralisation qui, assurément, est difficile : mais elle seule pourra rendre effectives les mesures de « discipline » dont nous parle M. Cope Cornford, et que, d’ailleurs, il ne s’arrête jamais à définir.

Et, vraiment le temps presse de résoudre le problème. Je m’étonnais, depuis quelques mois, de ne pouvoir pas ouvrir une revue ni un journal anglais sans y trouver de longs articles sur « le danger des sans-travail. » Le livre de M. Cope Cornford m’a expliqué tout ce qu’un tel danger avait de réel, de sérieux, et de menaçant. Il m’a expliqué aussi la récente élection, à la Chambre des communes, de plus de trente députés socialistes, qui, tous, avaient inscrit en tête de leur programme : « De l’ouvrage pour les ouvriers sans travail ! » Puissions-nous apprendre bientôt qu’un économiste de génie a enfin découvert un moyen de réaliser ce programme, et de guérir la société anglaise du « chancre » qui est en train de lui ronger le « cœur ! »


T. DE WYZEWA.