Revues étrangères - La Fille du poète Vincenzo Monti

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - La Fille du poète Vincenzo Monti
Revue des Deux Mondes5e période, tome 23 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA FILLE DU POÈTE VINCENZO MONTI


Costanza Monti-Perticari, studio su documenti inediti, par Maria Romano. — Lettere inedite e sparse di Costanza Monti, raccolte da Maria Romano, 2 vol., Rocca S. Casciano, Librairie Cappelli, 1903-1904.


Le 6 juin 1812, dans la petite église du village de Majano, fut célébré le mariage du comte Giulio Perticari avec la signorina Costanza Monti. La cérémonie eut un caractère tout intime, sans autres assistans que les parens les plus proches des deux jeunes fiancés ; mais on peut bien dire que, de Venise à Naples, il n’y eut pas en Italie un seul lettré qui ne s’intéressât à ce mariage, ne s’en réjouit, ne le saluât de ses vœux. Car le marié, d’abord, Giulio Perticari, quoique à peine âgé de trente ans, était connu déjà comme un très savant érudit, un poète remarquable, et surtout comme l’un des maîtres les plus parfaits de cette belle langue italienne de la Renaissance qu’un groupe nombreux d’enthousiastes s’efforçait alors de remettre en honneur : avec cela, noble, riche, généreux, infatigable dans son zèle pour la gloire et la grandeur littéraires de sa patrie. La mariée, d’autre part, était l’unique fille de Vincenzo Monti, le plus grand et le plus célèbre des poètes italiens du temps, et, en outre, l’un des plus influens protégés de Napoléon, qui naguère l’avait nommé historiographe de son royaume d’Italie. Mais, plus passionnément encore, toutes les sympathies allaient à la mariée elle-même. On savait que, élevée auprès de son père depuis sa sortie du couvent, elle avait fait voir de bonne heure une intelligence et un talent poétique extraordinaires ; qu’elle lisait ; à livre ouvert les auteurs grecs et latins ; que peu d’hommes l’égalaient pour la connaissance et la compréhension des vieux poètes italiens, et, notamment, de Dante, dont elle avait fait son étude particulière ; et que déjà elle avait écrit de jolis sonnets, où se retrouvait, avec plus de grâce féminine, l’impeccable maîtrise de style de son père. On savait qu’elle s’entendait d’instinct à la peinture et à la musique, avec une âme ardemment éprise de toutes les formes de la beauté. Et l’on savait enfin qu’elle était merveilleusement belle, blonde avec les yeux noirs les plus magnifiques du monde, et si noble et si douce, dans l’expression de son visage comme dans tous ses mouvemens, que personne n’avait pu l’approcher sans en devenir amoureux.

Dix ans plus tard, en 1822, cette même jeune femme attirait de nouveau sur elle l’attention de l’Italie tout entière : mais l’ancienne sympathie s’était changée en un sentiment à peu près unanime de répulsion et de haine. La belle Costanza Perticari-Monti se voyait honteusement chassée de sa propre maison. Toute la famille de son mari, tous ses amis, et jusqu’à ses plus intimes confidens, se détournaient d’elle, ne daignant point même répondre à ses lettres. Ses parens, en vérité, avaient consenti à le recueillir chez eux : mais eux aussi l’accusaient, l’accablaient de reproches, ou bien lui faisaient sentir par leur silence qu’ils la jugeaient désormais indigne de leur affection. C’était la mort de son mari, survenue au mois de juin 1822, qui avait déchaîné contre elle toute cette tempête : car sans cesse des lettres manuscrites répandues de main en main, et bientôt suivies de pamphlets imprimés, affirmaient qu’elle seule avait été cause de la mort de Perticari, tant par le scandale de son inconduite que par la façon inhumaine et brutale dont, en toute circonstance, elle l’avait traité. Et il y avait plus : à l’autopsie du corps de Perticari, les médecins avaient découvert dans l’estomac des taches brunes, qui pouvaient être le signe d’un commencement de gangrène, mais où l’on pouvait voir aussi les traces d’un empoisonnement ; et bien que le plus considérable de ces médecins proclamât hautement le caractère naturel de la mort du mari de Costanza, la plupart des anciens amis de celle-ci continuaient à croire et à répéter que, non contente d’avoir causé la maladie de Giulio, c’était elle encore qui l’avait achevé en lui donnant du poison.

Aujourd’hui, près d’un siècle s’étant écoulé depuis cette aventure tragique, l’Italie a oublié la plupart des personnages qui s’y trouvaient mêlés. Seul Vincenzo Monti garde encore un peu de sa gloire passée : sa Musogonia, sa Feroniade, ses hymnes en l’honneur de Napoléon, même sa traduction d’Homère, n’ont plus guère de lecteurs ; mais chacun, sans le lire, honore en lui l’un des principaux rénovateurs de la poésie italienne. Giulio Perticari, lui, a définitivement disparu : personne ne s’occupe plus de ses recherches philologiques, de ses commentaires sur Dante et Pétrarque, de tous ces écrits que les contemporains proclamaient égaux aux chefs-d’œuvre des grands humanistes de la Renaissance. Et bien moins encore on a gardé le souvenir des poésies et des travaux d’érudition de sa femme Costanza, dont un juge excellent, M. Ernesto Masi, dans une étude récente de la Nuova Antologia, nous déclare qu’on n’y rencontre absolument rien qui s’élève au-dessus d’une plate médiocrité. Francesco Cassi, le traducteur de la Pharsale, et qui fut l’un des plus ardens accusateurs de la jeune femme ; le savant marquis Antaldo Antaldi, que Costanza estimait et chérissait plus que tous les autres, et qui, après avoir d’abord essayé de la croire innocente, a lui-même fini par l’abandonner : aucune trace ne reste plus d’eux, dans la mémoire de leurs compatriotes. Mais le nom de la fille de Monti y survit toujours, à défaut de ses œuvres ; et toujours il survit entouré de mystère, l’opinion n’ayant pu se décider à choisir entre les accusations portées contre la jeune femme par presque tous les amis de son mari et l’infatigable protestation qu’on sait qu’elle-même n’a point cessé de faire de son innocence, pendant les dix-huit années de luttes et de martyre qu’elle a eu à vivre après son veuvage.

Aussi comprend-on sans peine qu’une dame italienne de cœur généreux et d’ardente imagination, Mlle Maria Romano, ait un jour éprouvé le désir de pénétrer ce mystère, et de reconstituer toute vivante devant nous la véritable figure de Costanza Monti. Dans les archives publiques et privées du royaume, à Florence et à Pesaro, à Bologne et à Vicence, partout où elle pouvait espérer de trouver quelque document relatif à la vie de son héroïne, Mlle Romano s’est rendue en personne, copiant et contrôlant, ne négligeant aucune démarche pour se renseigner. Et c’est le résultat de ses recherches qu’elle nous offre maintenant, en deux volumes qui s’éclairent et se complètent l’un par l’autre : le premier consacré à la biographie de Costanza, l’autre uniquement formé de ses lettres, en majeure partie inédites. Comment supposer qu’un aussi beau zèle n’ait pas sa récompense, et que, grâce aux travaux de Mlle Romano, le secret de la fille de Monti ne nous soit pas enfin découvert ?

Hélas ! il faut pourtant reconnaître que ce secret demeure tout entier. Ou plutôt il y a, en effet, l’une des accusations portées contre la jeune femme, et la plus grave de toutes, que nous savons désormais absolument fausse : Costanza, cela paraît certain, n’a jamais tenté d’empoisonner son mari. C’est ce qu’avait affirmé déjà, comme je l’ai dit, le célèbre médecin et professeur Tommasini, de Bologne, qui avait vu le mourant à ses derniers jours ; et en vérité ni la conduite de Costanza avant et après la mort de son mari, ni le récit le plus détaillé des circonstances de cette mort, ne permettent de supposer, si peu que ce soit, qu’elle ait pu y prendre une part criminelle. Sur ce point la lumière est faite définitivement. Mais Costanza Monti, si certes elle n’a pas empoisonné son mari, est-elle cependant tout à fait innocente de sa mort ? N’a-t-elle pas contribué, par son indifférence ou sa dureté, par les chagrins de tout genre qu’elle lui a causés, à aggraver son mal et à hâter sa fin ? Mlle Romano, avec un beau courage, soutient qu’il n’y a pas l’ombre d’un reproche qu’on ait le droit de lui adresser : que, loin d’avoir été une femme criminelle, pas une fois elle n’a cessé d’être la plus vertueuse des femmes ; et que toutes les accusations qu’elle a eu à subir, et l’épouvantable supplice qu’elle a enduré, tout cela est uniquement le fait d’un complot ourdi contre elle, avec une méchanceté et une habileté infernales, par des hommes qui la haïssaient pour s’être refusée à devenir leur maîtresse. Voilà ce qu’elle soutient éloquemment, aussi bien dans la biographie de Costanza que dans la préface et les notes du recueil de ses lettres : mais, hélas ! elle ne parvient pas à nous le prouver, et tout notre bon vouloir ne nous suffit point pour pouvoir accepter l’image, qu’elle nous offre, d’une malheureuse femme parfaitement sage et bonne, n’ayant contre elle que sa grâce même, et victime d’une fatalité sans pareille au monde. A chaque page de son récit, nous rencontrons des obscurités ou des contradictions qui nous mettent en défiance ; nous avons l’impression qu’elle ne nous dit point tout, s’étant sans doute elle-même aveuglée d’avance sur tout ce qui pourrait nuire à son héroïne ; et quand ensuite nous prenons les lettres de Costanza Monti, nous y voyons bien que la malheureuse proteste obstinément de son innocence : mais ses protestations sont le plus souvent si emphatiques, et si embrouillées, et rédigées, d’une lettre à l’autre, en des phrases si pareilles, que nous avons peine à y sentir un accent réel et profond de sincérité.

Au reste, et malgré tout le zèle de Mlle Romano, une très importante série de lettres de Costanza semble lui être restée inconnue : lettres écrites par la jeune femme, entre 1819 et 1823, à un prêtre de Savignano, l’abbé Bignardi, qu’elle vénérait infiniment, et qui sans doute était son confesseur. Des extraits de ces lettres viennent d’être publiés par M. Masi[1] ; et je crois bien que l’une d’entre elles, datée du milieu de juillet 1822, vaut plus à nous faire connaître les véritables sentimens de la malheureuse femme que toutes les protestations prodiguées ensuite par elle, dans ses lettres à sa famille et aux amis de son mari. En voici tout au moins les passages principaux :


Mon cher ami, oh ! que le monde est méchant ! Si tu savais tout ce que je suis contrainte à souffrir, ton cœur excellent en gémirait. Il est bien vrai que, devant Dieu, je mérite pis encore ; mais quel droit ont les hommes d’aggraver ma conduite par les plus noires calomnies ? Ne leur suffit-il point de mon horrible disgrâce ? Certes, il n’est pas au pouvoir des hommes d’accroître les reproches que je me fais à moi-même, car ceux-ci ne cessent point de me déchirer l’âme ; mais il est en leur pouvoir de me faire, devant le monde, plus coupable que je ne suis : et c’est à quoi ils réussissent d’une façon infernale… Mille passions contraires tempêtent en moi… Giulio, oui, Giulio lui-même, du sein de Dieu, doit rendre maintenant justice à mon cœur : il voit que celui-ci n’a jamais eu de part dans mes chutes ; et que, si seulement je l’avais mieux connu, je ne me serais point précipitée sur la trace de perdition, et que jamais il n’aurait eu à répandre une larme par ma faute !

Je t’ai écrit hier la conduite déloyale du cousin de mon mari à mon égard. Je t’ai dit que, sous mille prétextes, il différait son retour à Pesaro, pour me remettre les papiers de Giulio. Or je sais qu’il est secrètement venu ici, a remis les susdits papiers entre les mains de mon beau-frère, et a disparu de nouveau, sans même monter faire visite à mon père… Tout se retourne à mon détriment : tous sont déchaînés contre moi. J’ai vu le professeur Tommasini : il m’a avoué que la façon dont on a soigné le pauvre Giulio a eu pour effet de le tuer. Je lui ai raconté ce que j’avais voulu faire moi-même ; et il m’a répondu que cela n’aurait pas suffi, vu la faiblesse du malade ; mais il a ajouté que, du moins, ce que j’avais fait était toutes choses indiquées… Aujourd’hui, on cherche à cacher les observations faites a l’autopsie. Pourquoi tant de mystères ? Oh ! si je devais tout te dire, je n’en finirais plus ! Jamais je ne me pardonnerai d’avoir été la première cause de sa maladie : mais quand je songe que celle-ci a été rendue incurable par l’ignorance de ceux qui l’ont assisté, ma douleur devient presque du désespoir. O mon Giulio, mon cher Giulio ! Dieu ne m’a point permis de racheter sa vie par la mienne, parce que, peut-être, ma mort eût été une peine insuffisante pour mes fautes… Conseille-moi dans ma misère ! Dieu voit la pureté de mes intentions ! Prie Dieu pour celui qui, je l’espère, prie pour nous ; et souviens-toi aussi de moi, l’infortunée ! Et que ce que je l’ai dit ne sorte pas de ton cœur ! Adieu, mon cher ami et bienfaiteur, aime ta pauvre Constance !

La femme qui écrivait cette lettre, en un tel moment, — quand déjà elle se savait sous le coup des plus terribles soupçons, — ne pouvait pas se croire tout à fait innocente, au secret de son cœur. Et ce n’est pas le seul aveu qui lui soit échappé. « Écoutez-moi tous ! s’écriait-elle au pied du lit de mort de son mari, c’est moi qui ai fait mourir le pauvre Giulio ! » Après quoi elle s’enfuyait d’auprès du cadavre, allait se cacher à Savignano, à Cesena, faisant ce qu’elle-même, dans une de ses lettres à l’abbé Bignardi, a naïvement appelé un « faux pas. » Toute sa conduite au lendemain du drame atteste clairement la conscience, peut-être même excessive, qu’elle avait d’être « la première cause » de la maladie de Perticari. Et le « faux pas » dont elle s’accuse est venu après bien d’autres, que nous devinons jusque sous le plaidoyer de Mlle Maria Romano, et dont le souvenir, en présence de la catastrophe finale, a dû provoquer chez elle des remords d’autant plus affreux que, avec tout cela, elle n’avait jamais cessé d’aimer l’homme qu’elle se reprochait d’avoir fait mourir.

Le fait est que l’histoire des dix années de son mariage nous apparaît tout entière comme un prologue continu de cette double catastrophe ; et je crains bien que Mlle Romano ne reste toujours seule à ne voir en elle que la victime d’un complot, savamment échafaudé sur des calomnies. Mais en même temps l’histoire de ces dix années, comme aussi de la période qui les a précédées, nous apprend quelle grosse part de responsabilité revient à d’autres qu’elle, dans les fautes de toute espèce qu’elle a pu commettre, et combien nous avons le devoir de la plaindre, pour coupable qu’elle soit : car de celle-là nous sentons vraiment qu’elle a été une victime, et la victime non pas d’une mystérieuse fatalité, comme l’imagine Mlle Romano, mais d’une éducation déplorable, avant et après son mariage, d’un manque à peu près absolu de direction morale, de la négligence ou de la légèreté imprudentes de son père et de son mari. « Je te recommande ma Costanza, — écrivait Monti à son gendre au lendemain du mariage. — Sois indulgent pour ses défauts et cultive son cœur, que je sais être foncièrement bon ! Et rappelle-toi bien que la plus grande partie des fautes que commettent les femmes sont avant tout notre ouvrage ! » Le malheur est que ni Monti lui-même, ni Perticari, ne se sont souciés de mettre en pratique ces sages conseils.

Monti, d’abord, le père de Costanza, s’occupe si peu d’elle qu’il ignore jusqu’à son âge. « Je m’étais figuré qu’elle avait atteint ses quinze ans, écrit-il à son frère en 1805 ; mais je vois, par son acte de baptême, qu’elle n’en a que treize. » Et il ajoute : « Tant mieux pour son éducation, et pour avoir le temps de lui trouver un mari ! » Puis, lorsque, l’ayant retirée du couvent, il découvre sa merveilleuse beauté et la richesse de ses dons, il n’a plus d’autre pensée que de lui « trouver un mari » qui veuille la prendre sans dot, et l’entretenir avec tout le luxe qu’il désire pour elle. « Il y a ici quelqu’un qui a jeté les yeux sur ma Costanza, écrit-il en 1806, et qui m’a fait parler pour l’avoir en mariage. En vérité l’âge de la petite est encore bien tendre (elle avait alors quatorze ans) : mais si le parti, après renseignemens pris, se trouve être tel que je le souhaite, il ne me sera pas difficile de dire oui, sauf pourtant le goût de l’enfant, à qui je ne veux point faire violence. » Encore ne craint-il pas autant qu’il le dit de « faire violence au goût de son enfant. » Il l’empêche tour à tour d’épouser deux jeunes gens qu’elle serait prête à aimer, son cousin Giovanni et l’érudit grec Mustoxidi, simplement parce que ni l’un ni l’autre ne lui semblent assez riches. Et il s’empresse au contraire de favoriser les projets du comte Perticari, bien que celui-ci lui ait avoué qu’il vient d’avoir un fils, d’une maîtresse, et bien que la jeune fille ne manifeste aucun « goût » pour ce nouveau parti. Longtemps même la froideur de Costanza fait hésiter le jeune prétendant, et retarde la conclusion du mariage. « La tristesse de Costanza, — écrit Giulio Perticari au début des fiançailles, — doit avoir pour cause le décret paternel qui lui impose un mari… Et si sa raideur ne se change pas, si elle ne montre pas une vraie joie de cette alliance, si sa mélancolie continue à trahir son cœur, mes soupçons se transformeront en certitude. » Enfin l’autorité de Monti achève de persuader la jeune fille : elle consent à oublier son pauvre Mustoxidi, pour s’efforcer d’aimer l’homme qu’on lui impose ; et le mariage se trouve conclu. « Après avoir immolé son talent et sa réputation à Plutus, il ne manquait plus à Vincenzo Monti que de sacrifier à la même divinité sa fille et son ami ! » Ce sévère jugement du poète florentin Niccolini nous est confirmé par tous les faits que nous racontent les premiers chapitres de la biographie de Mlle Romano.

J’ajoute que, certainement, ni Vincenzo Monti ni sa femme ne se sont beaucoup souciés de préparer leur enfant aux devoirs nouveaux qui s’ouvraient devant elle. Dénué lui-même de tous scrupules moraux, le père a dû se contenter d’apprendre à sa fille le latin et la prosodie ; tandis que la mère, dont la valeur morale était peut-être plus douteuse encore, n’a guère eu à lui apprendre que l’amour du luxe, la coquetterie, et l’art de séduire les hommes tout en les méprisant. Si bien que, à comparer l’âme de la jeune femme avec celles des parens qui l’ont élevée, on se demande d’où ont pu lui venir les précieuses qualités que, malgré ses fautes, on découvre chez elle : son désintéressement et sa générosité, son horreur passionnée du mensonge, le penchant tout chrétien qui, plus tard, l’a portée sans cesse davantage au pardon des offenses et à la dévotion.

Tout cela lui est venu sans doute, en partie, de sa nature, mais peut-être le germe qu’elle en avait se sera-t-il développé sous l’influence de l’exemple et des enseignemens de son mari : car celui-ci, à l’opposé des parens de Costanza, paraît bien avoir été un homme de sentimens délicats et nobles, digne de la vieille race d’honnêtes gens dont il était issu. Mlle Romano lui reproche d’avoir été avare ; mais sa femme, au contraire, s’est plainte à plusieurs reprises de sa prodigalité. Je ne vois pas non plus qu’on puisse lui faire un grand crime d’avoir, d’abord, caché à sa jeune femme qu’il avait eu d’une autre femme un enfant naturel, et, plus tard, de s’être intéressé au sort de cet enfant. Et non seulement, de l’aveu de tous, il est toujours resté fidèle à Costanza depuis son mariage, mais il la aimée, jusqu’au bout, de l’amour le plus tendre et le plus indulgent : à tel point que, lorsqu’enfin elle est accourue près de lui, à la veille de sa mort, il l’a accueillie dans ses bras avec des larmes de joie, oubliant tout ce qu’on avait pu lui dire contre elle, et tout ce qu’elle-même avait fait contre lui.

Malheureusement il aimait trop sa femme pour s’aviser qu’elle n’était encore qu’un enfant. Au lieu de travailler d’abord à la former et à se l’attacher, il s’est empressé de l’entourer d’un groupe brillant de jeunes hommes, la forçant à les tutoyer, à les traiter en camarades, à vivre avec eux dans une familiarité continue. Rien de curieux comme les lettres de Costanza, dès le lendemain de son mariage, aux anciens compagnons de plaisir de son mari ; elle les invite à venir distraire sa solitude, leur fait des querelles de jalousie quand ils espacent leurs visites, termine en les assurant de son « fidèle amour. » Tout cela le plus innocemment du monde, nous le sentons bien ; mais peu à peu, par la force des choses, elle en arrive à prendre avec ses amis deux tons différens, suivant que ses lettres risquent ou non d’être lues de leurs femmes, ou de son mari. Un jour, ce dernier ayant installé chez elle un improvisateur florentin, la jeune femme s’aperçoit que ce bellâtre lui fait la cour, et qu’elle-même n’est pas aussi insensible qu’elle le devrait à ses attentions. Dans un mouvement d’alarme ingénu, elle se jette aux pieds de son mari, lui avoue son secret, le supplie d’éloigner d’auprès d’elle cet hôte dangereux ; mais l’imprudent mari se moque de ce qu’il prend pour une exaltation romanesque ; et, non content de garder chez lui l’improvisateur durant tout le séjour de celui-ci à Pesaro, il veut encore que Costanza l’accompagne à Milan, où, d’ailleurs, la bassesse d’âme du beau Florentin finit par la guérir tout à fait de cette première faiblesse. Une autre fois, c’est le jeune Rossini qui revient à Pesaro, sa ville natale ; les Perticari s’empressent de le loger chez eux ; et la femme de chambre voit, un matin, sa maîtresse se jeter sur le lit où a dormi le compositeur, afin, dit-elle, « d’essayer de faire passer en elle, par ce contact, un peu de son génie. » De cela comme du reste le mari ne fait que rire. Lorsque la fameuse Caroline de Brunswick, princesse de Galles, se fixe à Pesaro et y ouvre sa cour, les Perticari figurent aussitôt parmi ses intimes, sauf pour les deux femmes à se fâcher, peu de temps après, et à commencer l’une contre l’autre une campagne de diffamation assez scandaleuse. Sur le rideau du nouveau théâtre de Pesaro, Perticari fait peindre le portrait de sa femme en Sapho. Et il rit encore quand il apprend qu’un certain Paolino Giorgi se vante, par toute la ville, d’avoir été l’amant de sa Costanza.

Ce Giorgi mentait : Costanza l’affirme dans ses lettres, et nous l’en croyons volontiers. Malgré toutes les tentations qu’on se plaît à multiplier autour d’elle, un sentiment inné de ses devoirs la retient encore ; et peut-être aussi subit-elle l’excellente influence de l’homme qu’elle s’est choisi pour « ami de cœur, » le marquis Antaldo Antaldi, qui paraît bien avoir été, avec Giulio Perticari, la seule honnête figure de tout ce groupe de savans et galans gentilshommes pesarais. Elle reste fidèle à son mari : mais sa vertu lui pèse, et elle s’ennuie. « C’était la femme la plus bizarre que j’aie rencontrée, — a raconté plus tard Rossini. — Elle ne cessait point de faire des folies, ni de se fâcher contre son mari ; et le pauvre Giulio venait me prier de la rendre plus calme ; » Voilà exactement où en était le jeune ménage, quand tout à coup Costanza, dans les premiers mois de 1818, se mit en tête que son ennui était dû au séjour de Pesaro, et se dissiperait si seulement elle pouvait aller habiter Rome. Depuis lors, on peut dire vraiment que le « pauvre Giulio » n’eut plus un instant de tranquillité. En vain il s’enfuyait à la campagne, pour échapper aux instances et à la mauvaise humeur de sa femme : celle-ci lui écrivait tous les jours des lettres tantôt méchantes, tantôt flatteuses et pleines de tendresse, mais toutes ayant pour unique objet de le décider au voyage de Rome. Elle lui disait, par exemple :


Je te prie, mon cher Giulio, de bien réfléchir ; et si tu ne peux pas me déloger pour toujours de Pesaro, fais au moins que je respire pendant quelques mois, et puis je me contenterai de revenir dans ce tombeau et d’y mourir. Tu sais que j’ai toujours fait miennes toutes tes volontés : tu peux donc être tranquille aussi pour l’avenir, et savoir que, du moment où tu me diras : « Revenons à Pesaro ! » je ne te ferai aucune opposition.


Ou bien encore elle termine ainsi une lettre particulièrement aimable : « Viens, viens, viens, viens, viens, viens, viens, viens, viens, viens, tout de suite, tout de suite, tout de suite, tout de suite, tout de suite, et que Dieu te bénisse ! Adieu : Ta CONSTANCE. » Après quoi elle ajoute, immédiatement : « P. -S, — Figure-toi que l’abbé Guidi a découvert à Rome, pour les Felici, deux bonnes chambres bien meublées, éclairées, et un petit salon en commun avec d’autres étrangers : lequel appartement se trouve admirablement situé ; et, tout cela, devine pour quel prix ? pour huit écus par mois ! » De telle sorte que le mari, décidément vaincu, finit par consentir au départ pour Rome.

Costanza Monti a toujours dit elle-même que ce séjour à Rome avait été le désastre de sa vie, l’origine et la cause de tous ses malheurs. Du moins voyons-nous que, arrivée à Rome, elle s’y est tout de suite ennuyée autant et plus qu’à Pesaro, et que bientôt elle a recommencé à persécuter son mari pour quitter Rome, comme elle l’avait fait pour y parvenir. Mais son mari, évidemment, tout en l’aimant toujours, s’était un peu fatigué de ses persécutions. Que s’est-il passé là, au juste, qui les a refroidis ? Une légèreté de Costanza, désormais privée des sages conseils de son cher Antaldi ? Ou bien simplement un surcroît de dureté pour « le pauvre Giulio, » qui s’était vu forcé de lui avouer, à ce même moment, l’existence d’un fils né avant leur mariage ? Sans compter que Monti, chose facile à prévoir, ne faisait point mine de vouloir payer à son gendre la petite dot naguère promise à sa fille. Quoi qu’il en soit, les lettres écrites de Rome par Costanza deviennent de jour en jour plus sombres et d’un accent plus désespéré. Elle s’y plaint de tout et de tous : mais on devine que c’est surtout de son mari qu’elle aimerait à se plaindre. Et nous y apprenons, d’autre part, que Giulio est souffrant, — malade imaginaire, croit-elle : ce qui nous permet d’imaginer de quelle façon elle doit l’accueillir, quand il lui parle de ses inquiétudes. Enfin, après deux ans d’absence, le couple revient à Pesaro : mais combien changé de ce qu’il était au départ pour Rome ! Le mari a définitivement perdu son ancienne confiance dans l’affection de sa femme ; il s’est déshabitué de chercher en elle une collaboratrice et une confidente ; il s’éloigne d’elle, instinctivement, se résigne à souffrir en silence de sa double maladie corporelle et morale. La femme, déçue et ennuyée, rendue plus faible encore par le sentiment de sa solitude, — et du reste plus belle, plus séduisante que jamais, — est prête pour le premier amant qui voudra la prendre.

Qu’elle ait eu des amans, après son retour à Pesaro, et jusqu’à la mort de son mari, c’est de quoi l’on ne peut guère sérieusement douter. Il est vrai que son histoire, durant ces deux années, est loin de nous apparaître avec la même clarté qu’elle nous est apparue jusque-là, grâce à ses propres lettres et aux souvenirs des témoins de sa vie. Ceux-ci ne nous parlent plus d’elle qu’à mots couverts, ou bien avec un parti pris évident de l’accuser ou de la défendre ; et elle-même, dans ses lettres, a désormais un ton affecté et contraint où rien ne subsiste plus de son exubérante franchise de naguère. Mais le peu que nous savons suffit pour deviner que sa conduite est maintenant devenue un scandale public. Tantôt nous la voyons se compromettre avec un gros receveur des finances, qui la poursuit, en plein jour, par les rues de la ville. Une autre fois, le soir, dans la campagne, le colonel Busi la rencontre en train de se quereller avec un certain Gavelli, qui, tout à coup, la frappe violemment du poing et s’enfuit en la couvrant d’injures. La malheureuse, nous le sentons, a cessé de s’appartenir : une véritable folie s’est emparée d’elle, dont elle ne s’éveillera plus que sous le choc soudain de la catastrophe.

Le mari, de son côté, pendant ces deux années, continue à souffrir de la maladie de foie qu’il a rapportée de Rome, — et dont sa femme, comme nous avons vu, s’accusera ensuite d’avoir été « la première cause. » Il s’inquiète, se désole, pleure : et sa femme persiste à se moquer de sa « mélancolie, » comme il s’est moqué trop longtemps des craintes ou des tentations qu’elle lui confessait. A tous ses amis elle répète que la maladie de Giulio est absolument imaginaire. « On a consulté plusieurs médecins, écrit-elle, et tous ont répondu la même chose, lui assurant qu’il finira par être atteint d’une maladie sérieuse s’il ne s’enlève pas de la tête la peur d’être déjà sérieusement malade. » Jusqu’au bout, avec un aveuglement incroyable, c’est sur ce ton quelle va parler de la santé d’un homme qui se meurt, épuisé, anéanti, devenu d’une maigreur et d’une pâleur effrayantes. Elle le quitte pendant des semaines pour accompagner à Bologne son père, qui veut se faire opérer d’une fistule à l’œil. Et voici la dernière lettre qu’elle lui écrit, de Savignano, le 11 mai 1822, c’est-à-dire quand Giulio n’a plus que quelques jours à vivre :


Mon cher mari, Votre lettre du 8 m’apprend que vous n’avez pas reçu celle que mon père vous a écrite avant de quitter Bologne… Je suis très fâchée de vous savoir encore malade. Si vous croyez que mon assistance puisse vous faire quelque plaisir, écrivez-le-moi, et je laisserai volontiers ma chère solitude d’ici pour aller m’acquitter de mon devoir. En tout cas, je vous prie de me tenir au courant de votre santé, et de bien vous soigner. Papa m’a écrit deux lignes de Milan, mais sans rien me dire de l’opinion des médecins sur son mal. Ce silence me tient en grande inquiétude. Demain, sans doute, j’aurai des nouvelles de l’opération : je tremble à cette seule pensée. De tout ce qu’il m’écrira vous serez informé. Tâchez de vous guérir, vous aussi, et croyez-moi votre épouse dévouée, COSTANZA.


Et cependant elle aimait son mari : de cela non plus il ne nous est point permis de douter. Comme elle le dit dans sa lettre à l’abbé Bignardi, « son cœur n’a pas eu de part dans les fautes qu’elle a commises. » Et nous avons la certitude qu’elle ne ment pas, lorsque, jusqu’à la fin de sa vie, elle affirme que sa plus affreuse angoisse ne vient pas autant des accusations élevées contre elle, ni de sa pauvreté et de sa solitude, ni même de ses remords, que de la « torturante pensée » qu’elle n’a plus auprès d’elle le seul homme qu’elle ait aimé, celui qu’elle aime toujours. Qu’on imagine donc ce qu’ont dû être pour elle les dix-huit années qu’elle lui a survécu ! Qu’on se la représente abandonnée de tous, exposée aux reproches continuels de ses parens, réduite bientôt à ne plus même trouver personne qui veuille l’écouter : mais surtout contrainte à protester sans trêve de son innocence, tandis qu’une voix secrète lui affirme qu’elle est coupable, — autrement qu’on ne l’accuse de l’être, mais non moins gravement ! Expiation égale, certes, sinon supérieure, à ce qu’a pu être la faute ; et ainsi une profonde pitié est le seul sentiment que nous laisse, en fin de compte, toute l’histoire des erreurs et des souffrances de Costanza Monti.


T. DE WYZEWA.

  1. Nuova Antologia du 1er août 1904. C’est probablement au même abbé Bignardi qu’était adressée une des lettres les plus intéressantes du recueil de Mlle Romano, et dont celle-ci nous dit qu’elle n’a pu en découvrir le destinataire (pages 133 et suivantes).