Revues étrangères - La Jeunesse d’un poète allemand

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - La Jeunesse d’un poète allemand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA JEUNESSE D’UN POÈTE ALLEMAND


Aus Chamisso’s Frühzeit, par Ludwig Geiger, 1 vol. in-18 ; Berlin, 1906.


Parmi les griefs divers que peut invoquer notre poésie contre les hommes et les choses de la Révolution, le plus fort, assurément, restera toujours la mort prématurée d’André Chénier : mais j’ai souvent pensé que la Révolution avait causé aux lettres françaises un autre dommage à peine moins grave lorsque, vers la fin de l’année 1790, elle avait forcé à sortir de France une excellente famille de gentilshommes lorrains, les Chamisso (ou Chamissot) de Boncourt. Car il y avait dans cette famille un enfant, alors âgé de neuf ans, Louis-Charles-Adélaïde de Chamisso, qui, ayant reçu de la nature une âme essentiellement « poétique, » et, avec cela, toute française, mais transplanté en Allemagne au moment de la vie où l’esprit des enfans adopte à jamais, pour ainsi dire, sa nationalité intellectuelle, soumis à une éducation allemande, bientôt uni d’une étroite amitié avec de jeunes écrivains allemands, allait fatalement prendre l’habitude de « penser » dans la langue de sa nouvelle patrie, et d’employer au service d’une littérature étrangère le don précieux de poésie qu’il portait en soi.

Non pas que l’auteur de Pierre Schlemihl ait été un grand poète allemand. Les « naturalisations » du genre de celle qu’il avait dû subir ne s’accomplissent jamais d’une façon absolue. La langue même lui manquait : car, tout en ayant oublié le français, — qu’il devait s’efforcer vainement de réapprendre, plus tard, pendant son séjour de deux ans auprès de Barante et de Mme de Staël, — il n’était point parvenu à se rendre tout à fait maître de la langue allemande, et nous savons aujourd’hui que, jusqu’au bout, dans ses poèmes et ses écrits en prose, ses amis ont eu à corriger d’innombrables fautes d’orthographe, et surtout de grammaire. Mais à cette ignorance matérielle son instinct de poète suppléait amplement : peu d’hommes ont traité la langue allemande avec autant d’élégance, de grâce à la fois légère et délicate, de simple et expressive harmonie musicale. Ce qui l’a toujours gêné bien plus profondément, c’est le mélange qu’il a senti en lui d’élémens divers et opposés, ne lui permettant point de s’épancher, dans son œuvre, avec la même aisance spontanée que les autres poètes de son entourage, dont aucun, cependant, n’avait une originalité ni un talent comparables aux siens. Il avait beau « penser » en allemand : son imagination, ses sentimens, tout le fond de son âme était resté français ; et de là vient que son œuvre, malgré son éminente beauté poétique et l’admirable perfection de sa forme, ne donne pas au lecteur allemand l’impression de plaisir naturel et entier que lui procurent d’autres œuvres, d’un mérite artistique évidemment inférieur.

Aussi bien dans ses pièces lyriques et ses ballades que dans son Pierre Schlemihl et dans la relation de son voyage autour du monde, — toutes œuvres qui, du reste, tiennent une place considérable dans la littérature allemande, et ont eu un rôle historique plus considérable encore, — nous avons l’impression que ce qui empêche ces œuvres d’être parfaitement belles, au point de vue allemand, ne tient qu’à la nature française de l’auteur, et, dans des œuvres françaises, aurait été une source de pure et charmante beauté. Car le fait est qu’il y a, entre la poésie des deux races, la même différence qu’entre leur musique : en Allemagne, le sentiment a toujours le pas sur l’idée, toujours les mots restent en arrière de la mélodie. Et rien n’est plus frappant, dans tous les écrits de Chamisso, que la présence continue de l’image et de l’idée, et, sous la musique des mots, l’impossibilité manifeste où est ce poète allemand de séparer jamais sa pensée de son émotion, pour laisser à celle-ci un plus libre cours. Jusque dans ses élans les plus passionnés, l’ex-gentilhomme français demeure « raisonnable ; » ou plutôt il est fait de telle manière que toujours son esprit s’exalte en même temps que son cœur. Son style garde constamment une précision, une clarté, un relief merveilleux, et merveilleusement adaptés à la fine musique qui les accompagnent. L’histoire de Pierre Schlemihl est, à ce point de vue, un morceau unique dans les lettres allemandes : la phrase y a une transparence, une verve rapide, qui semblent venir tout droit des contes de Voltaire, et le sentiment même, le mélange d’ironie et de passion dont l’histoire est imprégnée, se rattachent moins au romantisme des Hoffmann ou des Brentano qu’à celui de Musset. Dans les sonnets, dans les admirables cycles intitulés L’Amour et la Vie des Femmes, les Larmes, l’Aveugle, les Chants et Images de la Vie, toujours la signification propre des mots affleure la musique, comme dans les opéras de Gluck ou de Grétry, comme dans les chants de tout poète français. Je ne puis lire ces œuvres exquises sans songer au trésor de poésie dont nous a privés la Révolution en condamnant le génie de Chamisso à s’expatrier, à subir une transformation qui n’a pu manquer de lui être funeste, tandis qu’il était né pour se développer lentement et sûrement dans son milieu natal, et pour s’y épanouir en fleurs d’un parfum immortel.


Et, de même qu’il se manifeste à nous dans les œuvres de Chamisso, ce fond tout « poétique » de son âme nous apparaît dans une série de lettres intimes du jeune gentilhomme franco-prussien que vient de découvrir et de publier un érudit allemand, M. Louis Geiger, en y joignant quelques notes historiques et biographiques. La plupart de ces lettres sont adressées par Chamisso à un ami d’enfance, le chevalier Louis de la Foye, qui, émigré comme lui, et après avoir servi avec lui dans l’armée prussienne, était rentré en France dès 1804, et avait aussitôt obtenu une place de professeur au lycée de Caen. L’amitié même que lui portait Chamisso, avec sa tendresse ardente, son aspiration romanesque vers une complète unité de sentimens et d’idées, suffirait déjà à nous révéler un vrai cœur de poète. Et voici d’abord, traduite presque tout entière, une lettre où ce cœur se manifeste à nous dans toute sa beauté, sous l’influence de l’un des conflits intérieurs les plus douloureux que lui ait imposés la fatale nécessité de son « déracinement. » Officier dans l’armée du duc de Brunswick, Chamisso écrit à son ami, du camp de Hildesheim, à la veille peut-être d’avoir à marcher contre les troupes françaises :


19 octobre 1805.

… Quant à moi, mon frère bien-aimé, quant à ton ami, qui a beaucoup, beaucoup souffert, je suis à présent tranquille et gai, et je t’écris tout à l’aise de chez le paysan Hozle, où je suis logé depuis deux jours déjà. Mes parens (qui étaient rentrés en France) insistent pour que j’entreprenne aussitôt mon voyage ; car je devine, d’après leurs paroles, qu’ils ont appris à connaître, cet hiver, la fiancée qu’ils me destinent pour l’avenir. D’autre part, Cérès (une amie française qu’il a connue à Berlin, et qui est également rentrée à Paris) m’écrit une lettre toute fondue d’amour, intime et vraie, et sans artifice. Elle me dit comment, entourée d’hommes qui ne la comprennent point, elle aspire à s’éloigner d’eux, comment elle apprend à apprécier la valeur des Allemands, comment le désir de la tranquillité l’oblige à demeurer parmi ces hommes qu’elle déteste, mais comment elle veut encore me voir, s’entretenir avec moi, et est résolue à m’attendre à Paris, où elle m’appelle, avant de décider de sa destinée. Voilà ce qu’est sa lettre ; et c’est en ce moment, frère, que je me trouve forcé de marcher, et pour aller où ? Où ? On avait dit d’abord que ce serait contre les Russes, et je me réjouissais, après mon sacrifice accompli, de me trouver contraint à cette activité qui convient à l’homme. Mais maintenant, maintenant voici que je vais peut-être avoir à marcher contre ma patrie ! Honneur, devoir ! Mais est-ce que l’honneur lui-même n’est pas un devoir ? Oui, mais est-ce que l’honneur exige vraiment cela ? Et aurais-je pu agir autrement, et l’aurais-je dû ? Je ne le sais pas. Cette fois encore, j’ai fermé les yeux et j’ai suivi, tout en éprouvant un sentiment d’angoisse et aussi de honte. Frère, et si l’armée française t’emmenait, et que le noir génie te plaçât en face de moi, et qu’ainsi les destinées tranchassent notre sort dans notre nuit !… Contre nos armées françaises, que je couvrirais volontiers de baisers, contre ces alertes et hardis jeunes gens qui marchent à pied, libres de bagages, qui dorment sous le froid sur la terre nue, et qui sont vifs comme ne le sont pas même les courriers d’ici, que sommes-nous, nous autres ? Le roi nous a engagés à faire la campagne à pied, par raison d’économie : mais nous avons tenu bon contre lui ; et moi-même, moi qui désirais, autant que l’on peut désirer quelque chose, d’être délivré du poids encombrant de ces chevaux, il faut que je les garde, tandis qu’ils me sucent, en dépenses, le sang de mon âme. Des tables, des sièges, des lits et de la literie, même des tables de nuit, nous traînons tout cela avec nous : et nous nous traînons nous-mêmes en gémissant, pendant trois lieues, après, quoi nous tombons à plat. Sans compter qu’il règne ici, dès le début, un aimable désordre qui m’épouvante : le pain, le fourrage manquent, et les chevaux même. Pour ma part, je n’ai rien emporté que des instrumens de défense contre le vil, détestable et abrutissant froid ; mais qu’Homère, mon lexique, et une écritoire sont venus avec moi, c’est ce que tu devines sans que j’aie besoin de te le dire. Dès avant le départ, trois chefs de compagnie (d’autres régimens) se sont saoulés, battus, et coupé la gorge… La nuit du départ, mes amis ont monté chez moi du vin et du punch, et nous nous sommes exaltés là-dessus, joyeusement. Pendant la marche, des hommes, des femmes, et des enfans sont sortis de leurs maisons pour me saluer. Mais, au reste, il m’est impossible de te tout raconter.

L’Almanach des Muses paraîtra, mais très en retard. J’en ai déjà corrigé une feuille. Et la lettre se termine par une liste de poèmes et de romans dont Chamisso annonce l’envoi à son ami, en l’engageant à les lire.


Dans les autres lettres de Chamisso à La Foye, écrites avant et après celle-là, le poète ne parle guère à son ami que de poésie et d’amour. Il l’entretient de son Almanach des Muses, qu’il a fondé à Berlin, et qui va devenir le véritable berceau de la nouvelle école romantique allemande. Mais surtout, il lui parle des femmes dont il est amoureux ; et l’on peut bien dire qu’il ne vit que de leur pensée. Ses lettres nous en laissent apercevoir plus d’une demi-douzaine, dont chacune séduit le jeune homme par quelque aspect nouveau de « l’éternel féminin. » Souvent il en aime trois, parfois quatre, en même temps, et avec la même ardeur toute lyrique, s’ingéniant à leur prêter non seulement des vertus merveilleuses, mais des souffrances inconnues au monde jusqu’alors. Dans la fièvre charmante de la vingtième année, il ne peut voir une femme sans l’aimer ; et j’ajouterai que, ici encore, il les aime « à la française, » avec une galanterie plus sensuelle, à la fois plus entreprenante et plus passagère, que celle où nous ont accoutumés les autres poètes allemands.

Adorables figures de jeunes Berlinoises, je voudrais pouvoir m’arrêter à les dessiner, d’après les rapides esquisses semées tout au long des lettres de Chamisso ! C’est, par exemple, la fille d’un professeur de l’Académie militaire, Maschinka Burja, que Chamisso a rencontrée dans une famille amie, au plus fort de sa passion pour une autre femme. « Je dois pourtant t’avouer, bien cher ami, que ma conscience n’est pas tout à fait pure, malgré mes belles protestations. Car suis-moi, maintenant, sur une autre scène ! A Potsdam, il y a quelques semaines, dans le cercle des filles d’Itzig, j’ai vu fleurir, à peine remise d’une longue maladie, une amie de la maison, Maschinka Burja. La petite jeune fille n’est pas jolie, et je dois déjà l’avoir rencontrée souvent sans la remarquer : mais elle est, avec toutes ses souffrances physiques, gaie, compatissante, féminine et voulant être féminine, dépourvue de science et cependant instruite. Quelques entretiens, pendant une promenade en bateau, sur l’honneur, l’éducation et la vocation de la femme, nous ont rapprochés ; à table, nous nous sommes assis l’un près de l’autre, et avons causé, et, Dieu sait comment, nous nous sommes déjà sentis ne faisant qu’un seul être. La fois suivante, sont venues quelques agaceries : j’avais pris une fleur sur sa poitrine, et ils m’ont tous ordonné de faire un poème, pour ma bien-aimée, sur cette fleur… Une autre fois encore, j’ai hâtivement dessiné son profil, comme l’on avait parlé de mon métier de peintre ; et, à la promenade d’après, je lui ai offert un portrait fort bien réussi. Dans tout cela, elle s’est toujours comportée avec tristesse, mais sans rien refuser ; et moi, toujours simplement galant, jamais passionné. En promenade, je lui ai doucement serré la main : elle n’a point répondu à la pression, mais n’a point retiré sa main… Voilà, cher ami, mon récit, ou ma confession ! Retrouve-toi, là dedans, comme tu pourras ; quant à moi, je me laisse conduire, sans l’éperonner, par la jument boiteuse de ma destinée. Je me demande si je vais, à présent, parler de Maschinka à Cérès, et de Cérès à Maschinka ? Dieu sait que je suis homme à exécuter ce coup de génie. Mais ce qui paraîtrait insensé chez un autre apparaîtra, de ma part, si simplement bon enfant qu’on ne l’en jugera encore que plus insensé. Ma foi, à la grâce de Dieu ! » Ou bien, c’est une jeune poète, Augusta Klaproth, « une fleur de rêve, aspirant à l’éther bleu, mais retenue au sol par un faible ruban ; et le ruban la blesse, et elle se fane tristement. » Chamisso prend l’habitude de se promener longuement avec elle, « s’entretenant de la poésie, et du monde, et de l’homme. » Mille fois ils faisaient le tour du minuscule jardin des Klaproth, « jusqu’au moment où les étoiles commençaient à scintiller. » Et, dit-il, « nous étions libres et confians comme l’air du printemps, et, de même que le monde fleuri du printemps, nous projetions, pour le prochain avenir, les plans d’un sérieux et fructueux travail en commun. » Mais le père et le frère d’Augusta, un peu inquiets de cette intimité, signifient au jeune officier d’avoir à espacer, désormais, ses visites. « Nous étions muets, échangeant des regards ; des larmes roulaient sur ses joues ; elle m’a vivement tendu sa main que, vivement aussi, j’ai pressée sur mes lèvres ; et ainsi, je suis parvenu jusqu’au seuil de la maison. Mais, mon bien cher ami, depuis lors je ne vois plus rien que ces larmes qu’elle a pleurées pour moi ; et rien ne me manque qu’elle seule, et tout me manque. » Ou bien encore c’est la belle, sentimentale, et complaisante jeune femme d’un libraire berlinois, Sophie Sander. « C’est une créature merveilleuse et divine, comme d’ailleurs toutes les femmes que j’ai connues et qui m’ont attiré. Son malheur, elle le supporte avec ironie, et peut-être en a-t-elle retiré un peu d’amertume ; mais je la crois naturelle, et, en plus des dons très hauts qui peuvent captiver un Allemand, elle possède encore tous ceux qui peuvent captiver un Français. Me comprends-tu ? On peut, auprès d’elle, plaisanter et rire des choses les plus terribles, tout en sentant très profondément ce qu’elles ont de terrible. » Mais, au-dessus de ces aimables figures légèrement indiquées, une autre jeune femme, d’une espèce tout autre, s’est emparée du cœur de Chamisso, et se complaît à le tourmenter. Dans une famille de riches négocians juifs, où il fréquentait, le jeune homme a rencontré une institutrice française, Mme Cérès Duvernay, veuve d’un officier, et, du moins à l’en croire, fiancée à un riche Américain qui doit venir bientôt se marier avec elle. Cette étrange et inquiétante personne paraît avoir été vraiment très belle, et avec un génie de coquetterie tout à fait supérieur. Chacune des lettres de Chamisso est remplie du récit des scènes, infiniment variées, qu’elle s’ingénie à lui faire, avec un art de comédienne dont le pauvre garçon est tout bouleversé. Au cours d’un même entretien, elle s’offre à lui, se reprend, lui fait jurer de ne la tenir que pour une sœur, tombe dans ses bras avec des baisers entrecoupés de larmes, et s’enfuit en lui défendant de se montrer jamais devant elle. Elle torture à plaisir le cœur du poète ; mais, sans doute, se rend-elle compte du plaisir qu’elle lui cause par là, et que c’est un sûr moyen de le retenir : car nous sentons, à la manière dont Chamisso parle d’elle à son ami, que, tandis que son cœur souffre sincèrement de cette comédie qu’il ne peut s’empêcher de prendre au sérieux, son esprit de poète, et de poète français, s’en amuse, y goûte la joie raffinée d’une belle œuvre d’art. Une fois de plus, je serais tenté d’évoquer le souvenir de Musset, encore qu’à l’opposé de l’auteur de la Confession d’un enfant du siècle, Chamisso se satisfasse de sa propre souffrance, sans éprouver le besoin de la faire partager à la femme qu’il aime.

Toujours est-il que ce roman a occupé plusieurs années de la jeunesse du poète : il n’a pris fin qu’à Paris, où les deux amans berlinois se sont retrouvés en janvier 1807, et où il semble que le jeune homme, tout d’un coup, se soit fatigué de l’interminable comédie que Cérès Duvernay s’entêtait à poursuivre. Et sans doute ne s’en est-il fatigué que parce qu’un nouvel amour avait pris possession de son cœur : un amour sur lequel, malheureusement, ses lettres ne nous renseignent que d’une façon très sommaire et très incomplète. Nous savons seulement qu’il a retrouvé, à Paris, une femme de lettres allemande rencontrée déjà à Berlin, Helmine de Chezy, qu’il est allé passer quelques jours avec elle à Montmorency, qu’il a renoncé pour elle à divers projets de mariage que lui proposait sa famille, et qu’ensuite Helmine de Chézy a essayé de venir le reprendre, pendant qu’il était chez Mme de Staël, au château de Chaumont.

Lorsque Chamisso est mort, en 1838, Helmine, qui était alors devenue le plus insupportable et le plus encombrant des bas-bleus, a multiplié les occasions de faire entendre qu’elle avait été l’objet du principal, de l’unique amour du poète. D’autre part, des lettres du fidèle La Foye, écrites aux amis berlinois de Chamisso pendant le séjour de celui-ci en France, nous montrent que le plus intime confident du poète s’est beaucoup inquiété des relations de son ami avec l’aventurière qu’était, au total, Helmine de Chézy. Mais le témoignage de Chamisso lui-même nous manque, pour nous éclairer sur ce nouveau roman, qui, du reste, doit avoir été d’assez courte durée. Au moment du mariage du poète, en 1819, Helmine lui a écrit pour lui reprocher de ne lui avoir pas annoncé cet événement. La réponse de Chamisso vient d’être découverte par M. Geiger : elle est très belle dans sa simplicité ; et, sans confirmer le moins du monde la prétention d’Helmine à avoir été le seul amour du poète, elle prouve que la femme de lettres a vraiment tenu jadis, pendant quelques semaines, une très grande place dans son jeune cœur :


Merci, chère Helmine, pour ta sympathie, pour ta lettre, et même pour les reproches que tu me fais, et que d’ailleurs je ne mérite pas entièrement. En vérité, je t’ai écrit, une fois, l’année passée : mais la lettre est restée chez Hitzig et, en fin de compte, n’a pas été expédiée. Il m’a fallu tant de temps pour me réinstaller tout à fait à l’aise dans ma patrie (c’était, désormais, la Prusse et Berlin) que les journaux ont raconté les incidens de mon grand voyage et mon retour avant que j’eusse pu en faire part à mes plus chers amis ; et ainsi il est arrivé que je suis testé muet.

J’attends toujours la promesse que l’on m’a faite de me bâtir une maison au Jardin Botanique ; et c’est dans cette attente que je vis, auprès de l’ange que je ne mérite point d’avoir à moi, de l’ange pur, clair, tranquille et gai, devant lequel je m’incline humblement, l’adorant avec la raison expérimentée qui m’est venue, hélas ! accompagnée de cheveux gris, et avec tout l’amour d’un cœur de vingt ans. Quant à elle, elle m’aime comme un enfant, comme une femme. Je crois, ou plutôt je sais, que je serai heureux dans mon ménage ; et jamais je n’ai cru à un autre bonheur, jamais je n’en ai désiré un autre. Seulement, je ne croyais pas que ce bonheur pût encore fleurir pour moi, et j’étais philosophiquement disposé à y renoncer.

J’ai très bien compris ton cœur, ma chère sœur, je sais qu’il est pur et bon. Mais la destinée s’est montrée cruelle pour toi, et il ne t’a été donné de connaître que les ruines de toi-même. Si j’avais pu quelque chose pour toi, je l’aurais fait. Ma vie, qui a longtemps débordé par delà ses rives, rentre maintenant pieusement dans son lit étroit et ombragé, pour y couler d’un cours mesuré et clair jusqu’au terme où elle doit aller. Pour toi, que la bénédiction et la joie résident sur toi ; et n’oublie point, toi qui es bonne, ton heureux frère qui t’aime bien sincèrement !


Dr AD. V. Ca.

Les relations de Chamisso avec Mme de Staël n’ont point l’attrait romanesque de ses aventures amoureuses avec Cérès Duvernay et Helmine de Chézy : mais elles n’en forment pas moins un chapitre bien caractéristique de sa vie, et peut-être le plus intéressant de tous pour le lecteur français. En 1809, le jeune poète était revenu en France, où des amis lui avaient promis de lui obtenir un emploi de professeur, pareil à celui qu’occupait, à Caen, son cher confident La Foye. Mais Chamisso, au lieu de faire les démarches et visites que l’on attendait de lui, ne pensait plus, désormais, qu’à écrire des poèmes allemands, ou à discuter des problèmes littéraires avec ses anciens compagnons berlinois. En juillet 1810, il se rendit au château de Chaumont, où Schlegel l’avait invité pour s’occuper avec lui d’une traduction française de ses fameuses Leçons sur la littérature dramatique ; et là, tout de suite, il se sentit si profondément captivé par l’esprit et le caractère de Mme de Staël qu’il résolut de se fixer, pour toujours, auprès d’elle, renonçant à ses projets universitaires.

M. Geiger publie un certain nombre de lettres écrites par lui pendant ce séjour à Chaumont, puis aux environs de Blois, où Mme de Staël s’était transportée. En août 1810, le poète écrit à ses amis de Berlin : « La Staël n’est pas une femme ordinaire. Elle a un mélange de précision et d’enthousiasme ; elle saisit toutes les idées avec son cœur, elle est passionnée et orageuse… Pour étranger que je me sente dans sa sphère, elle m’a recherché et reconnu, m’a témoigné confiance et amitié ; et j’ai eu un grand bonheur à pouvoir l’approcher. » En septembre : « La Staël est une créature très remarquable, et d’une espèce très rare, avec le sérieux des Allemands, la flamme des gens du Midi, la forme des Français. Elle est éloquente, ouverte, passionnée, jalouse, tout enthousiasme. » Le 11 octobre : « Cette femme aurait pu m’aimer ; mais je suis devenu son ami, et ainsi nous resterons désormais. » Vers le même temps, une lettre à La Foye contient le curieux passage que voici : « Mme de Staël a pour moi une pleine confiance, une considération et une amitié parfaites. Et elle a aussi pour moi de l’amour, comme elle me l’a dit passionnément et avec des larmes, mais un noble amour qui se fond dans l’intérêt affectueux qu’elle me porte. Elle m’a dit, tout carrément, que l’amitié, auprès d’elle, ne pouvait pas aller sans l’amour. Et je suis très touché de cela, et très fier ; j’éprouve pour elle une amitié très intime, je compte sur elle ; elle est ma belle et noble amie : mais rien de plus. » Tout porte à croire, cependant, que ce sentiment aurait pris une nature plus tendre si, vers la fin d’octobre 1810, les entretiens de Chamisso et de Mme de Staël n’avaient pas été interrompus par un séjour assez prolongé du jeune poète à Napoléonville (la Roche-sur-Yon), où Prosper de Barante, qui y était alors préfet, l’avait fait venir pour recevoir de lui des leçons d’allemand. Tel était, du moins, le motif avoué de ce séjour de Chamisso auprès de Barante : mais une longue lettre de Mme de Staël, publiée pour la première fois par M. Geiger, semble indiquer que l’auteur de Corinne, en envoyant son hôte à Napoléon-ville, l’avait chargé d’une mission confidentielle, qui ne parait point, d’ailleurs, avoir abouti. Voici cette importante lettre, écrite en français, de Genève, le 19 décembre 1810 :


Je suis sûre, mon cher ami, que me connaissant, vous sentez ce que j’ai écrit à Prosper. Je lui ai mandé que tout ce qui est à moi était à ses ordres, et j’attends sa réponse. Je ne crois pas, comme vous, qu’il quitte sa carrière. Son père est fort ambitieux ; et, si j’en avais pu douter, je l’aurais terriblement vu par sa manière d’être dans cette circonstance. Il est peu d’intérieurs qui m’aient paru plus désagréables que celui de M. de B… le père. Autant Prosper est aimable, facile, délicat, autant l’autre est ombrageux et despotique ; et plus il est estimable sur les grands rapports de la morale, plus on se reproche de le trouver insupportable. Je pense donc que Prosper ferait très mal, s’il ne s’unit pas à moi, de se mettre d’une manière quelconque dans la dépendance de son père.

Vous trouverez peut-être singulier qu’une personne aussi vive que moi parle avec cette simplicité du sort de sa vie : mais j’ai plus éprouvé que personne combien je ne puis rien sur ma destinée. J’aime assez tendrement Prosper pour être heureuse de n’exister que pour lui : mais, s’il n’a pas le mouvement qui répond au mien, j’ai un trésor de résignation, — ou de fierté, comme vous voudrez l’expliquer, — qui me fera soutenir ce chagrin. Je le connais, le chagrin, et mes yeux ont versé bien des larmes. Mais jamais, excepté dans mes rapports avec M. de Staël, je n’ai eu tort envers personne, et ma conduite avec Prosper, en particulier, est inattaquable, du moins je le crois ainsi. Le monde route sur ma tête : c’est plus qu’un pauvre passereau n’en peut supporter. La main qui réunit la Baltique à la Seine ne peut changer mon cœur : mais elle doit disposer de mon sort ; et, quand la moitié probable de la vie est parcourue, le prestige de l’existence est fini.

En voilà beaucoup sur moi ! Peut-être Prosper ne vous aura-t-il pas dit ce que je lui ai écrit : mais, disposant de mon secret, je n’ai pas craint de vous le confier. Mon cœur seul, et non mon amour-propre craint sa réponse. Après tout, si ce sort ne lui paraît pas heureux, il ne l’aurait pas été pour moi. Parlons de vous ! Si je restais ici, Je vous prierais avec instance de venir vivre près de moi ; mais, si mes liens avec Prosper sont brisés, je compte m’éloigner au printemps ; mais, en vérité, ce que je deviendrai, je l’ignore…

Je vais vous dire une bêtise, mais qui cependant est essentielle. Pour-riez-vous faire le sacrifice de cette pipe, qui nous est si pénible à tous, nous autres Français ? J’avais l’idée de quelque chose qui peut-être vous aurait été agréable : mais cela y est un obstacle. Adieu, God bless you ! Vous m’avez écrit une lettre très spirituelle. Ne croyez pas que la religion fasse sortir de la vie : elle en est le secret ; ce n’est que l’expropriation de soi-même. Adieu, adieu ! Votre raison pour ne pas m’écrire est fort spirituelle : mais, a présent que je vous ai donné une grande raison personnelle à moi de me répondre, parlez-moi ! Adieu.


Une trace de ce séjour de Chamisso à la Roche-sur-Yon se retrouve dans les Souvenirs de Prosper de Barante. « Peu de jours plus tard, arriva, pour vivre quelque temps avec moi, le jeune M. de Chamisso… Il était tout enfant au moment où son père émigrait. Élevé à Berlin, ses études avaient été excellentes, et suivies rapidement de succès littéraires. Mais, devenu Germain, il ne se rappelait même plus le français. Il désirait maintenant une position dans sa patrie : car la Révolution avait complètement détruit la fortune de sa famille. Mme de Staël, à qui il était recommandé, et qui savait que je m’occupais de l’allemand, me le confiait. Il resta deux mois à Napoléon. Je lui dois le peu de connaissance de cette langue que j’aie jamais eu. » Et Chamisso lui-même, d’autre part, toujours prompt à l’enthousiasme, ne parle jamais de Barante qu’en termes assez froids. Évidemment les deux caractères étaient trop différens pour qu’une véritable amitié pût s’établir entre eux.

Toujours est-il que, dès les premiers mois de 1811, nous voyons le jeune poète fixé, de nouveau, auprès de Mme de Staël, qu’il ne quittera plus qu’à la fin de mai 1812, pour aller définitivement demeurer à Berlin. Ses lettres, mises au jour par M. Geiger, nous apportent l’écho de ses sentimens, pendant cette seconde période de ses relations avec son illustre hôtesse. Les velléités amoureuses de l’année précédente ont maintenant disparu : mais c’est pour être remplacées, dans le cœur exalté du poète, par un mélange non moins passionné de pitié et d’admiration. « L’abandonner à présent, écrit-il en septembre 1811, serait véritablement trop dur. Car elle est très malheureuse : et, tout homme qu’elle aime, la malédiction s’abat sur lui. Tous ses amis lui ont été enlevés ; et celui qui a partagé, pendant un temps, son bonheur, ne peut pas se détourner d’elle aussi aisément… Elle estime et apprécie mon caractère. La première fois que j’étais chez elle, je crois bien qu’elle a éprouvé un certain attrait pour moi. Cette fois-ci, je l’ai trouvée engagée dans une liaison qui l’a entièrement éloignée de moi : et, moi-même, je me suis reculé fièrement ; de telle sorte que nous avons été assez froids l’un en face de l’autre. Elle m’accuse d’orgueil ; et il est vrai que je me défends contre elle, comme contre une force supérieure ; elle le sent bien, du reste, et m’en tient compte. A l’occasion de mon départ projeté, nous nous sommes, de nouveau, serré les mains d’une étreinte très vive : je t’envoie les vers que j’ai écrits pour elle. Mais, sous tout cela, je reconnais tranquillement, avec mon cœur comme avec ma raison, que nous ne pouvons que nous tendre la main par-delà une frontière qui nous empêchera toujours de nous unir plus étroitement. »

Il parle encore de cette « frontière » dans plusieurs autres de ses lettres ; et souvent il ajoute expressément que cette « frontière » est « le Rhin, » c’est-à-dire la différence de la nationalité intellectuelle et morale de Mme de Staël et de la sienne propre. Car ce long séjour dans un milieu français, faute d’avoir été suffisamment préparé, a eu pour effet d’achever à jamais son « déracinement. » Toute sa pensée et tout son cœur sont maintenant à Berlin. L’Allemagne a décidément conquis cette âme exquise de poète, que la nature avait destinée à fleurir pour nous.


T. DE WYZEWA.