Revues étrangères - La Première version du Wilhelm Meister de Goethe

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Revues étrangères - La Première version du Wilhelm Meister de Goethe
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA PREMIÈRE VERSION DU WILHELM MEISTER DE GŒTHE


Gœthe. Wilhelm Meisters theatralische Sendung, par le professeur G. Billeter, un vol. in-8o, Zurich, librairie Rascher, 1910.


Si les journaux nous apprenaient tout à coup la découverte, absolument authentique, d’une tragédie perdue de Racine ou d’un roman de Balzac dont nous ignorions l’existence, voire de quelques chants inédits de la Légende des Siècles, certes nous accueillerions la nouvelle avec une surprise mélangée de plaisir : mais ni la surprise ni le plaisir ne revêtiraient sans doute chez nous le caractère passionné de la curiosité avec laquelle nous avons longtemps attendu, par exemple, l’apparition de la dernière comédie de M. Rostand. Nous apportons désormais, cela est trop sûr, un calme et un détachement singuliers à honorer la mémoire de nos grands écrivains nationaux, sauf le cas où leur souvenir nous est momentanément rappelé par l’exhumation de certains détails, plus ou moins scandaleux, de leur vie privée. Il en va tout autrement en Allemagne, et l’étroite communion du public entier avec le génie de ses poètes classiques vient de nous y être prouvée, une fois de plus, par l’attitude enthousiaste de ce public à l’égard de la rédaction primitive d’un roman de Gœthe qu’a récemment découverte, à Zurich, le professeur Billeter. Le fait est que l’annonce de cette heureuse trouvaille s’est aussitôt répandue à travers tous les pays de langue allemande ; et je ne crois pas que nul événement politique ou littéraire, depuis des années, ait causé une émotion comparable à celle que l’on a vue se manifester en cette occasion. Impossible, aujourd’hui encore, d’ouvrir un journal sans y rencontrer une mention nouvelle de ce qu’on est convenu d’appeler le Proto-Meister, c’est-à-dire la première version du roman refondu ensuite par Gœthe sous le titre de : Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Un bruyant débat s’est engagé touchant la propriété littéraire du manuscrit de ce « brouillon, » dont on prévoit que la vente rapportera des bénéfices énormes dès le jour où les tribunaux auront enfin décidé si le droit de publication appartient aux héritiers du poète, ou aux possesseurs présens du manuscrit. Et, en attendant, il a suffi à M. Billeter de publier un petit nombre d’extraits de ce manuscrit, ou plutôt une simple série de passages effacés jadis par Gœthe dans l’édition imprimée de son roman, pour que ce recueil de « variantes » se débitât sur-le-champ à de nombreux milliers d’exemplaires, pénétrant jusque dans les moindres villages de Bavière, de Saxe, ou de WestphaUe, et y prenant place à côté de l’inévitable collection, populaire ou savante, des Œuvres Complètes de l’auteur de Faust.

Les circonstances qui ont amené la découverte de ce manuscrit, dorénavant « historique, » sont d’ailleurs assez curieuses pour mériter d’être rapportées. M. Gustave Billeter, dont le nom est aujourd’hui en train de devenir presque aussi célèbre que celui du poète « olympien » de Weimar, enseignait modestement les humanités allemandes aux élèves du « gymnase, » ou lycée, de Zurich, lorsque l’un de ces élèves, au mois de décembre de l’année passée, est venu lui soumettre un volumineux cahier manuscrit que ses parens gardaient avec une foule d’autres papiers de famille, et sur l’enveloppe duquel étaient écrits ces mots : « Manuscrit des Souffrances du jeune Werther, de Gœthe. » Un coup d’œil jeté sur le texte du cahier a fait comprendre au professeur que cette inscription était erronée : le manuscrit n’avait rien de commun avec Werther, et, de plus, n’était sûrement pas de la main de Gœthe. On peut seulement s’étonner que M. Billeter, avec la ferveur « gœthéenne » dont il se dit embrasé, n’ait pas reconnu tout de suite que le cahier de son élève parlait constamment de Wilhelm Meister, à défaut de Werther, et cependant débutait par des chapitres entièrement différens de ceux qui, dans l’édition définitive, inaugurent le récit des « années d’apprentissage » de ce jeune héros. En fait, s’il ne nous assurait point de son culte exalté pour le roman de Gœthe, nous le soupçonnerions de n’avoir retenu qu’un souvenir assez vague de cet ouvrage éminemment « difficile, » et, ainsi, d’avoir supposé d’abord que le manuscrit concordait de tous points avec le texte imprimé, dont il n’aurait été qu’une simple copie. Toujours est-il que ce n’est qu’en février 1910, deux mois après la communication du cahier, que le professeur zurichois, en feuilletant à nouveau les pages manuscrites, s’est aperçu que l’une des parties du roman, le troisième « livre, » portait pour titre ces mots : La Vocation dramatique de Wilhelm Meister. Or, il avait lu bien souvent, dans toutes les biographies de Goethe, que c’était là le titre original choisi par le poète pour sa première version du roman appelé, plus tard, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. M. Billeter se souvint également d’avoir lu que Goethe, en 1794, avait fait subir un remaniement complet à cette version primitive, comme il allait faire pour son drame de Faust, dont on sait que l’esquisse première a été retrouvée il y a peu de temps. Le manuscrit de Zurich ne serait-il pas une copie de ce précieux Proto-Meister, digne pendant du Proto-Faust qui figure désormais dans toutes les éditions de l’œuvre de Goethe ? L’hypothèse paraissait d’autant plus vraisemblable que l’élève à qui appartenait le manuscrit descendait en ligne directe d’une dame zurichoise. Barbe Schulthess, qui avait été longtemps l’une des amies et confidentes du grand écrivain. Admiratrice zélée du philosophe Lavater, cette dame avait été instruite par lui à chérir et à vénérer le génie du jeune auteur de Werther[1] ; bientôt des relations familières s’étaient établies entre le poète et la jeune femme ; et lorsque Goethe, au retour de son fameux voyage de Rome, n’avait plus voulu passer par Zurich, où il redoutait à présent la rencontre du « chrétien » Lavater, Barbe Schulthess, sur sa demande, était allée le rejoindre à Constance, et y avait demeuré plusieurs jours avec lui. Dans la suite, il est vrai, Mme Schulthess, à son tour, s’était trouvée trop « chrétienne » pour pouvoir conserver l’affection du satiriste « païen » des Xénies : mais l’amitié de Goethe pour elle n’en avait pas moins été l’une des plus intimes dont il fût capable, et une lettre du poète, en 1783, nous apprend expressément qu’il lui avait alors envoyé le manuscrit de son « Wilhelm Meister. » Le cahier de Zurich, avec cela, était écrit en partie de la main de Barbe Schulthess elle-même, en partie de celle de l’une de ses filles : sans aucun doute possible, un heureux hasard venait de faire tomber sous les yeux de M. Billeter cette version initiale du roman de Goethe dont les lettres de celui-ci nous révèlent qu’il n’avait presque point cessé d’y travailler, ou tout au moins d’y penser, pendant l’intervalle des années 1777 et 1785. Après le Proto-Faust, voici que ressuscitait, inopinément, le Proto-Meister !


Ce qu’est, en réalité, cette version première du roman, et en quoi elle diffère du texte ultérieur, bien des mois s’écouleront sans que nous puissions nous en rendre compte. Car non seulement M. Henri Maync, professeur de littérature allemande à l’Université de Berne, qui a été chargé par M. Billeter de la publication du précieux manuscrit, se déclare tenu encore à maintes recherches et comparaisons, afin de donner à son travail toute la portée critique convenable, mais il y a aussi le procès dont j’ai fait mention tout à l’heure, engagé par les Archives gœthéennes de Weimar contre MM. Maync et Billeter, qui représentent les descendans de Barbe Schulthess. Jusqu’au jour où cet étrange conflit sera enfin résolu, aucun libraire n’ose affronter les frais d’une édition qui risquera d’être interdite, aussitôt parue ; et M. Maync lui-même, au cours d’une très intéressante conférence que vient de publier la Deutsche Rundschau, a poussé la discrétion jusqu’à se défendre de citer une seule page du manuscrit zurichois. Heureusement M. Billeter, avant lui, avait été plus hardi. Presque tout de suite après s’être assuré de l’authenticité de sa découverte, il avait publié, comme on l’a vu, un petit volume qui contenait les « variantes » des deux premiers « livres » de Wilhelm Meister, et nous permettait déjà très suffisamment de saisir l’esprit général des modifications apportées par l’auteur, en 1794, à son « brouillon » de 1777 et des années suivantes.

C’est ainsi que nous pouvons comprendre désormais, à la fois, l’importance que semblait attacher le jeune Gœthe à son nouveau roman, lorsqu’il l’écrivait avec toute son âme au lendemain du succès triomphal de son Werther, et pourquoi, quinze ans plus tard, dans une lettre à Herder, il appelait ce roman une « pseudo-confession, «  ou bien affirmait à Schiller que sa tâche présente se bornait à « éditer » l’œuvre d’un auteur qui maintenant lui était devenu étranger. Pendant l’intervalle des deux rédactions, en effet, le » romantique » de 1777, tel qu’il s’était épanché dans sa Vocation dramatique de Wilhelm Meister plus librement encore que dans ses œuvres précédentes, s’était transformé peu à peu en un poète tout « classique » et tout « olympien, » si éloigné de l’exubérance ingénue de son ébauche de naguère qu’il ne pouvait plus même se résigner à retenir, dans sa nouvelle rédaction, tout ce que l’ancienne avait renfermé de trop intime et. pour ainsi dire, de confidentiel. De sorte que, sans doute, la version définitive des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister répondait mieux aux dispositions actuelles du poète, et peut-être même offrait à ses yeux plus d’unité et de beauté artistique, — bien que nous ayons peine, aujourd’hui, à apprécier l’idéal que pouvait réaliser un ouvrage aussi abondant et désordonné : — mais au point de vue de l’expression personnelle, tout porte à croire que l’ancienne version était plus spontanée, plus riche en confessions littéraires ou sentimentales, plus intéressante pour le biographe, sinon pour le critique et l’esthéticien. Goethe, incontestablement, y avait mis une plus grosse part de ce cœur dont il devait ensuite s’attacher à ne rien introduire, au moins directement, dans son art. Et par là s’explique l’extrême curiosité avec laquelle, dès le premier jour, lettrés et public allemands ont accueilli les révélations de M. Billeter.


Wilhelm Meister, on le sait, est le roman où figure le gracieux épisode de Mignon ; et la conférence de M. Maync nous apprend que cet épisode se trouve déjà dans le manuscrit de Zurich, avec la fameuse chanson de Mignon : « Connais-tu le pays où fleurissent les citronniers ? » ainsi que tous les autres petits poèmes, — peut-être les plus beaux de la langue allemande, — qui, même en Allemagne, ont plus puissamment contribué à la renommée du roman de Goethe que les longs et fastidieux récits au milieu desquels jaillissent, par instans, ces exquises chansons. Mais les deux premiers « livres » du manuscrit de Barbe Schulthess, seuls publiés par M. Billeter, et formant environ un tiers des six grands « livres » de la rédaction primitive, ne nous permettent point de juger des changemens que l’auteur a apportés, plus tard, à la forme originale de cette touchante histoire de Mignon, — demeurée éminemment « romantique, » sous son affabulation quelque peu enfantine, jusque dans la refonte de 1794. Force nous est donc de nous en tenir à la partie du roman dont nous possédons la double version, c’est-à-dire à l’espèce de prologue où Goethe nous raconte les premiers déboires amoureux de son héros et la naissance en lui de cette « vocation dramatique » qu’il va nous montrer, ensuite, se développant durant ses « années d’apprentissage. »

Dans l’édition définitive, Wilhelm Meister nous est présenté dès le début comme un jeune négociant passionné de théâtre, et ayant déjà pour maîtresse la belle et coquette Marianne, l’actrice dont bientôt les infidélités creuseront, dans son cœur, un abîme infini de souffrance et de désillusion. C’est seulement au courant des chapitres du premier « livre » que Meister, dévoilant à Marianne toute sa vie passée, évoque l’image d’un petit théâtre de marionnettes qui, jadis, lui a révélé sa « vocation » d’amateur exalté de l’art dramatique. Et encore bien que ce récit ait toujours été l’un des passages du roman les plus lus et les plus commentés, en raison de son évident caractère autobiographique, aucun lecteur n’a pu s’empêcher d’en déplorer l’allure maladroite et le manque de vie, comme aussi la façon assez inopportune dont il vient arrêter une action romanesque à peine engagée. Or, il se trouve que ce récit, avant d’être intercalé par l’auteur dans le tableau des amours de Wilhelm Meister et de Marianne, avait constitué le véritable début du roman, de même que son sujet en constituait, proprement, le point de départ psychologique. Dans sa version primitive de 1777, Goethe ne nous faisait voir Meister s’éprenant d’une comédienne, et d’ailleurs adorant surtout en elle un symbole vivant de sa profession, qu’après nous avoir décrit les premières impressions théâtrales de l’enfance de son héros : de manière à nous laisser comprendre quelle impulsion mystérieuse et irrésistible allait, dorénavant, entraîner celui-ci à ne concevoir le monde et soi-même que sous ce qu’on pourrait appeler la « catégorie » de l’idéal dramatique. A-t-il supprimé ce préambule de son œuvre sous l’influence d’un désir conscient d’unité, par crainte de disperser l’intérêt du lecteur en lui exposant, tour à tour, deux phases différentes de la formation intérieure du jeune Meister ? Cela est probable, quoique le pauvre Goethe ait dû, plus tard, se départir étrangement de ce méritoire souci d’unité artistique, lorsqu’il s’est trouvé en présence des aventures multiples prêtées à Wilhelm Meister par l’ancienne version, dans la petite ville où allaient se coudoyer à la fois Philine et Mignon, Laërte et Melina le vieux harpiste et vingt autres figures, dont chacune risquait d’aggraver encore la complication d’une intrigue à peu près inextricable pour nos cerveaux latins. Mais sans doute aussi l’ex-romantique, converti au dogme de l’impassibilité « objective, » aura tenu à effacer de son œuvre un épisode qu’il avait, naguère, trop directement emprunté à ses souvenirs personnels. Car nous savons, par ailleurs, que c’est en effet le spectacle d’une petite troupe de marionnettes, dans la maison familiale du Fossé aux Cerfs de Francfort, qui a éveillé dans l’âme du jeune Wolfgang Gœthe les premiers rêves de beauté et de gloire littéraires ; et c’était également l’auteur de Wilhelm Meister qui, par la bouche de son héros, dans la rédaction primitive du roman, nous avouait l’ardeur passionnée avec laquelle, autrefois, il avait consacré toutes ses heures de loisir à créer des Jézabel et des Balthazar, un nombreux répertoire de tragédies bibliques inspirées de celles qu’avaient exécutées, devant lui, ces humbles acteurs de bois. « En lisant ton Wilhelm, — lui écrivait sa mère à propos du début de son manuscrit de 1777, — je vous ai revus, toi et les autres petits garçons, occupés à préparer les marionnettes, dans la chambre du troisième étage. » Et lui-même, d’ailleurs, dans une de ses lettres, ne nous dit-il pas qu’il s’est relevé tout en larmes, après avoir dicté l’un des chapitres de son roman ?

Évidemment ce roman a été composé, d’abord, dans un élan fiévreux d’« illumination » poétique, où quelques-uns des momens principaux du passé de l’auteur lui sont apparus avec un relief exceptionnel de charmante fraîcheur et de vérité. Et nous comprenons sans peine que, plus tard, sa nouvelle doctrine esthétique lui ait commandé d’enlever à son récit ce caractère de confidence trop intime qu’il n’avait pu s’empêcher de lui donner : mais d’autant plus, aujourd’hui, trouvons-nous de plaisir à la lecture de fragmens autobiographiques tels que celui-ci, où, mieux encore que dans le recueil un peu artificiel de ses Mémoires, il nous semble percevoir l’écho des premiers battemens de son jeune cœur :


Le soir de Noël approchait dans toute sa solennité coutumière. Durant toute la journée, les enfans avaient couru çà et là, par toute la maison, ou bien s’étaient tenus accoudés devant la fenêtre, se désolant de voir que la nuit ne voulait point venir. Enfin on les appela, et ils pénétrèrent dans la chambre, où l’on avait fait en sorte que chacun pût prendre sa part d’émerveillement. Et puis, tout à coup, un spectacle inattendu s’offrit à leurs yeux. Une porte, qui donnait sur une pièce latérale, s’ouvrit soudain, mais non pas, comme d’habitude, afin de leur permettre de la franchir en courant : un tapis vert, descendant d’une table, recouvrait la partie inférieure de l’entrée, et, au-dessus de lui, s’élevait un portique voilé d’un rideau vert. Aussitôt tous les enfans se dressèrent debout, curieux de découvrir ce qu’il pouvait y avoir qui brillait, derrière le rideau : mais on leur fit signe de se rasseoir, en leur recommandant doucement d’attendre avec patience. Wilhelm fut le seul qui, comme pénétré d’un respect inconscient, s’obstina à rester debout ; sa grand’mère eut à l’avertir deux ou trois fois avant qu’à son tour il reprît sa place. Et maintenant, tout le monde était assis, en silence ; avec un sifflement, le rideau remonta vers le haut du portique, et laissa voir une perspective de temple, peinte en rouge vif.

Le grand prêtre Samuel apparut d’abord avec Jonathan, et leurs voix alternées enchantèrent tout à fait les petits auditeurs. Et puis Saül entra en scène, extrêmement troublé de l’impertinence avec laquelle un grossier personnage osait provoquer lui-même et les siens. Et quel bien-être fut alors ressenti par notre Wilhelm, qui recueillait avidement tous les mots et se croyait présent à toute l’action, quand le petit David, une sorte de nain trapu avec sa houlette et son bissac de berger, s’avança, une fronde en main, et s’écria : « Puissant roi et seigneur ! que personne ne s’inquiète à cause de cet homme ! Si seulement Votre Majesté veut bien me le permettre, j’irai affronter le robuste géant ! »

Le premier acte s’acheva. Tous les autres petits étaient effarés : seul, Wilhelm attendait la suite, et ne cessait point d’y penser. Il était impatient de voir le géant, et puis de savoir comment tout se passerait.

Le rideau se releva de nouveau. David voua la chair du géant aux oiseaux du ciel et aux bêtes de la plaine. Le Philistin cria des propos méprisans, frappa beaucoup le sol de ses deux pieds, et puis enfin tomba comme une masse, ce qui donnait à l’affaire une issue très heureuse. Mais lorsque, ensuite, le chœur des Vierges se mit à chanter : « Saül a abattu mille hommes, et David dix mille ! » et lorsque la tête du géant fut portée en triomphe devant les pas du petit vainqueur, et que celui-ci demanda pour femme la belle fille du Roi, toute la joie de Wilhelm se trouva un peu gâtée par l’idée que l’on avait figuré le jeune David avec une taille trop petite, qui le faisait ressembler à un nain. Car la chère grand’mère n’avait rien épargné pour rendre caractéristique l’opposition du grand Goliath et du petit David ! L’attention obtuse des autres enfans se prolongeait sans interruption : mais Wilhelm, désormais, était tombé dans une songerie, au point que c’est seulement comme des ombres qu’il vit passer devant ses yeux le ballet des Maures et Mauresques, des Bergers et Bergères. Après quoi le rideau tomba, la porte se referma, et toute la petite société se dirigea précipitamment vers les chambres à coucher, un peu chancelante et comme enivrée : mais Wilhelm, qui avait été forcé de suivre ses frères, restait couché sans dormir, dans la solitude et l’obscurité, réfléchissant à ce qui venait d’avoir lieu, mécontent parmi son contentement, et tout rempli d’espérances, de vagues élans et pressentimens...


Bientôt la grand’mère permet à Wilhelm de s’initier à tous les secrets du théâtre enfantin. Le petit garçon finit même par s’emparer du « livret » de la tragédie, l’apprend par cœur, et obtient de jouer la pièce avec d’autres enfans, remplaçant les ligures de bois qui lui avaient ouvert l’accès du monde merveilleux de l’art dramatique. Tout cela exposé en une série de tableaux très rapides, mais concrets, vivans, et souvent esquissés d’une main très habile. L’auteur, manifestement, s’efforce de prêter à son récit une couleur individuelle qui manquera presque toujours à sa rédaction ultérieure des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. C’est ainsi que les parens du jeune homme, sa sœur, son beau-frère, au lieu d’être les types abstraits du roman de 1794, se montrent à nous avec des physionomies soigneusement nuancées. La mère de Wilhelm est une créature égoïste et vicieuse, qu’un amour adultère empêche de s’occuper de l’éducation de ses enfans ; le père, homme excellent, mais d’un caractère indolent et faible, évite volontiers le séjour d’une maison où il se sent privé de toute joie intime ; et ces dispositions des parens de Wilhelm sont ingénieusement utilisées pour nous faire comprendre quelques-uns des élémens principaux de la nature du jeune homme, son penchant à la rêverie, sa réserve précoce, son manque absolu d’expérience pratique et de direction. Aussi l’aventure de ses amours avec Marianne nous semble-t-elle, ici, beaucoup plus vraie et touchante que dans la version définitive des Années d’apprentissage ; sans compter que Goethe, dans le manuscrit de Zurich, prend également la peine de nous décrire les circonstances de la rencontre de son héros avec la jeune actrice, qui ne pénètre dans la vie de Wilhelm qu’après que celui-ci, irrésistiblement entraîné par son goût du théâtre, a réussi à se lier avec des acteurs ; et c’est enfin dans le Proto-Meister que la passion de Wilhelm pour Marianne revêt vraiment à nos yeux un sens symbolique, nous apparaissant comme l’incarnation suprême de cet amour de la vie théâtrale que nous avons vu, tout à l’heure, s’allumer soudain dans son âme d’enfant.

J’ajouterai que, malgré leur grande diversité de fond et de forme, les deux versions du premier livre aboutissent, de la même façon, à la découverte par Wilhelm de l’infidélité de Marianne, et à la peinture de l’écroulement profond que produit en lui cette découverte. Mais au contraire, le second livre tout entier, dans le manuscrit de 1777, est constitué d’entretiens familiers du jeune homme dont l’auteur s’est contenté, plus tard, d’introduire quelques courts fragmens dans le livre deuxième de ses Années d’apprentissage, probablement sous l’effet de son principe nouveau d’» objectivité » littéraire. Car le fait est que cette partie du volume de M. Billeter nous offre encore un attrait autobiographique beaucoup plus précieux que le récit des représentations du petit théâtre de marionnettes, au début du livre précédent. C’est ici que Gœthe nous raconte fidèlement les étapes de sa formation poétique ; et nous ne pouvons douter que les tragédies dont Wilhelm Méditer rappelle à son ami Werner les péripéties les plus importantes soient bien les premiers essais poétiques du futur auteur de Gœtz de Berlichingen. Tous les chapitres de ce second livre, d’ailleurs, sont d’un naturel et d’un agrément remarquables, avec leur mélange de charmans tableaux intimes et de conversations esthétiques sur maints problèmes d’une « actualité » éternelle. Voici, par exemple, en quels termes Wilhelm Meister, ou plutôt Goethe lui-même, nous traduit son jugement critique sur le génie de Corneille :


— Ce que tu m’as lu de Cinna, dit Werner, m’a rendu très curieux de connaître cette pièce, ainsi que les autres œuvres de Corneille. Ces œuvres sont-elles toutes égales à celle-là ?

— Ne sais-tu pas que personne ne peut jamais être tout à fait égal à soi-même, ni, non plus, tout à fait inégal ? Les compatriotes de Corneille l’ont appelé « le Grand ; » aujourd’hui, quelques-uns d’entre eux, si je ne me trompe, lui ont contesté ce titre d’honneur. Quel nom il mérite, en tant que poète, c’est ce que je n’ose point décider ; j’admire ce qui est au-dessus de moi, je ne le juge point. Mais à coup sûr, du moins, cet homme avait un grand cœur. Une indépendance intérieure très profonde forme la base de tous ses caractères ; et toujours le sujet favori de ses peintures est la force de l’âme dans toutes les situations. Je veux bien que ces sentimens revêtent parfois l’allure excessive d’une rodomontade dans ses premières pièces, et, dans les dernières, se trouvent parfois desséchés jusqu’à la dureté : mais sous tout cela n’en persiste pas moins toujours une âme noble, dont les expressions nous sont bienfaisantes.

— Penses-tu donc que l’on puisse deviner avec certitude, d’après l’œuvre d’un homme, le caractère de cet homme lui-même ? Sur les planches, chacun peut à loisir prêter à ses princes des sentimens et des actes pleins de grandeur morale !

— Eh ! bien, non, c’est ce qui te trompe ! Ni sur la scène ni ailleurs, personne ne peut déployer une grandeur véritable s’il n’en possède pas le principe en soi. Un écrivain dont l’âme est petite et mesquine, lorsqu’il traitera des sujets élevés, toujours s’en ira chercher la grandeur là où elle n’est point ; fatalement, nous le verrons exagérer et devenir emphatique, et faire de telle sorte que personne ne lui en sait gré ; tandis que, au contraire, l’homme vraiment noble se conquerra toujours le succès et l’admiration... Certes, celui qui possède par nature une notion élevée des passions humaines, et à qui la nature a accordé, en outre, le don de poésie, lui permettant d’animer de vie la peinture qu’il fait de ces passions, celui-là conservera, à travers les siècles, le privilège d’émouvoir l’âme humaine et de la ravir !


Telles sont, en résumé, ces deux premières parties du Proto-Meister, les seules que nous puissions connaître jusqu’à présent. Les quatre « livres » suivans ont-ils le même caractère de confidence autobiographique, et sont-ils également supérieurs à la version définitive aussi bien en précision vivante qu’en simplicité et clarté de composition ? C’est, naturellement, ce qu’il nous est tout à fait impossible de savoir, jusqu’au jour où l’ensemble du manuscrit zurichois nous sera révélé. Mais il se peut fort bien que l’auteur, dans sa rédaction de 1749, ait complètement modifié le sens et la portée générale de son œuvre, ce qui justifierait, en fin de compte, la suppression même de maints passages comme ceux que je viens de citer. Car on se rappelle que, beaucoup plus tard, le vieux Gœthe a donné une explication très haute et très belle de l’objet qu’il affirme avoir poursuivi dans son Wilhelm Meister. Cet objet, d’après lui, aurait été de nous montrer, par une longue série d’expériences plus ou moins douloureuses et de déceptions, le jeune héros arrivant enfin à transporter dans la vie réelle le noble idéal esthétique et moral dont il a, d’abord, vainement cherché la réalisation dans l’existence artificielle du théâtre ; et je croirais volontiers que cette thèse philosophique, — si difficile qu’il nous soit maintenant d’en retrouver la trace parmi les fatigantes aventures des Années d’apprentissage et des Années de voyage de Wilhelm Meister, — s’est présentée déjà assez clairement à l’esprit de Goethe, au cours de son remaniement de 1794, pour que le poète, dès lors, lui sacrifiât un grand nombre de chapitres anciens de sa Vocation dramatique de Wilhelm Meister qui sans doute, en leur temps, lui avaient été inspirés par une conception tout autre de la portée symbolique de l’œuvre projetée. De telle sorte que, cette fois comme presque toujours, nous serions forcés de donner raison au génie contre lui-même, en reconnaissant la profonde légitimité artistique de coupures et de changemens que nous aurions été tentés, au premier moment, de juger regrettables.

En attendant, il y a un point sur lequel nous pouvons constater dès maintenant la supériorité de la rédaction ultérieure de Wilhelm Meister, malgré tout ce que le récit primitif avait pour nous de plus spontané et de plus vivant. Je veux parler du style, qui peut-être, dans le manuscrit de 1777, se trouvait même plus abondamment pourvu d’images pittoresques, mais où manquait ‘encore tout à fait la charmante douceur musicale de la version remaniée de 1794. Aussi bien est-ce surtout cette musique des phrases, merveilleusement légère, délicate, et chantante, qui d’âge en âge a séduit les lecteurs allemands de l’œuvre de Gœthe, leur a rendu possible la fréquentation assidue de personnages parfois étrangement abstraits et falots, en un mot, leur a permis de remplir sans trop de difficulté leur obligation nationale d’admirer et d’aimer le plus vaste roman du plus fameux de leurs écrivains. Un véritable abîme sépare, sous ce rapport, les deux versions des premiers livres de Wilhelm Meister ; et rien n’est plus curieux que de voir avec quelle sûreté le génie de Gœthe, entre l’une et l’autre, réussit à transfigurer le rythme de sa prose, en l’imprégnant d’un mystérieux et immortel parfum de beauté poétique.


T. DE WYZEWA.

  1. Sur les rapports de Gœthe avec Lavater, voyez la Revue du 15 avril 1903.