Revues étrangères - La grande retraite russe de 1915 racontée par un témoin anglais

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Revues étrangères - La grande retraite russe de 1915 racontée par un témoin anglais
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA GRANDE RETRAITE RUSSE DE 1915
RACONTÉE PAR UN TÉMOIN ANGLAIS


On the Russian Front, par R. Scotland Liddell, un vol. 8°, illustré. Londres. librairie Simpkin, 1916.


M. Scotland Liddell est un journaliste anglais qui, au printemps de 1915, après avoir assisté à la chute d’Anvers, — et sans doute poussé surtout par la curiosité de « voir du pays, » — s’en est allé en Russie avec une lettre de recommandation pour Son Excellence Alexandre Goutchkoff, directeur du service impérial de la Croix-Rouge sur tout le « front » de Pologne. Dès le milieu de mai, M. Liddell s’est trouvé attaché, en qualité d’infirmier, à une grande ambulance occupant une demi-douzaine de tentes, dans une sauvage et magnifique forêt voisine de la ville de Staro-Radzrwillow, mais plus voisine encore de la « ligne de feu. » D’heure en heure, un petit tramway amenait à l’ambulance des blessés, russes ou allemands, qu’un groupe nombreux d’infirmières de la Croix-Rouge, — ou, comme on dit là-bas, de « sœurs » volontaires, — soignaient avec une sollicitude et une efficacité merveilleuses. Mais les véritables « impressions de guerre » de l’écrivain anglais n’ont commencé qu’environ deux semaines plus tard, le matin du 31 mai, après une terrible canonnade allemande qui l’avait tenu éveillé durant toute la nuit. C’était la première fois que l’ennemi s’essayait, sur le « front » russe, à lancer des obus pleins de gaz asphyxians.


Une aube grise se leva, dont la faible lueur nous permit d’apercevoir un wagon s’avançant lentement vers nous, sur les rails du tramway. Il y avait là six soldats qui, la tête penchée en dehors du wagon, s’efforçaient misérablement d’aspirer un peu d’air. L’ennemi venait d’attaquer leur armée avec des obus asphyxians, et ces malheureux étaient empoisonnés. Leurs poumons étaient affreusement brûlés. Nous les déposâmes, sur des brancards, dans l’espace sablonneux qui séparait la tente où nous couchions de celle où logeaient les blessés ; et bientôt l’un des médecins accourut auprès d’eux. Impossible d’imaginer un spectacle plus atroce que celui de ces hommes en train d’étouffer. Trois d’entre eux moururent presque tout de suite, parmi des souffrances inoubliables. Mais cela même n’était encore rien, en comparaison de ce que nous allions voir au cours de la journée.

Car sans arrêt, maintenant, d’autres wagons nous arrivaient, pareillement chargés d’hommes empoisonnés. Un bon nombre de ceux-ci étaient morts pendant le trajet : dans un des wagons, trois cadavres gisaient sur les corps de trois moribonds. Au bout d’une heure, nous avions à soigner plus de 500 hommes. Vers la tombée du soir, nous avions reçu 2 100 hommes empoisonnés, sans compter des centaines d’autres qui n’étaient que blessés. De ce nombre, 143 sont morts dans notre camp, et près de 500 ont succombé les jours suivans, après que nous les eûmes envoyés dans les hôpitaux réguliers de Girardow et de Varsovie.

Tout l’espace entre les tentes était encombré de brancards. Infirmières et médecins s’épuisaient en efforts désespérés pour rappeler à la vie ces pitoyables victimes de la barbarie allemande. Des paysans polonais, hommes et femmes, voire des enfans, affluaient de tous les villages d’alentour et travaillaient avec nous sans un instant de répit : ils faisaient boire aux malades des tasses de lait ou d’eau, leur baignaient la tête, renouvelaient infatigablement des compresses d’eau froide sur leur front et leur poitrine. Mais, hélas ! dans bien des cas tout secours humain était impuissant. Nos tentatives de respiration artificielle, en particulier, n’avaient guère d’effet. Nous voyions les infortunés devenir tout à coup d’un rouge pourpre, nous les voyions tirer hors de leurs lèvres une langue toute noire, et puis c’était la mort par manque d’air, une mort hideuse et terrible. Pour ma propre part, j’ai eu à laisser succomber ainsi soixante-sept hommes.

Pendant cette première attaque de gaz empoisonnés, plus de 7 000 soldats russes ont péri, c’est-à-dire l’équivalent de deux régimens entiers. Aussi bien y a-t-il eu un régiment qui s’est trouvé presque tout à fait anéanti ! J’ajouterai que le quart environ des victimes sont mortes dans les tranchées. Grâce à son nouveau procédé d’attaque, l’ennemi n’a pas eu de peine à s’emparer des tranchées russes de première ligne : mais bientôt un régiment sibérien s’est élancé sur lui à la baïonnette, et l’a honteusement chassé, après lui avoir infligé de très lourdes pertes. Et l’on a découvert, à ce moment, que presque tous les soldats russes empoisonnés que l’ennemi avait trouvés gisant dans les tranchées avaient été, par surcroît, égorgés ou grièvement blessés à la baïonnette.


La lendemain, M. Liddell et ses compagnons se sont occupés à enterrer les morts. Ils ont creusé deux grandes fosses, — selon l’usage des Russes, qui déposent volontiers ainsi les corps de leurs compagnons dans ce qu’ils appellent des « tombes fraternelles. » Les victimes du gaz asphyxiant y furent placées vêtues de leurs uniformes, après que, simplement, l’on eut vidé leurs poches pour en envoyer le contenu à leurs familles, M. Liddell nous fait une description touchante du contenu de ces poches de soldats russes. « Presque chacun d’eux avait une bourse, mais le plus souvent vide, ou bien avec quelques sous de cuivre. Beaucoup de bagues d’argent, dont la plupart s’ornaient étrangement d’une tête de mort, avec des pierres vertes et rouges en guise d’yeux. L’un des hommes n’avait absolument, dans ses poches, qu’un bouton de métal et un petit morceau de sucre tout souillé. Un autre avait une photographie de femme à peine distincte, enveloppée dans un morceau de toile rouge. Quelques-uns avaient des portefeuilles renfermant des lettres, des photographies de leurs parens et d’eux-mêmes. Ces dernières montraient de superbes figures d’hommes à la mine franche et brave, contrastant de la manière la plus tragique avec les misérables ruines humaines que ces jeunes héros étaient devenus en moins d’une journée. Et puis il y avait encore des clous, des bouts de ficelle, toute sorte d’objets comme l’on en trouve, chez nous, dans les poches des gamins de l’école primaire. »

Autour des deux « tombes fraternelles, » creusées pour ces centaines de morts de la nuit du 30 mai, s’étendait un petit cimetière dont chaque croix était constamment entretenue et fleurie par les blessés du camp ou par des femmes polonaises de la région. Sur les croix, des mains malhabiles avaient inscrit des vers d’une poésie naïve et charmante, comme ceux-ci : « Chers enfans de la Pologne, lorsque viendra le mois doré de mai, — apportez-nous des fleurs, car c’est pour votre pays que nous sommes morts ! » Ou bien encore ; « Ne soupire pas, chère forêt ! — Tu ne saurais souhaiter de meilleurs frères — que ceux qui dorment ici d’un sommeil reposant ! »

Et à peine le personnel sanitaire du camp commençait-il à oublier un peu l’émoi de cette catastrophe de la dernière nuit de mai, que soudain les Allemands, ayant « repéré » l’emplacement d’une ambulance où leurs soldats, comme je l’ai dit, étaient traités avec le même soin que les blessés russes, se sont mis lâchement à la bombarder ! Le matin du lundi 7 juin, pendant que M. Liddell déjeunait sous sa tente, un obus est venu éclater presque devant ses yeux, et puis un autre et un autre, dont aucun, par bonheur, n’a atteint son but. Sur-le-champ, les infirmières ont commencé à transporter ailleurs la centaine de blessés. Des paysans, cette fois encore, étaient accourus pour les aider dans leur tâche. En compagnie de l’un d’eux, M. Liddell revint à dix reprises prendre des blessés ; et, pendant ce temps, plus de vingt obus tombèrent à côté d’eux. Dès la nuit, toutes les tentes se trouvaient dressées dans un autre endroit, jusqu’au jour où, de nouveau, instruits par leurs espions, les Allemands recommenceraient leur odieuse besogne !


Car, sans aucun doute possible, c’est par des espions qu’ils avaient été renseignés sur le lieu de l’ambulance. Chaque jour, M. Liddell entendait parler d’espions déguisés en paysans, ou bien en officiers de régimens russes. L’audace de ces gaillards était incroyable. « Deux d’entre eux avaient hardiment installé un téléphone entre les lignes allemandes et l’arrière du front russe. J’ajouterai que ceux-là ont été pris, et que les Russes, lorsqu’ils arrivaient à s’emparer d’un espion, ne craignaient pas de le traiter de la bonne manière. Une autre fois, un espion costumé en paysan a été arrêté tout près de notre camp, tandis qu’il envoyait des signaux lumineux à l’ennemi, par une nuit sans lune. Une autre fois encore, un espion portant l’uniforme du 3e corps d’aviateurs dînait tranquillement dans la grande salle de l’Hôtel de l’Europe, à Varsovie, lorsqu’il y vit entrer deux véritables officiers de ce corps. Non moins tranquillement, l’espion se lève, et soit de la salle. Les officiers le suivent, le voient monter dans une somptueuse voiture automobile, sautent dans une autre voiture, et parviennent enfin à empoigner l’espion, — qui ne risquera plus, désormais, de dénoncer personne. »


Jusque vers le milieu de juillet, — où allait s’ouvrir la « grande retraite, » — M. Liddell est resté dans cette ambulance de la forêt de Staro-Radziwillow dont il ne se lasse point de nous décrire l’existence journalière, mêlée de travail et de poésie. Qu’on bise, par exemple, cette peinture d’un service funèbre, — où d’ailleurs l’écrivain anglais s’avise, je ne sais trop pourquoi, de « découvrir quelque chose d’étrange et de barbare[1] : »


Pour chacun de ces services, le prêtre avait coutume d’arriver à cheval, escorté d’un soldat. Les deux chevaux étaient attachés à la clôture de bois qui entourait le cimetière ; le prêtre se dépouillait de son manteau, et apparaissait vêtu d’une robe pourpre, avec une lourde croix d’argent suspendue à son cou. Il déposait à terre son manteau, son large chapeau de feutre noir, et commençait tout de suite la cérémonie funèbre, pendant que le soldat mort, recouvert d’un linceul, gisait sur un brancard tout au bord de la fosse. Le prêtre chantait une strophe, le soldat entonnait la suivante, et puis les deux voix s’unissaient harmonieusement.

Un jour, trois soldats, deux paysans, un infirmier, et moi, assistions au service. Les paysans, mon collègue, et moi, nous trouvions chargés d’apporter le corps. En chemin, nous avions rencontré les trois soldats, qui, après s’être découverts, s’étaient mis à marcher lentement derrière nous. Et voici encore que, pendant le service, une vieille paysanne sortît brusquement du bois ! Elle était toute petite, les pieds nus, avec un fichu d’un rouge vif autour de la tête. Lorsque déjà la cérémonie approchait de sa fin, le prêtre prit l’une des bêches, en toucha les deux côtés de la fosse, et murmura des paroles en faisant des signes de croix. Aussitôt l’un des paysans sauta dans la fosse, et y déposa le cadavre, qu’un autre de ses compagnons lui avait mis en mains. Sur quoi le prêtre prit un peu de terre avec la bêche et la jeta dans le tombeau, que les paysans, ensuite, se hâtèrent de combler.

Mon collègue et moi étions sortis du cimetière, pour être témoins du départ du prêtre. A la poterne de bois, celui-ci nous offrit à chacun une cigarette, en alluma une pour son compte, puis remonta sur son cheval et s’enfonça sous les arbres de la forêt. Les trois soldats continuaient à errer parmi les tombes, en multipliant les signes de croix. La petite vieille avait disparu. Mais au moment où j’allais m’éloigner, je la vis qui, de nouveau, se glissait sous la clôture de bois, revenant de la forêt. Ses bras étaient tout remplis de branches de chêne et de sapin. Elle attendit patiemment que l’on eût achevé de dresser un tertre, sur la fosse récente ; et puis elle s’occupa de décorer celle-ci, recouvrant la terre jaune d’une couche de verdure. Après quoi je la vis encore s’agenouiller en prière, au pied de cette tombe d’un soldat inconnu.


Parfois aussi M. Liddell, en manière de divertissement, est allé passer quelques heures dans la tranchée russe. Cette précieuse faveur lui a été accordée par un général dont le nom devait bientôt nous devenir familier presque à l’égal de celui de son admirable chef, le général Broussilof. Au printemps de 1915, 1e général Sakharof n’était encore que commandant d’une division. « C’était, nous dit M. Liddell, un homme charmant et d’un accueil infiniment aimable. Il occupait une modeste chambre que lui avaient cédée, dans leur maison, des paysans d’un village polonais. Des enfans aux jambes nues jouaient bruyamment dans le corridor de la maison, lorsque je m’y présentai pour demander au général la permission d’entrer dans les tranchées. La chambre où je fus introduit n’avait, elle-même, qu’un mobilier des plus sommaires : le lit de sangle du général Sakharof, quelques chaises et deux tables. Sur l’une des tables, devant laquelle était assis le général, une grande carte était entourée d’un samovar, de deux ou trois verres, de nombreux papiers, et d’un pot rustique contenant des bleuets. Sur la seconde table se trouvaient d’autres papiers, quelques journaux russes et polonais, une boîte de fer-blanc pleine de biscuits, et une bouteille d’eau minérale. Toute la garde-robe du général pendait à des clous, derrière la porte. »

Mais surtout, dans la tranchée et ailleurs, ce sont les soldats russes que M. Liddell a eu l’occasion d’observer. Ajouterai-je qu’il me paraît les avoir observés d’un point de vue trop foncièrement « anglais, » avec une tendance excessive à condamner ce qu’il « découvrait » chez eux d’ « enfantin, » — comme déjà, tout à l’heure, dans le contenu de leurs poches ? À chaque instant nous devinons qu’il serait tenté de regarder comme des preuves d’un manque naturel d’intelligence tels traits qui, en fait, attestent seulement un grand fonds d’ignorance, ou bien encore le dédain d’une race d’enfans pour les réalités de la vie pratique. Peu s’en faut qu’il ne pousse même son injuste rigueur jusqu’à nous dénoncer comme contradictoire et dénuée de « sérieux » l’attitude du soldat russe à l’endroit des prisonniers allemands. « Le soldat russe s’en va au combat avec des vantardises puériles touchant les terribles choses qu’il fera si, par malheur, un soldat allemand lui tombe sous la main. Il jure d’arracher morceau par morceau la peau de l’ennemi, il jure de le hacher en tranches menues, de lui faire subir toute espèce de supplices plus monstrueux les uns que les autres. Mais qu’un soldat allemand ait la chance de tomber vraiment sous la main de ce féroce adversaire, et aussitôt le voici traité comme le plus honoré des hôtes et des amis ! Le soldat russe lui parlera avec une bonté merveilleuse. Il lui offrira la plus grosse partie de sa ration quotidienne, afin que le pauvre diable ne risque pas de souffrir de la faim. Il lui donnera jusqu’à ses cigarettes, — ce trésor si coûteux, si malaisément obtenu ! — et du matin au soir il tournera autour de lui pour veiller fraternellement à son bien-être. Et puis, lorsque l’ennemi ainsi traité s’en ira vers le camp lointain où l’on garde les prisonniers, avec quelle sollicitude affectueuse le soldat russe lui serrera la main et lui donnera une dernière cigarette, et combien ardemment il le plaindra, au fond de son cœur ! »

Oui, c’est chose certaine que M. Liddell n’est point parvenu à comprendre l’âme du soldat russe. Il nous rapporte un mot du général Sakharof, lui disant que « le plus grand malheur du soldat russe est d’être resté un enfant ; » et il nous déclare que, « maintenant qu’il connaît mieux les Russes, il se trouve d’accord, sur leur compte, avec le général. » Mais, en réalité, tout porte à croire que celui-ci, sous l’apparente sévérité de son jugement, admirait et enviait, chez ses héroïques « enfans, » cette naïveté souriante et ce « détachement » des intérêts matériels qui affligent l’esprit, plus « positif, » de l’écrivain anglais. Et d’autant plus, d’ailleurs, devons-nous attacher de prix à la manière dont ce dernier se voit quasiment forcé de louer les qualités militaires de ce peuple, dont la véritable nature lui demeure fermée :


Individuellement, le soldat russe est, sans contredit, le plus magnifique soldat du monde entier. Il s’arrange à merveille du froid ou de la faim, et supporte les pires épreuves sans un seul mot de plainte. Avec cela, un courage indomptable. Au milieu des plus, terribles dangers, il joue, il danse, il chante, il s’amuse. Blessé, les membres en miettes et le corps déchiré, vous ne l’entendrez pas proférer un murmure. Transportez-le d’une tente à l’autre, soumettez- ! e au traitement le plus douloureux : il se laissera faire en silence, et son beau visage n’exprimera rien qu’une foi respectueuse dans votre savoir, une gratitude ingénue pour votre bonté !


Ainsi M. Liddell, d’un bout à l’autre de son livre, ne cesse pas de rendre hommage aux trésors d’énergie et de résignation renfermés au fond de l’âme de chaque soldat russe. Mais nous avons l’impression qu’il juge cette âme de trop haut, — ou, plutôt encore, de trop loin, — au lieu d’avoir su se mettre à son niveau comme l’ont fait, avant lui, non seulement un poète de l’espèce de M. Stephen Graham, mais aussi l’obscur et ignorant boutiquier anglais dont j’ai eu naguère l’occasion de raconter ici l’étonnante aventure[2]. Tandis que, d’autre part, aucun des livres provenant du « front oriental » qu’il m’a été donné de lire jusqu’ici ne m’a semblé aussi riche en renseignemens documentaires sur les divers aspects de l’organisation pratique de l’armée russe. Faute pour lui de vouloir ou de pouvoir comprendre ce qui se passait au dedans des « enfans » intrépides dont il partageait lui-même, vaillamment, les plus rudes épreuves, personne n’a mieux observé les dehors de leur vie, leur manière de manger et de se vêtir aussi bien que leur manière de se battre, et comment ils souffrent, et avec quelle confiance « puérile » et sublime ils accueillent la mort. Voici, par exemple, dès le début de son livre, une sorte de petit « tableau » qui m’a, pour mon compte, fort intéressé et qui aura de quoi, sans doute, instruire utilement plus d’un lecteur français :


Le soldat russe fait la guerre pour une somme moyenne de trente sous par mois. En temps de paix, il reçoit un peu moins, environ six sous par semaine. Son uniforme et ses bottes lui sont donnés par le gouvernement, comme aussi, on l’entend bien, sa ration quotidienne. Tous les mois il obtient un quart de livre de thé, cinq livres de sucre, et une demi-livre de savon, toutes choses qu’il est tenu de faire durer jusqu’au mois suivant. Joignez à cela, chaque jour, deux livres et demie de pain noir, trois quarts de livre de viande avec de la soupe à volonté, et une assiette de kacha ou bouillie de gruau.

L’ordre de ses repas est le suivant : à six heures, chaque matin, il prend du thé avec du pain noir, — et il va sans dire que, sa ration de pain lui étant donnée pour la journée entière, plus il en mange à ce premier repas et moins il lui en restera pour le dîner de midi et pour le thé du soir. Car c’est à midi qu’a lieu son repas principal, qui consiste dans les susdits trois quarts de livre de viande bouillie avec accompagnement de soupe épaisse aux choux ou à la betterave, et de kacha d’orge ou de sarrasin. On s’assied à quatre autour d’un plat d’où l’on se sert, à tour de rôle, par grosses cuillerées. Deux heures sont accordées pour ce repas de midi. Et puis, à sept heures, encore de la soupe, après laquelle ceux des soldats qui ont l’instinct de l’économie recourent à leur ration mensuelle de thé, en y ajoutant ce qu’ils ont conservé de leur ration quotidienne de pain. Mais encore, naturellement, cette répartition des repas n’a-t-elle lieu que dans la mesure où veulent bien la permettre les occupans ennemis de la tranchée d’en face.

Tous les mois, aussi, le soldat russe reçoit deux livres de racines de tabac hachées à la grosse. Ce tabac « officiel, » il le fume dans sa pipe ou bien en fait des cigarettes, avec un papier blanc, épais et rugueux, qu’il achète par larges feuilles et découpe ensuite à sa convenance. Que s’il veut des cigarettes avec du vrai tabac, force lui est de les payer de son argent. Mais, aussi bien, ces cigarettes forment-elles d’ordinaire son unique achat, avec pourtant, de loin en loin, dans les occasions solennelles, de petits pains blancs qu’il tient pour un régal princier.


Et toujours est-il que, depuis le mois de mai, notre infirmier-amateur vivait assez tranquillement dans sa pittoresque ambulance en pleine forêt, observant à loisir les hommes et les choses, lorsque soudain, vers les premiers jours de juillet, de très fâcheuses nouvelles sont venues troubler son repos. On assurait que l’armée russe de Galicie battait en retraite, devant une poussée formidable de l’artillerie austro-allemande. Bientôt sans doute l’ambulance devrait être évacuée, transportée à Varsovie ou même plus loin à l’Est, — car il n’y avait pas jusqu’à la possibilité de conserver Varsovie qui m’apparût, désormais, bien douteuse. Le mercredi 14 juillet, M. Liddell eut la surprise de voir que des tranchées « de réserve, » voisines de l’ambulance et habituellement presque vides, étaient remplies de soldats debout devant les créneaux, le fusil en main. D’un instant à l’autre, évidemment, l’on pouvait s’attendre à la brusque arrivée du flot envahisseur ! « La nuit suivante, nous dit M. Liddell, fut une des plus lugubres de ma vie, une de celles que je voudrais le moins avoir à revivre. On nous avait permis, cependant, de nous coucher sous la tente, mais avec défense de nous dévêtir. » Après quoi la nuit du 15 au 16 juillet fut, au contraire, très calme, et de nouveau l’on put croire tout danger écarté. Mais voici que, le lendemain vers midi, arriva décidément l’ordre d’évacuer l’ambulance ! « Cette fois, nul moyen de songer à une fausse alerte. Sans le moindre doute, l’ennemi approchait. Et, de fait, le même soir, la plus grosse partie de l’infanterie de notre division passa sur la route, en face de notre camp, pareille à un cortège sans fin de noirs fantômes, parmi les ténèbres. C’était la grande retraite qui avait commencé ! »


Sur tout le chemin jusqu’à Varsovie, l’écrivain anglais fut témoin d’un spectacle navrant, mais combien curieux et combien mémorable ! De toute la région à l’Ouest de Varsovie, d’innombrables milliers d’habitans polonais fuyaient l’invasion d’une race de brigands. Plutôt que d’affronter ces hordes féroces, dont ils connaissaient trop la haine et le mépris pour tout ce qui est slave, ils avaient quitté leurs demeures et s’en allaient devant soi, ils ne savaient où, emportant dans leurs bras ce qu’ils avaient de plus cher au monde. « Je vis notamment, nous raconte l’écrivain anglais, une femme qui n’avait pris avec soi qu’un grand balai et un petit panier. Un vieillard endimanché tenait dans une main la masse extravagante d’un parapluie d’il y a cent ans, et dans l’autre une cage avec deux canaris. Nombre d’enfans portaient de la volaille vivante, soit dans des paniers ou suspendue à leur bras, les jambes liées. Un petit garçon se traînait péniblement avec un ample berceau de bois sur ses épaules. Mais ce qui m’étonnait le plus était d’observer combien de femmes emportaient seulement des fleurs ou des plantes dans un pot de terre. Peut-être ces pauvres femmes avaient-elles l’idée de sauver là, du moins, un peu de la terre qui entourait leur maison natale ? »

A Varsovie, après un séjour de moins d’une semaine, M. Liddell est monté, le matin du jeudi 5 août, dans l’avant-dernier train russe qui a pu librement s’éloigner de la capitale polonaise, tandis que déjà une grosse partie de celle-ci était occupée par les troupes prussiennes. Le train suivant, le dernier, contenait les officiers et soldats du génie qui allaient faire sauter les ponts de la ville, et retarder ainsi la poursuite allemande. Sans arrêt maintenant, jusqu’à la fin du livre, l’écrivain anglais nous décrira les scènes les plus "notables de cette « grande retraite » dont il nous avoue qu’elle ne laissait pas de lui causer un mélange d’inquiétude et de sourde colère, — celle-ci encore aggravée par la vue du placide optimisme de son entourage. Et pourtant M. Liddell reconnaît aujourd’hui que son entourage avait raison contre lui. L’un des derniers chapitres de son livre est intitulé : La fin de la grande retraite. Nous y lisons avec quelle rapidité merveilleuse l’armée russe qui, la veille encore, lui semblait hors d’état même de se défendre, s’est mise depuis lors en posture offensive, de telle sorte qu’il n’a plus été possible à l’ennemi d’avancer d’un seul pas. « Notre miracle russe ! » me disait naguère, de ce brusque sursaut, l’un des assistans du général Broussilof. Et bien que, ici encore, l’observation trop « positive » de M. Liddell échoue à nous faire apprécier l’importance, à la fois, et l’insigne beauté poétique du « miracle, » il n’en résulte pas moins de la lecture de son livre qu’une nation d’ « enfans » est parvenue à contenir le choc puissant d’une armée d’ « hommes mûrs, » sans pareille au monde pour sa science de la chimie, et la force pratique de sa « méthode, » et son indépendance de tous scrupules moraux. Veut-on avoir un nouveau trait, par exemple, du mépris souverain de cette armée allemande pour les « enfantillages » que sont, à ses yeux, le droit des gens et la simple pitié, — le simple souci de respecter en soi l’élément qui met l’homme au-dessus de la bête sauvage ?


Le lundi 30 août, nous avons vu arriver à Narewka un soldat russe qui venait d’échapper à la prise des Allemands. Sa veste d’uniforme était tachée de sang, et nous découvrîmes avec horreur qu’une moitié de sa langue avait été arrachée, depuis la pointe jusqu’à la racine. Je me trouvais avec M. Gordof, délégué de la Croix-Rouge et deux médecins militaires, lorsque l’homme ainsi mutilé a mis par écrit son histoire. Je reproduis en même temps ici une photographie que j’ai faite à ce moment[3].

Le soldat, Siméon Pilouguine, était canonnier de la quarante-et-unième brigade d’artillerie. Pendant la retraite du 26 août, l’excès de fatigue l’a empêché de suivre ses camarades. Une patrouille de cavalerie allemande, l’ayant trouvé couché au bord de la route et presque évanoui, l’a conduit devant un officier.

L’officier, lui parlant en langue russe, s’est offert à lui payer tous les renseignemens qu’il consentirait à donner : mais le soldat n’a point voulu accepter d’argent. Alors l’officier lui a posé diverses questions. « Combien y avait-il de régimens russes dans la région ? En quel endroit arrivaient les munitions pour l’artillerie ? Combien de munitions sa compagnie avait elle avec soi ? » etc. Le soldat, résolument, a refusé de répondre ; en conséquence de quoi, l’officier allemand l’a frappé sur la tête avec son poing, et lui a donné des coups de plat de sabre sur les jambes. Et puis, comme Pilouguine s’obstinait à garder le silence, un soldat, sur l’ordre de l’officier, a pris un couteau et lui a tranché, en longueur, une moitié de sa langue. Cela fait, l’officier lui a déclaré que, s’il persistait à ne pas répondre à ses questions, par écrit ou par signes, le général en présence duquel on allait le conduire lui ferait couper l’autre moitié de la langue, sans compter d’autres châtimens plus terribles encore.

Le soldat russe a donc été emmené vers la demeure du général, sous la garde d’un soldat allemand, et tandis que l’officier marchait derrière eux. Soudain Pilouguine, à qui la douleur et la crainte avaient rendu des forces, a pris son élan et s’est enfui dans un bois que l’on traversait. Le soir tombait, le bois était sombre, et bien que le soldat et l’officier aient tiré sur lui à plusieurs reprises, le malheureux a eu la chance de leur échapper. Après avoir erré dans le bois pendant quatre jours, il venait de nous être amené par une patrouille de Cosaques qui l’avaient trouvé, eux aussi, gisant inanimé non loin des lignes russes. Les médecins de notre ambulance, après avoir examiné l’état de sa langue, et après s’être renseignés sur son compte auprès des officiers de sa batterie, ont déclaré que nul doute n’était possible touchant l’entière exactitude de son récit. Pilouguine a été envoyé à Moscou, par un train de la Croix-Rouge.


Mais pour en revenir à la « grande retraite » de l’été de 1915, M. Liddell n’en est plus, aujourd’hui, à penser que les généraux russes auraient pu l’éviter. Dans l’un des chapitres les plus intéressans de son livre, il nous explique de quelle façon un manque de munitions, d’ailleurs tout provisoire, a rendu impossible à l’armée de soutenir l’assaut des obus allemands, — en joignant à son texte le témoignage supplémentaire d’une photographie où nous apercevons une longue rangée de canons russes que l’on n’a même pas déchargés de leurs wagons, faute d’avoir de quoi les alimenter. Pendant les quelques semaines qui ont précédé et suivi la prise de Varsovie, surtout, cette disette d’obus s’est fait sentir désastreusement. Un grand nombre de canons russes en étaient réduits à ne pouvoir tirer que deux coups par jour ! Et c’est dans ces conditions que l’armée en retraite n’a pas cessé un seul jour de combattre l’ennemi avec une ténacité, un courage, et souvent un bonheur qui, lorsque enfin il nous sera permis d’en savoir le détail, nous étonneront à l’égal des plus beaux exploits des héros de légendes. « A Narewka, — nous dit à ce propos l’écrivain anglais, — notre ambulance contenait plusieurs milliers de blessés russes et un groupe de huit cents blessés allemands. Or, tandis que chacun des Russes avait été blessé par un obus ou une balle de fusil, il n’y avait pas un des huit cents Allemands qui n’eût été blessé à la baïonnette ! Et la même différence se manifestait dans tous les autres hôpitaux dont j’ai eu l’occasion d’entendre parler. Partout, les blessures des prisonniers allemands leur avaient été infligées à la baïonnette. En réponse aux canons allemands, les soldats russes n’avaient que leurs bras ! Voilà, en vérité, qui a de quoi nous prouver suffisamment l’éminente supériorité du soldat russe, comme individu ! Aussi bien les Allemands eux-mêmes se rendent-ils assez compte de cette supériorité. Jamais ils n’acceptent volontiers un duel d’infanterie avec leurs adversaires ; et jamais, en fait, un duel de cette sorte n’a manqué de leur être funeste. »

Et pareillement sans doute le soldat russe, de son côté, s’est toujours rendu compte de cette « supériorité » personnelle qui, tôt ou tard, finirait à coup sûr par lui procurer la victoire, — pour ne rien dire de la présence chez lui d’un élément tout « enfantin, » si l’on veut, — ou bien encore tout « chrétien, » — qui l’empêche de s’abandonner au désespoir alors même que les circonstances semblent liguées contre lui. Le fait est que, pas un instant, le tableau que nous offre M. Liddell de la « grande retraite » d’il y a un an ne cesse de garder une couleur de résignation calme et recueillie, malgré toute sorte d’épisodes tragiques parmi lesquels il me suffira de citer l’obstination quotidienne, et vraiment « infernale, » des Allemands à bombarder les hôpitaux et trains sanitaires ornés des emblèmes de la Croix-Rouge. « Le matin de notre départ de Gainowka, un aéroplane allemand a lancé des bombes sur nous, expressément dirigées contre les deux côtés de notre camp. Un peu plus tard, un Taube a fait tomber 33 bombes sur les trains de la Croix-Rouge qui stationnaient dans la gare de Narewka. » Chaque jour, ainsi, la mort plane de très près sur les blessés et sur les héroïques « sœurs » qui tendrement leur prodiguent leurs soins : mais à peine la dernière bombe a-t-elle éclaté, qu’une fois de plus, au risque de choquer M. Liddell par leur manqua de « sérieux, » sœurs et blessés, se regardant comme décidément sauvés de tout danger par la protection des Puissances célestes, se retrouvent prêts à pardonner la monstrueuse agression des aviateurs qui ont failli les tuer, en se disant, — avec notre soldat anglais de l’autre jour, — que « tout cela n’est que l’effet naturel de la fameuse culture allemande ! »


T. DU WYZEWA.

  1. Il est vrai que M. Liddell « découvre » aussi « quelque chose de chinois » dans l’exquise politesse native du paysan russe, qui le porte à traiter un officier étranger de : « Votre Noblesse ! »
  2. Voyez la Revue du 15 mars 1916.
  3. Et combien je regrette de ne pouvoir pas reproduire, à mon tour, cette photographie, si horrible qu’elle soit ! De telles images en disent plus long que tous les récits, sur la « culture » allemande. (T. W.)