Revues étrangères - Le Dernier roman de Théodore Fontane

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Revues étrangères - Le Dernier roman de Théodore Fontane
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 926-935).
REVUES ÉTRANGÈRES

LE DERNIER ROMAN DE THÉODORE FONTANE

Der Stechlin, par T. Fontane, 1 vol. Berlin, 1898.

La littérature allemande vient de perdre, coup sur coup, deux de ses meilleurs romanciers, le Berlinois Théodore Fontane et le Suisse Conrad Ferdinand Meyer. Tous deux étaient d’ailleurs fort âgés, et Conrad Ferdinand Meyer avait même, depuis longtemps, renoncé à écrire. Mais Fontane, au contraire, qui avait débuté dans le roman à soixante ans passés, a continué d’écrire jusqu’au dernier jour ; et si le roman qu’il a publié la veille de sa mort, Der Stechlin, n’a peut-être pas la valeur littéraire de quelques-uns de ses ouvrages précédens, aucun de ses ouvrages n’est en revanche plus personnel, plus typique, mieux fait pour donner une idée de son talent et de sa manière. Le vieil écrivain s’y est mis tout entier ; il y a laissé libre cours à son humeur naturelle, affranchi enfin de ces préoccupations de genre ou d’école qui souvent l’avaient conduit à forcer, dans ses romans, la part de l’intrigue, ou à choisir des sujets d’un ordre trop spécial ; et ainsi Der Stechlin est, en quelque sorte, son testament, l’image fidèle de ses qualités comme de ses défauts. Tel du moins il m’apparaît, et c’est à ce point de vue que je vais essayer de l’analyser, me réservant d’étudier plus à loisir, une prochaine fois, la personne et l’œuvre de Conrad Ferdinand Meyer.


Der Stechlin est un roman de plus de cinq cents pages, aussi long que David Copperfield ou qu’Anna Karénine : mais son sujet pourrait se raconter en vingt lignes.

Un vieux gentilhomme prussien, Dubslav von Stechlin, reçoit un télégramme lui annonçant que son fils va venir le voir, en compagnie de deux de ses amis, dans le château désert où il achève sa vie. Et en effet les trois jeunes gens arrivent ; le vieillard, en leur honneur, invite à diner les notables du village ; et l’on dîne, et l’on cause, et l’on joue au billard ; et le lendemain les jeunes gens repartent pour Berlin, après avoir visité le château et les environs. Ils s’arrêtent cependant encore, en chemin, chez la sœur ainée du vieux Dubslav, qui est supérieure d’un couvent luthérien, à quelques kilomètres de Stechlin ; et là encore ils dînent, et ils causent ; puis, l’heure du train approchant, ils prennent congé. C’est la première partie du roman : elle remplit un peu plus de cent trente pages.

La seconde partie nous transporte à Berlin. Woldemar de Stechlin, le fils du major, a fait la connaissance d’un ancien diplomate, le comte Barby, veuf, et qui demeure avec ses deux filles. Woldemar trouve un charme sans cesse plus fort dans la société de ces deux jeunes femmes, spirituelles et jolies ; il passe auprès d’elles toutes ses heures de loisir ; et, un dimanche d’été, il les conduit avec leur père dans un petit restaurant des bords de la Sprée. On goûte, on cause, et l’on rentre en ville. Cela tient encore environ cent pages.

Troisième partie : le vieux Stechlin se présente aux élections du Reichstag, en remplacement d’un conservateur : il est battu par le candidat socialiste. Quatrième partie : au retour d’un voyage à Londres, Woldemar demande en mariage la plus jeune des filles du comte Barby, il va la présenter à son père et à sa tante ; on célèbre la noce ; et le jeune couple part pour l’Italie. Cinquième et dernière partie : le vieux Stechlin prend froid, son état empire de jour en jour, et il meurt. Son fils, prévenu trop tard, ne peut même assister à son enterrement : mais, moins d’un an après il quitte l’armée, pour s’installer à Stechlin avec sa jeune femme.

Voilà tout le roman. Je ne crois pas avoir omis un seul fait de quelque importance ; et les faits que j’ai notés sont eux-mêmes entourés de tant de hors-d’œuvre, descriptions, dialogues, anecdotes, discussions politiques, historiques ou mondaines, que c’est à peine si l’on s’avise de les remarquer. La demande en mariage, par exemple, se cache à la fin d’un chapitre où il n’a été question que de Londres, d’Edith au col de cygne, et de la peinture préraphaélite ; et rien, dans ce qui précède, ne nous indique que Woldemar se soit décidé à se marier ; et pas un moment, jusque-là, nous ne devinons de laquelle des deux jeunes femmes il est amoureux. Il ne cesse pas de s’entretenir avec l’une ou l’autre, durant des centaines de pages ; mais leurs entretiens portent sur la musique, la théologie, les néologismes, la différence des mœurs anglaises et des mœurs allemandes. Nulle trace, non plus, d’une préoccupation générale ; pas l’ombre d’un symbole, ni d’une thèse. Loin de mettre en relief l’opposition de l’ancienne génération et de la nouvelle, à propos du vieux Stechlin et de son fils, c’est comme si l’auteur avait cherché à l’atténuer, en supprimant tout contact du père et du fils, en évitant d’insister sur les différences de leurs caractères, en leur prêtant à tous deux les mêmes pensées et les mêmes sentimens. On peut dire, d’ailleurs, que les diverses parties du livre n’ont entre elles aucun bien, ou plutôt que les parties relatives au père et celles qui se rapportent au fils sont comme deux récits distincts entremêlés après coup. Impossible d’imaginer une absence plus complète de plan, d’intrigue, et d’action. Les personnages ne font que causer, le plus souvent à table ; ils causent des sujets les plus variés et les plus imprévus, depuis le péché originel jusqu’aux romans du comte Tolstoï ; et cela tient plus de cinq cents pages, d’un petit texte serré.

Tout porte à croire que, dans ces conditions, une traduction française du dernier roman de Fontane n’aurait guère de chances de nous émouvoir : nous soupçonnerions l’auteur de se moquer de nous, ou de radoter. Et cependant la vérité est que Fontane a écrit son livre le plus sérieusement du monde, et que, malgré ses quatre-vingts ans, il y a mis plus de verve, plus de souffle, plus de jeune fraîcheur que dans aucun autre. Mais c’était là sa façon de concevoir le roman : et les mêmes défauts se retrouvent dans tout le reste de son œuvre, dans l’Adultera, dans Effi Briest, dans Stine, dans ces Irrungen Wirrungen que les lettrés allemands tiennent pour son chef-d’œuvre.

Irrungen Wirrungen, par exemple, n’est rien que le tableau des médiocres amours d’une blanchisseuse berlinoise et d’un jeune officier. Les amans se promènent dans la campagne, au clair de lune, et causent entre deux baisers : l’officier parle de son régiment, l’ouvrière de son atelier ; et l’auteur nous fait assister aussi aux conversations des parens de la jeune fille, des voisins, des cliens de la blanchisserie. L’œuvre est, en vérité, moins longue que Der Stechlin, et elle aboutit à un dénouement, puisque l’officier quitte sa maîtresse pour faire un beau mariage. Mais il la quitte de la manière la plus naturelle, en ami ; et elle s’y résigne aussitôt, de sorte que ce dénouement, prévu dès le début du livre, n’a rien de plus romanesque que la mort du vieux Stechlin. Et si le dernier roman de Fontane est de moitié plus long, peut-être en revanche est-il plus rempli, ayant plus de personnages avec un décor plus varié.

D’autres fois cependant, comme je l’ai dit, Fontane paraît avoir essayé de compliquer l’intrigue de ses récits, afin d’en faire des romans du genre des nôtres. Mais son instinct y répugnait si fort que, même avec une intrigue, ses romans restent presque toujours dépourvus d’action ; les péripéties sont expédiées en quelques lignes, comme à contre-cœur, pour laisser de nouveau la place aux peintures, aux dialogues, à une notation infinie de menus détails. Et ces romans sont d’ailleurs la partie la plus faible de l’œuvre de Fontane, celle aussi que ses compatriotes ont le moins goûtée ; tandis que Stine, Irrungen Wirrungen, l’Adultera, tous ces livres où il ne se passe rien, deviennent sans cesse plus familiers au public allemand. Ils n’ont pas, et ne sauraient avoir, la vogue populaire des romans de M. Sudermann ou des nouvelles de M. Heyse ; mais, tout en les lisant moins, on les estime davantage. On sent que ce sont des œuvres qui compteront dans l’histoire de la littérature nationale, et que les connaisseurs ont raison de les admirer. Et en effet ceux-ci, les jeunes et les vieux, s’accordent dans l’éloge des romans de Fontane. Les défauts que nous y avons signalés ne semblent pas les choquer ; ils ne trouvent à redire ni à la pauvreté de l’action, ni à la longueur des dialogues, ni au manque d’unité ; et volontiers ils avoueraient que ces romans les touchent surtout par la perfection de leur forme, par ce qu’ils ont d’élégant, de pur, presque de classique.


Parfaits, les romans de Fontane ne le sont certes pas, ni classiques, au sens où nous avons coutume d’entendre ce mot. Mais ils sont allemands, et c’est ce qui les rend si chers aux lettrés allemands. Car les progrès de la civilisation ne sont pas encore parvenus, Dieu merci, à imposer à l’Europe entière un idéal uniforme. On ne se fait pas encore la même idée de la beauté en Italie qu’en Norvège, quelque zèle que mettent d’ailleurs les Italiens à devenir Scandinaves. Et pour ce qui est du roman, en particulier, la célébrité des romans de Fontane prouve que l’Allemagne reste fidèle à son ancienne manière de le concevoir, qui n’a rien de commun avec notre manière française. Ce qui, dans ces romans, nous parait contraire aux règles essentielles du genre, la pauvreté de l’action, le manque d’unité, et la lenteur du développement, et la surabondance des hors-d’œuvre, ces défauts se retrouvent dans tous les grands romans de la littérature allemande, depuis ceux de Gœthe et des romantiques jusqu’à ceux de Freytag et de Gottfried Keller ; et ils n’y sont des défauts que pour nous, avec notre habitude d’exiger d’un roman les qualités opposées. Après comme avant le naturalisme, en effet, nous continuons à considérer le roman comme une sorte de drame écrit, où les personnages doivent agir, où les faits doivent « marcher, » et marcher autour d’une idée ou d’un fait central. Mais au contraire, pour les Allemands, la séparation est absolue entre le roman et le drame. Le roman, pour eux, n’a besoin ni d’action, ni d’intrigue ; il peut même se passer d’un centre, et traiter à la fois plusieurs sujets différens : car le roman tel qu’ils le demandent, et tel que le leur ont donné tous leurs romanciers, est simplement quelque chose comme une chronique, une agréable restitution de types et de milieux qui leur sont familiers. Libre à l’auteur, après cela, d’y introduire toute la fantaisie ou tout le réalisme qu’il voudra, d’être Jean-Paul Richter ou Gustave Freytag : l’essentiel est qu’il leur présente des figures dont ils puissent imaginer la vie, et qu’ensuite il laisse ces figures vivre librement devant eux.

C’est ce qu’a toujours fait Théodore Fontane. Ses romans sont toujours restés de longues chroniques, où des personnages d’une humanité moyenne étalaient à l’aise, devant le lecteur, les mille petits détails de leur vie journalière. Un chroniqueur, jamais il n’a été autre chose : il l’était d’instinct et d’éducation ; et quand, à soixante ans, il a écrit son premier roman, il s’est borné à transporter dans un cadre nouveau les qualités qu’il avait employées, pendant les vingt années précédentes, à raconter par le menu l’histoire des villes et des villages de la Marche prussienne. Les quatre volumes de ses Promenades à travers la Marche de Brandebourg, ses Châteaux historiques, sa biographie de Christian-Frédéric Scherenberg, tout cela peut servir de préface à Irrungen Wirrungen, à Grete Minde, et à Der Stechlin. On y retrouve les mêmes procédés minutieux de description et de narration, le même dédain de l’action dramatique, le même mélange d’impressions actuelles et de vieux souvenirs.

On y retrouve aussi la même poésie. Car je me trompais en disant que Fontane n’avait été rien qu’un chroniqueur ; il avait été, de plus, un poète, et l’on s’en aperçoit bien quand on lit sa prose[1]. On s’en aperçoit non seulement à la pureté et à la grâce du style, mais à la douceur du ton, au charme des images, à la délicate beauté des pensées et des émotions. Je ne crois pas qu’il y ait, dans ses quinze romans, un seul personnage tout à fait mauvais ; et les plus médiocres ont encore un certain naturel qui nous empêche de les mépriser, tant nous sentons que la souriante indulgence du romancier intercède pour eux. Dans Der Stecklin, par exemple, l’usurier qui rançonne le vieux baron, le parvenu grossier qui abuse de sa complaisance, ni l’un ni l’autre ne sont si méchans, qu’ils n’aiment le vieillard, et n’aient un vrai chagrin à le voir mourir. Et à côté d’eux combien de braves gens : le pasteur, le maître d’école, le garde forestier, le valet de chambre ! Tous ont leurs travers qu’ils ne cherchent pas à cacher, et la plupart sont, en somme, de pauvres esprits : mais la bonté de leur cœur nous fait aimer jusqu’à leurs défauts. Par mille nuances successives, avec un art incomparable, l’auteur nous intéresse, nous attache à eux. Et nous en venons à souhaiter que la suite du récit les ramène devant nous : nous prenons plaisir à leurs longs bavardages ; nous nous inquiétons de leurs tristesses et de leurs maladies.


Mais une figure domine toutes les autres : celle du vieux baron Dubslav de Stechlin. Elle n’occupe qu’une moitié du roman, dont la seconde moitié, la moitié berlinoise, est en somme assez médiocre, malgré de jolis passages ; mais c’est certainement la plus belle figure d’homme que Fontane ait peinte jamais, la plus vigoureuse et la plus touchante. Aussi bien s’était-il, toute sa vie, préparé à la peindre, car il a incarné en elle une espèce d’hommes qu’il n’avait pas cessé d’étudier et d’aimer, cette ancienne noblesse provinciale de la Marche de Brandebourg, qui s’obstine à dédaigner l’ordre de choses nouveau, garde fidèlement les traditions du passé, et, seule désormais, représente l’élément prussien dans l’Allemagne moderne. Ce petit monde déjà à demi disparu, personne ne l’a mieux connu que Théodore Fontane. Né avec lui, aux environs de 1815, il l’a vu se former, se développer, s’épanouir, et peu à peu s’effacer, pour céder la place à un monde plus jeune. Il lui a donné un rôle dans chacun de ses livres, aussi bien dans ses romans que dans ses chroniques, tantôt nous décrivant son éclat de jadis, tantôt opposant sa droiture et sa politesse aux mœurs cosmopolites du Berlin d’aujourd’hui. Lui-même, d’ailleurs, quoique d’origine bourgeoise, c’est à ce monde qu’il appartenait. Il en avait les manières et les sentimens, le patriotisme un peu étroit, la bonhomie courtoise et la fine malice. J’imagine qu’il aura dû prêter à son héros plus d’un trait de sa propre nature ; mais, à coup sûr, il a mis tout son cœur à nous le dépeindre, et le portrait qu’il nous en a fait est vraiment admirable.

C’est malheureusement un portrait tout en petites touches successives, de sorte qu’il faut lire le livre entier pour pouvoir l’apprécier. Chacun des entretiens du vieillard, chacune des innombrables scènes où il parait devant nous ajoutent à sa physionomie un détail nouveau ; et ainsi on le regarde vivre sans songer un instant à le définir. Voici cependant quelques passages qui indiqueront tout au moins son allure extérieure ; et voici, d’abord, le cadre où l’auteur l’a placé :

« Au nord du comté de Ruppin, tout contre la frontière de Mecklembourg, s’étend, de la petite ville de Gransee jusqu’au-delà de Rheinsberg, une longue chaîne de petits lacs entourés de bois : pays pauvre et triste, à peine peuplé : un ou deux vieux villages, ça et là, quelques verreries, des maisons de gardes. Un de ces lacs s’appelle le Stechlin. Entre des bords plats il repose, garni tout à l’entour d’une ceinture de vieux hêtres dont les branches effleurent l’eau de leur pointe, s’affaissant sous leur propre poids. Des bouquets de joncs et de roseaux émergent, par endroits, à la surface du lac ; mais aucune barque n’y trace son sillon, aucun oiseau n’y chante. Seul parfois un vautour y reflète son vol. Tout y est calme, silencieux, endormi. Et cependant, de temps à autre, le lac endormi se réveille. Cela se produit toutes les fois que sur un point quelconque du globe, en Islande, ou à Java, le sol mugit et frémit, ou que les volcans des îles Hawaï lancent dans la mer une pluie de cendres. Alors le Stechlin s’émeut, et un mince filet d’eau jaillit, puis retombe. C’est ce que savent tous ceux qui habitent la région : et, quand ils en parlent, ils ne manquent pas d’ajouter : « Oui, le jet d’eau, c’est l’ordinaire, presque le banal : mais lorsque, là-bas, à l’autre bout du monde, se passe quelque chose de grand, comme il y a cent ans à Lisbonne, alors le Stechlin ne se contente pas de fumer et de s’agiter ; alors, au lieu du filet d’eau, on voit jaillir du lac un coq rouge, et de tout le pays on l’entend chanter ! »

« Tel est le Stechlin, le lac Stechlin. Mais le lac n’est pas seul à porter ce nom : c’est aussi le nom du bois qui l’entoure. Et Stechlin est aussi le nom du long et étroit village qui se dresse à l’extrémité méridionale du lac. Une centaine de maisons et de cabanes, formant une rue : et, brusquement, à l’endroit où commence l’allée des châtaigniers qui conduit au couvent de Wutz, la rue s’élargit et devient une place. C’est laque se trouvent tous les édifices publics de Stechlin : le presbytère, l’école, l’auberge, cette dernière doublée d’une épicerie. Dans un coin, au milieu du cimetière, s’élève la vieille église romane, et plus loin, sur la hauteur, au-delà d’un petit pont de planches, on aperçoit la maison seigneuriale, une grande bâtisse peinte en jaune, avec un toit élevé et deux paratonnerres. Et cette maison, elle aussi, s’appelle Stechlin, le château de Stechlin…

« Et de même que tout, à l’entour, portait le nom de Stechlin, de même faisait aussi le maître du château. Lui aussi était un Stechlin. Dubslav de Stechlin, major en retraite, et ayant déjà fortement dépassé la soixantaine, était le type d’un gentilhomme de la Marche, un de ces originaux chez qui il n’y a pas jusqu’aux faiblesses qui ne prennent l’apparence d’autant de qualités. Il gardait encore absolument intact l’orgueil commun à tous ceux qui ont conscience « d’avoir été là avant les Hohenzollern ; » mais il refoulait cet orgueil tout au fond de son âme ; et, quand par aventure il l’exprimait au dehors, il s’efforçait du moins de l’envelopper d’ironie. Aussi bien son instinct le portait-il à mettre derrière toute chose un point d’interrogation. Mais le plus beau trait de sa nature était une profonde, une sincère humanité ; l’obscurité et l’exagération étaient les deux seuls défauts qu’il n’excusait pas. Il écoutait volontiers un libre avis, y prenant d’autant plus de plaisir qu’il était plus vif et plus radical ; et peu lui importait, après cela, qu’il différât du sien. Les paradoxes étaient sa passion. — Je n’ai pas assez d’esprit pour en faire moi-même, disait-il, mais j’aime infiniment que les autres en fassent : on y trouve toujours quelque chose à retenir. Des vérités inattaquables, il n’y en a pas : ou, s’il y en a, elles sont trop ennuyeuses. — Et il se plaisait à entendre bavarder, et lui-même, à l’occasion, bavardait volontiers. »

Il bavarde, en effet, à tout propos, mais avec tant d’imprévu et tant de sagesse qu’on ne se lasse pas de son bavardage. « Je n’ai reçu ta dépêche qu’une heure avant ton arrivée, dit-il à son fils. Ah ! le télégraphe ! Il a des avantages, c’est certain, mais il a aussi bien des inconvéniens. Au point de vue de la politesse, par exemple, que de mal il a déjà fait ! J’admets que la brièveté soit une vertu ; mais vraiment la brièveté qu’impose le télégraphe ressemble trop à de la grossièreté. Toute trace de courtoisie disparaît ; le mot Monsieur, lui-même, est tout à fait supprimé. J’avais autrefois un ami qui disait qu’un carlin était d’autant plus beau qu’il était plus laid ; et de même un télégramme est d’autant meilleur qu’il est plus grossier. C’est sa nature qui le veut ainsi. Mais du reste il correspond bien à l’esprit nouveau. Tout homme qui découvre un moyen d’épargner cinq pfennigs est aussitôt tenu pour un génie ! »

« Tout déchoit, dit-il encore, après avoir constaté la décadence de la plaisanterie. Tout devient plus médiocre, et de plus mauvaise qualité. C’est ce qu’on appelle le temps nouveau : toujours quelques degrés plus bas ! Et mon pasteur, d’ailleurs un très brave homme, figurez-vous qu’il prétend que cela doit être ainsi ! Il m’affirme que c’est en cela que consiste la civilisation, à descendre toujours quelques degrés plus bas ! Il dit que le régime aristocratique a fait faillite, et que maintenant c’est le tour de la démocratie !… Et ce goût de la réclame, et ce culte du maître d’école ! Mais tous les maîtres d’école sont fous, je vous le certifie ! J’en ai un ici, dans mon village, que j’ai beaucoup étudié. Il s’appelle Krippenstappel, ce qui est déjà un signe assez inquiétant. H a un an de plus que moi, et vraiment c’est, dans son genre, un exemplaire de luxe. Avec cela, un maître d’école excellent : mais il est fou, lui aussi, comme les autres ! »

Le récit de l’élection, où il se résigne à être candidat, les réunions qu’il est forcé d’organiser, son voyage à la petite ville où a lieu le vote, le banquet qu’il offre à son comité après son échec, son retour au château, sont autant de petites scènes d’un réalisme discret et charmant ; et chacune d’elles est pour Fontane une nouvelle occasion de nous faire pénétrer dans l’intimité du vieux gentilhomme. Voici, par exemple, le retour du candidat après la défaite :


La voiture de Stechlin était déjà devant l’auberge, et le cocher, pour se désennuyer, faisait claquer son fouet. Dubslav sortit sur le perron, mais le pasteur, qui devait revenir avec lui, n’arrivait toujours pas… Enfin on partit. Dans la ville tout bruit avait déjà cessé, mais sur la route cheminaient encore, par petites troupes, des ouvriers de la verrerie, qui s’étaient attardés à fêter le succès du candidat socialiste. Et ainsi la voiture courait, dans la nuit, lorsqu’en arrivant au lac Nehmitz, le cocher aperçut une ombre qui barrait le chemin. Il arrête les chevaux. — « Monsieur, il y a quelqu’un qui est couché : je crois que c’est le vieux Tuxen. — Tuxen, l’ivrogne de Dietrichs-Ofen ? — Oui. Je vais un peu voir ce qu’il a. » Sur quoi, après avoir remis les rênes à Dubslav, le cocher descendit et se mit en devoir de réveiller l’ivrogne. — « Hé ! Tuxen ! Qu’est-ce que tu fais là ? Sans le clair de lune nous t’aurions passé sur le corps ! — Oui ! oui ! » grogna l’homme, mais on voyait qu’il ne comprenait pas. Et alors Dubslav descendit aussi, et il aida le cocher à soulever le vieil ivrogne, pour l’asseoir dans le fond de la voiture. Mais le mouvement acheva de réveiller Tuxen : — « Non, non, Martin, dit-il au cocher, mets-moi plutôt sur le siège, près de toi ! » On le mit sur le siège, et longtemps il resta sans rien dire : car il avait honte, devant le vieux baron. Enfin celui-ci reprit la parole et dit : — « Eh bien, Tuxen, tu ne peux donc pas renoncer à l’eau-de-vie ? Tu te couches là, au milieu du chemin ! Et avec ce froid ! Et sans doute tu auras voté pour Katzenstein ? — Non, notre maître, pour Katzenstein nous n’avons pas voté ! » Il y eut de nouveau un silence : puis Dubslav dit : — « Allons, ne mens pas ! Tu n’as pas voté pour Katzenstein ; mais pour qui as-tu voté ? — Pour le compagnon Torgelow ! » Dubslav se mit à rire. — « Pour ce Torgelow, qu’on vous a envoyé de Berlin ! A-t-il donc déjà fait quelque chose pour vous ? — Non, pas encore ! — Eh bien ! alors, pourquoi as-tu voté pour lui ? — Mais, notre maître, on dit qu’il va faire quelque chose pour nous, et qu’il est pour les pauvres gens. Et nous aurons, chacun, un morceau de terre. Et puis on dit qu’il est plus malin que les autres ! — C’est possible, mais il n’est pas, à beaucoup près, aussi malin que vous êtes bêtes. As-tu déjà souffert de la faim ? — Non, cela jamais. — Eh bien ! cela pourra encore t’arriver ! — Ah ! notre maître, comment serait-ce possible ? — Hé Tuxen, qui sait ? Mais voici Dietrichs-Ofen ! Allons, descends, et prends garde à ne pas tomber ! Et puis, tiens, voilà quelques sous : mais que ce ne soit plus pour aujourd’hui, tu m’entends ? Pour aujourd’hui tu as bu ton compte. Et maintenant va vite te coucher, et ne manque pas de rêver de ton « coin de terre ! »


Ainsi, peu à peu, le vieillard se rapproche de nous, et son bon sourire nous devient plus cher. Puis, un jour il se sent malade : il continue à sourire et à bavarder, mais nous sentons que l’ombre de la mort s’est projetée sur lui. Et dès ce moment la chronique de Théodore Fontane se resserre, se concentre, prend un caractère d’émotion fiévreuse. Désormais Dubslav de Stechlin reste seul en scène, et chaque jour l’ombre s’allonge au-dessus de sa tête, et il la voit bien, mais il s’obstine à feindre de ne pas la voir. Ces cent dernières pages du livre sont certainement un des récits de mort les plus beaux qu’on ait écrits ; impossible de rien imaginer de plus simple, ni de plus touchant. Une discrétion parfaite, nulle trace d’emphase, pas un mot qui trahisse le chagrin de l’auteur. Et d’heure en heure, sous nos yeux, la vie du vieux Stechlin s’atténue, s’éteint.

Nous assistons à ses dernières promenades, à ses entretiens avec le pasteur, à la façon réservée et courtoise dont il prend congé de la vie. Quand il devine la fin toute proche, il fait venir près de lui un enfant, la petite-fille d’une mendiante du village. Il l’installe devant la fenêtre, dans la vaste chambre où il agonise, il lui montre des images, lui raconte des fables ; et la vue de ces cheveux blonds apaise ses regrets.

Quelques semaines après avoir décrit la mort du vieux Stechlin, le vieux Fontane est mort, à son tour. Et j’imagine qu’il aura été heureux de pouvoir, en s’en allant, léguer à ce « monde nouveau » qu’il dédaignait, lui aussi, cette douce et noble peinture du seul monde qui lui tenait au cœur.


T. DE WYZEWA.

  1. M. Jean Thorel a parlé, ici même, en d’excellens termes, des vers de Fontane. — Voyez la Revue du 15 mai 1896.