Revues étrangères - Le Mariage d’un poète romantique allemand

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Revues étrangères - Le Mariage d’un poète romantique allemand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 450-460).


REVUES ÉTRANGÈRES




LE MARIAGE D’UN POÈTE ROMANTIQUE ALLEMAND




Briefwechsel zwischen Clemens Brentano und Sophie Méreau, 2 vol. in-16, publiés par M. Heinz Amelung, Leipzig, 1909.


S’il n’avait point plu à Beethoven de choisir pour sujet, — pour prétexte, — d’un de ses plus beaux lieds quelques strophes assez prosaïques de Sophie Méreau, personne assurément ne connaîtrait plus aujourd’hui le nom de cette pauvre femme, disparue dans l’oubli avec toute la troupe innombrable des autres « muses » de l’école romantique allemande. Mais il n’en allait pas de même aux dernières années de xviiie siècle, où les plus illustres poètes de l’Allemagne ne craignaient pas de prédire une gloire immortelle à leur jeune et charmante rivale, l’auteur de l’Âge de Floraison du Sentiment, de Kalathiskos, et de maints poèmes qui, depuis 1794, avaient enchanté ou ému les lecteurs de la Thalie et des divers Almanachs des Muses. Bien des jeunes gens qui avaient allégué à leurs familles leur désir d’entendre les leçons de Fichte ou de Schiller n’étaient venus, en réalité, étudier à léna que pour être admis à approcher la célèbre femme du professeur Méreau, célèbre à la fois par son génie, sa beauté, et son effort incessant à se consoler de son mariage. Car il va sans dire qu’une créature aussi profondément « romantique, » parfaite « fleur » de cet « âge de sentiment » qu’elle avait chanté, ne pouvait songer à être « comprise » de son mari, — avec cela professeur de droit, et plus âgé qu’elle d’une dizaine d’années, — ni, non plus, se résigner à laisser éteindre la flamme sacrée de passion qui brûlait en elle. De telle sorte qu’elle accueillait volontiers tous les hommages, mais surtout ceux de ses frères en Apollon ; et nombreuses étaient déjà les aventures que se racontaient à son propos, plus ou moins ouvertement, les bourgeois scandalisés de la petite ville universitaire, lorsque, vers le mois d’avril 1798, un nouvel étudiant-poète lui fut présenté qui devait, un jour, lui faire oublier toute la série précédente de ses « consolateurs. »

Il s’appelait Clément Brentano, et n’avait encore qu’à peine vingt ans, huit ans de moins que Sophie Méreau. Mais sans doute il était, dès lors, pareil à l’image inoubliable que nous en a laissée le sculpteur Tieck, avec un jeune visage d’une élégance et d’une vivacité poétique extraordinaires, sous les boucles sensuelles de ses cheveux noirs. Fils d’un père vénitien et d’une mère à demi française, tous ceux qui l’ont rencontré durant sa jeunesse s’accordent à nous dire qu’il portait en soi un véritable génie de poésie amoureuse. Aussi bien nous apparaît-il aujourd’hui, — dans le pâle reflet que nous conserve de lui son œuvre de laborieux « dilettante » improdsateur, — comme le plus foncièrement « poète » de tous les romantiques allemands après Novalis ; mais tandis que, chez le grand Novalis, la poésie constituait l’âme et la vie tout entières, — à un degré qui fait de ce jeune homme, pour nous, un prodige comparable seulement au jeune Mozart, — nous devinons que le génie lyrique de Brentano, imprégné de chaude et voluptueuse lumière italienne, s’est dépensé presque absolument au service de l’ardente frénésie d’amour dont son cœur et son esprit étaient dévorés. Sa sœur favorite, la fameuse Bettine, son ami et confident Achim d’Arnim, et cette Sophie Méreau, qui a eu l’occasion de le connaître plus intimement que personne, nous le représentent invariablement sous l’aspect d’un jeune dieu d’amour : dieu ou démon, mais avec quelque chose d’excessif et de singulier, dans l’essence comme dans l’expression de sa perpétuelle ivresse sentimentale, qui n’était peut-être que l’effet d’un emploi trop exclusif de son génie de poète aux rêves et aux désirs amoureux de sa vie privée. Que l’on joigne à cet élément « démoniaque » une exquise beauté de traits et de figure, avec la distinction native comme d’un jeune prince parmi des boutiquiers ; qu’on y joigne toutes les ressources d’une verve spirituelle également beaucoup plus italienne qu’allemande, — et dont la trace se retrouve, à chaque page, dans les contes et fantaisies en prose de l’auteur des Plusieurs Wehmuller : on devinera l’attrait que dut offrir, à la belle jeune femme « incomprise » du professeur Méreau, la conquête d’un personnage aussi différent de la plupart des pédans, hobereaux, ou plats « poétastres, » qui s’étaient jusqu’alors disputé ses faveurs.

Cependant il ne paraît pas que l’auteur de Kalathiskos ait, tout d’abord, pleinement apprécié la valeur de cette conquête ; ou plutôt, je pencherais à croire que d’abord, durant un long espace de près de cinq ans, elle a été plus effrayée que ravie du torrent embrasé d’amour que répandait à ses pieds le jeune « démon. » Car cette « muse » romantique avait un secret dont elle-même, peut-être, ne se doutait pas, mais qui aujourd’hui se découvre clairement à nous dans le recueil de ses lettres : semblable à la grande majorité des femmespoètes (d’autrefois, naturellement), c’était une personne d’un esprit infiniment positif et rassis, redoutant fort, dans son privé, les excès de passion qu’elle s’ingéniait à célébrer dans ses vers, et, malgré sa riche expérience de la vie amoureuse, à jamais incapable de concevoir l’amour sous la forme exaltée, frémissante, tout ensemble « romantique » et « vénitienne, » que rêvait le fiévreux génie de Clément Brentano. Les lettres qu’elle écrivait à celui-ci, telles que vient de nous les révéler M. Heinz Amelung, nous font voir avec les lettres du jeune homme un contraste qui serait le plus comique du monde si nous n’avions, sans cesse, présente à la pensée la conscience du drame fatalement caché sous cette comédie : nulle autre part, en tout cas, je ne me souviens d’avoir trouvé une plus étrange juxtaposition d’honnête prose bourgeoise et de la poésie la plus « échevelée. »

Et ainsi nous sentons que, depuis leur première rencontre, en 1798, jusqu’au commencement de 1803, les relations de ce couple disparate n’ont été qu’une suite perpétuelle de « scènes, » de « ruptures, » et de « racommodemens, » où toujours Sophie Méreau l’a pris de très haut avec son fol amoureux : contente de ses retours à elle, parce que sa verve et ses flatteries la divertissaient, mais à peine moins satisfaite, avec une agréable impression de soulagement, lorsqu’une nouvelle incartade de Brentano l’avait pourvue d’un prétexte à lui signifier, de nouveau, son congé. Manège qui, d’ailleurs, ne pouvait manquer d’entretenir et d’accroître, chez le jeune poète, un mélange d’ambition conquérante et de curiosité le mieux fait pour revêtir, à ses yeux, l’apparence d’un violent amour ; et, en effet, c’est afin de se consoler des rigueurs de Sophie, ou encore afin de se donner, artificiellement, une fugitive illusion de la posséder, que, pendant ces cinq ans, l’auteur de la Chronique d’un Écolier errant s’est épris tour à tour d’une demi-douzaine de jolies jeunes femmes, dont l’une lui rappelait, — jurait-il, — les yeux de sa bien-aimée, une autre sa démarche ou l’accent de sa voix.

Mais évidemment, la femme (désormais divorcée) du professeur d’Iéna était de celles qu’il convient de battre, si l’on veut réussir à s’en faire aimer. Il a suffi à Brentano de lever la main sur elle pour changer, aussitôt, en humble et fidèle tendresse son altière coquetterie des années passées, — ou, plus exactement, il lui a suffi de lui infliger une épreuve d’ordre tout moral, mais certes plus hardie encore, et plus dure sans doute pour la pauvre femme, que n’auraient pu l’être des coups de bâton. Rendant compte à son ami Arnim, en février 1803, de la terrible lettre quïl venait d’envoyer à Sophie Méreau, — et qui allait lui gagner à jamais l’amour de celle-ci, — il disait : « J’ai écrit cette lettre avec toute la pleine franchise de mon cœur, sans ménagement aucun pour moi-même ni pour Sophie, comme ferait un tiers de beaucoup d’esprit : lui racontant toute son histoire, lui exprimant mes regrets sur son âge, ainsi que sur l’infinie platitude et faiblesse de ses vers, en un mot, la lettre la plus libre, la plus adroite, et la plus heureuse que j’aie jamais écrite, comme aussi la plus longue, terminée par quelques strophes aussi impertinentes qu’on les peut souhaiter. »

Cette lettre, que nous connaissons aujourd’hui dans son texte complet, est assurément « longue, » sans être pourtant la plus longue du recueil. Traduite tout entière, elle dépasserait les limites d’une chronique de la Revue. Mais je ne puis m’empêcher d’en citer au moins deux ou trois passages, et non seulement en raison de l’importance qu’elle a eue pour la suite des rapports de Brentano avec Sophie Méreau, mais parce qu’aucune autre, je crois, n’est plus « caractéristique » du tour d’esprit habituel du poète allemand, ni n’aura mieux de quoi révéler, au lecteur français, le très vif intérêt Uttéraire de la publication de M. Amelung.

La lettre commence par des protestations d’amour passionné, accompagnées de reproches sur la froideur de la jeune femme.


Mais de tout ce que vous m’avez fait souffrir, — continue Brentano, — vous ne savez plus rien ; et le fait n’est nullement surprenant, puisqu’il vous plaît de vous intéresser, toute l’année, à des choses pour lesquelles vous n’avez aucune vocation véritable, et que ce qu’il y a en vous d’essentiel se trouve perdu sous l’effort que vous impose votre préoccupation de l’accidentel (je veux dire la poésie)… Quant à moi, je donnerais volontiers ma vie raisonnable d’à présent, et tout mon avenir, pour les heures où, dans ma folie, je me suis livré à votre amour. J’étais infiniment heureux lorsque, la nuit, tout en larmes, je me tenais assis sur le seuil de votre maison. Je possède encore une bouchée de pain dont vous avez mordu un morceau ; et, — pourrez-vous le croire ? — le jour anniversaire de celui où je vous ai vue pour la première fois, du jour où je vous ai donné mon premier baiser, et de celui où vous m’avez dit : « Je ne vous aime plus ! » je repense ma vie et ma rédemption, et puis je mange quelques miettes de cette hostie, en mémoire de toi !


Suivent des observations des plus sévères sur divers poèmes d’un Atmanach des Muses que venait de publier Sophie Méreau. « C’est chose très dangereuse, pour une femme, d’écrire des vers, et plus dangereuse encore de publier un Almanach des Muses. » Après quoi, Brentano déclare qu’il a formé le projet de composer une « dissertation » sur l’incapacité naturelle des femmes à produire de la poésie, ni aucune autre œuvre littéraire que des traités de cuisine. Et voici comment il s’excuse, devant l’illustre poète de Kalathiskos, de réflexions aussi « cavalières : »


Mes plaisanteries sur les femmes-auteurs ne pourront certainement pas vous fâcher : car je n’ai jamais observé, chez vous, la moindre vanité d’auteur ; et puis vous m’avez déjà tant pardonné ! Mais il y a, je ne sais pourquoi, des choses qui, sans être positivement laides, me forcent toujours à détourner les yeux, quand je les rencontre chez mes amis. Pendant que vous m’aimiez encore, toujours je tremblais lorsque je voyais imprimé quelque chose de vous, et rien ne m’était plus angoissant que de le lire : non point parce que cela était trop mauvais pour moi, ni non plus trop bon, mais simplement parce que je trouvais contre nature que quelque chose de vous fût assez bon ou assez mauvais pour être cloué à jamais en caractères de plomb. Et de même il en est encore, maintenant, que vous ne m’aimez plus… Lorsque j’étais assis auprès de vous, en silence, sur le sofa, je laissais courir mes yeux sur votre figure, et je cherchais le point de vue qui vous flattait le plus et qui cachait le mieux vos petites laideurs de détail : car je voulais que vous fussiez la chose la plus belle qui fût possible, afin de pouvoir vous aimer éternellement…


Désormais, reproches et critiques ne s’arrêteront plus. Brentano fait entendre à Sophie qu’elle serait en âge de renoncer à la coquetterie ; il l’accuse de préférer à la société d’hommes intelligens celle de sots ou d’intrigans de basse qualité. Il lui affirme qu’elle est « une œuvre d’art manquée, » et imagine, à l’appui de cette assertion, une « allégorie » des plus singulières :


Une statue antique est achetée à un paysan par un juif néo-grec, qui, pour mieux la transporter, la brise en morceaux. Il se sert des parties les plus importantes pour y enfoncer ses clous, ou bien pour aiguiser son couteau, et se fâche encore, par ’dessus le marché, de n’avoir pas acheté plutôt une vraie pierre à repasser. Or, il se trouve que des Anglais en voyage aperçoivent ces beaux fragmens profanés. Ils se mettent en rapports avec le juif : mais celui-ci déteste les chrétiens, et soupçonne sa pierre à repasser d’être, peut-être, l’image d’un de leurs dieux. Et ainsi les dilettantes s’en vont, mais d’autres amateurs surviennent, et le juif voit ces restes épars se changer, pour lui, en une source d’honneur et de profit ; il se vante même de pouvoir céder la tête, aui forme, à la rigueur, un tout complet… Et, maintenant l’ancien chef-d’œuvre, mal restauré, est devenu une dame raisonnable, qui m’écrit de petites lettres pleines de sens où elle m’octroie de bonnes leçons, et me conseille de labourer la terre, pour regagner la santé, et m’engage à semer dans le sol ma noble douleur pour qu’il en naisse des raves jaunes, que je pourrai manger à la gloire de Dieu. Mais vous ignorez peut-être, chère amie, que les raves jaunes ont toujours été en horreur à toute notre famille ! Et, donc, laissez-moi continuer à aimer et à souffrir : car lorsque je vous ai vue, pour la première fois, chez le marchand juif, la vue de ces beaux restes a éveillé en moi le goût de l’art, et de l’amour, et de la vie ! Ou plutôt, j’ai eu de naissance le sentiment de l’art ; et lorsque j’ai aperçu ces fragmens, et que l’amour s’est éveillé en moi, j’ai pensé pouvoir reconstituer la statue entière, par mon amour créateur : mais c’est ce que n’a point compris la moderne Psyché, qui s’est imaginé que j’étais un rêveur insensé, parce que j’adorais le cœur, la tête perdus…


Enfin le poète raconte qu’il a passé plusieurs mois dans le voisinage d’une’ petite actrice dont la ressemblance avec Sophie l’avait attiré. « Ainsi, chère Méreau, je vous ai eue devant ma lorgnette, tout un trimestre, cinq fois par semaine ! J’ai pu là vous aimer sans en être dérangé par vos remarques et précautions ; et cela m’a rendu indiciblement heureux… Et tout d’un coup je songe que, tandis que vous possédez le merveilleux privilège de ne pas vieillir, je vais, moi, achever bientôt ma vingt-cinquième année. Mais est-ce que vraiment, vous ne vieilhrez jamais ? Serez-vous toujours aussi charmante ? Continuerez-vous éternellement à rester à Weimar, où éternellement Mayer vous entretiendra des divinités indiennes, suivant ce qui en est écrit dans le Magasin Asiatique ? » Et puis viennent, pour conclure, les « strophes impertinentes » dont Brentano parlait à Arnim. « Adieu, — s’écrie-t-il en des vers charmans, — adieu, et pardonne-toi de marcher dans ce chemin de pruderie ! Et pardonne-moi de te manquer d’égards,., en rêve ! » Mais ce que le jeune homme n’a pas cru devoir avouer à son confident, c’est que ces strophes elles-mêmes, dans la lettre, étaient suivies de quelques lignes en prose d’un tout autre ton :


Adieu, chère, chère Sophie ! Ne m’oublie pas ! Oh ! si tu savais combien je t’aime, et combien je suis malheureux, et comment je suis forcé d’employer les artifices les plus misérables pour me tromper, pour me faire croire que je te tiens dans mes bras ! Ah ! si je pouvais te voir, t’embrasscr, si je pouvais, si je pouvais !

À jamais ton fidèle, ton malheureux et incompréhensible
Clément.


Ayant résumé à Arnim le contenu de celle lettre, Brentano ajoutait : « Et figure-toi que la Méreau répond, pour la première fois, à cette lettre, convient de la justesse de mes sages reproches, et tantôt se montre ironique, puis redevient tout affectueuse, en m’exprimant, dans la lettre entière, une timide invitation à renouer nos rapports ! » Cela encore était strictement vrai. La terrible lettre du jeune homme avait, semble-t-il, ouvert enfin les yeux de Sophie au caractère exceptionnel et supérieur d’un amour que, jusqu’alors, elle avait méconnu. Le fait est que, dès ce moment, les « rapports » de ce couple romantique se sont trouvés « renoués, » et que bientôt Sophie Méreau, au sortir d’entretiens avec Brentano, a pu noter dans son « journal » intime des impressions comme celles-ci : « Printemps du cœur. Grand changement. Fleurs, amour, recueillement, vie. » Ou encore, sur une autre page : « Journée bienheureuse, où j’ai pu enfin découvrir la véritable source de mon malheur, où mon esprit s’est senti raffermi, comme la nature après une pluie d’orage, et où l’authentique jouissance de la vie m’est apparue, proche et accessible, indépendante de tout âge et de toute durée ! » Quelques mois après sa bravade à la « Psyché restaurée, » Brentano, dans une série de longues lettres enflammées, suppliait Sophie de devenir sa femme, avant même de savoir que, suivant l’expression de son amie, « la nature avait désormais rendu ce mariage indispensable. » À la fin de novembre de cette année 1803, un pasteur protestant mariait les deux poètes ; et, pendant trois années environ, le jeune couple devait mener une existence assez orageuse, mais, en somme, infiniment plus unie qu’on n’aurait pu supposer, jusqu’au jour où, le 30 octobre 1806, la pauvre Sophie allait mourir d’un accident de grossesse, — pour être ensuite tendrement aimée et pleurée d’un grand enfant de génie qui, trente ans après, au terme d’une longue et aventureuse carrière, reconnaîtrait encore n’avoir trouvé qu’auprès d’elle un peu de repos.


Telle est, réduite à ses lignes essentielles, l’histoire que nous racontent les deux volumes très heureusement publiés par M. Amelung. Mais l’intérêt véritable des lettres reproduites dans ces volumes pour la première fois n’est pas de nous renseigner sur un roman trop réel dont les moindres détails nous ont été exposés, déjà, par les nombreux biographes de Clément Brentano. Leur intérêt principal, en vérité, consiste dans la remarquable qualité littéraire de quelques-unes des lettres du poète des Romances du Rosaire : car il n’y a peut-être pas, dans l’œuvre tout entière de celui-ci, de pages à la fois plus poétiques et plus « personnelles, » traduisant plus fidèlement la saisissante originalité de cette âme naïve et inquiète, spirituelle et lyrique, avec un savoureux mélange de rêverie allemande associée à la verve la plus folle de lazzi italiens. Comme je l’ai dit tout à l’heure, une telle âme n’était point faite pour pouvoir se refléter pleinement dans des ouvrages publics ; et il est sûr que, jusque dans les plus charmans de ses contes aussi bien que de ses poèmes, Brentano donnera toujours l’impression d’un « raté « de génie. Mais ses lettres, de même que l’inoubliable feu d’artifice de sa conversation, lui ont été des moyens d’épancher à son aise ce génie naturel, que glaçait l’obligation de composer et de parfaire un livre. Une variété prodigieuse s’y manifeste à nous, variété de ton, de sujets, et de style, telle que je ne crois pas que nul recueil de lettres, — et surtout allemandes, — puisse nous en offrir un équivalent. Il faut voir avec quelle souplesse le jeune homme réussit à transporter, dans ses phrases, le rythme même de sa mobile et légère pensée, en y adaptant de proche en proche une subtile harmonie de mots qui nous restitue, toute vive, la musique infiniment nuancée des émotions de son cœur. Laissera-t-on que j’essaie encore de citer quelques fragmens de ces lettres ?

En juillet 1803, Brentano, qui est venu demeurer à Weimar auprès de Sophie, écrit à celle-ci, entre deux visites :


J’ai passé hier, au Parc, une soirée qui a été, comme société, l’équivalent de ce que vous aviez été pour moi en amour ; depuis longtemps je ne m’étais plus senti autant de bien-être. Sous le clair de lune j’étais assis parmi des hommes qui m’aimaient, et j’avais l’impression "d’être moi-même un étranger venu d’un monde infiniment meilleur. Tout le monde a joui cordialement de mon chant doux et pieux : mais moi, en vérité, je ne savais rien du reste des hommes : j’ai simplement, tout haut devant d’autres, vécu en intimité très profonde avec mon propre cœur ; et j’étais si aimable pour moi-même que j’en ai semblé aimable pour tous. Ah ! Sophie, si tu voulais me bien aimer, d’une façon loul intime, de cette façon dont j’ai à peine tenté de m’aimer moi-même, vraiment je pourrais alors rendre les hommes heureux, je deviendrais alors vraiment un homme ! Tout à l’heure, après le repas, je t’amènerai le cher Stoll ; et, ce soir, je te tiendrai dans mes bras, et t’embrasserai, et t’amuserai, et te ferai la vie pleine de douceur, et te lirai encore quelques lettres de Betline que j’ai retrouvées ; et puis je m’enfuirai, de nouveau, de chez toi au Parc, et de nouveau je chanterai aux gens, mais en étant encore beaucoup plus enfant et plus heureux qu’hier : car, hier, tu ne m’as pas embrassé, hier tu as eu toute sorte de folles réminiscences d’autrefois ! Demain matin, je dois aller avec Genz et Stoll à Lauchstedt ; et puis je reviens, je t’ai de nouveau, je t’embrasse de nouveau ! Ô Sophie, ouvre bien les yeux, et aime-moi, aime-moi très, très fort, oublie la vie, oublie que tu es une femme d’esprit ; n’aie de cœur, de lèvres, de bras que pour moi seul ; et bois-moi jusqu’au fond, pendant que je mousse, car tu retrouveras une vie nouvelle, tu redeviendras plus belle et plus jeune, quand tu te seras enivrée en moi !


Ou encore, quelques jours plus tard :


Ce billet n’est rien de plus qu’un enfant né de l’impatience du plus impatient des enfans. Il ne te dira rien que ce que tu sais, et crois, et espères et aimes : c’est-à-dire que je t’aime, t’aime follement ! Toute la nuit j’ai rêvé de toi : de tels rêves sont de merveilleuses îles de notre amour, où nous sommes deux Robinsons ; mais quand, ensuite, le jour apparaît, l’île se trouve submergée par l’océan de l’amour, et je ne sais plus même ce qu’a été mon rêve, car, tout de suite, en état de veille, je me remets à rêver de toi. Oh ! je veux instruire un oiseau, un bel oiseau bariolé, qui, tout le long du jour, te chantera : « Réjouis-toi, Trautlieb (confiante dans l’amour), il t’aime de tout son cœur, t’aime, t’aime, t’aime, ô chérie ! » Ah ! je ne me reconnais plus, ma vie entière est transformée ! Une foule de flammes, que je tenais emprisonnées au fond de mon cœur, sont venues, à présent, entourer mon front ; et bientôt tu me verras avec des boucles de feu. Une foule de sources qui se cachaient au dedans de moi ont rompu leurs digues, et se précipitent à travers mes veines ! Mon sang devient une fontaine de Castalie, et mon cœur bondit frénétiquement, au lieu de battre comme celui des autres hommes. Bientôt, ma chérie, bientôt je vais chanter comme personne encore n’a chanté jusqu’ici…

Ainsi, cela est possible, cela est vrai, que tu m’aimes ! (En ce même instant, j’en reçois ton propre aveu.) Dieu, quelle rencontre merveilleuse ! Voici que tu me réponds avant que je t’aie parlé ! C’est la première fois, c’est Dieu qui m’accorde cette grâce !… Tu ne peux savoir combien je suis ému de cette magnifique coïncidence ! C’est la preuve que notre amour est vrai, et vivant, qu’il est éternel, et que Dieu lui-même daigne y prendre part !


Enfin voici, sur un ton forcément un peu différent, quelques lignes d’une lettre écrite par Brentano à sa femme le 1er septembre 1805, après deux années bientôt de vie conjugale :

J’aspire indiciblement à me retrouver chez nous (il écrit de Wiesbaden, où il est venu faire une cure, et où, d’ailleurs, il ne tardera pas à appeler sa femme auprès de lui). Le moindre de mes déplacemens me donne l’impression d’être abandonné. Ah ! Sophie, je sens que j’ai au cœur assez d’amour pour pouvoir même supporter avec amour maints soucis déchirans. Je t’ai, de tout temps, infiniment aimée, et je t’aime toujours : mais mon cœur se brise à la pensée que tu m’aies si longtemps trompé au sujet de tes relations avec Kipp. Cela, ma chère Sophie, je ne l’ai point mérité de toi : cela a été, de ta part, un trait effrayant de mauvaise foi, de fausseté, un acte capable de ruiner à jamais toute confiance, tout honneur, et tout bonheur, — ce silence mensonger en présence de toutes les questions et supplications de ma jeunesse pleine d’amour ! De cela tu ne parviendras jamais à t’excuser devant ta propre conscience ! Sophie, Sophie, ce silence m’a appris à douter, à désespérer de ma femme aimée ! Mais sois tranquille et ne souffre point, pauvre cœur meurtri ! Ma Sophie, ma femme, qui s’est donnée à moi tout entière, qui me donne des enfans (puisse le ciel nous les conserver !) du moins elle vit : et cela est déjà assez précieux, cela représente un bonheur infini pour celui qui l’aime ! Et ainsi je suis, tout de même, heureux au fond du cœur ; et je veux que tout soit oublié de ce qui nous peine, et qu’une belle floraison de vérité et d’amour continue, jusqu’au bout, à s’épanouir en nous !


Encore l’agrément et la valeur poétique des lettres de Brentano ne sont-ils point l’unique source d’intérêt que nous offre la publication de M. Amelung. Les volumes nouveaux nous permettent aussi de connaître enfin, pour ainsi dire, le « dedans, » la signification intime, d’une aventure romanesque dont on ne nous avait exposé, jusqu’ici, que les faits « extérieurs. » Nous savions que Brentano et Sophie Méreau s’étaient mariés, en novembre 1803, et que pendant les trois années suivantes, jusqu’à la mort de la jeune femme, ils avaient vécu une existence relativement assez calme, malgré de fréquens orages passagers : mais quels sentimens éprouvaient-ils l’un pour l’autre ? À cette question leurs lettres, pour la première fois, viennent nous répondre avec certitude ; et la réponse qu’elles nous apportent est, en vérité, si étrange que je regrette de ne pouvoir que l’indiquer très rapidement. Car la situation « sentimentale » que nous révèlent ces lettres est, à peu près, celle-ci : nous y voyons une femme qui, tout en adorant son mari, se trouve, de par la sécheresse native de sa pensée, empêchée d’exprimer cet amour profond et fidèle qu’elle ressent pour lui, tandis que le mari, au contraire, ne cesse point de témoigner à sa femme la tendresse amoureuse la plus passionnée, mais sans réussir à l’aimer, vraiment, au fond de son cœur !

Des lettres de Sophie, avant comme après son mariage, j’ai dit déjà qu’une sorte de platitude prosaïque nous y apparaît, qui s’oppose à l’expression de toute nuance intellectuelle ou morale un peu exaltée. Si bien que la pauvre femme, du jour où son cœur s’est livré tout entier à son conquérant, n’a pas même essayé d’épancher au dehors une affection dont elle-même, peut-être, ne devinait pas toute la dolence. Son aventure nous ferait songer à ces voyageurs du conte de Swift dont les paroles se congelaient en sortant de leurs bouches : jusque dans ses élans d’amour les plus pathétiques, elle conseille à son mari d’éviter les rhumes, ou bien lui raconte ses négociations avec ses éditeurs. Mais, au reste, ses lettres sont peu nombreuses, souvent très courtes, et passent inaperçues parmi l’exubérance colorée de celles de son fougueux et fécond partenaire.

Et quant à celles-ci, aucun doute n’est possible sur leur inspiration secrète : ce sont des lettres d’amour qui seraient les plus belles, les plus touchantes du monde, si nous n’y sentions trop nettement l’absence d’un véritable amour. Ou plutôt, il nous semble que Brentano a fiévreusement aimé sa Sophie pendant les cinq années qu’elle l’a dédaigné ; mais ensuite, dès l’instant où « la nature a rendu leur mariage inévitable, » tout le charme poétique dont il avait revêtu la jeune femme s’est, brusquement, effacé devant lui. Au plus fort de sa passion, n’avait-il pas avoué à son ami Arnim que Sophie « était la seule femme qui ressemblât à celle que son imagination de poète se complaisait à chercher en elle ? » Plus tard, il déclarait au même confident que c’était pour lui une épreuve pénible « d’avoir à vivre avec un être froid, et qui méprisait les vertus ménagères sans avoir aucun talent pour une autre existence. » Mais du moins, il convient d’ajouter que toujours, ne pouvant plus l’aimer, il a continué d’avoir pour elle une confiante, fidèle, et respectueuse amitié, qui a presque de quoi lui assigner le rôle le plus beau, dans ce que nous découvrons de leurs relations, « C’est toi qui es mon mari, et moi ta femme ! lui écrivait-il ; tu me prends, me domines, me donnes une destination et une histoire. » Et surtout, avec son ardent génie de poète, il tâchait à se persuader qu’il l’aimait encore : d’où vient à ses lettres ce singulier et admirable débordement de ferveur lyrique, nouvel « artifice » employé par ce grand enfant « pour se tromper soi-même, » après ceux dont il avait parlé jadis à sa Sophie, dans la lettre qui avait décidé de sa destinée !

T. de Wyzewa.