Revues étrangères - Le Testament philosophique de Herbert Spencer

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Revues étrangères - Le Testament philosophique de Herbert Spencer
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LE TESTAMENT PHILOSOPHIQUE DE
M. HERBERT SPENCER


Facts and Comments, par Herbert Spencer, 1 vol. Londres, 1902.


« Pendant les années que j’ai employées à écrire divers ouvrages systématiques, de temps en temps me sont venues des idées qui ne pouvaient pas être incorporées dans ces ouvrages. Plusieurs d’entre elles ont pris place dans des articles de revues, et se trouvent maintenant recueillies dans les trois volumes de mes Essais. Mais il en reste un certain nombre que je n’ai pas eu encore l’occasion d’exprimer : quelques-unes sont relativement banales, quelques-unes plus intéressantes, et il y en a quelques-unes que j’estime importantes. Celles-là, je n’ai pu me résigner à les laisser disparaître sans les noter ; et ce sont elles que, durant les deux dernières années, à des intervalles tantôt longs et tantôt courts, j’ai consignées dans les pages suivantes. Peut-être, pour une seconde édition du volume, y ferai-je encore quelques petites additions ; mais, quoi qu’il en soit, le volume que je publie sera certainement mon dernier ouvrage. »

Ces Lignes servent de préface au nouveau livre de M. Herbert Spencer : Facts and Comments, qui vient de paraître à Londres le jour même où son auteur atteignait le bel âge de quatre-vingt-deux ans. Et, en vérité, la lecture du livre suffit à faire comprendre que M. Herbert Spencer renonce désormais à en écrire d’autres. Les idées qu’il y a exprimées sont assurément « importantes, » pour lui et pour nous ; mais le livre, dans son ensemble, est à n’en point douter une œuvre d’arrière-saison. Il abonde en redites, en digressions inutiles ; surtout il pèche par un défaut d’ordre et de suite, qui n’est pas rare chez beaucoup d’écrivains anglais, mais qui étonne singulièrement chez l’auteur des Premiers Principes. M. Herbert Spencer, le dernier fondateur de système qu’aura à signaler l’histoire de la philosophie, le fondateur d’un système dont le principal mérite est précisément dans son ampleur et dans son unité, — aussi bien se plaît-il lui-même à l’appeler toujours la philosophie synthétique, » — paraît désormais incapable de réunir, sous le lien superficiel d’une rubrique commune, des réflexions se rapportant à des aspects divers d’un même sujet. Parmi les quarante petits essais qui forment son livre, il y en a cinq ou six qui traitent de la morale, cinq ou six qui traitent de la sociologie, une dizaine qui visent des problèmes d’esthétique ; et rien n’aurait été plus facile que de séparer les unes des autres ces différentes séries d’essais, qui, ainsi groupés, auraient mis plus clairement en lumière la pensée de l’auteur. M. Spencer a préféré nous les offrir pêle-mêle, peut-être au hasard des momens successifs où il les a écrits ; après quatre pages sur les inconvéniens d’une gouvernementation excessive, nous passons à quatre pages sur Meyerbeer ; puis vient un morceau sur le patriotisme, un autre sur les progrès de l’immoralité ; et nous lisons ensuite une notice sur « l’éducation d’État, » qui est, en quelque sorte, la continuation directe de ce que nous avons lu vingt pages auparavant.

Ce défaut de composition est si marqué, à travers tout le livre, qu’il empêche d’abord d’attacher à celui-ci l’importance qu’il mérite. On est tenté de prendre le dernier ouvrage du vénérable philosophe anglais pour un simple recueil de notes et de boutades, quelque chose comme un supplément aux vingt gros volumes du Système de philosophie synthétique. Mais en réalité ce petit livre, pour peu qu’on le lise avec soin, a une portée supérieure peut-être à tel de ces gros volumes, d’un dogmatisme souvent un peu pénible. Il nous offre les mêmes idées, toutes ou à peu près ; et il nous les offre sous une forme vivante, telles qu’elles se sont présentées à l’esprit de M. Spencer avant d’être « incorporées » dans le mécanisme de son système. Nous les voyons ici au naturel, en regard des menus faits d’observation qui les ont suggérées ; et nous voyons du même couple prix que lui-même y attache, et la façon dont il les emploiera justifier, ou parfois à modifier, un système dont la construction a été l’unique objet de cinquante ans de sa vie. Avec leur variété et leur actualité, avec l’autorité qui leur vient de l’âge du vieux philosophe, on pourrait dire sans trop d’exagération que ces Faits et Commentaires sont un véritable testament philosophique de M. Spencer. Plus encore que sur ses idées, il nous renseigne sur lui-même, nous laissant entrer dans l’intimité d’un esprit qui, d’ordinaire, s’est refusé à tout semblant d’indiscrétion ou de confidence. Lorsque l’on voudra connaître la personne même de M. Spencer, ses faiblesses et ses qualités, la manière dont il a construit son système et la valeur qu’il lui a attribuée, c’est, avant tout, ce livre-là qu’on devra consulter.


On y trouvera notamment plusieurs exemples typiques d’une tendance à la généralisation qui semble bien être un des traits dominans du tempérament intellectuel de M. Spencer. Celui-ci nous apprend lui-même, — car son livre est tout rempli de brèves anecdotes autobiographiques, — que son ami Huxley aimait à le railler sur son goût naturel à généraliser. « Venez vite dans mon laboratoire, lui disait un jour Huxley, je vais vous montrer quelque chose qui va vous ravir, car vous allez pouvoir en tirer une grande généralisation ! » Et le fait est que M. Spencer « généralise » avec une promptitude extraordinaire. Le moindre incident qu’il découvre ou qu’on lui rapporte l’entraîne aussitôt à concevoir une loi générale, qui désormais s’impose à lui avec une autorité absolue, et dont il déduit, en toute circonstance, mille conclusions particulières des plus hasardeuses. Ainsi il observe que, pendant longtemps, l’autorité d’Aristote a été universelle ; puis, elle a décru pour céder la place à celle de Bacon ; et voici maintenant qu’elle se relève de nouveau, et que celle de Bacon, à son tour, décroît. Aussitôt M. Spencer en induit que les réputations croissent et décroissent d’après un rythme régulier, et qui se renouvelle indéfiniment. A l’appui de sa généralisation, il cite encore le cas de Shakspeare, qui, « hautement admiré de ses contemporains, a été plus tard négligé, et a recommencé à grandir, au XIXe siècle, de telle sorte qu’aujourd’hui toute critique se trouve paralysée en face de lui ». Il y a donc un « rythme des réputations. » Et, cette loi posée, aussitôt M. Spencer en déduit que Beethoven, trop exalté aujourd’hui, sera un jour dédaigné ; que George Eliot, naguère admirée, aujourd’hui oubliée, retrouvera sa gloire passée ; et que Meyerbeer, de la même façon, ayant été applaudi comme il l’a été, ne pourra manquer de l’être de nouveau, quand Mozart, Beethoven, et Wagner auront perdu leur succès d’à présent.

Un chapitre entier est consacré, dans le volume, au développement de cette conclusion en ce qui touche l’auteur des Huguenots. M. Spencer cite des jugemens portés jadis sur Meyerbeer par Franz Liszt et par Henri Heine ; il ajoute que, parmi les musiciens qu’il a consultés de nos jours, aucun ne prend plus au sérieux le génie de Meyerbeer ; et, de la comparaison entre cette gloire passée et cet abandon présent, il déduit la certitude que le jour est prochain où la loi du « rythme des réputations » ramènera Meyerbeer au premier rang des compositeurs. Il oublie qu’il y a eu, depuis trois cents ans, bien d’autres compositeurs dont la gloire a égalé celle de Meyerbeer, pour, ensuite, disparaître sans aucune chance de résurrection. Au temps de Mozart, Martin et Kozeluch étaient infiniment plus admirés que l’auteur de Don Juan : M. Spencer croit-il, de bonne foi, que la loi du « rythme des réputations » leur rende jamais l’estime dont ils jouissaient auprès du public et des connaisseurs ? Croit-il que George Sand ait chance d’être de nouveau préférée à Balzac ? Et ne sait-il pas que, même à mérite égal, diverses œuvres peuvent avoir, à des degrés différens, les qualités qui les rendent aptes à la survivance ? Certes, lisait tout cela : mais il l’oublie au contact des faits, entraîné par sa passion instinctive de généraliser. Et j’ajoute que j’ai cité cet exemple au hasard, entre une foule d’autres non moins saisissans. Un petit trait d’observation ; puis, tout de suite, une loi générale se dégageant de ce trait : voilà, d’une façon à peu près invariable, le contenu des trois quarts des essais du volume nouveau.

Mais, d’autre part, ce volume met en plein relief une des plus précieuses qualités de l’esprit de M. Spencer : à savoir, sa droite et courageuse franchise, la hardiesse avec laquelle il va jusqu’aux conséquences extrêmes de ses idées, sans jamais s’inquiéter de ce qu’elles peuvent avoir de contraire aux idées courantes. Considéré à ce point de vue, son dernier livre a vraiment quelque chose de très noble à la fois et de très touchant. Non seulement le vieillard ne laisse point passer une occasion d’affirmer, en présence des progrès de l’impérialisme anglais, sa haine pour toute intervention de l’État dans la vie publique ; non seulement il flétrit ce qu’il nomme « la manie éducationnelle ; « non seulement il condamne toute organisation officielle de la lutte contre l’ignorance, l’alcoolisme, ou les maladies contagieuses ; mais, apportant à ses déductions la même intrépidité qu’à ses généralisations, il ne se fait pas faute d’exprimer vertement son mépris pour les hommes politiques de son temps et, du même coup, pour la grande majorité de ses compatriotes. Il accuse les ministres anglais d’être des menteurs et des meurtriers. Il déclare que la politique des Anglais à l’égard des Boërs se résume tout entière en ces mots : « Soumettez-vous ! nous sommes les maîtres, et nous allons vous le faire sentir. » Il considère comme un des signes les plus désolans du retour des Anglais à la barbarie leur admiration pour M. Rudyard Kipling, « dans l’œuvre duquel un dixième de christianisme nominal se joint à neuf dixièmes de paganisme réel. » Il définit M. Chamberlain « un ambitieux d’humeur despotique qui, après avoir appris à la mairie de Birmingham l’art de se subordonner son entourage, s’est introduit, à force d’audace, jusque dans le gouvernement du pays. » Et voici en quels termes il répond à ceux qui lui reprochent de manquer de patriotisme, parce qu’il ne peut se contraindre à approuver la politique, contraire à toutes ses idées, où semble désormais se plaire sa patrie :


L’abolition précoce du servage en Angleterre, le développement précoce d’institutions relativement libérales, une reconnaissance plus grande des besoins du peuple après que la chute de la féodalité eut détaché les masses du sol : ce sont là des traits de la vie anglaise d’autrefois dont nous avons droit d’être fiers. Lorsque les Anglais ont décidé que tout esclave qui mettait le pied dans leur pays devenait libre, lorsqu’ils ont défendu l’importation des esclaves dans les colonies, lorsqu’ils ont payé vingt millions pour l’émancipation des Indes Occidentales, nos compatriotes ont fait là des choses dignes d’être admirées. Et lorsque l’Angleterre a donné asile aux réfugiés politiques, et a pris en main la cause de petits États luttant pour leur liberté, là encore elle a montré une noblesse que nous devons aimer. Mais il y a d’autres traits, dans sa conduite, des traits malheureusement sans cesse plus fréquens, qui font naître en nous des sentimens opposés. La connaissance des actes au moyen desquels l’Angleterre s’est acquis plus de quatre-vingts possessions, cette connaissance ne provoque guère notre satisfaction. La substitution, aux missionnaires, d’agens résidens, puis d’officiers munis d’une force armée, puis de châtimens pour ceux qui résisteraient à l’envahisseur, enfin de la soi-disant « pacification ; » ces procédés d’annexion, parfois lents et parfois soudains, — comme ceux employés dans les nouvelles provinces indiennes et dans le Barotziland, dont on a fait une colonie anglaise sans s’inquiéter davantage des désirs des habitans que de ceux des animaux du pays, — n’excitent point la sympathie à l’égard des hommes ‘qui y ont recours. Mon amour pour mon pays n’est point stimulé en moi lorsque je me rappelle comment, après que notre Premier Ministre eut déclaré que nous étions tenus d’honneur, vis-à-vis du khédive, à reconquérir le Soudan, nous nous sommes mis aussitôt à l’administrer au nom de la Reine, en réalité à nous l’annexer ; ou encore comment, après avoir promis, par la bouche de deux ministres des colonies, de ne pas intervenir dans les affaires intérieures du Transvaal, nous avons imaginé d’exiger certaines modifications électorales, et fait de la résistance des Boers à cette injonction le prétexte d’une guerre dont nous sommes les seuls véritables auteurs. Je n’estime pas aimable, non plus, le caractère national qui se traduit par une ovation populaire à un chef de flibustiers, par des honneurs universitaires accordés à un conspirateur de profession, ni par les bruyans applaudissemens avec lesquels un public d’étudians et de professeurs a salué les moqueries d’un homme d’Etat sur « l’onctueuse droiture » de ceux qui désapprouvaient ses projets d’agression. Si, parce que je blâme tout cela et bien d’autres manifestations non moins répugnantes du même état d’esprit, je mérite d’être appelé un mauvais patriote, eh bien ! je serai content d’être ainsi appelé.


On peut dire, d’ailleurs, qu’au fond de tous les chapitres se retrouve une même idée, formant comme un thème continu sous la diversité des sujets : c’est l’idée de ce que M. Spencer appelle la « re-barbarisation » de la société moderne. Qu’il nous parle d’un problème d’art ou de sociologie, ou d’hygiène, ou de politique, il conclut toujours que les hommes de son temps se dépravent, dégénèrent, retournent rapidement à la sauvagerie primitive, ou plutôt vont à un état de sauvagerie nouvelle, plus dangereuse encore et plus répugnante. Notre civilisation, pour lui, est en train de nous conduire tout droit à l’abrutissement. Comme les barbares du moyen âge, nous recherchons en toutes choses la laideur et la grossièreté. Après que des siècles ont servi à développer en nous le sens de la symétrie et de l’harmonie, nous en arrivons à acheter des meubles où, à dessein, on évite toute proportion entre les parties ; nous exigeons des imprimeurs une disposition typographique des caractères « intentionnellement déformée. » Nous perdons la notion du style qui est, elle aussi, le résultat d’une longue et précieuse évolution. Au-dessus de toutes les autres qualités, nous apprécions la force ; et l’Angleterre assiste à la résurrection triomphante de « sports des temps passés, que la loi avait dû interdire en raison de leur bestialité. » Les combats de coqs non seulement reviennent en vogue, mais ont même à Londres un organe spécial, tout consacré à leur glorification. De même la boxe, et la « savate, » pour ne rien dire des paris qui, du haut en bas de la société anglaise, deviennent de Jour en jour la préoccupation dominante. Un bon athlète est plus honoré, dans les Universités, que le savant le plus érudit. L’Université de Londres a choisi, pour la représenter au Parlement, celui des candidats qui jouait le mieux au cricket. « Et en tout lieu et de toute manière nous avons vu se produire, depuis cinquante ans, une recrudescence des idées barbares d’ambition, de violence, et de brutalité. »

Du moins la vie des véritables sauvages est-elle simple et facile : la nôtre devient sans cesse plus misérable en même temps que plus laide. « Rien n’est plus ridicule que la satisfaction que nous prétendons éprouver de notre vie sociale d’à présent, où, d’une façon générale, les hommes s’épuisent de fatigue aujourd’hui afin de gagner de quoi s’épuiser de fatigue encore demain. Et c’est cette forme de la vie sociale que nous rêvons de répandre par le monde, tandis que nous parlons avec dédain de la vie relativement aisée et heureuse des peuples que nous appelons non-civilisés ! En réalité, un état où le progrès se mesure parle développement des usines, et, du même coup, par la production croissante de régions comme le Pays noir, d’un tel état l’humanité devrait chercher à s’échapper le plus vite possible. »

Mais surtout, d’après M. Spencer, notre retour à la barbarie se manifeste dans notre « manie éducationnelle, ayant pour devise : Lumière, Science, Instruction. » L’humanité s’abrutit plus profondément par l’instruction que par l’ignorance ; elle s’abrutit et, en même temps, se pervertit, ne profitant guère de ce qu’on lui apprend que pour mieux désapprendre l’honneur et la probité. A côté des criminels-nés, sans cesse grandit le nombre de ceux qu’aveugle et déprave une instruction inutile. Les anarchistes, par exemple, ne se recruteraient point comme ils le font « sans les facilités de communication que leur donnent la lecture, l’écriture, et une certaine quantité de connaissances qu’on leur a mise entête. » De toutes les plaies dont nous souffrons, aucune n’est plus funeste que la « rupture d’équilibre entre le développement de l’intellectualisation et celui de la moralisation. »


Cette rupture d’équilibre, et le fatal aveuglement qui nous empêche de vouloir la faire cesser, tout cela repose sur une erreur dont M. Spencer nous dit que lui-même a très longtemps tardé à s’en rendre compte. L’erreur consiste en ce que « nous avons identifié l’esprit humain avec l’intelligence. » Nous avons attribué à la pensée une importance qu’elle est loin d’avoir dans notre vie intérieure. Et nous avons tout subordonné au culte de cette intelligence, qui, en réalité, ne joue, ne peut et ne doit jouer qu’un rôle secondaire. L’élément principal de l’esprit humain n’est pas l’intelligence, mais le sentiment : le sentiment sous sa double forme de la sensation et de l’émotion. Seul le sentiment constitue notre véritable connaissance du monde et de nous-mêmes, seul il nous fait agir, et nous donne la conscience de vivre. « L’émotion est la maîtresse, l’intelligence n’est que sa servante. » Et les dimensions mêmes et la complexité du cerveau sont en rapport de l’étendue non point de l’intelligence, mais de l’émotion. Voilà ce que Huxley ne savait point, et qui, au dire de M. Spencer, explique bon nombre de problèmes de physiologie comparée. Or les hommes, s’étant trompés sur l’importance relative de l’intelligence et de l’émotion, et ayant pris l’habitude d’attacher une valeur excessive à l’intelligence, se sont trouvés conduits, par la même, à méconnaître la valeur du sentiment et de l’émotion. « Et il en est résulté une opinion absolument folle sur le pouvoir de l’instruction. Partout s’élève le cri : Instruisez, instruisez, instruisez ! Partout l’on s’imagine que les écoles, avec l’éducation qu’elles donnent, vont servir à rehausser le niveau humain. On s’imagine que, si les hommes savent ce qui est bien, ils le feront, c’est-à-dire qu’une proposition admise intellectuellement pourra se transformer en action morale : et le démenti quotidien de l’expérience ne suffit pas à prévaloir contre cette erreur. Bien que, en proportion avec le nombre des écoles, se développe celui des escrocs et des flibustiers, des falsificateurs d’alimens, des donneurs de pots-de-vin, des agens d’affaires véreux, la croyance établie garde toute sa force ; et, tout récemment, en Amérique, un soulèvement général contre les progrès annuels du crime a coïncidé avec la résolution de multiplier encore les diverses écoles. »

Notre retour à la barbarie n’a pas de cause plus active, d’après M. Spencer, que cette dépréciation du sentiment au profit de l’intelligence. C’est le sentiment que l’on devrait développer, c’est lui seul qui rend les hommes forts, vertueux, et heureux. « Parmi les sauvages, les habitans des îles Fidji étaient, quand on les a découverts, remarquables par leur intelligence et leur aptitude à penser ; et, en même temps, le cannibalisme régnait chez eux, la bestialité, toutes les formes de la cruauté. Au contraire, les paisibles Arafuras nous sont décrits comme une race fort peu intelligente ; mais, vivant ensemble sans antagonisme et dans un état de liberté aussi parfait que possible, leurs sentimens sont tels que l’un d’eux, un jeune homme, désappointé dans son désir de devenir leur chef, s’est consolé en disant : Eh bien ! il me reste la ressource de pouvoir employer ma fortune à soulager mes compagnons ! Que l’on compare ces deux exemples, et l’on verra la supériorité de l’élément moral sur l’intellectuel. »


Telles sont les conclusions où est arrivé, après soixante ans de recherches et de réflexions, le vénérable chef du positivisme anglais. Si un écrivain français se hasardait à en exprimer de semblables, on lui reprocherait aussitôt de chercher le paradoxe, ou encore de servir secrètement les intérêts du cléricalisme. Mais M. Spencer est, par excellence, un homme grave, sans compter que le ton de son livre suffirait à nous garantir sa sincérité. Et il n’y a pas d’homme, non plus, qu’on aurait plus de peine à faire passer pour un clérical. Dans son nouveau livre comme dans les précédens, il affirme en toute occasion son complet détachement de toute religion, s’honorant de rester, à quatre-vingt-deux ans, aussi entier dans son « agnosticisme » qu’il l’était lorsqu’il a écrit ses Premiers Principes. Il continue à croire et à proclamer que, faute de pouvoir connaître par l’intelligence l’origine des choses, l’homme n’a pas le droit de recourir au sentiment pour suppléer, par la foi, à son ignorance.

Mais il n’en est pas moins effrayé des dommages, tous les jours plus grands, que risque de nous causer une civilisation trop exclusivement fondée sur l’élément intellectuel de notre nature. De tous côtés il découvre, coïncidant avec le progrès des « lumières », un abaissement du sens moral et de la vie même. Il a l’impression que l’humanité est en train de déchoir, de rouler sur une pente où sans cesse sa chute devient plus rapide. « On ne doit pas oublier, dit-il, qu’avec la nature humaine telle qu’elle est à présent le mal arrive infailliblement, pour peu qu’on ne s’y oppose point : la seule attitude prudente est de chercher toutes les issues par où cette nature se précipite au mal, et de les boucher sans perte de temps. »

Une éducation morale, voilà ce qu’il voudrait substituer à l’éducation intellectuelle qui, à son avis, nous mène en ligne droite vers la barbarie. Mais sur quoi fonder cette éducation morale ? Où trouver, surtout, l’appui dont elle a besoin pour produire son effet ? Ici encore, M. Spencer répond avec l’admirable franchise d’un homme, pour ainsi dire, délivré des passions humaines. Il croit que c’est pure folie d’espérer qu’une morale rationnelle puisse, aujourd’hui, remplacer dans les âmes l’ancienne morale, étayée d’un dogme religieux ; il le croit, et il n’hésite pas à nous le déclarer.


Ceux qui admettent qu’un système de morale naturelle peut suffire à bien guider les hommes dans la conduite de la vie en déduisent, ordinairement, ce corollaire : que ce serait assez de développer un tel système pour amener les hommes à se bien conduire. Mais l’observation impartiale de la nature humaine et de ses actes a vite fait de prouver l’inanité d’un tel corollaire. Celui-ci suppose, chez l’homme, une intelligence générale capable de saisir le résultat bienfaisant de certains modes de conduite reconnus comme bons ; et il suppose aussi que, ayant compris les bons résultats de ces modes de conduite, et les mauvais résultats des modes opposés, l’homme adoptera les premiers et rejettera les seconds. Mais ce sont là deux suppositions également chimériques. L’intelligence moyenne est incapable de saisir une démonstration même en matière concrète, à plus forte raison en matière abstraite. Seul l’enseignement dogmatique a chance d’agir sur elle ; encore n’y réussit-il pas toujours. Un dogme moral tel que l’honnêteté est la meilleure police » reste à l’ordinaire impuissant sur le voleur, car celui-ci espère toujours échapper à la police. Quant à l’espoir que l’homme moyen puisse être maintenu dans le bien par la considération des avantages qui en résultent pour la société, c’est une utopie aussi éloignée que possible de toute vraisemblance. Les âmes de qualité inférieure se disent aussitôt : « Je me moque bien de la société ! » Et d’autres âmes se disent : « La société, telle qu’elle est, convient très suffisamment à mes fins, sans que je doive me fatiguer à l’améliorer ! »... Ainsi l’agnostique se trompe profondément, qui croit qu’il pourra dès maintenant fournir aux hommes un moyen de se guider dans la vie, en leur exposant un code naturel de la bonne conduite.


Cette citation est extraite de l’un des chapitres les plus curieux du livre, et que je regrette de ne pouvoir pas traduire tout entier. Le chapitre s’appelle : Que doit dire le sceptique à ceux qui ont la foi ? — question bien digne, en effet, d’intéresser un sceptique, pour peu que son scepticisme n’ait pas étouffé chez lui toute humanité. Et l’on pourrait croire, d’après le passage ci-dessus, que M. Spencer engage le sceptique à ne rien dire à ceux qui ont la foi, puisqu’il est incapable de leur offrir une morale qui ait chance de les diriger dans la vie sans l’appui d’un dogme. Mais M. Spencer, poussant à ses dernières limites l’habitude de généralisation que j’ai signalée tout à l’heure, affirme que les dogmes religieux, eux non plus, n’ont jamais eu d’effet sur la conduite des hommes : ce qu’il prouve en rappelant les crimes commis jadis « par des princes, des rois et des papes, » qui, cependant, étaient convaincus de l’existence de l’enfer. Il estime donc qu’au point de vue moral le sceptique peut, sans inconvénient, travailler à guérir de leurs illusions ceux qui ont la foi. Et il ajoute même que, en bien des cas, c’est rendre aux croyans un véritable service que de les guérir de leurs illusions.


Car il y a bon nombre de personnes sur qui la perspective de l’enfer agit d’une façon désastreuse, leur causant de grandes souffrances par la façon dont elle les menace. Ces personnes continuent, tout le long de leur vie, à s’inquiéter de leur destinée future ; et à mesure qu’elles vieillissent, quand l’épuisement de la vitalité amène à sa suite une dépression d’esprit inévitable, cette dépression prend chez elles la forme de craintes devant l’idée d’un châtiment éternel qu’elles auront bientôt à subir. Dans les temps anciens, où la croyance aux peines éternelles était beaucoup plus forte qu’à présent, elle doit avoir été pour une foule d’âmes un vrai cauchemar ; et, même à présent, j’imagine qu’elle doit tourmenter beaucoup les âmes crédules qui, par exemple, lisent des livres comme celui que j’ai eu un jour entre les mains, l’Enfer ouvert aux chrétiens. À ces âmes-là le sceptique a le devoir de parler : elles ne peuvent que gagner à apprendre que, pour impitoyable que soit le processus cosmique du Pouvoir Inconnu qui régit le monde, on n’y trouve point trace, cependant, d’une idée de vengeance.


Mais il y a d’autres âmes qui tirent de leurs croyances religieuses un parti plus heureux.


Il y en a qui, d’une humeur moins chagrine, s’attachent de préférence à la perspective du bonheur futur, et qui, par l’espoir de ce bonheur, se consolent des maux qu’elles ont à supporter. L’espoir du ciel rend la vie tolérable à une foule d’êtres qui, sans lui, n’auraient point le courage de s’y résigner. Chez ceux, par exemple, qui souffrent de peines incessantes, physiques ou morales, causées souvent par des efforts excessifs pour le bien d’autrui, la pensée quotidienne d’une compensation à venir est l’unique source de réconfort. D’autres, abattus sous le poids de quelque grave malentendu, aspirent au moment où tout s’éclaircira et où leur tristesse se changera en joie. Les mauvais traitemens prolongés d’un tyran domestique produisent, chez la victime de ce tyran, une souffrance que seule peut adoucir l’attente d’une compensation future. Et il y a aussi bien des âmes qui chancellent sous le fardeau épuisant de devoirs quotidiens, accomplis sans goût et sans récompense : elles ne supportent leur destinée que parce qu’elles sont convaincues d’obtenir, après cette vie, une vie libre de toute fatigue et de tout chagrin.

M. Spencer, comme l’on voit, admet plusieurs catégories de personnes à qui les croyances religieuses rendent un service des plus appréciables ; et il aurait pu joindre encore à son énumération la catégorie, non moins nombreuse, de celles que l’espérance d’une vie future soutient et console, non pas à un point de vue égoïste, mais parce qu’elle leur permet de croire à la survivance d’êtres qu’elles aimaient, qui ont souffert sous leurs yeux, et qui sont morts. Il y a en vérité mille catégories d’âmes qui, à des degrés divers, tirent de leur foi religieuse, tout au moins, une distraction ou un soulagement ; et M. Spencer lui-même est forcé de reconnaître que, aujourd’hui, l’espérance du ciel fait aux hommes plus de bien que la crainte de l’enfer ne leur fait de mal. Quelle doit donc être, à son avis, l’attitude du sceptique à l’égard de ceux des croyans que leur foi console des maux qu’ils ont à supporter ? À cette question le vieux philosophe répond, avec sa franchise ordinaire : « Changer la croyance d’êtres comme ceux-là ne peut avoir pour eux que des effets déplorables. A moins d’une insouciance qui se doublerait de cruauté, l’agnostique évitera soigneusement toute discussion avec eux. » L’agnostique doit « se garder même de la moindre allusion qui puisse ébranler leur foi ; » il doit « faire son possible pour détourner toute question » dont la discussion risquerait de toucher à leur espérance. « Et ainsi, d’une façon générale, l’humanité nous ordonne de nous taire en présence de ceux qui, souffrant des maux de la vie, trouvent quelque réconfort dans leur religion. »

Voilà, certes, de sages paroles ; et leur autorité se trouve encore renforcée par la lecture du chapitre qui suit, Questions suprêmes. Dans ce chapitre, — le dernier du livre, — M. Spencer nous rappelle éloquemment l’impossibilité, pour l’esprit humain, de connaître ni de comprendre la nature des choses. « Si au delà de la portée de notre intelligence que soient les mystères des objets sensibles, le mystère de l’espace, par exemple, est encore plus au delà de cette portée... Quand bien même nous arriverions à pénétrer les mystères de l’existence, il y aurait devant nous d’autres mystères encore, plus transcendans, plus impénétrables. » Et ce ne sont point là des mystères dont nous puissions nous désintéresser. M. Spencer, tout en les proclamant à jamais impénétrables, avoue que, dans sa pensée et dans celle des agnostiques qu’il connaît, ces « énigmes de la vie » tiennent plus de place que n’en tiennent les conceptions correspondantes dans la pensée du commun des hommes. Il ajoute même que, depuis quelques années, « l’idée de l’espace infini et éternel produit chez lui un sentiment dont il frissonne, » un véritable sentiment de frayeur sacrée. Sur quoi l’on songe que, frayeur pour frayeur, la perspective de l’enfer n’est peut-être pas sensiblement plus attristante que cette ignorance inquiète et épouvantée, qui est l’unique chose que les agnostiques soient aujourd’hui en état de lui substituer. Et l’on se dit que, décidément, M. Spencer a bien raison lorsqu’il recommande aux agnostiques « le silence, » comme l’attitude la plus prudente à la fois et la plus charitable, dans leurs rapports avec les croyans.


T. DE WYZEWA.