Revues étrangères - Le dernier roman de Sienkiewicz

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - Le dernier roman de Sienkiewicz
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 443-454).
REVUES ÉTRANGÈRES

LE DERNIER ROMAN DE M. HENRI SIENKIEWICZ


Krzyzacy[1], par II. Sienkiewicz. Varsovie, 1900.


Une excellente traduction de Quo vadis ? qu’ont publiée ces jours-ci MM. Kozakiewicz et de Janasz, va permettre au public français de faire connaissance avec le plus fameux des écrivains polonais ; et aussi bien ne pouvait-on pas, décemment, tarder davantage à nous présenter une œuvre qui, à Florence comme à New-York, et à Londres et à Saint-Pétersbourg, est dès maintenant devenue populaire. Je dois ajouter que, indépendamment de cette gloire imprévue qu’il s’est acquise aux quatre coins du monde, Quo vadis ? est, à coup sûr, de tous les romans de M. Sienkiewicz, le mieux fait pour nous intéresser et pour nous émouvoir. Le sujet qu’il traite nous est, d’avance, familier ; et, quand il met en scène, sous nos yeux, Néron et l’apôtre saint Pierre, quand il nous dépeint les premières luttes de la civilisation romaine et de l’esprit chrétien, nous sommes disposés d’avance à lui prêter la même attention que s’il était écrit expressément pour nous par un auteur français. N’est-ce pas un auteur français qui a jadis, le premier, révélé aux romanciers tout ce que contenait de beauté poétique la victoire des martyrs sur leurs persécuteurs ? Et Quo vadis ? a beau nous apparaître sous la forme d’un roman réaliste, où se trouvent habilement utilisés les plus récens travaux des historiens et des archéologues : sa véritable valeur lui vient, comme aux Martyrs, du souffle religieux dont il est animé.

Mais, si les lecteurs français vont enfin pouvoir se faire une idée du talent de M. Sienkiewicz, je ne crois pas que Quo vadis ? suffise à leur montrer ce talent tout entier. Ou plutôt je crains qu’Une leur en donne, au total, une idée assez inexacte : car, dans l’œuvre de l’écrivain polonais, ce roman chrétien n’est qu’une exception, et l’ « universalité » même de son sujet a empêché l’auteur d’y déployer bien à l’aise quelques-unes de ses qualités les plus personnelles. Ce n’est point Quo vadis ? qui a valu à M. Sienkiewicz l’admiration, le respect, la tendresse vraiment touchante que lui ont voués ses compatriotes : ce sont trois grands romans nationaux, des romans d’un caractère si local que je doute que le public français se décide jamais à en aborder la lecture. Par le Fer et le Feu, le Déluge, Messire Wolodyowski : tels sont les titres de ces romans, qui forment les trois parties d’une trilogie, tandis que chacun d’eux, à lui seul, dépasse en étendue trois de nos romans parisiens. Ils sont longs, massifs, tout remplis de détails qu’un lecteur étranger ne saurait apprécier ; mais c’est eux que le lecteur polonais tient pour les chefs-d’œuvre de M. Sienkiewicz. Et celui-ci se rend compte lui-même, sans doute, de leur supériorité sur le reste de son œuvre, puisque, après s’être successivement essayé au roman familier et au roman philosophique, et après avoir obtenu avec Quo vadis ? le triomphe que l’on sait, voici qu’il revient aux sujets et au genre de sa trilogie. Les Chevaliers de la Croix, son dernier roman, forment pour ainsi dire un prologue à Par le Fer et le Feu ; et jamais encore, peut-être, M. Sienkiewicz n’a rien produit d’aussi profondément national, ni d’aussi pathétique, ni d’aussi vivant ; et jamais les traits distinctifs de son tempérament littéraire ne se sont exprimés avec autant de force et de variété.

Les Chevaliers de la Croix sont cependant, de même que Quo vadis ? un roman historique. Mais l’histoire, qui dans Quo vadis ? ne fournissait que le décor du récit, en fournit cette fois le principal, l’unique sujet. Les péripéties diverses de la lutte des Polonais contre l’Ordre Teutonique dans la seconde moitié du XIVe siècle, les escarmouches, les trêves, les sanglantes batailles, voilà ce que raconte à ses compatriotes M. Sienkiewicz, avec une exactitude si constante et si scrupuleuse qu’il s’arrête à décrire jusqu’aux moindres particularités des armures, des arcs, des harnais ; qu’il reconstitue en grand détail la généalogie des chefs, polonais, lithuaniens, mazoviens, tchèques et allemands ; et que, pas un moment, il ne permet à sa fantaisie de s’aventurer hors des limites de son érudition. Mais c’est d’une autre façon encore que l’histoire, dans les Chevaliers de la Croix, se trouve jouer un rôle plus important que dans Quo vadis ? Tandis que les héros de ce dernier roman, Venicius et Lygie, Eunice, Pétrone même, nous font voir sous leurs costumes antiques des âmes toutes modernes, les héros des Chevaliers de la Croix sont bien — ou du moins nous paraissent être — des types de leur temps et de leur pays. Les sentimens que l’auteur leur a prêtés s’accordent, en tout cas, le mieux du monde avec le cadre spécial où il les a placés : et non seulement les meilleurs de ces héros sont encore des sauvages, tels que devaient être des paysans à peine tirés de l’idolâtrie, mais, suivant qu’ils proviennent de la Grande ou de la Petite-Pologne, de la Lithuanie ou de la Mazovie, ils ont un caractère, des mœurs, un langage différens. M. Sienkiewicz, qui sans doute est aussi incapable que chacun de nous d’imaginer l’âme d’un Romain d’il y a dix-neuf siècles, connaît en revanche et comprend mieux que personne les espèces diverses de la race polonaise. Et si, peut-être, les chevaliers allemands, dans son dernier livre, sont tous dessinés sur un modèle un peu trop uniforme, avec leur mélange d’orgueil et d’insensibilité, les Polonais, au contraire, depuis les princes jusqu’aux écuyers, portent toujours nettement l’empreinte de leur tribu. Cent figures vivantes se meuvent sous nos yeux, si vivantes, si originales, et d’une couleur pittoresque si caractérisée, que nous avons véritablement l’impression de nous trouver en présence d’un peuple tout entier : d’un grand peuple composite et à demi barbare, mais poussé par un instinct irrésistible à se joindre pour former une même nation.

Ce minutieux souci de la vérité historique est commun à tous les romans nationaux de M. Sienkiewicz : mais on entend bien que, pour méritoire qu’il soit, ce n’est pas à lui qu’ils doivent leur haute valeur littéraire ni leur popularité. Ils doivent leur popularité, surtout, à ce qu’ils sont « nationaux, » à ce qu’ils ont, avec toute l’impartialité de leur réalisme, une signification et une portée essentiellement polonaises. Ni les poèmes de Mickiewicz, ni les romans historiques de Kraszewski, ne sauraient, à ce point de vue, leur être comparés. Ce sont des œuvres d’un patriotisme plus extérieur, plus actuel, offrant un reflet plus direct des circonstances politiques où elles se sont produites ; mais les grands romans de M. Sienkiewicz se sont pas seulement, eux aussi, d’éloquens plaidoyers en faveur de la Pologne : le patriotisme y consiste moins dans la thèse de l’auteur que dans l’esprit même qui l’inspire, dans l’originalité du point de vue sous lequel il conçoit, au fur et à mesure, les hommes et les choses qu’il évêque devant nous. Ces figures innombrables qu’il nous fait voir à l’œuvre, ces princes, ces chevaliers, ces pages, ces pieuses dames, on sent que de tout son cœur il les aime, aimant en elles non point tant leur vaillance, leur beauté, ou leur vertu chrétienne, que le caractère spécial qui leur vient de leur race, leur vigoureuse et profonde originalité nationale. On est d’abord tenté de croire, en Usant les Chevaliers de la Croix, que tous les Polonais y sont bons, et tous les Allemands cruels ou hypocrites : mais, en réalité, il s’y trouve de bons Allemands et des Polonais de qualité inférieure ; et c’est seulement l’ardent patriotisme de M. Sienkiewicz qui, joint à son talent de poète et de psychologue, nous contraint à préférer, avec lui, les personnages de sa race à ceux de la race ennemie.

Et toute la thèse du livre est dans ce contraste. Pas une fois l’auteur n’exhorte ses compatriotes à la révolte, ni à la résignation. Il s’efforce, pour ainsi dire, d’éveiller et de stimuler en eux la conscience qu’ils ont d’eux-mêmes ; leur faisant voir des hommes de leur sang, des Mazo viens et des Lithuaniens, des maîtres et des valets, il les prend, pour ainsi dire, à témoin de leur propre valeur ; et il leur montre ensuite, par un grand exemple, de quels exploits a été capable une nation déjà pareille à ce qu’elle est aujourd’hui, ayant déjà l’esprit indocile et l’humeur querelleuse, mais unie dans un commun amour de la liberté. Ainsi les Chevaliers de la Croix sont tout ensemble un tableau historique et un plaidoyer. « Voyez, — dit aux Polonais M. Sienkiewicz, — voyez par le spectacle même de votre passé ce que sont vos adversaires et ce que vous êtes ! Les simples et touchans héros que je retire pour vous de la poussière des siècles, Zbyszko, toujours prêt à se battre, le vieux Macko, qui ne rêve que d’agrandir son domaine, et Jurand de Spychow, assoiffé de vengeance, ce sont vos pères ; ce qui a fait leur force survit encore en vous. Et ces barons allemands, qui, par la menace et la ruse, travaillent à intimider les libres populations qu’ils rêvent d’asservir, ces Kuno de Lichtenstein et ces Hugo de Danveld, ils ont aujourd’hui des descendans que vous connaissez bien. Longtemps votre race, trop patiente, s’accommode de leur insolence : mais voyez comme, au jour décisif, elle sait y mettre un terme, sans autre aide que son patriotisme et l’élan de sa foi ! » Car la fidélité au catholicisme est, pour M. Sienkiewicz, une des conditions essentielles de la vie nationale de la Pologne ; et à, ce point de vue, Quo vadis ? lui aussi, peut être considéré comme une œuvre patriotique. Mais le catholicisme de l’écrivain polonais, si sincère qu’il soit, se ressent trop de l’atmosphère de doute qu’il doit avoir traversée : il n’a point, malheureusement, la chaleur convaincante de l’évangélisme du comte Tolstoï, et je crains que le souffle religieux qui anime Quo vadis ? de même que celui qui anime les Martyrs de Chateaubriand, n’émeuve les lecteurs sans les convertir ; tandis que, au contraire, le patriotisme des Chevaliers de la Croix est si profond et si ingénu, il se mêle si étroitement à la vision des faits, que personne, à coup sûr, parmi les lecteurs du roman, ne pourra s’empêcher d’en subir l’influence. Et d’ailleurs son action a déjà commencé : car des Russes d’une bonne foi et d’une impartialité parfaites m’ont affirmé que rien n’avait autant contribué que les romans nationaux de M. Sienkiewicz à effacer, dans l’opinion russe, mille vieilles préventions contre les Polonais.

Par là s’explique la popularité de ces romans. Et leur haute valeur littéraire vient, surtout, de ce qu’ils ne sont pas des romans, mais des poèmes, de vastes épopées héroïques, d’un genre dont M. Sienkiewicz est certainement seul aujourd’hui, en Europe, à garder le secret. Les Chevaliers de la Croix, par exemple, sont si peu un roman que le personnage principal a le temps de se marier, de devenir veuf, de se remarier, et de sortir tout à fait de la scène, avant que s’engage l’action principale. L’auteur s’amuse à nous raconter ses amours, à nous décrire ses combats, à incarner en lui la vie et les sentimens de la jeunesse polonaise, dans l’attente d’une guerre inévitable, mais sans cesse ajournée ; et, quand enfin la guerre commence, le jeune Zbyszko disparaît à nos yeux, confondu dans la masse de l’armée polonaise. Les Chevaliers de la Croix n’ont en vérité qu’un seul sujets la guerre des deux races polonaise et allemande : et ces deux races en sont les deux seuls héros. Jamais non plus M. Sienkiewicz ne s’occupe de composer son récit au point de vue du développement des caractères : il abandonne ses personnages et de nouveau les prend, suivant qu’il en a plus ou moins besoin pour le développement de la grande lutte qu’il a résolu de nous raconter. À quelque point de vue qu’on le considère, son roman est avant tout un poème épique ; il en a l’ampleur et il en a la lenteur, nous faisant assister à une foule de combats, de fêtes, de récits et de discussions. Non que M. Sienkiewicz ignore toute autre manière d’écrire un roman : il est, au contraire, si habile écrivain, que l’excès d’adresse est un des seuls reproches qu’on ait pu lui faire. Mais, de même qu’il a mis son adresse, dans d’autres livres, à nouer une intrigue ou à démontrer une thèse morale, il la met ici à varier, à orner, à revêtir d’un riche et brillant appareil historique les naïves péripéties de son époque. Il la met, — dirais-je volontiers, — à imiter Homère, comme d’autres fois il l’a mise à s’inspirer de Tourguénef ou d’Alphonse Daudet. En tout cas, ses Chevaliers de la Croix font penser davantage à l’Iliade qu’à Ivanhoë ou même à Quo vadis ? Ils sont pleins de force et de santé ; et par momens un lecteur français sera tenté de penser que l’auteur « sommeille ; » mais c’est, alors, que ces « sommeils » font partie de son dessein, pour nous tenir en haleine ou pour nous reposer. Une épopée, ou encore un grand conte d’enfant, voilà ce qu’est le dernier roman de M. Sienkiewicz, car je m’aperçois qu’après l’Iliade, les livres qu’il rappelle le plus, sont, peut-être, les admirables contes de William Morris, Sigurd, les Vikings, le Flot qui sépare. Comme Morris, sans cesse l’auteur polonais s’émerveille des exploits de ses personnages ; il applaudit à leurs chansons, rit de leurs grosses farces, prend part à leurs joies et à leurs chagrins. Et, comme Morris, il nous laisse toujours apercevoir le poète, sous l’apparente ingéniosité du conteur. Sa langue a un éclat, un relief, une couleur qui, au dire de ses compatriotes, sont tout à fait sans équivalent dans la littérature polonaise ; et je connais peu de poètes, dans quelque littérature que ce soit, qui sachent plus habillement nuancer l’émotion d’une scène, en alternant des images vagues et précises, en précipitant et en ralentissant tout à tour la marche des faits.


M. Sienkiewicz est, avant tout, un poète. C’est ce que sentent bien ses lecteurs polonais, qui dès maintenant l’honorent à l’égal de Mickiewicz et de Slowacki ; mais c’est aussi, je crois, ce qui l’empêchera toujours d’être pleinement apprécié hors de son pays. Certes un public étranger pourra goûter le charme de ses peintures, et rendre justice à son admirable talent de conteur : mais la profonde et essentielle beauté de ses romans, ce qu’ils ont à la fois de national et de personnel, leur portée patriotique et leur accent épique, de tout cela aucune traduction ne donnera l’idée. Quo vadis ? même, malgré son étonnant succès, ne paraît pas avoir été jugé à sa vraie valeur. On y a vu un grand roman d’aventures, pittoresque et édifiant, quelque chose comme une adaptation « moderne » de Fabiola et des Derniers jours de Pompéi : et des centaines de milliers de braves gens l’ont lu avec enthousiasme, dans des traductions les mieux faites du monde pour achever de lui ôter son attrait poétique ; mais je ne sache pas qu’en aucun pays les lettrés, aient partagé, à son égard, l’engouement de la foule. Et je crains que le même sort ne soit réservé aux Chevaliers de la Croix, sur lesquels se sont rués, déjà, de nombreux traducteurs. Comme le Monsieur Thadée et les Aïeux de Mickiewicz, comme toutes les œuvres des poètes, les romans de M. Sienkiewicz sont intraduisibles.

Je vais essayer cependant de traduire, et avec le plus d’exactitude possible, un des épisodes des Chevaliers de la Croix : car, mieux que toutes les définitions et que tous les commentaires, cette courte citation pourra faire voir en quoi consiste, non pas à coup sûr la beauté poétique, mais l’originalité du roman. Elle fera comprendre, surtout, l’extrême intérêt qu’offre aux compatriotes de M. Sienkiewicz une œuvre qui n’est en quelque sorte que l’évocation vivante et pittoresque du passé de leur race, leur représentant sous un jour nouveau des hommes et des choses qu’ils connaissent déjà.

Le jeune Zbyszko a rencontré, dans une auberge où il s’était arrêté, une jeune fille si belle, qu’aussitôt il s’est mis à l’aimer. Cette jeune fille s’appelle Danusia, elle est suivante de la princesse Danuta ; et Zbyszko apprend en outre que sa mère, femme du célèbre Jurand de Spychow, est morte des mauvais traitemens que lui ont fait subir des chevaliers de l’Ordre Teutonique. Aussi le bouillant jeune homme jure-t-il de provoquer et de tuer tous les chevaliers de cet ordre qu’il rencontrera sur sa route ; et comme, peu de temps après, il en rencontre un, il s’empresse de courir à lui pour le provoquer. Mais ce chevalier se trouve être un envoyé de l’Ordre à la cour de Pologne, le baron Kuno de Lichtenstein. À ce titre, sa personne est sacrée. Et en vain la princesse Anne, en vain les chevaliers polonais qui accompagnent Lichtenstein demandent-ils à celui-ci d’oublier l’injure qu’il a reçue de Zbyszko. L’Allemand exige que son agresseur descende de cheval et, tête nue, implore son pardon. Puis, sur le refus du jeune homme, il déclare qu’il portera plainte devant le roi Ladislas. Et c’est à la cour de Cracovie que nous retrouvons maintenant Zbyszko et Lichtenstein, assistant tous deux au repas du Roi, Lichtenstein en qualité de convive, Zbyszko en qualité de serviteur de la princesse Anne Danuta.


L’appel des cors annonça que le repas était prêt ; et la princesse Anne, prenant Danusia par la main, se dirigea vers les appartemens royaux, où les dignitaires et les chevaliers, debout, l’attendaient. Mais, devant la porte, elle-même dut attendre, pour laisser entrer d’abord la princesse Ziemowita, qui était sœur du Roi. Bientôt la grande salle se remplit de convives. Le Roi s’assit au haut de la table, ayant près de lui l’évêque de Cracovie, Woyclech Iastrebiec. Ce prélat était le délégué du Pape : c’est à ce titre qu’il avait l’honneur de siéger ainsi à la droite du Roi. Venaient ensuite les deux princesses ; et près d’Anne se trouvait, commodément installé dans un vaste siège, Jean, l’ex-archevêque de Gniezao. Zbyszko avait entendu parler de lui à la cour du prince Witold ; se tenant debout derrière la princesse Anne, qu’il servait, il avait aussitôt reconnu l’archevêque à son abondante chevelure frisée, d’où lui était venu son surnom de Goupillon. Jean était renommé aussi pour sa gaîté et le charme de ses manières. Nommé archevêque de Gniezno contre le gré du Roi, il avait pris par force possession de son évéché, et le Roi s’était empressé de le destituer. Il avait alors offert ses services à l’Ordre Teutonique ; mais il n’avait point tardé à reconnaître que plus fructueuse était pour lui l’amitié du puissant roi de Pologne ; de telle sorte qu’il était rentré dans sa patrie, avait obtenu sa grâce, et guettait maintenant la vacance d’un évêché ; car il savait combien le Roi avait peu de rancune. Il s’efforçait, en attendant, de regagner la faveur de son maître par son élégance et ses plaisanteries ; mais il se gardait bien de rompre avec les Chevaliers de la Croix. A la cour même de Iagellon, où dignitaires et chevaliers lui faisaient froide mine, il recherchait la compagnie de Kuno de Lichtenstein : c’est sur son propre désir qu’il avait obtenu d’être assis à table près du chevalier.

Zbyszko, debout derrière le siège de la princesse Anne, était si proche de Lichtenstein qu’il aurait pu le toucher en étendant la main. Et ses doigts, en vérité, le démangeaient fort : mais il avait su dominer son impétuosité, et s’était interdit toute mauvaise pensée. Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher de jeter sans cesse un regard curieux sur la tête et les épaules de Lichtenstein, se demandant s’il aurait en lui un adversaire difficile à vaincre, le jour où il pourrait enfin se mesurer avec lui, que ce fût à la guerre ou en combat singulier. Et il songeait que, décidément, il n’aurait point trop de peine à le terrasser. Les épaules du chevalier allemand, en vérité, lui semblaient massives et robustes, sous l’ample manteau gris : mais il voyait autour de lui bien d’autres chevaliers d’une carrure plus forte, qui eux-mêmes n’avaient rien pour l’intimider. Il s’attardait, cependant, à les considérer, avec un mélange d’admiration et d’envie, se rappelant tout ce qu’on lui avait raconté sur eux. Mais soudain son attention fut attirée par les mouvemens du Roi, qui, sans arrêt, ramassait dans sa main des touffes de ses cheveux et les rejetait derrière son oreille, marquant ainsi son impatience du retard qu’on mettait à servir le repas. Un instant son œil se fixa sur Zbyszko ; et, sous ce regard, le jeune chevalier songea avec terreur qu’il aurait peut-être à subir la colère du Roi. Pour la première fois il songea sérieusement aux conséquences de son aventure.

Le baron allemand ne savait point que le jeune homme qui l’avait si hardiment attaqué sur la route se trouvait, à présent, tout près de lui. Et bientôt le repas commença. Le bouffon Ciaruszek, tout de suite, se mit à imiter le chant du rossignol : c’était, de tous ses jeux, celui que le Roi aimait le plus. Puis un autre bouffon fit le tour de la table, s’arrêtant devant chacun des convives pour imiter le bourdonnement d’une abeille : et il l’imitait avec tant d’adresse que plusieurs des convives baissèrent la tête, comme si une véritable abeille les avait menacés : ce qui amena des éclats de rire. Et Zbyszko, malgré son alarme, rit plus haut que tous les autres, quand il vit que Lichtenstein couvrait de sa main son crâne chauve. Mais le baron ne tarda point à s’apercevoir de sa méprise. Il cacha sa main sous la table, et. se penchant vers l’évêque Goupillon, il lui dit à l’oreille quelques mots en allemand, que l’évêque s’empressa de traduire en polonais.

— Le noble baron, — dit-il en s’adressant au fou, -— te donnera deux marks pour ta plaisanterie : mais il t’avertit de ne point trop t’approcher, car on chasse les abeilles, et on tue les guêpes.

Le fou prit les deux marks : après quoi, s’autorisant de la licence que lui accordait le Roi, il répondit :

— Le miel abonde dans la province de Dobrzyn[2] : voilà pourquoi s’y trouvent tant de guêpes. Mais tu finiras bien par les en chasser, roi Ladislas !

— Voici un sou de ma part, pour ta plaisanterie, — dit alors l’évêque Goupillon. — Mais souviens-toi que les guêpes de Marienburg ont de forts aiguillons, et que c’est chose dangereuse de grimper aux arbres pour les dénicher !

— Bah ! — s’écria Zyndram de Maszkow, le porte-épée de Cracovie, — on n’a qu’à y mettre le feu !

— Ou bien à couper le nid de guêpes avec une hache ! — ajouta Ténorme Paszko de Biskupice.

Le cœur de Zbyszko bondit de joie, car de telles paroles, songeait-il, étaient sûrement signes de la guerre prochaine. Et Kuno de Lichtenstein comprit toutes ces paroles, car, durant ses longs séjours à Thorn et à Chelmno, il avait appris la langue polonaise, bien qu’il mit sa fierté à ne s’en point servir. Mais à présent, irrité par les mots de Zyndram, il le fixa soudain de ses petits yeux gris.

— C’est ce que nous verrons ! — dit-il.

— Comme nos pères l’ont vu à Plowce[3] ! — répliqua Zyndram.

— ''Pax vobiscum ! — s’écria Goupillon. — Pax, pax ! Ah ! si seulement je pouvais obtenir un petit évêché, quel beau sermon je vous ferais sur les avantages de la paix ! La haine n’est rien que ignis, et ignis infernalis : un feu si terrible que le vin seul peut réussir à l’éteindre. Allons, qu’on nous verse du vin ! Passons à présent à la dissipation, comme disait feu mon collègue Zawisza de Kurozwenki. Qu’on nous verse du vin, et puisse l’amour fleurir entre les Chrétiens !

— Entre les vrais Chrétiens ! — dit Kuno de Lichtenstein en appuyant sur les mots.

— Quoi ? — s’écria l’évêque de Cracovie, redressant la tête. — N’êtes-vous pas, ici, dans un des plus anciens royaumes chrétiens ? Nos églises ne sont-elles pas plus vieilles que les vôtres à Marienburg ?

— De cela, je ne sais rien ! — répondit le baron.

Le Roi était particulièrement susceptible sur tout ce qui concernait la question religieuse. Il crut que les paroles de Lichtenstein étaient spécialement dirigées contre lui, qui s’était, en effet, converti depuis peu.

— Quoi ! — mugit-il de sa voix profonde, — ne suis-je pas un Roi chrétien ?

— Sire, répondit froidement le baron, votre royaume se dit chrétien, mais les mœurs y restent païennes.

Aussitôt se levèrent de leurs sièges, furieux, maints chevaliers, vainqueurs en d’innombrables batailles et tournois. Tour à tour rouges et pâles de colère, ils criaient :

— Malheur à nous ! Cet homme est notre hôte, et nous n’avons pas le droit de le provoquer !


Pressé de questions par le Roi, Kuno de Lichtenstein raconte alors qu’il a été attaqué la veille, en chemin, par un chevalier polonais. « Pourquoi ne l’avez-vous pas tué ? — demande le Roi au gentilhomme qui était chargé d’escorter l’envoyé teutonique. — Parce que sa tête appartient au Roi ! — L’avez-vous jeté en prison ? — Non, car il est noble, et a juré sur son honneur de chevalier qu’il comparaîtrait devant vous. — Mais il ne comparaîtra pas ! » — ajoute Lichtenstein avec un sourire de mépris.


À ce moment une jeune voix retentit, derrière le baron.

— C’est moi qui ai attaqué le chevalier allemand, moi, Zbyszko de Bogdaniec !

Aussitôt de nombreux convives coururent vers le malheureux Zbyszko ; mais ils furent arrêtés par un geste menaçant du Roi, dont la voix furieuse grondait comme les lourdes roues d’un char sur des pierres.

— Qu’on lui coupe la tête ! — mugissait le Roi ! — Qu’on donne sa tête au baron, afin qu’il l’envoie à Marienburg, au Grand Maître de l’Ordre !

— Toi, Yamont, empare-toi de lui ! — ajouta-t-il, s’adressant à un jeune prince lithuanien qu’il voyait debout près de Zbyszko.

Yamont, terrifié, posa sa main tremblante sur l’épaule de Zbyszko. Mais un vieillard à barbe blanche, Topor de Tenczyn, castellan de Cracovie, leva le bras, pour signifier qu’il allait parler. Tous se turent aussitôt, prêts à l’écouter.

— Sire, dit-il, le noble baron peut être assuré que non seulement la juste colère de Votre Majesté, mais que nos lois elles-mêmes savent punir de mort quiconque a l’audace d’outrager un ambassadeur. Nous ne voulons pas qu’il puisse croire que nous n’avons pas de lois chrétiennes, dans notre royaume. Demain, ainsi que le veut notre loi, je jugerai le coupable.

Puis, se tournant vers Yamont, il lui commanda, d’un ton sans réplique, de conduire Zbyszko dans la tour du château.

— Et toi, dit-il, seigneur de Taczew, tu auras à comparaître en qualité de témoin.

— Oui, certes, et je dirai en quoi a consisté l’offense faite au seigneur de Lichtenstein par cet enfant ! — déclara Powala de Taczew, en regardant fixement le chevalier de la croix.

— Il a raison, il a raison ! — s’écrièrent aussitôt plusieurs des convives. — Ce Zbyszko n’est rien qu’un enfant. Pourquoi la honte d’un enfantillage doit-elle rejaillir sur nous tous ?

Il y eut un moment de silence : et des coups d’œil furieux furent lancés au baron.


Le prince Yamont est contraint d’obéir à l’ordre du castellan. Mais, avant de remettre le prisonnier aux mains des archers royaux, il l’engage, amicalement, à se tuer dans sa prison : « car lui-même avait été épouvanté de la colère du Roi. » — Plutôt que de te laisser couper la tête en présence de ton ennemi, pends-toi à un des barreaux de la fenêtre ! Chez nous, c’est ce qu’on fait toujours !


— Que je me pende ! s’écria le jeune homme, lorsqu’il eut compris ce que le prince Yamont lui murmurait à l’oreille. — Ah ! on vous a baptisé, mais vous gardez toujours votre peau de païen ! Ne savez-vous pas que c’est péché, pour un chrétien, de se donner la mort ?

Le prince haussa les épaules.

— C’est ou ce n’est pas un péché, suivant les motifs qu’on a de le faire, répondit-il. Et puisque, de toute façon, on te coupera le cou…

À ces paroles, Zbyszko se fâcha. Un désir lui vint de provoquer le prince à se mesurer avec lui, à cheval ou à pied, avec l’épée ou avec la hache. Mais il se contint, détourna la tête et, escorté par les archers, il franchit, sans rien dire, le seuil de sa prison.


Cependant la jeunesse de Zbyszko, sa belle mine, et l’audace de son acte ont touché tous les convives. Le Roi lui-même, après s’être fait raconter les circonstances de l’agression, insiste auprès de Lichtenstein pour qu’il pardonne au jeune homme. Mais le baron allemand refuse de se laisser fléchir. « Il ferma les yeux et resta quelque temps immobile, la tête haute, prenant plaisir à entendre les supplications des princesses et de la salle entière. Puis, soudain, son expression changea ; il baissa la tête, croisa ses mains sur sa poitrine, et dit, d’une voix douce : — Le Christ, notre sauveur, a pardonné à ses ennemis : il a pardonné même au larron sur la croix. — Ah ! voilà un vrai chevalier ! s’écria l’évêque de Cracovie. — Comment donc pourrais-je ne point pardonner, poursuivit Kuno, moi qui suis non seulement un chrétien, mais aussi un moine ? Je pardonne, en vérité, de tout mon cœur, n’étant que le plus humble des serviteurs du Christ ! — Honneur à lui ! cria Powala de Taczew. — Honneur, honneur I répétèrent tous les assistans. Mais le baron n’avait point fini de parler. — Je pardonne, reprit-il, pour ce qui est de moi. Mais je suis venu ici parmi vous en qualité d’envoyé de mon Ordre, et je porte dans ma personne la majesté de mon Ordre, qui est l’Ordre du Christ, de telle sorte que quiconque m’outrage outrage le Christ lui-même. Or, une offense aussi sacrilège, je n’ai point le pouvoir de la pardonner ! Que si votre loi ne la punit pas, force me sera d’en informer toute la chrétienté. — Alors, se produisit un profond silence : longtemps on n’entendit, dans la salle, que le souffle oppressé des poitrines, un murmure de colère retenue, et les sanglots de Danusia. »


C’est par de tels récits que M. Sienkiewicz raffermit l’orgueil national de ses compatriotes ; et sans cesse il y entremêle des scènes d’amour simples et douces, de délicates peintures des travaux rustiques. Mais je regrette surtout de ne pouvoir pas citer l’épilogue de son roman, où il reconstitue pour ainsi dire minute par minute, jusque dans les moindres détails, les diverses péripéties du combat de Grünewald. Cet épilogue est, à lui seul, tout un grand poème, le plus beau certainement qu’ait jamais écrit l’auteur polonais. Les régimens passent et repassent, devant nous, avec leurs étendards et leurs hymnes de guerre. Nous voyons fondre, s’anéantir peu à peu la puissante armée de l’Ordre Teutonique, expiant ainsi, en un seul jour, de longues années de mensonge et de cruauté. Et lorsque, au dernier chapitre, le roi Ladislas, entouré des princes ses alliés, lève la main pour bénir « non seulement ceux qui gisent à ses pieds, mais la plaine tout entière entre Grünewald et Tannenberg, » nous avons un instant l’illusion qu’une victoire aussi solennelle ne peut manquer de garantir à jamais, contre les ruses et les violences des Chevaliers de la Croix, l’héroïque nation qui l’a remportée.


T. DE WYZEWA.

  1. Krzyzacy est le nom qu’on donnait, en Pologne, aux chevaliers de l’Ordre Teutonique.
  2. Dobrzyn était une province que l’Ordre Teutonique avait, récemment, enlevée aux Polonais.
  3. A Plowce, l’Ordre Teutonique avait été battu par l’armée polonaise.