Revues étrangères - Le premier ménage de Richard Wagner

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Revues étrangères - Le premier ménage de Richard Wagner
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 934-945).
REVUES ÉTRANGÈRES

LE PREMIER MÉNAGE DE RICHARD WAGNER


Richard Wagner an Minna Wagner, 2 vol. in-8, Merlin, 1908.


Richard Wagner, comme l’on sait, n’a pas eu d’enfans de sa première femme, Minna, qu’il avait épousée en 1839, et dont il s’est tragiquement séparé en 1858 : et ainsi, grâce à Dieu, nous ne pouvons pas imaginer, dans le cas présent, que ce soit un fils ou un petit-fils de ce couple malheureux qui ait vendu lui-même, à un éditeur, des lettres que leur caractère tout particulier d’intimité pénible, et assez choquante, aurait dû préserver à jamais d’être publiées. Mais la lecture de ces lettres ne m’en a pas moins démontré combien il me sera décidément toujours difficile de me résigner à l’habitude, devenue désormais constante et universelle, de salir la mémoire des hommes qui nous sont les plus chers, en nous révélant des circonstances, plus ou moins inévitables, de leur vie privée qu’ils se sont efforcés, de leur mieux, à nous tenir cachées. Voici un noble et magnifique poète, le plus grand, peut-être, de nos temps modernes, et certes celui qui a remué nos cœurs le plus profondément : après avoir vécu près d’un quart de siècle avec une femme qu’il a passionnément aimée, et qui lui a prêté une assistance héroïque tout au long des cruelles épreuves de la première partie de sa carrière, il finit par se fatiguer d’elle, — une autre femme s’étant mise entre eux, — et il la renvoie d’auprès de lui, déjà très malade, — si épuisée par les angoisses et les privations qu’il la croit condamnée à une mort prochaine, — et il la laisse mourir isolée, désespérée, parmi des étrangers : conduite que, sans doute, l’opposition de leurs tempéramens a rendue nécessaire, mais qui demeure, toutefois, l’unique passage que nous aimerions à pouvoir effacer d’une longue existence entièrement employée à nous pourvoir de vivante et bienfaisante beauté ; et voici que l’on nous contraint à connaître jusqu’aux moindres particularités de ce déplorable épisode, à suivre, de jour en jour, le grand poète dans le détail obligé de ses ruses et de ses mensonges, à rabaisser un peu la haute image que nous nous plaisions à concevoir de lui, — tout cela, simplement, parce qu’il a été grand, et sous prétexte que chaque ligne sortie de sa plume possède, en même temps qu’une valeur marchande, l’intérêt d’un document historique et psychologique !

En tête des deux volumes qui, naguère, nous offraient la série complète des Lettres de Wagner à Mme Wesendonck, se lisait une Observation préliminaire commençant par cet étrange aveu : « L’auteur des pages que nous publions aujourd’hui avait formellement exprimé le désir que ces pages fussent anéanties. » Le pauvre Wagner avait espéré que, après sa mort, nous ignorerions une aventure qui, au fond, n’avait rien eu que d’assez banal, et dont lui-même, du reste, n’avait point tardé à se fatiguer : non, l’héroïne de l’aventure a voulu que toutes les lettres de son ami d’un jour nous fussent livrées, jusqu’à celles où il s’ingénie à inventer des défaites pour empêcher son ex-amie de venir le rejoindre, et jusqu’à celle où nous apprenons que, par l’intermédiaire de sa seconde femme, il l’a priée de lui renvoyer toute la musique et tous les écrits que, jadis, il lui avait donnés ! Mais encore cette publication nous apparaît-elle excusable, et presque légitime, en regard de celle que l’on s’est avisé, maintenant, de lui juxtaposer : deux gros volumes tout remplis des lettres écrites, chaque jour, par Richard Wagner à sa première femme, pour tâcher, de mille façons diverses, à lui faire oublier qu’il ne peut plus l’aimer, ni même supporter sa vue, et qu’elle aura dorénavant à souffrir et à mourir loin de lui. Aussi bien, les deux volumes nous sont-ils présentés sous une forme singulière, et dont nous serions tentés d’attribuer l’excessive réticence à un certain sentiment de honte : car non seulement le titre ne nous dit point d’où nous viennent les lettre de Wagner, et par qui elles ont été cédées au libraire qui nous les transmet : les volumes ne contiennent, en outre, pas un mot d’introduction, pas une note, absolument aucune trace des mains entre lesquelles ces lettres ont passé avant d’arriver jusqu’à nous. Si bien que, de cette navrante histoire dont, auparavant, nous ne savions rien, — car les biographes de Wagner ont expressément négligé de nous parler de sa première femme, ou parfois nous en ont affirmé des choses dont les lettres mêmes du mari nous prouvent, désormais, l’inexactitude, — de cette histoire nous avons à nous faire une idée à tâtons, d’après ces seules lettres fréquemment coupées de mystérieuses lacunes, sans pouvoir deviner rien de celles qui leur ont répondu, sans être le moins du monde informés de ce qui a eu lieu durant les intervalles que nous constatons entre elles : nous avons à reconstituer cette histoire aussi malaisément que s’il s’agissait, pour nous, de déchiffrer une dépêche en langage secret, et où la moitié des phrases aurait disparu !

Que si, cependant, nous nous obstinons à vouloir pénétrer la signification cachée du cryptogramme, nous nous apercevons, avec une véritable joie, que cette signification n’est pas aussi fâcheuse pour la mémoire de Richard Wagner que nous aurions pu le craindre, par exemple, en nous fondant sur le silence continu du musicien-poète au sujet de sa première femme, dans le recueil de ses lettres à Mme Wesendonck. A coup sûr nous aurions préféré ne pas savoir que Wagner a chassé d’auprès de lui la compagne fidèle et dévouée de toute sa jeunesse, et surtout ne pas être mis au courant des protestations mensongères et des fausses promesses qu’il a été forcé de lui renouveler, de jour en jour, pendant plusieurs années, pour la tranquilliser et la consoler : mais ses lettres, jusque dans leurs passages les plus déplaisans, nous montrent que lui-même a souffert infiniment des souffrances qu’il se croyait contraint d’infliger à sa victime ; et que longtemps il a fait, pour épargner à celle-ci ou pour lui adoucir ces souffrances, un effort d’autant plus touchant qu’il était fatalement condamné à rester inutile. Et puis aussi, peut-être, ces lettres nous révèlent qu’il a toujours aimé, jusqu’au bout, sa « très bonne Minna, » tout en ne se sentant plus le courage de vivre avec elle, ou du moins lui a toujours gardé un sentiment composite et bizarre, mélangé de remords et de reconnaissance, de compassion et de respect, d’un besoin invétéré de s’ouvrir à elle et d’une vague certitude que personne au monde ne l’aimait plus qu’elle, ne s’intéressait plus à lui, ni, au fond, n’était mieux fait pour l’écouter et pour le comprendre.


Voilà ce qu’il m’a semblé découvrir, sous l’extrême diversité des 269 lettres du recueil nouveau ; mais avec cela je dois avouer que jamais encore, en vérité, je n’ai lu un recueil de lettres aussi extraordinaire, à la fois pour ce qui est de sa forme et de son contenu. Cent pages, deux cents pages se succèdent qui ne sont remplies que de simple et confiante tendresse, d’épanchement familier, de sollicitude inquiète ou joyeuse ; on se figure entendre le mari le plus content et le plus attaché, envoyant journellement à sa femme, — obligée de faire sans lui un voyage, ou un séjour aux eaux, — la relation minutieuse de l’emploi de ses heures, lui parlant de son travail et de ses distractions, l’instruisant avec soin de l’état de sa santé, et ne négligeant pas, non plus, de l’instruire de l’état de son linge et de ses vêtemens, lui communiquant tous ses rêves avec tous ses projets, lui énumérant les sommes qu’il a reçues et celles qu’il a dépensées, lui donnant des conseils sur le régime qu’elle aura à suivre, sur l’achat de ses robes, et toujours lui renouvelant son regret d’être séparé d’elle, ainsi que son pressant désir de la voir rentrer ou d’aller la rejoindre. Sur les 269 lettres du recueil, il y en a plus de 250 qui sont écrites de ce ton : des lettres qui, à les prendre isolément, ne respirent que l’abandon et la tranquillité, l’intimité sereine d’une vieille et profonde affection réciproque. Mais tout à coup, de loin en loin, tantôt après cent pages et tantôt après deux cents de cette aimable causerie ensoleillée, une lettre surgit, toute noire et terrible comme un soudain orage ; et nous comprenons aussitôt que la douceur paisible des lettres précédentes n’était qu’une illusion, un décor de théâtre derrière lequel se déroulait un drame ignoré de nous ; et désormais toutes les lettres suivantes nous apparaissent dévastées et lugubres, malgré le retour immédiat des mêmes confidences et des mêmes sourires, du même innocent décor de comédie ou d’idylle. Vingt fois, Wagner écarte patiemment, en quelques mots de gronderie amicale, les plaintes et les reproches que sa femme lui adresse ; et vingt autres fois, c’est la malheureuse femme elle-même qui, nous le sentons, s’efforce à retenir dans son cœur les angoisses incessantes dont elle est ravagée : mais brusquement une plainte plus vive, un reproche plus fortement accentué déchaînent, une fois de plus, la tempête toujours suspendue à l’horizon ; et Wagner, à son tour, se plaint et reproche, évêque la mémoire des luttes passées, obscurcit l’avenir par d’implacables menaces. Et quand, ensuite, il redevient l’ami indulgent et tendre que j’ai dit tout à l’heure, nous ne pouvons plus l’écouter sans avoir en même temps, dans l’oreille, l’écho plus ou moins confus d’un lointain grondement de tonnerre.

Une de ces lettres, en particulier, est évidemment d’une importance si considérable, pour l’histoire des rapports de Wagner avec sa première femme, que je ne puis me défendre de la citer, malgré la réelle impression de malaise que je ressens à devoir y toucher. Mais d’abord, il faut que je rappelle une seconde lettre, antérieure à celle-là de plusieurs années, et que j’ai eu précédemment l’occasion de traduire ici, — car le recueil des Lettres de Famille de Wagner, publié en 1906, contenait déjà quelques-unes des premières lettres du poète à sa Minna, écrites durant cette période d’« épreuves » où le jeune couple ne pensait qu’à souffrir, à espérer, et à lutter en commun. Le 28 juillet 1842, Wagner, qui était venu à Dresde avec le projet d’y faire jouer son Rienzi, recevait une lettre de sa femme lui disant que, si son séjour et ses démarches devaient lui coûter trop d’argent, elle était prête, pour lui épargner une dépense supplémentaire, à attendre quelque temps avant de venir le rejoindre. A quoi le mari répondait, dans un admirable élan de reconnaissance et d’amour :


Ma Minna bien-aimée, il n’est pas possible que nous restions jamais séparés l’un de l’autre : je le sens de nouveau, à présent, du plus profond de mon cœur. Ce que tu es pour moi, rien au monde ne pourrait m’en tenir lieu… Tu me parles d’une nécessité qui, peut-être, nous obligerait à ne pas nous revoir quelque temps encore ! Où donc est cette nécessité ? Lorsque jadis, pour essayer d’exécuter mes plans et mes espoirs follement présomptueux, j’ai entrepris le voyage de Russie, dans des conditions qui auraient découragé l’homme le plus intrépide, est-ce que, dans ce moment-là, tu m’as parlé d’une nécessité de te séparer de moi ? Si tu l’avais fait alors, par Dieu, j’aurais dû te donner raison ; mais l’idée ne t’en est pas venue. Lorsque, pendant la traversée, la tempête et le péril étaient au comble, lorsque, pour récompense des peines que tu avais subies avec moi, tu voyais devant toi une mort effroyable, tu m’as simplement prié de te tenir bien embrassée, afin que, jusque dans la mort, nous ne fussions pas séparés. Lorsque, à Paris, nous nous trouvions immédiatement sur le point de mourir de faim, mainte occasion s’est présentée à toi de te sauver en me laissant à mon sort : pourquoi donc, à ce moment, n’as-tu jamais parlé d’une nécessité de nous séparer ? Alors, vois-tu, je n’aurais rien eu à te répondre ! Mais maintenant, où je sens que je tiens de plus en plus mon avenir dans mes mains, maintenant, je te le demande, pourquoi me parles-tu de cette nécessité ?… Viens, viens, viens ! Et tout de suite ! Lundi, lundi ! Ah ! si nous pouvions être déjà à lundi !


Et la lettre se terminait par une citation, un peu modifiée, du début de l’exquise chanson de ce Hollandais Volant que Wagner venait de composer sous les yeux de sa femme, et vraiment grâce à elle :


Mon cher vent du Sud, souffle encore plus fort !
Tout mon cœur désire et appelle ma Minna !

[1]

Il y a dans tout ce morceau, un accent qui ne trompe pas, un accent de sincérité absolue et d’amoureuse confiance ; et ce même accent se retrouve dans toute la série des premières lettres de Wagner à Minna, jusqu’au moment où l’auteur de Tannhäuser, en 1848, accusé d’avoir pris part à l’insurrection, a été forcé de s’enfuir d’Allemagne. Les lettres de cette heureuse période sont, d’ailleurs, en très petit nombre, Wagner ne s’étant, jusqu’alors, presque jamais séparé de sa femme : toutes nous font voir un mélange charmant de tendresse expansive et de calme et complète familiarité. Non seulement le mari tient sa femme au courant des moindres faits de sa vie comme de sa pensée : nous sentons qu’il a besoin d’elle, et ne peut passer un seul jour sans la vouloir près de soi. Plus tard, depuis la séparation forcée, et fatalement prolongée, de 1848, le ton change un peu. Wagner continue à instruire sa femme de tout ce qui lui arrive, — c’est là un besoin qu’il gardera toujours : — mais nous ne sommes plus aussi certains que son cœur la désire, ni qu’il lui soit Impossible de vivre loin d’elle. Cependant ils se rejoignent, s’installent ensemble à Zurich ; et Wagner, lorsqu’il est obligé de quitter sa femme pour aller s’entendre avec des directeurs de théâtre ou pour diriger des concerts, lui envoie immanquablement, à peu près chaque jour, des lettres pleines d’expansion et de sollicitude, les lettres d’un parfait mari, désolé d’avoir eu à se séparer de sa femme.

Or voici que, le 17 mars 1850, il lui annonce brusquement qu’il n’est plus à Paris, où il était venu organiser des concerts, et que des amis l’ont décidé à passer quelques jours avec eux, dans leur maison de Bordeaux ! « Tu ne peux pas te figurer, lui dit-il, l’amabilité et le dévouement pour moi de cette famille ! Celle-ci consiste dans le jeune couple et la mère de la femme, qui est Anglaise, mais qui, de même que son mari, parle l’allemand aussi bien que nous. Et il y a en outre, à Bordeaux, une nombreuse colonie d’Allemands, tous riches, et qui tous ont pour moi la plus haute estime… Mais, pour te parler en toute franchise, le plaisir que j’éprouve ici ne m’empêche pas d’aspirer de tout mon cœur vers toi et vers notre maison ! Crois-moi bien, je ne connais pas d’autre bonheur que de pouvoir vivre avec toi, tranquille et satisfait, dans notre petit ménage ! » Et puis, exactement un mois après, voici l’effrayante lettre qu’il lui adresse, de Paris, où il s’est hâté de revenir pour préparer ses concerts :


CHERE MINNA !

Je t’appelle encore ainsi malgré la dernière lettre que j’ai reçue de toi ! « Chère Minna ! » ainsi je t’appelle encore dans l’heure bien lourde que je traverse, aujourd’hui, par ta faute ! Ainsi je t’appelais autrefois, lorsque n’était pas encore survenue entre nous une division atroce et irréparable ; et ainsi je continuerai toujours à t’appeler, dans mon souvenir !… Ce qui, jusqu’à présent, m’attachait invinciblement à toi, malgré des choses que je n’ai pas besoin de te rappeler, c’était l’amour, un amour qui dominait toutes les différences, — mais un amour que tu ne m’accordais pas au degré où je l’éprouvais moi-même. Peut-être ressentais-tu pour moi tout ce que tu es capable de ressentir ; mais ce dont j’avais besoin, l’amour sans condition, l’amour qui nous fait aimer autrui tel qu’il est et pour ce qu’il est, cet amour-là ne pouvait entrer dans ton cœur, car depuis longtemps déjà tu as cessé de me comprendre. Depuis notre nouvelle réunion, c’est le devoir seul qui t’a inspirée, dans ta conduite envers moi ; et c’est encore le devoir, non l’amour, que tu nommais dans ton avant-dernière lettre…

A Dresde, déjà, ton mauvais sentiment contre moi s’est manifesté, et a constamment grandi à mesure que les intérêts de mon art et de mon indépendance d’artiste me rendaient plus insupportables les stupides exigences de mon métier de chef d’orchestre… Lorsque je rentrais chez moi, profondément indigné et attristé d’une nouvelle humiliation, d’un nouvel échec, qu’est-ce que ma femme avait à m’offrir, au lieu de consolation et de sympathie réconfortantes ? Des reproches, de nouveaux reproches, rien que des reproches ! Et moi, cependant, avec mon goût irrésistible pour la vie domestique, je restais chez moi ; mais ce n’était plus désormais pour m’épancher et recevoir du réconfort ; ce n’était plus que pour me taire, pour me laisser ronger par mon souci, et pour être seul !…

Mais assez là-dessus ! L’heure décisive a sonné : j’ai dû fuir en abandonnant tout derrière moi. Un unique désir me restait, avant de quitter l’Allemagne : le désir de revoir ma femme… Et jamais je n’oublierai la nuit où l’on m’a réveillé, dans ma cachette, pour accueillir ma femme ; froide et pleine de reproches, elle s’est dressée devant moi et m’a dit : « Voilà, je suis venue, puisque tu m’as demandée ; maintenant continue ton voyage, et moi, je vais repartir dès cette nuit ! » Enfin, quelque temps après, j’ai eu le bonheur d’obtenir que tu vinsses me rejoindre à Iéna, pour y échanger avec moi un chaud et cordial adieu. Cet adieu a été ma consolation dans l’exil, et je n’ai plus eu d’autre idée que de te ravoir pour toujours. Sur quoi j’ai reçu bientôt, aux environs de Paris, cette malheureuse lettre qui m’a glacé par son manque de cœur… Ce qui s’est passé depuis lors, tu ne l’as sûrement pas oublié. Dans ta lettre suivante, tu m’as annoncé ta résolution de venir près de moi à Zurich ; et tu es venue, et tu sais quelle a été ma joie ! Mais, hélas ! ce n’était pas vers moi que tu étais venue, mais vers l’homme dont tu supposais qu’il allait aussitôt composer un opéra pour Paris… C’est alors que, pour la première fois, je me suis senti infiniment seul en ta présence, car j’ai vu qu’il me serait impossible de te conquérir toute à moi !… N’importe, pour te procurer la paix, je me suis remis sérieusement à mes plans de Paris… Et je me suis rendu ici, où je n’ai eu qu’une préoccupation : la préoccupation non de moi-même, mais du toi et de notre vie commune. Une amitié de l’espèce la plus rare et la plus élevée s’est présentée à moi, qui, tout à coup, a éloigné de moi le souci de mon pain quotidien. Et cependant, de Bordeaux même, je t’ai encore écrit que je ne connaissais qu’un bonheur, qui était de vivre tranquillement avec toi à Zurich, et de pouvoir y créer des œuvres à mon goût.

Mais maintenant ta lettre a tout rompu, tout anéanti ! Irréconciliable, tu cherches l’honneur là où je dois presque reconnaître la honte, et tu as honte de ce qui est pour moi une bienvenue providentielle !…

Désormais, que peut être mon amour pour toi ? Il ne peut plus être que le désir de te récompenser de la jeunesse que tu as inutilement sacrifiée pour moi, des épreuves que tu as subies avec moi, — le désir de te rendre heureuse. Mais est-ce que je pourrais arriver à cela en continuant à vivre avec toi ? Non, non, c’est tout à fait impossible !


Dans sa lettre suivante, du 4 mai 1850, Wagner, de plus en plus décidé à se séparer de sa femme, lui déclare qu’il va partir pour un grand voyage en Grèce et en Orient ; mais déjà les dernières lignes de la lettre sont d’une voix plus douce : « Adieu donc, adieu, chère Minna ! adieu, femme durement éprouvée, à qui je ne puis, hélas ! accorder aucune compensation, et que je me trouve même forcé d’abandonner ! Adieu, et, si tu le peux, garde un bon souvenir de moi ! Tu recevras de mes nouvelles, et peut-être nous reverrons-nous encore !… Ne sois pas fâchée de ce que j’aie dû me séparer de toi ! Adieu, très chère, très bonne Minna ! adieu ! » Et puis, dès la page d’après, sans l’ombre d’une transition ni d’une explication, nous trouvons une nouvelle lettre, probablement postérieure d’un an à la précédente, et qui n’est plus qu’affection, sourires, douce intimité. « Ah ! chère et bonne femme, qui m’as encore écrit une lettre si merveilleusement belle ! Combien je déplore seulement d’avoir à y répondre par écrit, au lieu de pouvoir t’en remercier oralement dès ce soir ! » Il est aux eaux, dans les environs de Zurich ; il a quitté sa femme la veille, et attend avec impatience le lendemain, où elle lui a promis de venir le rejoindre. Mais nous n’en demeurons pas moins, nous, sous l’impression imprévue et inquiétante de la lettre de tout à l’heure. Ces subites accusations de Wagner, ces durs reproches, que signifient-ils bien au juste ? et se peut-il que pas une ombre n’en soit restée sur l’heureux ménage que nous voyons, à présent, échanger des caresses et des confidences ?


En tout cas, la cause immédiate de l’éclat du 17 avril 1850 se laisse facilement deviner. Minna a reproché à son mari d’avoir accepté un don d’argent, que lui ont offert ses nouveaux amis et admirateurs bordelais. Ainsi s’explique cette phrase de la lettre : « Tu cherches l’honneur là où je suis presque forcé de reconnaître la honte — (c’est-à-dire dans un emploi servile, dans des tâches banales, etc.) — et tu as honte de ce qui est pour moi providentiellement bienvenu » — (c’est-à-dire de l’argent donné par des amis). Mais d’autres passages, dans des lettres voisines, nous permettent de supposer que la désapprobation morale de Minna, ici comme toujours, s’accompagnait d’un fort élément de jalousie féminine, plus ou moins motivée. Si le généreux ami bordelais n’avait pas eu une jeune et très jolie femme, Minna, sans doute, ne se serait pas aussi vivement offensée de la manière dont Wagner avait mis à profit sa générosité.

La pauvre femme était d’une jalousie extrême : voilà ce qui est, désormais, trop certain, et qui a le plus contribué à exaspérer son mari. Quant aux autres défauts dont on a coutume de l’accuser, je ne crois pas qu’ils aient eu rien de bien grave, — à commencer par ceux que lui a reprochés, dans sa lettre, son mari lui-même. Assurément elle aurait préféré que Wagner eût un gagne-pain régulier, et composât une musique un peu plus lucrative : mais le goût qu’elle conserve pour Menzi n’empêchera pas le poète, après leur séparation, de l’entretenir en détail des progrès de Tristan, et avec une certitude évidente de l’intéresser. Il n’est pas vrai non plus qu’elle ait manqué d’intelligence : jusqu’au bout, son mari lui a confié et lui confiera toutes ses pensées, avec une abondance et une précision qu’il s’est bien gardé d’employer, par exemple, dans ses lettres aux membres de sa famille, et qu’il aurait vite cessé d’employer vis-à-vis d’elle s’il l’avait sue incapable de les apprécier. Reste donc, au total, son désir de voir son mari en possession d’un emploi régulier ; mais si vraiment ce désir, assez naturel, a eu dans son cœur des racines profondes, combien nous devons admirer l’héroïque courage avec lequel, sa vie durant, elle a dispensé son mari de tenter aucun effort pour le satisfaire ! Car non seulement nous la retrouvons toujours auprès de Wagner, jusqu’au moment où celui-ci ne pourra plus supporter de vivre avec elle ; non seulement son mari, par la façon dont il lui parle, atteste qu’il est parfaitement assuré de sa soumission, et ne craint pas de perdre son amour en continuant à mener sa libre vie d’artiste : mais la lettre furieuse qu’on a lue plus haut se charge de nous apprendre à quel point les résistances de Minna sont courtes, et bientôt oubliées. Lorsqu’elle vient le voir dans sa cachette, elle lui signifie qu’elle va repartir, et est décidée à ne plus le revoir ; mais, quelque temps après, voici déjà qu’elle l’a rejoint à Iéna, où elle échange avec lui « un chaud et cordial adieu ! » Lui écrit-elle, ensuite, une lettre « qui le glace par son manque d’amour ? » La lettre suivante est pour lui annoncer « sa décision de s’installer avec lui à Zurich. » A tout ce qu’il exige elle cède, après l’avoir simplement agacé par un inutile semblant de refus ou d’hésitation ; et son unique tort, ainsi que Wagner le lui laissera entendre cent fois, aura été de l’aimer avec une passion trop entière, sans savoir se résigner à ce que d’autres femmes la remplacent dans son cœur, ou même soient admises à le partager avec elle.

Mais ce tort était très grave, et ne pouvait manquer d’avoir pour elle des conséquences infiniment désastreuses. Car Richard Wagner, après le bouleversement produit dans sa vie, et. dans tout son être, par la catastrophe de 1848, s’était trouvé amené, par son âge à la fois et par les circonstances, à avoir, en quelque sorte, fatalement besoin de changer de femme, de même qu’il avait changé de patrie, et de profession, et d’idéal et de style artistiques. Involontairement, il aspirait à rencontrer une amie nouvelle, qui fût toute prête à le suivre, — sauf à s’imaginer qu’elle le conduisait, — dans les voies nouvelles où le poussait à présent son génie, aidé encore par les hasards de sa destinée. Et peut-être Minna, dont il continuait également à avoir besoin, peut-être serait-elle parvenue à conserver sa place auprès de lui si, s’étant rendu compte de ce changement, elle avait eu la force de tolérer qu’une autre femme pénétrât dans l’intimité de son mari, qui, d’ailleurs, — ainsi que le prouve l’épisode de Mme Wesendonck, — aurait vite fait de s’en fatiguer. Cette force, elle ne l’a pas eue : et toutes les souffrances des dernières années de sa vie, et toutes les angoisses de Wagner, ne sont sorties que de là. En vain, dans les nombreuses lettres qu’il lui écrit entre 1851 et 1858, lui prodigue-t-il les témoignages d’une affection que nous sentons encore très sincère : nous sentons, d’autre part, qu’il commence à l’aimer mieux de loin que de près, et que désormais sa curiosité, son ardeur sensuelle, ce désir de possession qui n’est, au reste, qu’une forme incomplète, passagère, et très superficielle de l’amour, que tout cela ne s’adresse plus à elle, et va sans doute maintenant à plusieurs femmes alternativement, suivant que Wagner est à Paris, à Londres, à Zurich, ou bien suivant les caprices divers de son humeur de poète, sans cesse devenue plus impressionnable et mobile, avec les années.


Le ménage en était à ce point lorsque, au mois de mai 1858, éclata la seconde catastrophe, préparée depuis longtemps déjà, et provoquée surtout par l’ardente jalousie de Minna Wagner. Celle-ci, ayant acquis la preuve certaine des relations sentimentales de son mari avec Mme Wesendonck, était allée jusqu’à dénoncer ces relations à M. Wesendonck, qui, naturellement, — plus confiant, et ainsi plus heureux que le roi Marke, dont on veut qu’il ait été le modèle, — s’est toujours refusé à rien voir ni à rien entendre. Et Wagner, lui, a vu et compris aussitôt qu’il ne lui était plus possible de vivre en compagnie d’une femme dont les reproches continuels le troublaient dans son travail poétique, la seule chose qui lui tînt, proprement, au cœur : de telle sorte qu’il a pour ainsi dire, donné simultanément congé à sa femme et à son amie, afin de pouvoir se consacrer tout entier à sa partition de Tristan et Ysolde, maîtresse plus tendrement aimée que ne l’avait jamais été aucune créature en chair et en os. Mais son âme généreuse, dès lors tout imprégnée de l’esprit chrétien, — malgré son soi-disant schopenhauerisme, — a d’autant plus souffert à l’idée des souffrances infligées, par son fait, à la fidèle compagne de toute sa vie que, comme je l’ai dit, il la savait très malade, et la croyait vouée à une mort prochaine. « Un médecin, en qui j’ai toute confiance, — écrivait-il, le 1er novembre 1858, à Mme Wesendonck, — m’a fait connaître, hier, la nature exacte de la maladie de ma femme. Tout porte à croire qu’elle est perdue. Un hydrothorax menace de se développer bientôt ; elle va beaucoup souffrir, et les douleurs iront toujours augmentant : l’unique délivrance possible est la mort. » Le souvenir de cet aveu nous est indispensable pour comprendre la vraie signification des lettres qui ont suivi le drame de l’été de 1858. Presque quotidiennes, et d’une longueur anormale, ces lettres contiennent, évidemment, une grosse part de mensonge, avec leur tendresse débordante, leurs assurances répétées d’un fidèle amour et de l’espoir d’un recommencement immédiat de la vie en commun : mais le mensonge qu’elles contiennent est celui que chacun de nous se trouve obligé de commettre au chevet d’un malade mortellement atteint ; et personne n’aura le courage d’en faire un reproche à Richard Wagner, quelque opinion que l’on ait de l’ensemble de sa conduite à l’égard de sa femme.

Encore nous est-il bien malaisé de savoir en quelle mesure, dans ces lettres, Wagner affecte des sentimens qu’il n’éprouve point. Il écrit à sa femme, par exemple, de sa retraite de Venise, qu’il a sur son piano une photographie d’elle, à côté du portrait de son père ; à Mme Wesendonck, le même jour, il écrit simplement qu’il a sur son piano le portrait de son père : à l’une des deux il ment, mais à qui ment-il ? Je suis bien tenté de supposer que ce n’est pas à sa femme : car toutes ses lettres à celle-ci ont un caractère d’expansion que sont bien loin d’avoir les lettres adressées par lui, secrètement et librement, à Mme Wesendonck. En tout cas, ce n’est qu’à sa femme qu’il raconte, heure par heure, tous les détails de sa vie ; et quand, après l’avoir entretenue de l’avancement de son drame lyrique, il lui décrit tout au long un abcès qu’il vient d’avoir, ou la consulte sur l’achat d’un manteau, ou la remercie des chemises et des bas qu’il a reçus d’elle, nous avons l’impression que des lettres comme celles-là, avec toute la part de dissimulation qui peut y être renfermée, n’en traduisent pas moins une affection sincère. Le poète ne peut plus s’accommoder d’avoir sa Minna près de lui : mais, en même temps, il regrette l’absence d’une confidente longtemps accoutumée à le regarder vivre et à veiller sur lui ; et, tout en la plaignant, il garde pour elle un étrange amour qui, bien vite refroidi dès qu’ils sont ensemble, ne tarde pas à se réchauffer, une fois de plus, dans l’éloignement.


Telle est, en somme, la conclusion qui ressort de la plupart des lettres formant la seconde moitié du recueil ; mais de nouveau, par instans, entre ces marques de compassion, de respect, et de fidèle amitié, une lettre nous apparaît dont la dureté imprévue et soudaine nous inquiète et nous déconcerte, projette brusquement une lueur de doute sur la sincérité des lettres précédentes comme des suivantes. Ces brusques éclats ne sont-ils que l’expression d’un moment d’humeur, tout de suite apaisé ; ou bien nous dévoilent-ils des sentimens qui, désormais, siégeaient à demeure dans l’âme du poète, sous ses fausses démonstrations de tendresse, et sans que lui-même, peut-être, eût clairement conscience de leur intensité ? Ou bien encore, peut-être, dans une des âmes les plus complexes qu’il y ait eu au monde, ces sentimens trouvaient-ils le moyen de coexister avec leurs contraires, et le mari de Minna en était-il venu à haïr la pauvre femme tout en continuant à l’aimer ? Rien de tout cela n’est impossible, ni, non plus, certain : mais combien il eût mieux valu que les éditeurs du recueil, quels qu’ils soient, héritiers de la mémoire de Wagner ou de celle de sa première femme, nous eussent dispensés de connaître, au moins, ces quelques lettres-là !


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1907.