Revues étrangères - Les «Impressions de guerre» de Gabriele d'Annunzio

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Revues étrangères - Les «Impressions de guerre» de Gabriele d'Annunzio
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES « IMPRESSIONS DE GUERRE »
DE GABRIELE D’ANNUNZIO


La Leda senza Cigno, racconto di ' Gabriele d’Annunzio, seguito da una Licenza, trois vol. in-16 ; Milan, librairie Trêves, 1916.


Je féliciterai avant tout M. d’Annunzio d’avoir conservé, même parmi ses souffrances personnelles et ses nobles émois patriotiques de l’heure présente, le remarquable souci d’élégance et de beauté formelles attesté naguère par la « mise au point » extérieure de tous ses autres livres. Le fait est qu’on ne saurait souhaiter trois petits volumes d’une apparence plus discrète, à la fois, et plus charmante, imprimés en des caractères d’une netteté exemplaire, sous d’originales couvertures blanches dûment encadrées d’un double filet, et où c’est à peine si le noir du titre se relève expressivement, çà et là, d’une pointe de rouge. Et que si, de la même façon qu’il nous apprend « qu’il lui a été impossible de corriger en personne les épreuves de ces trois volumes, » M. d’Annunzio s’est également trouvé empêché d’en surveiller de ses yeux la « réalisation » matérielle, à coup sûr du moins c’est lui qui en a conçu le projet jusque dans ses moindres détails, — avec, dorénavant, un mélange bien manifeste de richesse ornementale et de sobriété dont je ne serais pas étonné qu’il en eût pris le goût pendant les récentes années de son séjour en France.

Toujours est-il que le voici nous offrant, dans ces trois petits tomes, « un roman suivi d’une licenza !  » Le roman s’appelle la Léda sans le Cygne. Il a été écrit « dans la Lande, » — c’est-à-dire sans doute aux environs d’Arcachon, — durant le mois de juin 1913 ; et vraiment, malgré le rythme et la couleur magnifiques de maintes de ses phrases, je n’ai pas l’idée qu’il ajoute rien à l’ancienne gloire de conteur de M. d’Annunzio. Mais l’histoire de cette « Léda » mortellement inquiète de l’absence de son « cygne » remplit à peine les 150 petites pages du premier volume, tandis que, tout au long de la Licenza qui la suit, et qui s’étend jusqu’au bout du tome troisième et dernier, l’auteur oublie complètement l’aventure, un peu trop « particulière, » qu’il nous a racontée pour ne plus nous entretenir que de sujets bien plus amples et plus proches de nous, — ainsi que cela seyait, d’ailleurs, dans une Licenza.

Car je dois au hasard merveilleux qui, jadis, m’a permis d’étudier de tout près, avec mon cher G. de Saint-Foix, chaque note de chacune des œuvres de la jeunesse de Mozart, je dois entre mille autres choses à cette inappréciable fortune de connaître à peu près exactement l’objet et les caractères propres du genre, infiniment « classique, » de la Licenza. A Salzbourg comme à Milan, — car on sait combien l’influence italienne régnait alors d’un pouvoir absolu dans toutes les cours d’Allemagne, — jamais le jeune Mozart ne remettait en musique une pastorale ou une cantate dont le poème avait déjà servi précédemment, et jamais non plus il ne préparait la « reprise » de l’une de ses partitions chantées d’auparavant, sans être tenu d’adjoindre aux airs, ensembles, ou chœurs de cette partition un grand air nouveau, composé sur des paroles dont on venait de le fournir tout exprès pour la circonstance, — des paroles où, cessant absolument de s’occuper de l’arrivée d’Ascagne à Albe ou des divers épisodes moraux du Songe de Scipion, poète et musicien ne songeaient plus qu’à complimenter le couple princier en l’honneur duquel avait été exécutée la pastorale, ou bien simplement à louer le fastueux prélat salzbourgeois qui avait commandé la « reprise » de la noble, grandiloquente, et somnifère cantate. En un mot, une sorte d’appendice improvisé, sans aucun rapport avec l’œuvre où il s’ajoute ; un appendice éminemment libre, comme déjà suffirait à l’indiquer son nom, et cependant ayant pour habitude constante, — sinon peut-être pour règle, — de se rattacher d’aussi près que possible à l’« actualité » du moment. Telle m’est toujours apparue la licenza chez Mozart et tout l’aimable groupe des compositeurs d’opéra italiens de la seconde moitié du XVIIIe siècle ; et telle encore elle m’apparaît dans l’œuvre nouvelle, de M. d’Annunzio, avec seulement cette différence notable, qu’au lieu de n’avoir à la fin de l’œuvre que les modestes dimensions d’un air précédé ou non d’une, vingtaine de lignes de récitatif, la voilà qui, après les 150 pages de la Léda sans le Cygne, se prolonge jusqu’à remplir entièrement les deux autres volumes, — risquant peut-être de contrevenir ainsi aux vieilles et vénérables traditions du genre, mais sans que, certes, personne des lecteurs d’aujourd’hui ait l’idée de s’en plaindre !


Tout au plus se rencontrerait-il quelques lecteurs français qui, même en face de la traduction la plus parfaite, ne pourraient pas s’empêcher de regretter que M. d’Annunzio n’eût pas réduit aux dimensions d’un seul les deux volumes de sa Licenza. Car il faut savoir que, pour émouvans et pour « actuels » que soient les sujets traités par l’illustre écrivain dans ce long « appendice » de sa Léda sans le Cygne, ces sujets y sont souvent traités d’une manière, — pour ainsi dire, — purement « musicale, » ou bien entremêlés d’intermèdes où les mots ne tâchent absolument qu’à faire fonction de « musique. » Jamais encore, je crois, dans aucune de ses œuvres en prose, M. d’Annunzio ne s’est aussi pleinement abandonné à sa conception favorite d’un emploi tout « lyrique » de sa langue natale. Il y a dans sa Licenza des chapitres entiers, — par où j’entends des suites de vingt, de quarante pages, — qui ne sont qu’un simple jeu d’images et de rythmes, beaucoup plus pareils à une sonate d’un Domenico Scarlatti ou d’un Claude Debussy qu’à n’importe quel chapitre d’un prosateur, ou même d’un poète, de chez nous[1]. Et il se peut que la chose, comme je l’ai dit, ait de quoi déconcerter un lecteur français : mais je ne crois pas qu’elle risque d’étonner ni d’ennuyer ou de fâcher en aucune façon les lecteurs italiens, accoutumés comme ils le sont tous à une telle utilisation, exclusivement et d’ailleurs adorablement musicale, de leur vocabulaire. Que l’on se rappelle, par exemple, la place considérable que tient ce que je serais tenté de définir le « surplus musical » de la langue d’outre-monts dans la poésie du délicieux Pétrarque, le plus « national » des poètes italiens ! Ou plutôt non : car la patrie de M. d’Annunzio a produit au XVIIIe siècle un autre poète en qui elle s’est reconnue et aimée plus encore, me semble-t-il, que dans l’auteur des Triomphes ; et je ne sais pas en vérité de « phénomène » littéraire plus significatif que celui de l’enthousiasme unanime et prolongé du public italien à l’égard des poèmes d’opéras du « divin » Métastase. Par-dessous les chants modulés dont maintes générations de compositeurs se sont ingéniés à revêtir ces récitatifs et ces airs d’Artaserse et de la Clemenza di Tito, tout le monde s’accordait à proclamer que les vers de Métastase possédaient, par eux-mêmes, une richesse de musique pour le moins égale. Les plus subtils « connaisseurs » mettaient au niveau de Dante et de Pétrarque ce poète dont l’œuvre entière n’avait pas à leur offrir une idée personnelle, mais qui, toute sa vie, — sous l’effet d’une ambition infiniment caractéristique, — s’était diverti à rivaliser d’avance en harmonie et en chant avec les musiciens à l’usage desquels il créait ses « livrets. »

Et certes les Licenze devaient abonder dans la somptueuse édition des Œuvres Complètes de Métastase dont un exemplaire fut donné solennellement en hommage au petit Mozart, durant les premiers jours de février 1770, par le comte Firmian, gouverneur impérial de la Lombardie : mais je doute qu’une seule des pages du a divin abbé » méritât d’être comparée, pour la maîtrise et la diversité de ses « effets » musicaux, à ces intermèdes de la nouvelle Licenza de M. d’Annunzio où celui-ci prend pour thème, par exemple, une promenade sur les canaux et le long des quais de Venise qu’il a eu l’occasion de faire, l’été dernier, avec deux amis français. Ou bien encore, dans toute la première partie de l’étrange Appendice, ce sont des promenades à Chantilly, des visites à sa meute aimée de lévriers, qui forment ainsi, quasiment, le départ de vastes et mélodieuses improvisations « lyriques, » — entre lesquelles viennent élégamment s’encadrer d’autres morceaux d’une portée et d’un accent aussi différens que possible : des évocations de souvenirs personnels admirablement précis et concrets, à tel point qu’on aurait le droit d’en regarder l’ensemble comme une suite « autobiographique » d’« impressions de guerre » de l’auteur de l’Intrus et de la Fille de Jorio.


Ce sont d’abord, au début du second volume, de frémissantes images de l’espèce de réveil à la fois étonné, curieux, et confiant qu’a provoqué au cœur de chacun de nous l’annonce, infiniment soudaine et imprévue, d’une guerre. Puis M. d’Annunzio nous rappelle l’aspect de nos rues pendant les inoubliables semaines de la mise sur pied de ces troupes qui sont en train de nous défendre, en même temps, et de nous couvrir de gloire depuis trente mois. Mais tout d’un coup, après ces semaines d’une exaltation héroïque, voici toutes nos âmes étreintes d’une angoisse de mort ! Et M. d’Annunzio trouve « dans le livre de sa mémoire, » à la date du 30 août 1914, des pages que j’aurais aimé pouvoir citer tout entières :


Aujourd’hui l’envahisseur est à La Fére. Ses chevaux remontent, par la vallée de l’Oise, vers Paris ; déjà ils foulent sous leurs pieds le vrai cœur de la France ; et à chaque pas la fureur bestiale de leurs cavaliers profane un souvenir, offense une beauté, ravive une douleur. J’ai vu un voile subit troubler le regard de l’ami qui, tout à l’heure, m’apprenait la triste nouvelle, — un ami qui, lui-même, est né dans la contrée natale de Jean Racine, à l’ombre des vieilles tours élevées jadis par Louis d’Orléans…

A Paris, le ciel parait encombré de cendres, les rues sont pâles comme des artères d’où le sang s’est écoulé, la Seine stagnante et épaissie semble résister à l’effort du remorqueur fumeux qui traîne la longue file des bateaux chargés de charbon ; et tous les arbres se mettent d’un seul coup à perdre leurs feuilles, comme si, brusquement, ils venaient d’être saisis de la maladie de l’automne.


Nous sentons l’inquiète tristesse des places désertes, pendant que « les douze stations de chemins de fer de Paris ne se lassent point d’emporter hors de la capitale et ceux qui vont combattre et ceux qui vont chercher un abri. » Longtemps, en une succession de petits tableaux où il n’y a pas jusqu’au bruit et à l’odeur des choses qui ne nous soient savamment restitués, le poète procède à déchiffrer le « livre de sa mémoire. » Après quoi il nous dit ses propres émotions, sa crainte vraiment toute filiale pour Paris et la France, et l’impossibilité qu’il éprouve, tout d’un coup, d’être seul, et cependant combien l’excès même de la douleur ne réussit pas à détruire chez lui la nouvelle conscience d’une sorte de beauté surnaturelle, sacrée, de la guerre. Et puis, le 3 septembre, « à la veille du miracle, » le voici transportant son observation de peintre-poète et sa rêverie dans notre Ile de la Cité, où il lui semble que, depuis un instant, « l’âme civique de la France s’est merveilleusement renforcée ! » Il a l’impression consolante « de voir soudain entrer dans la cathédrale de Notre-Dame l’image d’une France mal armée, mais victorieuse à force d’intrépidité, de la même façon que jadis y est entré à cheval le roi Philippe le Bel avec cette demi-armure, sans cuirasse ni jambières, qu’il avait portée pendant sa récente victoire de Mons-en-Puelle. » La petite église de Saint-Julien-le-Pauvre, avec le vénérable trésor de ses souvenirs ; de sombres ruelles oubliées où l’on croit qu’en son temps a demeuré Dante ; et le pieux pèlerinage du poète s’achève au « sanctuaire » de Saint-Séverin. Là encore, la tradition nous affirme que Dante « avait coutume de prier et de méditer, » en ajoutant même qu’il s’était choisi un endroit préféré pour y venir, chaque jour, plier ses genoux. Si bien que voilà M. d’Annunzio, en ce soir tragique du 3 septembre 1914, tâchant à détourner sa pensée et son cœur de la vision de la Bête monstrueuse déjà tapie sinistrement au seuil de Paris, pour ne plus s’occuper tout entier qu’à rechercher, dans notre vénéré « sanctuaire » de Saint-Séverin, le recoin privilégié où venait autrefois s’agenouiller le plus grand, à coup sûr, des hommes de sa race !


La haute nef centrale est éclairée d’une double rangée de fenêtres : mais de part et d’autre les deux nefs latérales, basses comme les voûtes d’un cloître, sont peuplées d’une ombre chaude et brune qui fait penser à la patine précieuse déposée par le temps et par la musique sur le bois vivant d’un violon ancien. Entre des piliers nerveux, j’aperçois une verrière à losanges sans images, pareille à une dalle de glace que des pieds auraient innombrablement fendillée. Plus au-delà, parmi des reflets ensanglantés, je distingue un Jésus en croix percé du coup de lance du soldat romain. Et toutes les chapelles à l’entour s’imprègnent d’un silence animé, sous la garde active d’un saint ou d’une vierge : saint Louis de Gonzague recevant l’hostie des mains de saint Charles Borromée ; saint Georges transperçant le dragon ; saint Séverin appuyé au rebord de son puits et s’entretenant avec Chlodoald… Mais je sens bien qu’en vérité ce n’est point au solitaire rhénan du Moyen Age qu’appartient, désormais, cette forêt de pierre. La Sainte Espérance en habite la partie la plus secrète, ainsi qu’elle a coutume de faire dans nos cœurs humains. Et c’est pour elle que les piliers de pierre dressent et élancent vers l’ogive de la voûte les mêmes palmes qui, jadis, furent agitées en hommage glorieux sur le chemin de Jérusalem !


Mais pendant que M. d’Annunzio, ayant ainsi pris contact avec l’incomparable « forêt de pierre, » s’est remis à chercher le lieu favori des oraisons de Dante, et croit même l’avoir découvert « auprès de cette colonne centrale de l’abside qui se tord avec un mouvement impétueux afin de faire saillir plus haut les feuilles de la palme sainte, » la voix grave d’un orgue s’élève derrière lui. Et le poète, s’étant retourné, découvre que la nef principale s’est remplie d’une foule de fidèles silencieux et immobiles, qui d’ailleurs lui paraissent ne former qu’une seule âme, projetant « vers l’ogive de la voûte » une seule prière.


Et voici qu’en effet une parole surgit :

— O Père céleste qui êtes Dieu, ayez pitié de nos frères !

Et la foule reprend l’humble et fervente parole, la prolonge en un murmure infiniment doux et profond, tandis que, contre les piliers, les cœurs d’or offerts en ex-voto se mettent à rayonner, comme allumés sous la flamme de l’unanime prière. Et je vois Notre Dame de la Sainte-Espérance resplendir entre deux vitraux ; et puis à chacune des invocations de la litanie le chant, d’abord tout contenu, se renforce et s’accuse :

— Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour eux !

— Saint Michel, patron de la France, priez pour eux !

— Saint Maurice, patron des combattans. priez pour eux !

— Anges saints, tenez-les sous votre garde et priez pour eux !

Après quoi, il y a des instans où le chant s’abaisse, tremble, s’affaiblit, comme s’il se baignait de larmes ; et puis, de nouveau, il se renforce, afin d’appeler sur les chers défenseurs de la France la protection de Dieu :

— Par ta longue passion, par ta solitude et ta désolation, par ton agonie et par ta mort, protège-les, ô Seigneur, préserve-les, ô Seigneur, et sois leur force, et leur courage, et leur tranchée en face de l’ennemi û Seigneur notre Dieu ; et daigne accepter leur sacrifice ! Amen.


Et la prière fut exaucée, dans les profondeurs et au plus haut des cieux.


Les scènes religieuses sont si fréquentes, — et si belles, — dans la Licenza de M. d’Annunzio, que l’on m’excusera de citer encore, par manière de « pendant » à cet émouvant « salut » de Saint-Séverin le soir du 3 septembre 1914, une messe matinale sur le front italien. Le poète guerrier, à son réveil, apprend qu’une brigade momentanément campée dans une ville voisine, à Versa, y va écouter, tout à l’heure, l’allocution d’un « orateur » attitré de l’armée, appartenant à l’ordre des Barnabites, — et qui pourrait bien être ce même éloquent et ardent P. Semeria que notre public parisien a eu, ces jours passés, l’occasion d’entendre… Je voudrais me borner à résumer les préliminaires du récit : mais ces phrases chantantes de M. d’Annunzio sont avec cela, si pleines de couleur et de vie que je ne puis me résigner à y substituer la plate inertie de ma prose :


Je vais donc à Versa. C’est une matinée d’octobre toute limpide, et quasi trempée et fourbie comme une arme neuve. Les routes, avec leur aridité déjà trop sensible, s’apprêtent à redevenir des tourbillons de poussière. Défilé de soldats, défilé de mules, défilé de camions : le tout poussé d’un mouvement insolite. On sent qu’il y a quelque chose dans l’air, que quelque chose de grand se prépare ; et déjà l’on respire une odeur de sang, de la même façon que les narines perçoivent légèrement le fumet du moût à la veille du jour désiré des vendanges.

Arrivé au camp, je cherche aussitôt l’autel. Je le vois qui se dresse au milieu des peupliers jaunis, attaché avec les couvertures de laine brune dont s’enveloppe le sommeil des soldats dans la tranchée. Quelques-unes sont si vieilles qu’elles découvrent leurs trous, de telle sorte qu’on voit le soleil à travers.


Les hommes de la brigade, des Siciliens bronzés et noueux, viennent se ranger sur les deux côtés, baïonnette au fusil ; et puis c’est l’arrivée du duc d’Aoste, « avec son aspect toujours grave et un peu distant, mais tout simple et tranquille. » Et la messe commence, célébrée par un prêtre « solide et barbu comme un sapeur. » Sur l’ordre d’un chef, tous les soldats s’agenouillent, s’appuyant sur leurs fusils. « De la même façon que, dans les cathédrales, la prière est soutenue par les flèches et l’ogive élancée des arcs, de même ici, aujourd’hui, elle m’apparaît fichée aux pointes des baïonnettes, — une prière toute hérissée, comme aussi tout aiguë. » Et M. d’Annunzio nous décrit les visages de ces hommes agenouillés, dont quelques-uns lui semblent déjà « irrémédiablement touchés de la mort, marqués déjà pour l’hécatombe prochaine par l’Ouvrière qui ne se lasse pas. » Au loin, les canons des deux armées ennemies entremêlent leurs voix. Un aéroplane autrichien se montre, tout d’un coup, au plus haut de l’azur : mais dès la minute suivante, tous les yeux se sont de nouveau baissés, pour contempler avec respect l’imposante figure du prédicateur, « qui parle de courage à ce courage vivant qui l’écoute, armé et taciturne. » Et le poète, qui sait que demain, à midi, s’ouvrira la plus terrible offensive qui jamais encore ait été commandée à ces pieux héros, se rappelle involontairement les mots prodigieux inscrits sur la chaire, vénérable entre toutes, de la basilique de Grado : voyez vous-mêmes les exécuteurs (facitores) de la Parole, au lieu d’en être, simplement, les auditeurs !


Le moine barnabite a cessé de parler. Le sacrifice de la messe est repris par l’officiant, dont je vois les semelles toutes plantées de gros clous, chaque fois qu’il s’agenouille devant l’autel. Les soldats, eux, sont à genoux de nouveau, la tête penchée sous l’étincelante forêt des baïonnettes. On entend dans les arbres jaunes un croassement confus de corneilles. Le duc se tient immobile, pensif, avec cette pâleur à la fois mâle et triste qui semble remonter, chez lui, des profondeurs séculaires d’une race de guerriers et de saints. Le vin vermeil resplendit dans le calice sur la table de l’autel, et l’un de ses reflets vient frapper l’épaule droite d’Emmanuel-Philibert, revêtant d’un signe lumineux l’ample manteau militaire fait d’un drap grossier.

Le croassement assourdi des corneilles au faite des arbres d’or accompagne la fin de cette messe de sang. Ite, missa est ! Le divin sacrifice est terminé. Les soldats se dressent debout, en conservant à leurs genoux un peu de terre amollie. Ils présentent les armes, pendant que le duc se met en marche, suivi de ses officiers, pour s’en aller à l’endroit où il attendra que toutes les compagnies défilent en revue devant lui, — devant ce délégué de notre gloire nationale.


Ce même soir, veille de la grande offensive italienne, le « meilleur des compagnons » de M. d’Annunzio, son « pilote des jours de tempête et des plus ardus vols » vient frapper à la fenêtre de la chambre basse où s’est logé le poète. « Qui sait s’il ne vient pas m’offrir la fin héroïque ? Mais en tout cas je lui dis, cette fois comme toujours : Bienvenu est ton nom ! » Il va l’emmener pour une dernière exploration de Goritz et des retranchemens ennemis. Et à peine M. d’Annunzio s’est-il de nouveau senti emporté passionnément dans l’espace, que, de nouveau, il devient un autre homme « tout fait d’air et d’âme, » et « vivant une vie d’une perfection absolue. » Son compagnon lui parle : mais il ne l’entend pas, ni ne cherche à l’entendre.


Au moment où nous passons sur Goritz, le pilote abandonne un instant son levier, et étend les bras vers ce pays qui demain sera nôtre, comme vers une belle dame, avec une subite fantaisie juvénile. Sur le vert et le brun du sol, les courbes des chemins sont comme des rubans servant à lier la terre. Les dents de l’Alpe mâchent l’or du couchant, le ruminent, l’effilochent. Nous sommes au-dessus de la grande plaine. Udine fait une tache blanche dans l’air violacé. Le soleil disparaît parmi la bande des nuages, semblables à des épées qui le décapitent. Et bientôt nous voici à 2 800 mètres du niveau de la mer, montant toujours d’un vol à la fois balancé et téméraire. La proue, désormais, donne du bec dans l’ombre. Le monde entier s’est mis à tourner autour de mon rêve. La plaine immense se soulève pour devenir le ciel ; le soleil me passe par-dessus la tête comme s’il s’en retournait à son midi ; les montagnes dansent une gigue frénétique ; les cités et les bourgs sont projetés dans l’espace comme des pierres que lancerait sans trêve une fronde de Titan. Et voici que le soleil tournoie, enveloppé de ses bandes d’or ! Un discobole divin se prépare à le lancer vers la destinée de demain.


Le pilote, après de nouveaux appels sans effet, tire enfin le poète de son rêve en lui touchant le genou. C’est, ce pilote, un superbe et charmant jeune héros de vingt-sept ans, mais hanté d’un remords dont il ne petit s’affranchir. Un jour, ayant appris qu’une amie passerait par la gare centrale de Vérone avec un convoi de grands blessés dont elle était l’une des infirmières, il a couru à Vérone, et n’a point cessé de tenir dans ses bras l’amie adorée, jusqu’à la minute où le lugubre train s’est remis en marche. Mais voici qu’alors un regard fortuit lui a révélé le contenu de chacun des compartimens du train, toute cette « chair douloureuse » qui saignait et gémissait pendant que lui-même, tout à l’heure, s’abandonnait librement à la jouissance d’aimer ! Si bien que, depuis lors, « pour se pardonner son sacrilège, il avait promis à son remords une expiation ; il avait juré de s’offrir ardemment au plus grave danger, maintenant et toujours, pendant toute la guerre. »

Une fois de plus, le jeune pilote décrit à son compagnon sa vision d’horreur dans la gare de Vérone. Puis on parle d’appareils divers et d’autres sujets « professionnels ; » et M. d’Annunzio, tout en écoulant l’aviateur, songe au lien terrible qui unit désormais leurs deux avenirs. Il songe que tous les deux, infiniment différens d’âge et d’éducation et, semblerait-il, de carrière, pourront fort bien n’être plus, le lendemain, qu’ « un même petit amas de chair carbonisée, quelques os noircis, quelques cartilages tordus, deux crânes hideux avec peut-être le vif éclat d’une dent d’or rayonnant dans la boue. » Ou bien encore, peut-être, sera-t-il donné aux deux compagnons d’être les premiers à abattre un avion ennemi, « et à descendre ensuite tout entourés de gloire ? »

Et puis le vol s’achève, et le jeune héros s’en revient chez lui. Mais M. d’Annunzio ne peut se résigner à laisser se fermer, dans le « livre de sa mémoire, » la page consacrée au récit de cette veille glorieuse de l’assaut sur Goritz. Étouffant dans sa chambre et ne parvenant pas à dormir, il a l’impression qu’une tranche de pain remplirait l’espèce de vide qui s’est fait en lui. Au même instant, il entend un bruit continu de pas, sur le pont voisin. Des soldats qui arrivent, sans doute ? Poussé tout ensemble par sa vague sensation de faim et par une curiosité enfantine, le poète sort de sa chambre, et se met à suivre la longue brigade qui défile, d’un pas alerte, par les rues de Versa, « s’en allant vers la mort. » Pas une étape de cette marche nocturne qui ne s’évoque devant nous, incomparablement vivante et proche, comme si, de fait, le poète et nous-mêmes étions en train d’y prendre part, écoutant la rumeur confuse des voix, — où s’entremêlent quelques cris plus distincts de : Vive la guerre ! ou de Vive l’Italie ! — examinant les visages intrépides des chefs et des soldats, ou bien encore bondissant tout d’un coup au-dessus de la réalité pour nous remplir les oreilles d’un grand flot de savantes et mélodieuses paroles. Mais voici que l’attention de M. d’Annunzio est attirée par un jeune soldat qui, au lieu de chanter avec ses compagnons, s’occupe à dévorer, de ses belles dents blanches, sa ration de pain frais ! Et aussitôt la faim de l’écrivain se réveille. S’approchant du soldat, il lui demande un morceau de son pain.

— C’est que j’y ai déjà mordu, seigneur lieutenant ! — me répond-il avec un regret tout imprégné de douceur, en me montrant la marque de ses dents dans la croûte brune.

Avec une commotion profonde, — comme si je venais d’entendre la voix même de mon frère, parti jadis tout jeune de la maison paternelle pour n’y plus rentrer, — je reconnais l’accent de mon pays, l’intonation de la terre des Abruzzes !

J’enlève au soldat le pain de la main, je le partage en deux, et lui en rends la moitié. Il demeure tout surpris, les yeux baissés ; et, à la lumière des étoiles, j’aperçois la courbe que dessinent ses longs cils. Je mords hardiment à même le pain, dans la croûte et la mie. Et c’est là, en vérité, le meilleur pain qu’il m’ait jamais été donné de manger, depuis que, moi-même, je possède des dents d’homme !


J’ai dit, tout à l’heure, que les peintures de scènes religieuses abondaient d’un bout à l’autre de la Licenza de M d’Annunzio ; et jamais non plus, assurément, l’incomparable érudition classique du poète italien ne s’est montrée à nous avec un caractère aussi volontiers « spirituel, » prodiguant des citations d’auteurs pieux où se viennent ajouter, à chaque ligne, d’ingénieuses et poétiques allusions à des « légendes » de saints. Mais il y a plus ; et je ne serais pas étonné que l’esprit et le cœur infiniment mobiles de M. d’Annunzio eussent traversé une véritable espèce de « crise chrétienne, » pendant les mois affreux de ténèbres et d’attente au cours desquels l’héroïque blessé a dicté pour nous ses « impressions de guerre. » Le fait est qu’entre toutes les singularités et vertus sans pareilles de cette Licenza, il n’y en a point qui m’ait frappé autant que la profonde et constante humilité de l’auteur. — se traduisant à nous, notamment, par son effort manifeste à ne nous rien dire de soi-même qui nous le révélât comme autre chose qu’un simple témoin anonyme des spectacles divers évoqués devant nous. Pas un mot des premiers appels guerriers de M. d’Annunzio à ses compatriotes italiens, ni de ses inoubliables discours de Gênes et de Homo, ni, non plus, de l’accident glorieux qui a naguère failli le priver de la vue. Nulle trace, dans les deux volumes, d’un rôle national que, cependant, l’histoire de l’Italie ne pourra manquer de noter respectueusement : de telle manière que, par-delà les grands maîtres passés qu’avait coutume de nous rappeler chacun des livres précédons du poète italien, j’ai songé, cette fois, à de pauvres et obscures chroniques du bienheureux Jacques de Voragine où, semblablement, le saint prélat a jadis raconté les luttes sanguinaires de ses farouches ouailles génoises tout en s’abstenant de la moindre parole sur ses propres travaux pour les réconcilier.

Serait-il arrivé vraiment à M. d’Annunzio d’avoir retenu au passage, dans la Légende Dorée du même évêque de Gênes, l’histoire merveilleuse de ce géant appelé Christophe qui un soir, après avoir servi tour à tour un grand nombre de maîtres qu’il croyait les plus puissans d’ici-bas, avait enfin reconnu le plus puissant des maîtres dans un enfant couronné d’épines, et plus lourd à porter que tout le poids du monde ? Ou bien pouvons-nous espérer de lire bientôt une autre série d’Impressions de guerre où, désormais, M. d’Annunzio nous dira ce qu’il a fait en personne pour engager et pour mener à bien cette guerre libératrice ? Mais je doute qu’en tout cas aucune de ses œuvres nous offre, de nouveau, le charme à la fois discret et subtil des pages tirées par lui du « livre de sa mémoire » pendant que, les yeux bandés, dans un hôpital de Venise, il se demandait si jamais encore il lui serait donné de fournir ce « livre » précieux d’un surcroît de vivantes et chantantes images !


T. DE WYZEWA.


Des circonstances bien indépendantes de ma volonté m’ont empêché de rectifier, jusqu’ici, une très grave et fâcheuse erreur commise par moi dans ma chronique du 15 novembre 1916 sur le dernier roman de M. G. Wells. Je me suis trompé en affirmant que la présente guerre avait modifié les opinions de M. Wells touchant la Russie ; et c’est, au contraire, quasiment de tout temps que l’admirable conteur et philosophe anglais s’est distingué de la plupart des autres écrivains socialistes de son pays par son refus obstiné de ne voir dans les Russes qu’une « horde barbare, » attendant, pour s’ouvrir au progrès, le bienfaisant influx de la « culture » allemande.

  1. On trouverait bien chez Lamartine, dans les Harmonies et dans les Recueillemens, des poèmes qui nous feraient aujourd’hui l’effet de n’être rien que des chants musicaux : mais toujours nous sentons que l’intention primitive du poète a été d’y mettre de la « pensée, » par-dessous ses « cadences. »