Revues étrangères - Les Confessions de Richard Wagner

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Revues étrangères - Les Confessions de Richard Wagner
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES CONFESSIONS DE RICHARD WAGNER


Mein Leben, par Richard Wagner, 2 vol. in-8 ; Munich, 1911.


Il y avait à Leipzig, en 1831, un jeune étudiant d’une intelligence très vive et d’un cœur généreux, mais instinctivement possédé d’une exaltation fiévreuse et désordonnée qui inquiétait de plus en plus tout son entourage. Né à Leipzig le 22 mai 1813, quatre mois à peine avant la mort de son père, il avait été élevé d’abord, à Dresde, par le second mari de sa mère, le peintre, poète, et acteur Louis Geyer, qui n’avait rien négligé pour développer fructueusement les remarquables qualités naturelles d’un enfant que, sans doute, il avait le droit de regarder comme son propre fils : mais ce tendre protecteur était mort à son tour, quelques années plus tard, et le petit garçon s’était formé depuis lors un peu à l’aventure, dans des milieux assez mêlés où dominaient, surtout, les deux influences du théâtre et de la musique. Du moins sa mère, de très bonne heure, avait-elle tâché assidûment à le préserver de la première de ces deux influences ; et il n’y avait pas jusqu’à la musique dont la pauvre femme ne se fût longtemps efforcée d’interdire les approches à l’ardente curiosité de son fils, en raison de l’étroite parenté de cet art, — que d’ailleurs elle ne pouvait s’empêcher d’aimer infiniment, — avec celui du théâtre, qu’elle détestait et craignait plus que tout au monde. Si bien que le jeune Richard, revenu à Leipzig après la mort de Louis Geyer, s’était déjà essayé successivement aux sciences, aux lettres anciennes, et à la poésie, mais toujours avec cette impatience de toute discipline et cet irrésistible besoin de libre production personnelle qui, chaque fois, l’avaient amené à se fatiguer bientôt de la poursuite d’un objet trop difficile à atteindre. Lorsque la tourmente révolutionnaire de 1830 était venue donner aux étudians de la cité saxonne une importance et un prestige imprévus, en leur permettant de se constituer les défenseurs attitrés de l’ordre social contre les agressions des émeutiers socialistes, le collégien émancipé n’avait plus eu d’autre rêve que de pouvoir se joindre à ces jeunes « héros; » et c’est ainsi que, faute de titres suffisans pour être autorisé à s’inscrire dans les facultés de philosophie ou de sciences, il avait eu l’idée de devenir « étudiant en musique. » Après avoir jeté au feu son grand drame romantique, Leubald et Adélaïde, il était allé suivre des cours d’harmonie qui sur-le-champ l’avaient rebuté, et sur-le-champ, aussi, s’était mis à composer toute sorte d’ouvertures et de symphonies, où il avait imaginé d’employer des encres différentes pour accentuer le rôle distinct des divers groupes d’instrumens. Enfin sa mère, — résignée maintenant à admettre et à encourager la vocation musicale de son fils, — l’avait décidé à recevoir des leçons régulières d’un professeur justement vénéré, le vieux Théodore Weinlich qui, un siècle après Jean-Sébastien Bach, exerçait les mêmes fonctions de maître de chapelle de la célèbre église Saint-Thomas. Notre étudiant se rendait chez lui deux fois par semaine et, docilement, faisait mine d’écouter ses savantes explications des règles élémentaires du contrepoint : mais celles-ci avaient en réalité d’autant moins de chances de l’intéresser que toute musique, depuis quelque temps, commençait à lui devenir entièrement indifférente, remplacée désormais dans son cœur par une passion nouvelle. Écoutons-le nous raconter lui-même, avec sa simple franchise ordinaire, cet épisode, — ou plutôt cette crise décisive, — de sa destinée :


En compagnie de tous ceux des étudians qui n’avaient pu profiter des vacances de Pâques pour s’en retourner dans leurs familles, j’étais allé passer à la campagne trois jours et trois nuits, -dont la plus grande partie avait été employée au jeu : car le jeu, dès la première nuit de notre expédition, avait jeté sur moi son attrait diabolique. Un groupe des plus parfaits vauriens d’entre nous, une demi-douzaine environ, s’étaient trouvés réunis, dès l’aube, dans la petite salle d’un cabaret, et y avaient fondé le centre d’une société de jeu qui, pendant le jour, s’était encore renforcée par l’arrivée d’autres camarades revenus de la ville. Un grand nombre venaient simplement pour voir si la partie durait toujours ; un grand nombre aussi s’en allaient après avoir gagné ou perdu : moi seul, avec la demi-douzaine des compagnons susdits, avais tenu bon, jour et nuit, sans démordre. Tout d’abord, j’avais été amené à prendre part au jeu par le désir de gagner les deux thalers que chacun de nous s’était engagé à payer pour les frais de l’excursion : à cela j’avais réussi, et alors je m’étais laissé emporter par l’espoir que je pourrais obtenir ainsi lout l’argent nécessaire pour le paiement de mes dettes. Mais il en avait été de ce plan nouveau comme naguère de mon projet de composition musicale, lorsque j’avais espéré apprendre au plus vite tous les sercrets de la musique en lisant la Méthode de Logier, et puis m’étais vu arrêta par des obstacles inattendus : force m’avait été de reconnaître que la réalité ne s’accommodait pas de la hâte de mes désirs. Et de cette manière, je restai, pendant près de trois mois, si profondément sai-i de la rage du jeu que toutes mes autres passions se dépouillèrent entièrement de leur ancienne séduction pour moi. Ni la salle d’escrime, ni le cabaret, ni le terrain des duels ne me revirent plus; tout le long du jour, je ne songeais qu’à découvrir un moyen quelconque de me procurer l’argent indispensable pour mon jeu de la soirée et de la nuit suivantes. En vain ma mère, qui d’ailleurs n’avait aucun soupçon de mon indigne conduite, s’ingéniait-elle de toutes ses forces à faire cesser mes sorties nocturnes; quittant la maison vers midi, jamais je n’y rentrais qu’à l’aube du lendemain, en escaladant la porte de la cour, dont je n’avais pas pu me procurer la clef. Et, peu à peu, le désespoir de la malechance exalta ma passion jusqu’à la folie : indifférent à tout ce qui, jusque-là, m’avait le plus séduit dans la vie d’étudiant, absolument insoucieux de l’opinion de mes anciens camarades, je me terrais dans les petits tripots de Leipzig, en compagnie des plus misérables rebuts de l’université.

Enfin mon désespoir croissant m’inspira l’idée de suppléer à la chance par l’habileté. Il me sembla que le gain n’était possible qu’à la condition de mettre au jeu une somme importante ; et je résolus d’employer à cette tentative nouvelle le montant de la pension de ma mère, que j’avais été chargé de toucher. Bientôt, de tout l’argent que j’avais apporté, il ne me resta plus qu’un dernier thaler ; et l’émotion avec laquelle je finis par mettre encore, sur une carte, ce thaler-là, m’apparut comme entièrement nouvelle, parmi toutes les impressions précédentes de ma jeune vie. Mais c’est que, avec ce dernier thaler, c’était tout mon avenir que je jouais : car, si je le perdais, je ne pouvais songer à rentrer dans ma famille, et déjà je me voyais m’enfuyant au hasard, dès l’aube, par les champs et les bois, comme l’enfant prodigue. Cette exaltation désespérée s’empara de moi avec tant de violence que c’est presque à mon insu que, ma carte ayant gagné une première fois, je laissai mon argent comme enjeu, à plusieurs reprises, pour les parties suivantes, jusqu’à un moment où je m’aperçus que mon gain s’était accru considérablement. Sans arrêt, maintenant, je gagnais. J’avais une telle confiance que je risquais les coups les plus hardis ; et puis, soudain, une sorte d’illumination se produisit en moi, et je compris clairement que c’était la dernière fois que je jouais. Ma chance était si évidente, si prodigieuse que les banquiers se virent contraints d’arrêter la partie. Non seulement j’avais regagné, en quelques heures, tout l’argent perdu au jeu depuis plusieurs mois : je me trouvais avoir encore de quoi payer toutes mes autres dettes. Et, en vérité, c’était une chaleur sacrée qui, de minute en minute, me remplissait pendant cette aventure. À chaque surcroît de ma chance, je sentais très nettement comme la présence d’un ange auprès de moi, me murmurant des paroles d’avertissement et de consolation. Une dernière fois, j’eus à escalader la porte de la cour pour rentrer dans ma chambre; puis je tombai dans un profond sommeil, dont je ne me réveillai que tard, tout renforcé, et comme ressuscité à une vie nouvelle… Les diverses tentations qui m’avaient séduit jusque-là avaient, désormais, perdu pour toujours leur pouvoir sur moi. Le torrent tumultueux où je m’étais plongé depuis un an, et où j’avais failli me noyer sans espoir, m’apparut, tout d’un coup, à la fois absolument dépourvu d’intérêt pour moi et même absolument incompréhensible. Déjà la passion du jeu m’avait rendu indifférent à tout le reste des vanités de ma carrière d’étudiant; délivré de cette passion, je me trouvai soudain transporté dans un monde tout autre, que mon esprit et mon cœur n’allaient plus cesser d’habiter depuis lors.


Quelques jours après, le jeune homme retourne chez son maître Weinlich : mais là, une seconde catastrophe l’attend, dont il nous avoue lui-même « qu’elle l’a bouleversé presque autant que l’avait fait celle de sa dernière nuit de jeu. » Doucement et paternellement, mais du ton le plus décidé, le vieux professeur lui signifie sa résolution de ne plus s’occuper d’un élève qui dédaigne ses leçons et ne tient aucun compte de ses remontrances. « Tout confus et profondément ému, je suppliai le vénéré vieillard de me pardonner, en lui promettant désormais une persévérance exemplaire. Enfin le bon WeinUch, touché d’une contrition aussi imprévue, me demanda de revenir chez lui vers sept heures, l’un des matins suivans, afin de dresser sous ses yeux, jusqu’à midi, la charpente complète d’une fugue ; et, vraiment, il me consacra cette matinée tout entière, en prêtant une attention pleine de sages conseils et d’enseignemens précieux à chacune des mesures que je lui soumettais. Vers midi, il me congédia, avec mission de terminer chez moi la mise au point de la fugue ainsi esquissée ; et lorsque, ensuite, je lui présentai ma fugue terminée, il me montra, par manière de comparaison, un autre développement du même thème, qu’il venait de faire à mon intention. Ce travail en commun inaugura, entre l’aimable maître et moi, des relations infiniment affectueuses ; et pour lui aussi bien que pour moi, depuis lors, la continuation de nos leçons devint le plus agréable des divertissemens. J’étais émerveillé, pour ma part, de la rapidité avec laquelle s’écoulait le temps employé à ces études de contrepoint. Pendant deux mois, Weinhch me fit faire une nombreuse série de fugues, et m’accoutuma à toutes les formes les plus compliquées de la polyphonie ; de telle sorte que, un jour, ayant apporté à mon maître une double fugue très difficile et d’une élaboration très fournie, j’éprouvai un véritable saisissement à l’entendre me dire qu’il n’avait plus, désormais, rien à m’apprendre. Et comme, alors ni depuis, jamais je n’ai eu conscience d’aucun effort pénible pour me livrer à ce genre de travaux, il m’est arrivé bien souvent de me demander si, oui ou non, j’étais proprement un musicien « savant. » Le vieux Weinlich, d’ailleurs, ne semblait pas accorder une importance très grande à ces choses qu’il m’enseignait, prises en soi,’et c’est seulement comme une discipline indispensable qu’il s’attachait à me les recommander. « Selon toute vraisemblance, » me disait-il, « vous n’aurez guère l’occasion d’écrire jamais ni fugues, ni canons ; mais ce que vous aurez acquis, grâce à ces leçons, c’est un élément salutaire d’indépendance personnelle. Grâce à elles, vous pourrez dorénavant être vous-même, avec l’assurance d’avoir toujours le moyen de vous tirer des passages les plus compliqués, si par hasard vous êtes forcé d’en écrire ! »

Le fait est que, survenant à ce moment précis de la vie du jeune musicien, les leçons du vénérable successeur de Jean-Sébastien Bach ne pouvaient manquer d’avoir, pour sa carrière future, une importance capitale, — sauf peut-être pour lui à ne pas se trouver en état d’en apprécier pleinement toute l’étendue. Cette « rapidité sans trace d’effort, » cette aisance merveilleuse avec lesquelles l’élève de Weinlich s’initiait aussitôt aux « formes les plus compliquées du contrepoint, » c’était la suite naturelle de l’« illumination » singulière qui s’était produite en lui, quelques jours auparavant, pendant la minute tragique où, mettant sur une carte son dernier thaler, il avait vu que jamais plus il ne ressentirait l’émotion du jeu. Toute son âme, cette nuit-là, s’était comme purifiée et transfigurée, se déhvrant du fardeau de ses passions précédentes, afin de pouvoir s’élancer plus hbrement, depuis lors, vers un objet nouveau. Son exaltation, jusque-là confuse et éparse, s’était brusquement changée en génie créateur ; et voici que, dès le jour suivant, les reproches du seul prof esseur qu’il eût jamais respecté et aimé lui avaient fait subir une commotion « à peine moins forte » que celle qui venait de le « bouleverser ! » Quoi d’étonnant que, dans ces conditions exceptionnelles, l’enseignement de Weinlich lui soit allé tout droit au cœur pour y déposer, presque à son insu, des germes féconds de science et de conscience artistiques ? Par un hasard que l’on serait tenté de quahfier de providentiel, il lui est arrivé que le maître rencontré sur son chemin, en cette heure de crise, au lieu de n’avoir à lui apprendre que les principes de la musique brillante et vide qui régnait alors sur le monde, — d’une musique ne comportant l’occasion d’écrire « ni fugues, ni canons, » — ait été l’un des rares dépositaires survivans de l’admirable tradition musicale des Bach et des Mozart, un de ces contrapuntistes à la manière d’autrefois qui exigeaient avant tout qu’une œuvre de musique fût vraiment « musicale, » écrite avec le respect de ce qu’on pourrait appeler l’orthographe, la grammaire, et le vocabulaire musicaux ! Reçues un an plus tôt, ou plus tard, les leçons d’un tel maître n’auraient sans doute pas suffi à faire de l’élève un musicien « savant, » au sens le plus noble de ce mot ; et il est probable aussi que, même reçues à cette date de sa carrière, les leçons d’un autre professeur, suivant l’esprit et le goût du temps, n’auraient pas eu sur lui beaucoup plus d’effet que s’il les avait reçues dans un autre moment. Mais son heureuse chance, prolongée au delà de sa dernière nuit de jeu, lui a permis de se pénétrer là, une fois pour toutes, d’un enseignement qui, depuis, n’allait plus cesser de vivre et d’opérer au secret de son être, le poussant de plus en plus à se frayer une voie hors des limites trop restreintes de l’art d’un Rossini et d’un Meyerbeer, — jusqu’au jour où la création des grandes œuvres de sa maturité lui permettrait enfin d’offrir simultanément à soi-même et à nous la solution du problème consistant à savoir s’il « était ou non un musicien savant. » Oui, — nous en avons aujourd’hui la preuve certaine, — c’est à la folle aventure de l’étudiant-amateur dans un tripot de Leipzig et puis à ses deux mois d’entretiens familiers avec le vieux cantor de l’église Saint-Thomas que nous sommes redevables de tout « l’enchantement » sans pareil des derniers actes des Maîtres Chanteurs et de Parsifal[1] !


Encore les « surcroîts » extraordinaires de la chance du jeune homme, telle qu’il a eu l’impression de la voir descendre sur lui durant ces quelques heures d’« illumination » à la table de jeu, ne se sont-ils pas bornés à lui révéler l’essence et les lois d’une musique supérieure à celle que lui imposaient les conventions de son temps Une autre bonne fortune lui était réservée, non moins inattendue et fructueuse, aussitôt au sortir des leçons de Weinlich. Car de même que les leçons du vieux cantor lui avaient enseigné le secret de la « forme » extérieure de son art, un hasard nouveau est venu lui en fournir, pour ainsi dire, le contenu idéal, en lui faisant rencontrer, vers le milieu de 1831, une figure d’homme qui allait devenir pour lui, d’un seul coup, l’incarnation parfaite du « héros » toujours vainement rêvé et cherché jusque-là. Parmi les chefs et soldats vaincus de la récente révolution polonaise, arrivés en foule à Leipzig, et dont les moindres avaient déjà de quoi séduire très profondément son imagination juvénile, les circonstances lui ont permis de vivre pendant plusieurs mois dans l’intimité d’un certain comte Vincent Tyszkiewicz, « qui tout de suite l’avait attiré par son admirable Apparence de vigueur corporelle et l’extrême beauté virile de son visage. » Il l’avait rencontré, d’abord, dans une salle de concerts, où la Symphonie en ut mineur de Beethoven l’avait transporté d’enthousiasme plus encore que d’ordinaire, à l’entendre jouer là en « présence d’un groupe nombreux de figures héroi’ques » qu’il voyait « toutes rayonnantes sous l’effet de l’émotion réveillée en elles par l’œuvre du maître. » Et bientôt des relations plus familières s’étaient établies entre le jeune musicien romantique et ce gentilhomme polonais qui semble bien, en effet, avoir possédé au plus haut degré quelques-unes des plus admirables qualités intellectuelles et morales du génie de sa race.


Le comte Vincent Tyszkiewicz unissait à une attitude pleine de calme noblesse une sûreté d’esprit et un abandon qui m’étaient absolument nconnus. De voir un homme de manières et d’âme si royales vêtu d’une simple veste à brandebourgs et coiffé du béret de velours rouge, ce spectacle anéantit aussitôt en moi tout le respect dont j’avais honoré, jusqu’alors, la tournure apprêtée de coqs de combat des héros de notre monde d’étudians. Aussi fus-je ravi de retrouver bientôt ce même homme dans la maison de mon beau-frère Frédéric Brockhaus, et de l’y rencontrer ensuite, pendant longtemps, presque à demeure… J’y rencontrai également d’autres émigrés notables, dont les uns me frappaient par leur raffinement aristocratique, d’autres par une altitude mélangée de bravoure guerrière et de mélancolie : mais la seule impression durable que j’aie conservée de ces entretiens a été celle que m’a produite ce comte Vincent Tyszkiewicz, passionnément aimé et vénéré, qui toujours est resté pour moi fidéal d’un homme vraiment viril. Je dois ajouter que cet homme excellent, de son côté, me témoignait une amitié sincère. Presque tous les jours je venais le voir, et volontiers il sortait avec moi de sa chambre pour s’abandonner plus librement, dans quelque coin de campagne, à l’inquiète tristesse qui l’accablait.


Ce « type idéal d’un homme vraiment viril, » offrant au jeune musicien saxon le spectacle inoubliable d’une « attitude pleine de calme noblesse unie à une sûreté de pensée et à un abandon qui lui étaient absolument inconnus jusque-là, » comment ne pas reconnaître en lui le modèle des glorieuses figures de « héros » qui se manifestent à nous dans toute l’œuvre poétique de Richard Wagner, depuis le « dernier tribun » Rienzi et le capitaine du vaisseau-fantôme jusqu’au dieu Wotan lui-même et à l’aristocratique cordonnier Hans Sachs ? Et comment ne pas admirer la chance providentielle, qui décidément semble avoir pris en main, durant ces quelques mois, la destinée du jeune homme, comment ne pas l’admirer et la remercier d’avoir ainsi non seulement éveillé son génie créateur, mais de l’avoir aussitôt pourvu de la forme et du contenu de son œuvre future ? J’avoue en tout cas que je ne puis m’empêcher, pour ma part, d’attacher une très haute portée à ces renseignemens biographiques, — les plus précieux, peut-être, qu’ait à nous fournir toute la longue série nouvelle des Mémoires ou Confessions de l’auteur de Parsifal ; tout de même que je ne saurais dire à quel point mon cœur de vieux « wagnérien » a été touché de recueillir ces renseignemens, en quelque sorte, de la bouche même de l’homme extraordinaire qui, jadis, a été mon premier initiateur au monde bienheureux de la poésie et de la beauté.


Car les jeunes gens d’aujourd’hui peuvent bien vénérer en Richard Wagner l’un des plus magnifiqiies artistes de notre temps, — et de tous les temps : il ne leur est pas possible d’imaginer de quelle importance a été, pour notre jeunesse d’il y a un quart de siècle, la révélation de cet art prodigieux, où nous avions vraiment l’impression de trouver l’aboutissement suprême de tout l’immense effort esthétique de l’humanité à travers les âges. Qu’il y ait eu là, pour nous, une certaine part d’illusion, d’« auto-suggestion » collective, exagérant à nos yeux les proportions réelles du maître de Bayreuth et de son œuvre, je consens à le laisser dire, sinon à le reconnaître au plus profond de mon âme : il n’en reste pas moins que jamais, à coup sûr, — jamais dans toute l’histoire des arts, — aucun autre artiste n’est apparu à ses contemporains plus entièrement différent du reste des hommes, revêtu d’une puissance et d’un attrait plus parfaitement surhumains. Je ne crois pas que Napoléon lui-même, à l’apogée de sa gloire, ait été l’objet d’une adoration à la fois plus respectueuse et plus tendre que celle que nous inspirait, aux environs de 1882, le sublime vieillard qui, après cinquante années d’une lutte héroïque, était parvenu à élever, sur les ruines des plus somptueux palais du « faux art » de naguère, le temple désormais immortel de « l’art de l’avenir. » Entrevoir de loin sa noble figure, entendre sortir une parole de ses lèvres, ou même simplement être admis à visiter les lieux où s’achevait la splendide épopée de son existence, c’était pour nous un privilège dont le souvenir, maintenant encore, nous fait frémir d’émotion pieuse ; et je pourrais nommer plus d’un de mes anciens collaborateurs de la Revue Wagnérienne que le souvenir de la mort de Wagner continue de pénétrer d’une douleur presque filiale, aussi vive et cruelle qu’au premier jour, voilà bientôt trente ans !

Il est vrai que, depuis lors, la forte et douce voix du « Mage vénéré » n’a pas cessé de se faire entendre à nouveau parmi nous, sous la forme d’innombrables lettres que nous ont livrées tous ceux qui, à un degré quelconque, avaient eu l’insigne honneur d’être ses amis, ou seulement d’entretenir des rapports avec lui. Plus d’une fois j’ai eu moi-même à signaler ici telles de ces correspondances de Richard Wagner, dont quelques-unes nous apportaient effectivement une image fidèle de son caractère ou un vibrant écho des battemens de son cœur, tandis que d’autres n’étaient remplies que d’un vain murmure de paroles banales, et que d’autres encore, il faut l’avouer, constituaient un attentat sacrilège contre sa mémoire, — soit qu’elles nous vinssent de prétendus amis qui ne craignaient pas de fausser le sens de ses lettres en les entourant de commentaires mensongers, ou parfois qu’elles nous exposassent à nous tromper non moins fâcheusement sur sa nature et ses sentimens véritables en étalant sous nos yeux, sans l’ombre d’explication, des documens d’ordre tout intime, et dont l’accès aurait dû nous être à jamais interdit. Mais pour instructives et belles que nous semblassent des lettres comme celles que Wagner écrivait, par exemple, à Liszt, à Rœckel, à ses vieux compagnons du théâtre de Dresde, toujours nous éprouvions en face d’elles une sorte de gêne, et d’autant plus grande que l’auteur de ces lettres nous était plus cher : avec l’impression pénible comme de les lire indiscrètement par-dessus l’épaule de leurs destinataires. Les plus hautes pensées et les confidences les plus attachantes que nous y découvrions, nous ne pouvions oublier qu’elles s’adressaient à d’autres personnes, sans que Wagner eût songé à nous en les exprimant ; et nous savions, au contraire, qu’il y avait quelque part un gros manuscrit de sa main où, précisément, il ne parlait qu’à nous, à tous ceux qui l’avaient recherché et aimé, pour dévoiler devant nous son existence tout entière, avec cette sincérité ardente et cordiale qui sans cesse, de son vivant, avait désarmé les préventions ou les rancunes dressées contre lui, obligeant ses ennemis eux-mêmes à se relâcher, pour un instant, de leur hostilité, dès qu’ils avaient l’occasion de se trouver en tète à tête avec lui. Certes, nous comprenions que cette sincérité et cette expansion des Mémoires du maître en retardât la mise au jour, jusqu’au moment où la disparition de tous les amis et ennemis personnels de Wagner nous permettrait de connaître enfin son jugement sur eux : mais avec quelle impatience, d’année en année, nous attendions ce moment, avec quel fervent espoir de goûter une fois encore, avant de disparaître à notre tour, la jouissance de ces loin- taines soirées de Bayreuth où nous avions cru voir le ciel s’ouvrir en recevant, de la bouche auguste du vieux maître, une brève parole de félicitation ou de remerciement !


Désormais, grâce aux héritiers de Richard Wagner, notre longue attente a pris fin, et notre espoir s’est réalisé : nous possédons, en deux énormes volumes, le texte absolument complet des Confessions du maître, telles qu’il les a surtout écrites ou dictées à notre intention pendant les loisirs forcés de sa vie d’exilé, entre son départ d’Allemagne on 1849 et son installation triomphale à Bayreuth, vingt années plus tard. C’est bien sa voix que nous entendons, et s’adressant expressément à nous, tantôt pour nous révéler des événemens de sa vie que nous avions ignorés jusqu’ici, comme cette merveilleuse « illumination » de 1831 qui a fait de lui le musicien-poète qu’il a été, et tantôt pour nous présenter sous leur jour véritable d’autres événemens dont l’histoire nous apparaissait tout enveloppée de légendes plus ou moins fâcheuses, comme l’aventure de son premier mariage, ou ses relations avec une dame zurichoise qui, de la meilleure foi du monde, s’était imaginé et avait voulu nous faire croire qu’elle lui avait inspiré le plus passionné de ses drames[2]. Au point de vue biographique, la publication de ces deux volumes est vraiment d’une importance inappréciable ; car non seulement Wagner nous y expose, avec un détail. scrupuleux, jusqu’aux moindres incidens de son existence publique et privée, mais il ne cesse d’apporter en effet à son récit, selon son habitude, cette franchise familière et sans l’ombre de réserve qui nous interdira dorénavant toute tentative pour prêter à ses actes une interprétation différente de celle qu’il a, lui-même, consenti à nous en offrir. Sans compter que jamais, peut-être, autobiographie de ce genre n’a été aussi remplie de portraits d’autres personnages divers, musiciens et hommes de lettres, grands seigneurs et aventuriers, dont beaucoup se sont acquis une célébrité suffisante pour que la seule mention de leur nom ait de quoi éveiller notre curiosité.

D’où vient donc que, malgré tous les motifs qu’elles ont de nous toucher et de nous intéresser au plus haut point, ces Confessions de Richard Wagner risquent de nous produire, au total, une singulière impression de fatigue désabusée, qui ne leur permettra jamais, je le crains, de prendre place à côté des autobiographies analogues d’un Rousseau, d’un Chateaubriand, d’un Gœthe, et de maints autres artistes qui, parfois, sont loin d’égaler en génie aussi bien qu’en sincérité le poète souverain du Crépuscule des Dieux et de Parsifal ? Dira-t-on que cette impression résulte de la longueur, de l’« épaisseur » excessives de deux énormes volumes d’un récit étrangement abondant et touffu, d’un récit où trop souvent l’auteur, à force de vouloir ne nous rien cacher, insiste complaisamment sur des sujets dénués d’intérêt en soi-même, ou encore qui ont perdu pour nous, aujourd’hui, l’attrait qu’ils pouvaient offrir aux contemporains de Wagner ? Oui, mais il me semble que la cause principale de la désillusion que vont, peut-être, laisser à la masse des lecteurs ces précieux Mémoires doit être cherchée plus profondément : dans l’infirmité désastreuse qui, toujours, a empêché l’un des plus puissans penseurs et poètes qu’il y ait eu de réussir à exprimer au dehors, sous la forme du langage littéraire, le trésor de sentimens et d’idées qu’il portait en soi.

Moins sensible, peut-être, dans les lettres de Richard Wagner, où celui-ci n’était pas aussi gêné par la préoccupation d’avoir à faire acte d’« écrivain, » c’est déjà cette infirmité qui nous a rendu presque illisibles les dix volumes des Écrits théoriques du maître, répertoire inépuisable de vues originales, d’exquises images, d’émotions héroïques. Soit qu’il ait manqué au jeune étudiant saxon un autre Weinlich pour l’initier aux secrets de l’expression littéraire, ou que sa nature l’ait irrémédiablement condamné à ne pouvoir épancher son esprit et son cœur que dans l’unique langage de la musique, toujours est-il que cet homme d’une si grande intelligence s’est trouvé, toute sa vie, comme paralysé lorsqu’il a eu à revêtir de paroles écrites les idées même les plus simples et qui lui étaient les plus familières. À chaque instant nous devinons, en le lisant, que les tours de phrase, les mots qu’il emploie ne sont pas ceux qui répondent exactement à son intention secrète ; de telle façon qu’avant de traduire en français, par exemple, l’une des pages de ses Mémoires, nous sommes quasi forcés de nous livrer à un travail préalable de traduction allemande, — qui n’est pas, on le comprendra, sans gâter un peu le plaisir que nous procurent ces touchantes confidences de l’auteur de Parsifal.


Du moins celles-ci, à défaut d’une perfection littéraire qui en eût fait pour nous un chef-d’œuvre admiré et aimé entre tous, joignent-elles à leur extrême intérêt biographique le mérite de nous attester, une fois de plus, l’éminente pureté et noblesse morale d’un homme dont on a trop souvent essayé de noircir à nos yeux la haute figure, en nous le représentant comme un être foncièrement égoïste et cupide, incapable de se soucier d’autre chose que de sa renommée et de la satisfaction de ses goûts de jouissance. C’était là, en vérité, une calomnie contre laquelle protestait suffisamment l’élévation continue de l’œuvre poétique du maître, tout imprégnée d’un idéal de beauté artistique et presque religieuse dont la conception ne s’accordait guère avec l’hypothèse d’une âme médiocre : mais il était excellent que le propre témoignage de Richard Wagner vînt nous prouver, de la façon la plus décisive, combien ce prétendu égoïste a toujours été prêt à s’émouvoir des souffrances qu’il découvrait autour de soi, combien ce prétendu jouisseur faisait bon marché de ses désirs les plus chers, aussitôt que le devoir ou l’amour lui enjoignaient de les sacrifier, et à quel point, en un mot, l’homme qu’il était s’est toujours montré digne de la « chance » surnaturelle qui, depuis la crise tragique de sa dernière nuit de jeu, a pendant un demi-siècle entretenu, renouvelé, et développé glorieusement son génie créateur.

T. de Wyzewa.

  1. Il convient d’ajouter que les pages des Mémoires de Richard Wagner où il nous raconte ses leçons avec Weinlich ont été écrites longtemps avant cette période suprême du développement de son art : tout porte à croire que, par exemple, au moment où il composait son Parsifal, le maître de Bayreuth nous aurait parlé en d’autres termes de l’influence exercée sur lui par ces leçons d’une science dont lui-même, désormais, reconnaissait très profondément l’éminente valeur esthétique.
  2. Une traduction française des Mémoires de Richard Wagner devant être publiée très prochainement, on comprendra que je me sois abstenu de toucher aujourd’hui à ces drames intimes de la vie du maître, qui d’ailleurs se rattachent de trop près aux circonstances au milieu desquelles ils se sont produits pour pouvoir être appréciés isolément, en quelques lignes d’un résumé forcément incomplet.