Revues étrangères - Les Premiers « Bas Bleus »

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Revues étrangères - Les Premiers « Bas Bleus »
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES PREMIERS « BAS BLEUS »


Famous Blue Stockings, par Mme Ethel Rolt Wheeler, un vol. in-8o, illustré. Londres, librairie Methuen, 1910.


Il y avait à Londres, vers le milieu du XVIIIe siècle, un certain petit-fils d’évêque appelé Benjamin Stillingfleet, qui semble bien avoir réuni dans sa personne toutes les perfections du corps et de l’esprit. Doué par la nature d’une vigueur athlétique à laquelle s’ajoutait, chez lui, un amour passionné des sports, il s’était illustré dans sa jeunesse en faisant, l’un des premiers, l’ascension du Mont-Blanc, et, plus tard, ses travaux sur la botanique lui avaient valu l’estime des savans ; mais par-dessus tout cela, il avait la réputation d’être essentiellement un profond philosophe, avec un génie à la fois spéculatif et imagé qui ne dédaignait point d’employer le rythme du vers à traduire les plus hautes pensées sur l’origine des choses ou leur fin dernière. Il est vrai que les lettrés anglais d’aujourd’hui n’ont conservé aucun souvenir de ses poèmes, non plus que les botanistes ne paraissent se rappeler ses recherches sur la classification de la flore alpestre ; et je ne serais pas éloigné de croire, tout compte fait, que ce personnage éminemment admiré de son temps eût été surtout un poète, et un philosophe, et un savant amateur : mais, du moins, il a été cela avec une autorité et un agrément extraordinaires, dont une foule de documens contemporains nous ont gardé la trace. « Telle était l’excellence de sa conversation, — nous dit Boswell, l’étonnant et immortel biographe du docteur Johnson, — et son absence était toujours ressentie si cruellement que l’on avait coutume de s’écrier, dans tous les salons : « Impossible de « rien faire de bon sans notre Stillingfleet ! »

Ou plutôt ce n’est pas ainsi que l’on s’exprimait, et j’ai changé à dessein le dernier mot de la citation. Car ce charmant Stillingfleet offrait encore, dans sa mise, une particularité plus singulière que tous ses talens, et d’après laquelle on avait coutume de le désigner. « Sa tenue, nous apprend le même Boswell, était d’une gravité remarquable, et notamment l’on observait qu’il portait toujours des bas bleus. » Si bien que la véritable phrase, pour déplorer le vide causé par son absence, était : « Impossible de rien faire de bon sans nos Bas Bleus ! » Le fait est que ce détail du costume de Stillingfleet doit avoir frappé très vivement l’imagination des habitués des divers salons « intellectuels » de Londres. Durant l’année 1756, un correspondant de la maîtresse du plus peuplé et du plus élégant de ces salons, Mme Montagu, écrivait à celle-ci, en parlant d’un de leurs amis communs : « Monsey jure qu’il fera, avant peu, quelque histoire sur vous et votre hôte Stillingfleet ; il ne sera pas dit que vous aurez admis impunément des bas bleus dans votre maison ! » L’année suivante, Mme Montagu écrivait à Monsey : « Je vous assure que notre philosophe, — par où elle entendait Benjamin Stillingfleet, — est devenu tout à fait un homme de plaisir. Délaissant ses vieux amis, comme aussi ses bas bleus, il passe maintenant toutes ses soirées dans les opéras *et joyeuses assemblées. » Et, vers le même temps, une autre maîtresse de salon, Mme Vesey, amie et rivale de Mme Montagu, attachait tant de prix aux visites de l’aimable « philosophe » qu’elle le conjurait « de venir chez elle sans se soucier de sa toilette, et en conservant ses bas bleus. »

Voilà des faits authentiques, absolument hors de doute ; et pareillement, il est sûr que, quinze ou vingt ans environ après cette impression produite par les « bas bleus » de Benjamin Stillingfleet, le mot « bas bleu » est entré déjà dans l’usage courant de la société anglaise, avec une signification assez difficile à préciser, mais impliquant toujours un mélange de grave curiosité littéraire ou philosophique et de brillante conversation mondaine. « J’ai rencontré un nouveau bas bleu, et des plus agréables, » écrira par exemple une des plus illustres femmes-auteurs du temps, Hannah More ; et ce « nouveau bas bleu » se trouvera être un certain personnage dont tout le « bas-bleuisme » parait bien n’avoir consisté qu’en une admiration respectueuse pour la personne et les œuvres de son éminente interlocutrice. À cette même Hannah More, en 1784, son ami Horace Walpole demandera affectueusement : « Quand donc vous déciderez-vous à vous bas-bleuter, et à faire partie de notre confrérie ? » Et c’est également Hannah More, — pour m’en tenir à ces quelques traits, cités au hasard parmi beaucoup d’autres, — qui, en 1786, publiera un long poème intitulé, à la française, le Bas Bleu, où elle célébrera, avec un cortège un peu fastidieux d’épithètes louangeuses, aussi bien les principaux écrivains anglais de son temps que les maîtresses de salons les plus empressées à les accueillir. Après quoi, vers 1790, l’appellation ainsi lancée se teintera peu à peu d’une légère nuance défavorable ; le mot « bas bleu, » à ce moment, continuera de pouvoir désigner indifféremment un homme de lettres mondain ou une dame ayant des goûts « intellectuels : » mais déjà l’on commencera à ne plus l’employer qu’avec une ombre d’ironique dédain, pour l’appliquer à une personne dont le savoir ou les entretiens comporteront une certaine part d’affectation pédantesque. Et voici enfin, par une autre série de changemens à peine moins insensibles, que le mot « bas bleu, » dès les premières années du XIXe siècle, revêtira une acception à la fois expressément « uni-sexuelle » et expressément littéraire, ne servant plus maintenant qu’à signifier, avec la même petite nuance de moquerie, une femme qui écrira en prose ou en vers ! Il y aura là une évolution historique dont le cours entier mériterait d’être observé et décrit dans tous ses détails ; mais quant à l’origine philologique du terme, je ne crois pas qu’aucune discussion puisse désormais s’élever sur ce point, en particulier après les innombrables documens que vient de recueillir Mme Ethel Wheeler. Incontestablement, le premier « bas bleu » a été cet « athlétique » petit-fils d’évêque qui, aux environs de 1760, émerveillait de sa science et de son esprit, — comme sans doute aussi de la liberté, toute « philosophique, » de sa tenue, — les deux salons rivaux de Mme Montagu et de Mme Vesey.


Et ce n’est pas tout. Si le vocabulaire, anglais et français, n’a plus cessé dorénavant d’attacher au mot « bas bleu » la signification restreinte et légèrement méprisante que Von sait, les historiens de la littérature anglaise, de leur côté, sont demeurés d’accord pour comprendre, sous ce même mot, le groupe nombreux et divers d’hommes de lettres ou de dames « intellectuelles » à qui s’est trouvée appliquée, tout d’abord, la désignation pittoresque empruntée au « grave » costume de Benjamin Stillingfleet. Les « Bas Bleus, » pour eux, sont quelque chose d’équivalent à ce que représente pour nous ce groupe non moins indéfinissable des « philosophes » qui, vers le même temps, s’étendait depuis une maréchale de Luxembourg ou une Mme Geoffrin jusqu’à de simples journalistes tels qu’un Suard, un Framery, ou un abbé Morellet. Mais plus volontiers encore les historiens réservent l’appellation de « Bas Bleus » aux plus notoires des femmes qui ont fait partie de ce groupe mémorable, en qualité d’écrivains de profession ou de généreuses amies et protectrices des lettres : on sait que le dernier tiers du XVIIIe siècle a vu se produire une véritable invasion de l’élément féminin dans la vie littéraire anglaise, et si abondante et féconde que notre temps présent lui-même ne saurait entrer en comparaison avec celui-là. Succédant à la fameuse génération classique des Pope, des Fielding, des Goldsmith et des Richardson, une génération de femmes s’est brusquement imposée à l’admiration du public anglais, sans qu’une seule renommée masculine eût de quoi égaler, par exemple, dans le roman, la jeune gloire triomphale de Fanny Burney[1], ni celle de Hannah More dans la poésie légère, non plus que celle de Mme Chapone dans l’austère domaine de la pédagogie. Et ainsi les noms de ces trois femmes, et de vingt autres presque aussi ardemment exaltées par les auteurs de journaux ou de mémoires contemporains, se réveillent sur-le-champ dans le souvenir du lettré anglais qui entend prononcer le mot de « Bas Bleus ; » et simultanément ce mot lui rappelle encore les élégantes figures de maintes grandes dames ou bourgeoises « cossues, » de l’espèce de Mme Montagu ou de Mme Piozzi, qui, sans s’être abaissées en propre personne au métier des lettres, ont cependant réussi à s’ouvrir l’accès de la savante « confrérie » dont parlait Horace Walpole en recevant à leur table tout ce qui subsistait à Londres d’écrivains de l’autre sexe, — survivans attardés de la génération précédente, ou parfois déjà précurseurs inconsciens de cette école romantique qui, vers le début du siècle suivant, allait précipiter à jamais dans l’oubli toute l’active et brillante pléiade des « Bas Bleus. »

Car il est trop certain que, pour l’énorme majorité du public anglais, la personne des premiers « Bas Bleus » s’est tristement dépouillée, aujourd’hui, de son relief et de sa couleur d’autrefois. Bien peu s’en faut même que toute cette période de souveraineté rayonnante de la femme, dans la littérature anglaise de la fin du XVIIIe siècle, n’apparaisse plus maintenant que comme un simple moment d’interrègne, à peu près vide et improductif, entre l’expiration du grand âge classique et la naissance de l’âge nouveau du XIXe siècle. De toute l’œuvre, naguère infiniment illustre, de Mme Chapone et de Fariny Burney, d’Élisabeth Carter et de Hannah More, c’est à peine si quelques lignes se rencontrent encore, çà et là, dans les anthologies. Le moindre homme de lettres « amateur » de cette période, un Horace Walpole ou un William Mason, — pour ne point parler de l’excentrique Boswell, admis désormais à partager la popularité du personnage extraordinaire dont il nous a pieusement transmis les « propos de table, » — trouve de nos jours un plus grand nombre de lecteurs que pas une des femmes dont il se plaisait jadis à proclamer humblement l’impérissable génie. Et il a fallu à Mme Ethel Wheeler une somme merveilleuse de patience et d’audace pour entreprendre, ainsi qu’elle l’a fait, de ressusciter devant nous ce monde disparu, en un gros volume tout rempli de précieux documens pour la plupart inédits, ou du moins profondément oubliés depuis plus d’un siècle.


Chose curieuse : des deux séries de portraits qui composent naturellement ce volume, les uns destinés à nous faire connaître les femmes-auteurs professionnelles de la période des « Bas Bleus, » tandis que les autres nous représentent les Mmes du Deffand ou les Mmes Geoffrin anglaises d’alors, c’est à la première que va, d’instinct, notre sympathie. Nous découvrons avec une charmante surprise qu’une Hannah More et une Mme Chapone, dont l’œuvre entière nous est à présent devenue illisible, cachaient volontiers, sous l’emphase maladroite de leur production littéraire, d’émouvantes petites âmes largement ouvertes à toutes les passions de l’amour comme de la souffrance ; et jamais, au contraire, tout le zèle érudit de Mme Wheeler ne réussit à nous rendre aimables les figures de ces célèbres maîtresses de salons, une Mme Montagu ou une Mme Vesey, que leur fortune semblerait cependant avoir mises à même de s’adonner beaucoup plus librement à la délicate et légitime ambition de plaire. Ces brillantes mondaines avaient-elles en soi un mystérieux pouvoir de séduction si léger et subtil que nulle trace ne s’en est conservée dans ce que les documens nous rapportent d’elles ? ou bien l’art difficile où elles s’essayaient exigeait-il des qualités que leur race ou leur éducation ne leur avait point permis d’acquérir ? Le fait est que si je ne connais guère chez nous un type de « bas bleu » plus noblement attachant que celui d’Elisabeth Carter, ni plus spontané et original que celui d’Hannah More, j’ai vainement cherché à entrevoir, parmi tous les témoignages contemporains recueillis par Mme Wheeler, une Seule figure de grande dame qui apportât à ses fonctions de « bas bleu » honoraire un peu de cette aisance naturelle et charmante que nous ont vantée, par exemple, tous les hôtes familiers des salons de Julie de Lespinasse, de Mme de Boufflers, ou de l’incomparable Mme Récamier.

Voici notamment cette « reine des Bas Bleus, » Mme Montagu, dont le beau portrait par Josué Reynolds nous rappelle étrangement le pastel fameux du musée de Genève où Liotard, vers la même date, nous a conservé la maigre, sèche, etpiquante image de Mme d’Épinay ! Celle-là, presque dès sa naissance, ne paraît pas avoir eu d’autre objet que de présider magnifiquement l’assemblée de tous les écrivains, artistes, ou savans anglais. Ses « déjeuners » réunissaient jusqu’à sept cents personnes ; et jamais peut-être aucune société « intellectuelle » n’a été accueillie dans des « salons » aussi somptueux que ceux de ses maisons de Hill Street et de Portman Square. C’est ainsi que cette dernière maison comprenait, autour d’une salle énorme soutenue par des colonnes de marbre vert et décorée de fresques par Angelica Kauffmann, une « Chambre de Cupidons, » où de petits Amours folâtraient sur les murs parmi des treillages fleuris de jasmins et de roses, une autre chambre entièrement tapissée de plumes d’oiseaux de toutes les espèces, un « salon chinois, » et d’autres pièces encore non moins « féeriques. » Je dois ajouter que la dame elle-même était, semble-t-il, infiniment plus instruite que les plus savantes de ses rivales françaises, et ne manquait pas d’esprit, à en juger par quelques-unes des innombrables lettres qu’elle nous a laissées. Son Essai sur Shakspeare, écrit pour défendre le poète anglais contre Voltaire, compense la médiocrité de son fond par un certain tour de phrase assez élégant, d’ailleurs visiblement imité de modèles français. Mais, avec tout cela, impossible d’éprouver le moindre élan de sympathie pour cette raisonnable et froide personne, toujours uniquement préoccupée de son rôle de patronne officielle des Muses, sans que nous devinions jamais sous son immuable sourire l’ombre d’une affection ni non plus d’une haine un peu passionnées, l’ombre d’un sentiment féminin ayant de quoi lui prêter, à nos yeux, une physionomie un peu individuelle.

Du moins son absence de personnalité l’empêche-t-elle de nous paraître fâcheusement ridicule, comme nous parait cette veuve de brasseur enrichi, Mme Thrale, qui, s’étant empressée d’épouser un jeune chanteur italien dont elle aurait pu être la mère, et désirant à toute force imposer l’amitié de son second mari à tous les amis du premier, a fini par entamer une lutte grotesque avec les anciens habitués de son célèbre salon de Streatham Place. Au premier rang de ces habitués figurait l’admirable Johnson, dont elle s’était constituée, tout ensemble, la confidente, l’élève, et l’initiatrice aux secrets de la vie mondaine. Mais Johnson, tout en se laissant cajoler et flatter par la grosse dame, s’était lié surtout avec son mari, l’honnête brasseur ; et lorsque celui-ci, en mourant, avait ingénument confié au vieil écrivain la double charge de veiller sur sa femme et sur sa fortune, l’auteur de Rasselas n’avait pu se défendre de désapprouver la hâte avec laquelle Mme Thrale procédait à son nouveau mariage avec Piozzi. Sur quoi la dame, pour se venger, se mit à rédiger une longue série d’anecdotes plus ou moins travesties, publiées ensuite par elle dès le lendemain de la mort de Johnson, et où, sous prétexte de nous raconter ses relations avec le grand homme, elle n’a rien négligé pour nous rendre comique, et parfois odieuse, la mémoire d’un maître longtemps adulé. C’est là, au demeurant, le seul trait de sa vie qui mérite aujourd’hui de nous intéresser ; car il ne nous importe guère de savoir, après cela, que la cuisine que son premier mari et elle offraient aux gens de lettres dépassait en abondance, sinon en perfection artistique, celle des « déjeuners » de Mme Montagu, et que les vins de la cave du brasseur avaient la réputation d’être aussi excellens qu’était détestable la bière en échange de laquelle le ménage des Thrale les avait achetés.


Quelle différence entre ces « Bas Bleus » de la première catégorie et ceux de la seconde, je veux dire d’authentiques « bas bleus » tels qu’une Mme Chapone ou une Hannah More, réduites à vivre du produit de leur plume ! Sans compter que l’une au moins de ces femmes de lettres, Elisabeth Carter, joignait vraiment à l’élégante et discrète pureté de sa vie un talent littéraire qui mériterait de lui conserver, jusque parmi nous, l’estime respectueuse témoignée jadis par ses contemporains à la jeune traductrice du Manuel d’Epictète. De l’avis unanime des connaisseurs, il n’y a pas une des nuances du texte grec de ce Manuel que la jeune femme n’ait parfaitement comprise et rendue, en même temps qu’elle donnait à sa prose anglaise une allure à la fois très gracieuse et très simple, infiniment éloignée de l’emphase trop commune, en Angleterre comme chez nous, à la plupart des traductions classiques d’autrefois. Et un mélange pareil d’ingénieuse pénétration féminine, de sagesse doucement souriante, et de simplicité se retrouve dans les quelques écrits originaux qu’elle nous a laissés. Que l’on voie de quelle spirituelle façon elle-même a résumé pour nous son idéal moral, qu’une correspondante inconnue l’aura, sans doute, invitée à lui exposer :


MADAME… Êtes-vous jeune ? En ce cas, soyez sage, et vous deviendrez un véritable prodige ! Êtes-vous vieille ? Soyez prudente avec bonne humeur et décemment agréable, en vous réjouissant d’avoir pu passer aussi longtemps, sans trop de dommage, à travers un monde semé de périls ! Êtes-vous naturellement gaie ? Si vous avez ce bonheur, ne vous écartez jamais de votre route pour chercher le plaisir, et vous ne cesserez point de le trouver ! Êtes-vous sérieuse ? Rappelez-vous que c’est se montrer ingrat que de n’être pas heureux !… Êtes-vous jolie ? Gardez-vous de l’affectation, sous peine de voir votre charme s’évaporer promptement ! Êtes-vous laide ? Sachez rester naturelle, et vous effacerez toutes les beautés !… Êtes-vous dans une situation modeste ? Contentez-vous de votre situation, sans apporter à cela rien de solennel ; faites-vous une philosophie, mais sans essayer d’obliger les autres à vous admirer ; et accoutumez-vous à voir le monde sous sa vraie lumière, mais, le plus souvent, en gardant vos pensées pour vous seule ! Ou bien enfin avez-vous sommeil ? Mettez-vous au lit, et dormez à votre aise !


Fille d’un pasteur anglican, Elisabeth Carter avait pour frère un autre pasteur qui, ne voulant point réciter devant ses paroissiens, chaque dimanche, certains passages du Credo qu’il avait cessé de tenir pour vrais, et ne pouvant se résigner toutefois à abandonner ses lucratives fonctions, avait imaginé de s’adjoindre un vicaire, simplement pour réciter à sa place les formules susdites. Mais Elisabeth, à coup sûr, en un cas semblable, aurait poussé le scrupule beaucoup plus loin encore : car on ne saurait imaginer une âme plus droite et plus noble, exhalant un parfum plus délicat de beauté morale. Nulle trace, chez elle, de la moindre affectation de savoir, ni de supériorité intellectuelle. À l’archevêque Secker, qui l’avait complimentée de sa traduction en ajoutant qu’elle devrait, tout de suite, commencer une biographie du moraliste stoïcien, elle répondait naïvement : « Si quelqu’un doit en effet écrire la vie d’Épictète, j’estime que, du moins, ce ne peut pas être moi, attendu que j’ai à faire une douzaine de chemises ! » Ses talens de cuisinière étaient si appréciés que tous les membres de sa famille lui confiaient, notamment, la préparation d’un certain gâteau de baptême, toutes les fois que naissait un nouvel enfant. Elle adorait aussi la danse, les longues promenades dans les, champs voisins de sa petite maison de Deal, où s’est passée toute sa longue vie ; et chacune de ses lettres nous révèle un cœur débordant de tendresse et de compassion, toujours avec ce rayonnement de sereine lumière que ses amis s’accordaient déjà à signaler comme l’un des traits caractéristiques de sa personne intime, aussi bien que de toute son œuvre en vers ou en prose.


Celle-là était, il est vrai, un « bas bleu » d’une valeur exceptionnelle, transportant jusque dans ses écrits, — d’ailleurs trop peu nombreux, — la simple et charmante originalité de son tempérament. On n’en saurait dire autant de ses rivales en célébrité, et, tout d’abord, de la fameuse Mme Chapone, dont les Lettres à sa Nièce sur l’Education des jeunes filles, après avoir nourri plusieurs générations de femmes anglaises, nous effareraient aujourd’hui par la platitude prétentieuse de leur style, si nous n’étions surtout révoltés, en les lisant, de la manière dont l’auteur y subordonne tous les détails de son programme pédagogique à l’exclusive préoccupation des « convenances » et de la « correction » mondaines, telles que les prescrivait l’idéal suranné de 1770. Mais combien on se tromperait à vouloir juger d’après leurs ouvrages les âmes de la plupart des « Bas Bleus » exhumés devant nous par Mme Wheeler, — ou plutôt, j’imagine, les âmes d’une multitude de « bas bleus » de tous les pays et de tous les temps !

Cette Mme Chapone, par exemple, qui dans ses Lettres à sa Nièce, poussait le souci des « convenances » jusqu’à tenir pour scandaleux et funeste le « mariage d’amour, » était au naturel, suivant sa propre définition, une petite femme « très laide, très gauche, et très peu soignée, » mais avec une indépendance d’allures et une courageuse liberté de sentimens les moins faites du monde pour répondre à l’image que nous suggérerait la lecture de ses livres. Dès sa jeunesse, s’étant liée d’une étroite amitié avec le fameux Richardson, — qui semble bien avoir conçu d’après elle le personnage de sa Clarisse Harlowe, — elle n’avait pas craint de reprocher à son ami la façon dont il avait imposé à la pauvre Clarisse l’obligation de suivre, en matière d’amour et de mariage, la volonté tyrannique de ses parens. « J’aurai certainement rêvé, écrivait-elle, — car je puis jurer l’avoir vu quelque part, — que ces mariages arrangés par les parens n’étaient trop souvent que de simples marchés : telle somme d’argent comptant en échange de telle quantité de terre, et ma fille ajoutée à l’affaire pour compléter la balance ! » Elle-même, peu de temps après, ayant rencontré chez Richardson un jeune avoué appelé Chapone, l’avait épousé, bien que ni lui ni elle n’eussent la moindre fortune ; et la mort de son mari, après dix mois de mariage, l’avait plongée dans un chagrin dont l’extrême violence ne laissait point de paraître indécente à bon nombre des lectrices mondaines de ses livres. Semblablement, tous les autres faits de son existence privée nous montrent en elle une exaltation passionnée que ni l’âge ni la pauvreté ni maintes épreuves cruelles n’étaient parvenus à rendre moins vive. Bien peu de femmes de son temps ont apporté à l’amitié comme à l’amour une âme aussi foncièrement, aussi ingénument romanesque ; et c’est elle qui, dans ses Lettres sur l’Éducation, recommandait aux jeunes filles de n’approcher des romans qu’avec « la plus grande prudence, » affirmant que ces livres dangereux « tendaient à enflammer les passions de la jeunesse, alors que l’objet principal de l’éducation devait être de les modérer et de les restreindre ! »


Mais la plus séduisante de toutes ces figures de « Bas Bleus » anglais est incontestablement celle de la féconde Hannah More, auteur de ce poème du Bas Bleu qui a puissamment contribué à répandre et à généraliser l’emploi de l’appellation symbolique dérivée, naguère, de la mise fantaisiste du « philosophe » Stillingfleet. Personne désormais, en Angleterre, ne connaît plus ce poème ni tous les autres qu’elle a produits, non plus que sa tragédie, le Comte Percy, l’un des plus grands succès de l’illustre Garrick ; et point davantage n’ont survécu les innombrables pamphlets populaires où, au nom de la religion et de la morale, elle s’ingéniait à réfuter les funestes principes de la Révolution française. Au point de vue purement littéraire, l’œuvre d’Hannah More a disparu dans l’oubli aussi complètement que, par exemple, celle de Mme de Genlis ou de Louise Colet ; et cependant tel était le charme indéfinissable qui se dégageait de la personne de cette amie de Johnson et d’Horace Walpole que, de nos jours encore, un certain prestige demeure attaché à son nom, dans l’histoire des lettres anglaises de son temps.

Il y a d’elle un superbe portrait, peint par John Opie en 1786, qui suffirait à lui seul pour nous faire comprendre tout ce que cette mémorable figure de « bas bleu » contenait en soi d’original et de sympathique. Je ne parle pas seulement de l’aimable visage aux traits réguliers et nets, s’encadrant d’une courte et épaisse toison de cheveux poudrés qui donne à l’ensemble de la physionomie une apparence quelque peu masculine, ou tout au moins « indépendante » et « philosophique : » mais la simple et loyale franchise du regard, la fine douceur du sourire dont le visage entier est comme imprégné, et le mouvement même de la tête, avec son mélange discret d’élégance et de simplicité, tout cela nous annonce une âme féminine d’une qualité supérieure, rachetant par une droiture et une liberté merveilleuses ce qui, peut-être, lui manque de l’exquise faiblesse et fragilité de son sexe. En d’autres termes, nous avons l’impression que cette jeune femme est, par-dessus tout, ce que nous serions tentés d’appeler « un bon garçon, » incomparablement naturelle, et sincère, et serviable, telle que nous la définissent les témoignages de ses deux grands amis. « Sainte Hannah, lui écrivait un jour Horace Walpole, vous êtes à la fois le parfait champion et le modèle parfait de toute bonté ! Mais combien il est vexant que toujours quelqu’un s’avise de se pendre, ou de se noyer, ou de devenir fou, afin de vous obliger à exercer votre pitié, et votre charité, et tout ce chapelet de vertus qui vous rendent si importune en même temps que si aimable, tandis que vous pourriez être dix fois plus charmante en vous bornant à écrire des livres ! »

Car le sceptique élève et confident de Mme du Deffand aurait préféré que son amie dépensât moins de chaleur à « l’exercice » de cette bonté qu’il ne pouvait s’empêcher de vénérer en elle ; mais aujourd’hui, c’est précisément par la magnifique ardeur de son zèle charitable que l’auteur du Bas Bleu conserve le plus de droits à notre respect. Nous l’admirons et aimons d’avoir constamment suivi, pendant un demi-siècle, l’impulsion généreuse qui l’entraînait au secours de toutes les misères, publiques ou privées, sans que jamais son active bonté ait revêtu la forme solennelle de la « philanthropie, » ni que son sacrifice incessant de soi-même aux intérêts d’autrui ait effacé de ses lèvres le sourire indulgent et spirituel, qui éclaire pour nous son admirable portrait. Qu’il se soit agi de protester contre l’inique partage de la Pologne, ou d’assurer un abri et du pain aux prêtres français émigrés, ou bien encore de créer des écoles pour les enfans des villages anglais, je ne puis assez dire avec quelle passion Hannah More s’est prodiguée à ces tâches diverses, trop heureuse de mettre à profit sa renommée littéraire pour obtenir de ses contemporains qu’ils entendissent ses appels, et lui vinssent en aide dans son œuvre bienfaisante. Il n’y a pas jusqu’à ses pamphlets anti-révolutionnaires qui n’aient eu, à ses yeux, la portée d’une intervention toute patriotique et chrétienne en faveur de ce qu’elle considérait comme la santé morale de l’âme populaire anglaise ; et le fait est que ces pamphlets, distribués gratuitement de village en village par des colporteurs, ont vraiment réussi à toucher l’immense public à l’intention duquel ils étaient écrits. Une flamme s’en dégageait qui avait directement jailli du cœur de la jeune femme, et dont les paysans les plus illettrés avaient été contraints de sentir la chaleur.

Toutefois, le trait le plus charmant que nous révèle la biographie de cette femme de lettres est encore, comme je l’ai dit, la discrète simplicité avec laquelle Hannah More, au milieu de sa gloire de « bas bleu » aussi bien que de ses efforts secourables, est toujours demeurée le type parfait du « bon garçon, » absolument étrangère à toute vanité, et attachant plus de prix à l’estime de ses proches qu’à tous les triomphes passagers d’une popularité qui, d’ailleurs, ne la gênait ni ne la troublait en aucune façon. Elle savait trop, au secret de son cœur, que tous ses poèmes n’étaient rien que des besognes plus ou moins réussies, et que sa véritable valeur ne lui venait pas de son talent d’écrivain, mais seulement de la manière dont elle l’employait à combattre, autour de soi, la souffrance et le mal. De telle sorte que tous ceux qui l’ont connue ont laissé d’elle une image exactement conforme à celle qui ressort du beau portrait d’Opie. A défaut du moindre élément romanesque, sa longue carrière se déroule devant nous avec une ampleur harmonieuse, une superbe intensité d’émotion et de vie ; et l’on ne saurait trop souhaiter que l’avenir nous réserve encore de connaître d’autres figures de « bas bleus » aussi pleinement gracieuses et touchantes que celle de « sainte Hannah, » la première historiographe et apologiste de la « confrérie ! »


T. DE WYZEWA.

  1. Sur la Vie et l’Œuvre de Fanny Burney, voyez la Revue du 15 janvier 1904.