Revues étrangères - Les Procédés de la presse allemande

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Revues étrangères - Les Procédés de la presse allemande
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES PROCÉDÉS DE LA PRESSE ALLEMANDE


What Germany thinks, or the War as Germans see it, par Thomas F. A. Smith, un vol ; in-18, Londres, librairie Hutchinson, 1915.


Se rappelle-t-on encore le résumé que j’ai publié ici, l’été dernier, d’un livre russe à demi « officiel » où M. Rezanof, avec l’appui du ministère des Affaires étrangères de Petrograd, avait réuni les témoignages de plusieurs centaines de ses compatriotes surpris par la déclaration de guerre en territoire allemand ? Tous ces témoignages s’accordaient à nous offrir une peinture infiniment saisissante de l’étrange et soudaine férocité avec laquelle, pendant les premières semaines du mois d’août 1914, les autorités et la population tout entière des diverses régions de l’Empire d’Allemagne s’étaient mises à emprisonner, à rouer de coups, à vexer et à torturer en toute façon aussi bien les témoins eux-mêmes qu’une foule d’autres inoffensifs baigneurs ou « touristes » de leur pays. Il y avait eu là, si l’on en croyait les relations recueillies par l’écrivain russe, quelque chose comme une grande crise nationale de folie furieuse, excitant brusquement jusqu’aux hôteliers des villes d’eaux saxonnes ou badoises à sévir sans pitié contre de riches et généreux cliens qui toujours, jusqu’alors, les avaient vus humblement prosternés devant eux. Et telle avait été notre stupeur, au spectacle de ces placides bourgeois d’outre-Rhin changés tout d’un trait en autant de bêtes sauvages assoiffées de sang russe qu’un doute involontaire nous était venu, touchant la pleine exactitude « historique » des sinistres images évoquées sous nos yeux par M. Rezanof. Dans ce cas, de même que dans maints autres où, pareillement, nous nous étions trouvés pour la première fois en présence d’une catégorie nouvelle d’« atrocités » allemandes, nous n’avions pu nous empêcher de nous demander si les narrateurs n’avaient pas, tout au moins, sensiblement exagéré les proportions véritables d’actes de lâche traîtrise ou de cruauté qui nous apparaissaient à peine croyables. Nous avions bien, pour nous garantir la réalité de ces actes monstrueux, la concordance absolue des différens récits qui nous les révélaient et leur parfaite précision documentaire, sans compter l’important supplément de crédit que leur donnait le contrôle d’une commission d’enquête organisée par les soins du gouvernement russe : mais, avec cela, je crains fort que plus d’un de mes lecteurs ait persisté à soupçonner vaguement la « fantaisie slave » d’avoir quelque peu « chargé » le tableau de cette extravagante ruée subite, unanime, de l’Allemagne contre des milliers de vieillards, de femmes, et d’enfans sans défense.

En fait, cependant, le tableau ne nous montrait rien que de très authentique ; et non seulement j’ai eu l’occasion, pour ma part, de lire depuis lors un bon nombre d’autres témoignages qui confirmaient de tous points les récits publiés par M. Rezanof, — sauf même à y ajouter souvent un surcroit d’horreur : mais voici qu’une dernière confirmation nous arrive qui suffirait, à elle seule, pour nous enlever jusqu’au moindre doute, nous étant expressément apportée par un groupe nombreux de témoins allemands ! Nous en devons la connaissance à un savant et ingénieux professeur anglais, M. Thomas Smith, qui déjà précédemment nous avait offert une description très fidèle des méthodes pédagogiques d’outre-Rhin, — après les avoir observées de tout près pendant de longues années de séjour à l’Université d’Erlangen[1], — et qui vient maintenant de nous rendre un service peut-être plus précieux encore en extrayant à notre intention, d’une quantité innombrable de journaux et d’autres écrits allemands de toutes les nuances, les expressions les plus caractéristiques de ce qu’ont été là-bas tour à tour, depuis le début de la guerre, les principaux courans de l’opinion nationale. Cela étant, son livre ne pouvait manquer de consacrer un chapitre spécial à la mémorable « campagne » entreprise naguère par le peuple allemand contre les « espions » russes ; et voici, par exemple, quelques-uns des documens « de tout repos » que nous y découvrons :

C’est d’abord un Appel adressé aux habitans de Leipzig, le 4 août 1914, par le général von Laffert, nouvellement chargé du commandement militaire et civil de la grande cité saxonne :


Parmi les étrangers qui résident dans notre ville, et tout particulièrement parmi les Russes, il y en a un grand nombre qui, selon toute apparence, sont coupables d’espionnage ou de tentatives pour troubler notre mobilisation. Aussi est-il nécessaire que tous nos compatriotes exercent une surveillance assidue, notamment, sur chacun des Russes qui se trouvent à Leipzig en qualité d’étudians, ou qui y sont installés à demeure. Je fais donc appel aux habitans de la ville pour collaborer avec les pouvoirs publics à cette tâche d’observation patriotique, en s’empressant d’arrêter et de livrer aux autorités militaires tout Russe dont l’attitude leur aura paru tant soit peu suspecte !


Dans toutes les régions de l’Allemagne, pendant ces premiers jours du mois d’août, des proclamations du même genre ont « officiellement » excité le public à entreprendre et à poursuivre ce qu’on pourrait appeler la « chasse à l’espion russe, » — après que déjà le Kaiser en propre personne avait daigné lui dénoncer jusqu’au plus inoffensif en apparence des sujets du Tsar Comme ayant toute chance d’être, au demeurant, un dangereux « espion. » En même temps, des journaux qui avaient coutume de passer pour éminemment « modérés, » des journaux de l’espèce du Berliner Tageblat, remplissaient leurs colonnes de prétendus « télégrammes » tels que celui-ci :


STUTTGART. — Un nombre considérable de Russes, et parmi eux plusieurs femmes, ont été arrêtés aujourd’hui dans notre ville, pour cause d’espionnage. L’une de ces arrestations a été opérée à l’étage supérieur du Bureau de Poste central, où se trouvent les appareils du télégraphe. D’autres arrestations vont être faites en ville et aux environs. — Il a été établi que de nombreuses tentatives avaient eu lieu, durant les jours passés, pour faire sauter les ponts du chemin de fer. — A Freudenstadt, on a saisi une roulotte appartenant à des Russes, et contenant une forte quantité d’explosifs.


Semblablement, toute la presse allemande s’accordait à signaler de prétendus attentats commis par des « étudians russes » sur toute sorte de hauts personnages, à commencer par l’Empereur lui-même et son fils aîné le Kronprinz. Ainsi l’on s’ingéniait à « chauffer » les sentimens de la population à l’endroit de ses hôtes russes ; et le moyen de s’étonner, après cela, qu’une telle « préparation » ait produit le résultat révélé par l’enquête de M. Rezanof ?

Mais le plus curieux est que ce résultat n’a point tardé à effrayer jusqu’à ceux mêmes qui l’avaient soigneusement, délibérément provoqué. Dès la seconde semaine d’août, certains journaux d’outre-Rhin se hasardent à protester contre l’excès de zèle avec lequel la masse presque entière des habitans de leurs villes ne cessent pas du vouloir partout dépister et châtier de problématiques « espions russes. »


A Leipzig même, — écrit la Gazette Populaire de cette ville, où venait d’être affiché, quelques jours auparavant, le susdit Appel du général von Laffert, — une grosse partie du public se trouve à présent possédée d’un véritable délire de patriotisme, compliqué encore d’une singulière « phobie » d’espionnage qui, de jour en jour, se développe et s’épanouit comme une végétation tropicale. Malgré maints appels officiels exhortant nos concitoyens à plus de sang-froid, la foule nationaliste continue à se conduire de la manière la plus scandaleuse, aussi bien dans les rues que dans les établissemens publics. Pas une personne ayant les cheveux noirs et le teint foncé n’est plus à l’abri de ces enragés chercheurs d’espions russes. Hier encore, un homme d’âge mur, revêtu d’un uniforme d’officier d’artillerie allemand, se trouvait assis avec une dame au café Felsche, lorsque quelqu’un s’est avisé de le dénoncer comme un officier russe déguisé. Aussitôt que les agens de police l’ont fait sortir du café, des centaines de furieux se sont mis à le battre à coups de canne, de parapluie, etc., si bien que, dès l’instant suivant, son uniforme était en lambeaux, et que des flots de sang lui découlaient du visage… Inutile d’ajouter que ce redoutable espion russe, — quand ensuite, plus qu’à moitié mort, il a pu donner des preuves de son identité, — a été reconnu comme un très authentique officier allemand !


Ainsi que nous l’apprend cet extrait du journal de Leipzig, les « autorités officielles » se sont désormais efforcées, elles aussi, de calmer le fâcheux « délire de patriotisme » qu’elles avaient fait naître peu de jours auparavant. M. Smith reproduit notamment un « appel » adressé aux policiers de la ville de Stuttgart par leur chef, le directeur de police Bilinger. Le document est daté du 9 août, — ce qui nous révèle que, plus d’une semaine après la déclaration de guerre, le public allemand persistait encore à poursuivre de sa rage les infortunés baigneurs russes ! Écoutons ces pathétiques aveux d’un fonctionnaire qui avait peut-être rédigé de sa propre main, la semaine d’avant, le télégramme annonçant au Berliner Tageblatt toute espèce d’affreux « attentats » commis ou projetés, à Stuttgart, par des « espions russes : »


Policiers ! la populace de notre ville est en train de devenir absolument folle[2]. Chacun voit dans son voisin un espion russe, et se croit moralement tenu de le rouer de coups, tout de même que l’agent de police qui intervient pour les séparer. Des nuages sont pris pour des aviateurs ennemis ; on se répète que des ponts ont été détruits, des fils télégraphiques coupés en plein milieu de notre ville ; on affirme que nos réservoirs d’eau ont été empoisonnés ! Et cela, tandis qu’il a été prouvé que, jusqu’à présent, nulle ombre de motif n’existait pour justifier ces folles alarmes ! Mais, décidément, nous vivons ici dans un vaste asile d’aliénés !


Depuis lors, en effet, fonctionnaires et journaux ont évidemment reçu pour « consigne » de proclamer l’entière fausseté des accusations émises par eux-mêmes, il y a huit jours, contre les voyageurs russes : mais la « folie » du public, trop vigoureusement déchaînée, résiste à tous ces efforts pour la retenir. Aux quatre coins de l’Allemagne, les journaux continuent de décrire, — et dorénavant en les déplorant, — des scènes comme celle-ci, datée du 27 août 1914 :


Sur l’une des places les plus fréquentées de Breslau, un soldat s’est approché d’une dame et s’est mis à la dévisager. La dame, comprenant sa pensée, lui a déclaré en souriant qu’elle « n’était pas une espionne russe. » Le soldat a répondu : « Vous avez les cheveux courts ! Je le regrette, mais il faut que vous veniez avec moi ! » La dame a reconnu aussitôt que le parti le plus sage était d’obéir ; mais le mouvement qu’elle a fait pour suivre le soldat a produit autour d’elle l’effet d’un signal. Sur-le-champ, une foule de passans se sont jetés, avec une rage aveugle, contre la malheureuse créature sans défense. En vain le soldat, renforcé maintenant de deux agens de police, tâchait de son mieux à la protéger ; en vain elle-même suppliait qu’on la fît entrer dans une maison quelconque, où il lui fût possible de se justifier. Bientôt ses vêtemens lui ont été, littéralement, arrachés du corps ; mais ses persécuteurs avaient beau être forcés de reconnaître, dorénavant, que c’était bien une femme qui se trouvait devant eux : leurs instincts cruels, une fois lâchés, ne parvenaient plus à se contenir. Les coups de poing continuaient à s’abattre sur sa tête, les coups de pied à pleuvoir le long de son corps. Je me demande par quel prodige de résistance la pauvre femme a réussi à demeurer en vie jusqu’à son arrivée au plus prochain bureau de police, où il lui a été facile de prouver sa qualité de loyale sujette allemande.


N’est-il pas vrai que tout cela confirme étrangement pour nous l’authenticité « documentaire » des relations russes recueillies et publiées par M. Rezanof ? Supposons seulement que cette dame de Breslau ou l’homme assis à une table du café de Leipzig se soient trouvés être en effet des Russes, et essayons de nous représenter le sort qui les aurait attendus ! Au total, après avoir lu ces passages de journaux allemands, l’on serait tenté plutôt de juger surprenant, — pour ne pas dire : providentiel, — que les nombreux témoins russes qui ont raconté leurs souffrances à M. Rezanof soient parvenus du moins à s’échapper vivans d’entre les mains de ces millions de « chasseurs » lancés à leur poursuite. Et j’aurais encore à tirer du livre de M. Thomas Smith maints autres morceaux qui nous démontreraient avec non moins d’évidence la pleine réalité historique d’une transformation subite et prolongée de l’Allemagne entière en ce « vaste asile d’aliénés » dont parlait tout à l’heure le policier de Stuttgart, — ou, plus exactement, en un asile de fous furieux s’acharnant avec une férocité implacable à torturer des milliers d’innocentes victimes.

Qu’il me suffise de citer simplement, avant de finir, ces quelques lignes adressées par un « officier allemand » au Berliner Zeitung du 5 août 1914, — en invitant le lecteur français à les rapprocher de nombreux passages de l’article du 1er août 1915 où je décrivais, d’après le livre de M. Rezanof, les tortures infligées aux véritables voyageurs russes dans la même Gare de Potsdam, à Berlin :


Avant-hier, 3 août, il n’y a pas eu moins de soixante-quatre « espions russes » amenés au bureau de police de notre Gare de Potsdam. Pas un seul, d’ailleurs, n’a été maintenu en arrestation, et cela pour ce bon motif que tous se sont trouvés être d’indubitables citoyens allemands. Parmi ces hommes que j’ai vus ainsi empoignés et menacés de mort par une foule furieuse, sur la Place de Potsdam, figuraient, par exemple : un major prussien retraité, qui était venu attendre l’arrivée de son fils ; un chirurgien de l’armée territoriale ; un haut fonctionnaire de nos Cours de Justice ; et enfin un officier de l’armée bavaroise, que sa grande taille avait fait prendre pour un Russe. Un garçon de boutique ivre avait tout particulièrement excité la foule contre ce dernier « espion, » de telle sorte que je l’ai vu vraiment en danger de mort. Le malheureux a été sauvé par quatre officiers prussiens, qui ont fait semblant de vouloir se charger de l’incarcération de leur collègue bavarois, et ont réussi de cette manière à l’emmener à l’abri des coups[3].


Je dois ajouter que ces extraits de journaux allemands nous offrent un échantillon bien « typique » de la façon dont procède, à l’ordinaire, la presse d’outre-Rhin. Qu’il s’agisse d’exciter le peuple allemand contre les Russes ou contre les Anglais, d’obtenir son adhésion à l’envahissement de la Belgique ou de justifier à ses yeux les massacres de femmes et d’enfans par les sous-marins, toujours une série de proclamations officielles et de télégrammes « sensationnels » commence par répandre à travers tout l’Empire un ou plusieurs mensonges de dimensions « colossales ; » et toujours le « lancement » audacieux de ces mensonges, reproduits simultanément par tous les journaux, a vite fait de créer dans l’Allemagne entière un mouvement d’opinion si puissant et si impétueux que nul démenti des faux bruits d’où il est né ne vaut plus, ensuite, à le réprimer, — de telle sorte que rien n’empêche dorénavant les mêmes journaux de « se mettre en règle » avec la vérité en avouant, tôt ou tard, leur crainte d’avoir été trompés par des correspondans « inexactement renseignés. »

Voici, par exemple, l’invention mémorable d’un « raid » d’aviateurs français au-dessus de villes allemandes, un ou deux jours avant la déclaration de guerre ! Le 2 août, la Gazette de Cologne affirmait avoir reçu l’avis, « de source militaire, » que « des aéroplanes français avaient lancé des bombes dans le voisinage de Nuremberg. » Les journaux de Nuremberg, en vérité, reconnaissaient que l’on n’avait vu aucune trace de ces aviateurs ennemis « dans le voisinage » de leur ville : mais leurs renseignemens, à eux, faisaient mention de bombes lancées par des Français sur Cologne et d’autres villes des bords du Rhin. D’après un journal de Munich, la visite meurtrière d’avions français aurait eu lieu à Wesel, près de la frontière hollandaise. Je me borne à ces quelques citations, mais l’on en trouvera maintes autres encore, dans le livre de M. Thomas Smith, qui toutes nous présentent la même particularité curieuse : pas un journal qui n’annonce une violation du territoire allemand par des aviateurs français, mais tandis que les journaux du Nord se plaisent à envoyer ces aviateurs sur des villes du Sud, ceux du Sud, inversement, les représentent « survolant » des villes du Nord ! Seule, la Gazette de Francfort réclame expressément pour sa ville l’honneur d’avoir été choisie par nos compatriotes : et encore est-elle forcée de supposer que les bombes qu’elle prétend avoir vu lancer « ont dû éclater en l’air, » — ou peut-être s’envoler miraculeusement vers le ciel, — car le fait est que « nulle trace quelconque n’a pu en être découverte sur le sol. » Après quoi le chancelier von Bethmann-Hollweg, bien assuré maintenant d’être cru sans réserve de ses auditeurs, légitime solennellement l’entrée des troupes allemandes en France, — voire en Belgique, — par le rappel d’une incursion préalable d’aviateurs français sur des villes allemandes ; et c’est seulement au bout de plusieurs mois que des journaux soucieux « de libérer leur conscience » laissent entendre que ces aviateurs français trop pressés d’entamer les hostilités pourraient bien n’avoir été qu’une « légende, » spontanément issue de l’imagination populaire !


Une autre histoire moins connue, — je crois même qu’elle n’a encore jamais pénétré chez nous, — achèvera de nous prouver la profonde justesse de l’observation mélancolique du préfet de police de Stuttgart, constatant que l’Allemagne entière est soudain devenue « un vaste asile d’aliénés. » Toujours sous l’effet de son même désir de stimuler dans l’âme populaire la haine du Français et celle du Russe, le « chef d’orchestre » invisible qui conduit de sa baguette toute la presse allemande avait imaginé, parmi cent autres moyens, d’annoncer que le gouvernement français projetait d’envoyer à Petrograd de grandes quantités d’or, et d’en confier le transport à de très habiles automobilistes de chez nous, revêtus de l’uniforme d’officiers allemands. Dès le 2 août, par manière d’essai, le Berliner Tageblatt avait publié le « télégramme » suivant :

COBLENCE, ce 2 août. — Le président de la province de Dusseldorf fait savoir que douze automobiles, contenant quatre-vingts officiers français en uniformes prussiens, ont tenté, ce matin, de traverser la frontière prussienne aux environs de Geldern. La tentative a, d’ailleurs, complètement échoué.

« Échec » qui n’avait certes rien de surprenant, si l’on songe que Geldern est sur la frontière hollandaise, et qu’ainsi nos compatriotes, pour entrer en Allemagne par cette voie, auraient eu d’abord à dépister la surveillance des sévères douaniers des Pays-Bas ! Beaucoup plus acceptable était la « version » publiée dans la Gazette de Cologne du 4 août, et qui aussi bien, celle-là, avait été immédiatement reproduite dans toute l’Allemagne :

Plusieurs automobiles français où se trouvent des dames sont en train de traverser l’Allemagne, pour aller transporter de l’or en Russie. La population civile est invitée à faire de son mieux pour les arrêter au passage, après quoi elle devra informer de leur capture le poste militaire le plus voisin.


Le malheur était que, ici encore, le susdit « chef d’orchestre » n’avait pas songé à tout ce qu’avait d’imprudent la propagation d’un « canard » qui lui était apparu simplement comme capable d’accroître la fièvre belliqueuse de ses compatriotes. Il n’avait pas prévu surtout, dans l’espèce présente, qu’une annonce telle que celle-là risquait fort de provoquer, chez ses compatriotes, une autre « fièvre » d’ordre plus personnel, — en leur révélant la possibilité pour eux de s’approprier une partie au moins de ces fabuleux lingots d’or offerts à la Russie par le Trésor français. Et de quel terrible prix, cette imprudence fâcheuse allait être payée !

« L’avis officiel annonçant le passage, sur nos routes, d’automobiles français, — écrivait un journal de Leipzig, dès le 6 août suivant, — a surexcité l’imagination de nos paysans jusqu’au délire le plus incroyable. » Et sans doute ce « délire » devait avoir déjà, depuis lors, vivement inquiété les pouvoirs publics : car le, fait est que, dès ce même 6 août, la Direction Générale de l’Armée ordonnait d’insérer dans tous les journaux un nouvel « avis officiel, » — cette fois pour déclarer que le passage de voitures françaises n’était rien qu’une « fable, » et qu’il importait de « mettre fin tout de suite à l’extravagante chasse ouverte, un peu partout, contre de prétendus automobiles ennemis. »

Tous les jours, désormais, pendant plusieurs semaines, la presse allemande allait publier des « avis officiels » de la même sorte, attestant solennellement à la population que jamais le gouvernement français n’avait eu l’idée de faire passer, par les routes allemandes, la moindre somme d’or. Mais, cette fois encore, c’était le démenti qui ne « prenait » pas ! L’avidité instinctive du paysan allemand, soudain réveillée, ne consentait plus à se rendormir. Et sans cesse les journaux, après avoir de nouveau proclamé la fausseté de l’annonce « officielle » du 4 août, étaient contraints d’enregistrer de « déplorables accidens » comme ceux-ci :


La « chasse aux automobiles français, » énergiquement dénoncée par la Direction Générale de l’Armée, continue à produire les résultats les plus désastreux. Près de Leipzig, un médecin et son chauffeur ont été tués à coups de fusil par des paysans qui les prenaient pour des officiers français. Entre Berlin et Kœpenick, un groupe de ces civils armés qui se tiennent en permanence au bord des routes, dans toute l’Allemagne, afin de guetter le passage de fabuleux automobiles français, ont essayé d’arrêter une voiture. Devant leurs instances, le chauffeur s’est vu obligé de serrer le frein si brusquement que la voiture s’est jetée contre un arbre, tuant ou blessant grièvement les officiers prussiens qui s’y trouvaient. A Munich, un chauffeur a été tué par une sentinelle, parce qu’il ne s’était pas arrêté assez vite. Aux environs de Büren en Westphalie, une enfant de douze ans, fille d’un conseiller communal de Bielefeld, a reçu un coup de fusil en pleine poitrine au moment même où le chauffeur arrêtait la voiture qui la ramenait chez elle en compagnie de sa mère. A Coblence, un organiste et professeur de musique, du nom de Ritter, a été tué dans son automobile. (Gazette Populaire de Leipzig du 7 août 1914.)


Quelques jours plus tard, le 11 août, le même journal annonçait qu’il avait appris, de son correspondant de Westphalie, quatre nouvelles morts d’inoffensifs voyageurs allemands, tués par des « civils armés » dans cette seule province. Le 15 août, c’était la célèbre Agence Wolff qui se chargeait d’instruire le public allemand d’un bon nombre d’autres morts également causées par l’excès de zèle d’autres « chasseurs à l’automobile. » Et la Gazette Populaire de Leipzig, à propos de ce télégramme de l’Agence Wolff, répétait une fois encore que « c’était en vérité une folie sans nom, de guetter des automobiles ennemis sur les routes allemandes. »


Ni des officiers russes ou français, — écrivait-elle, — ni des voitures remplies d’or n’ont jamais pensé à traverser notre territoire. Mais quand donc notre peuple se décidera-t-il à arrêter cet horrible massacre de ses propres compatriotes ? Quand donc voudra-t-il enfin prêter l’oreille aux avertissemens incessans de notre Direction de l’Armée ?


Le « peuple allemand » a-t-il enfin réalisé le vœu du journal de Leipzig, ou bien se trouve-t-il encore aujourd’hui, sur les routes de la Bavière ou du Mecklembourg, des « civils armés » qui s’obstinent à guetter le passage de lingots d’or français ? Mais en tout cas, et si même l’aventure ne s’est pas prolongée au-delà d’une quinzaine de jours, n’est-ce pas qu’elle méritait de nous être connue ?


Elle le méritait d’autant plus qu’elle nous offrait, en somme, un exemple à peu près unique d’une désobéissance obstinée du public allemand à un ordre « officiel. » Il y a bien eu aussi un semblant de désobéissance dans l’acharnement avec lequel la population allemande a continué sa « chasse à l’espion russe, » sans vouloir tenir compte des démentis que s’infligeaient maintenant à soi-même les premiers initiateurs de ce noble exercice : mais je serais fortement tenté de croire, tout compte fait, que ces timides désaveux des pouvoirs publics avaient surtout pour objet de dégager la responsabilité de leurs propres auteurs, moyennant quoi ceux-ci s’accommodaient volontiers de voir durer longtemps encore un « sport » aussi éminemment patriotique, et plus ou moins conforme à leurs penchans secrets. Car c’est chose trop certaine que, d’ordinaire, lorsque ces inspirateurs invisibles de la presse d’outre-Rhin désirent sérieusement être obéis de « leur peuple, » un simple signal leur suffit pour avoir aussitôt raison des résistances qu’on pourrait supposer les plus invincibles. Pas un chapitre du livre de M. Smith qui ne nous montre au vif l’action toute-puissante de l’un de ces signaux sur la race la plus docile qu’il y ait au monde, — et cela dès le début même de la présente guerre, où déjà s’est produit, à ce point de vue, un revirement d’opinion si subit et profond que jamais, à coup sûr, l’histoire d’aucun pays n’aurait à nous citer rien d’équivalent.

Non pas que, bien avant le début de la guerre, une grosse moitié de la presse allemande se soit fait faute d’exciter déjà les sentimens belliqueux de ses millions de lecteurs ! Mais en face de ces journaux « nationalistes, » qui entremêlaient ouvertement, par exemple, à leur indignation contre la perversité serbe de séduisantes images de territoires à nous enlever et de butin merveilleux à rapporter d’une visite armée par-delà nos frontières, chaque région et chaque grande ville allemande avait un certain nombre de feuilles « socialistes, » ou même seulement « libérales, » qui protestaient avec une énergie passionnée contre les intrigues de la diplomatie austro-prussienne. « Compagnons, — s’écriait dans le Vorwaerts du 25 juillet le comité officiel du parti socialiste, — que si même vous condamnez la conduite des partisans d’une plus grande Serbie, il n’en reste pas moins que l’odieuse provocation du gouvernement austro-hongrois mérite, de votre part, la protestation la plus enflammée. Les demandes faites par ce gouvernement à la Serbie sont si brutales et si dures que jamais, dans toute l’histoire du monde, l’on n’en a présenté de pareilles à un État indépendant, et que sans aucun doute le seul objet de l’Autriche doit avoir été de susciter la guerre. » La Post de Berlin s’étonnait que l’Europe tolérât l’envoi à Belgrade d’un ultimatum aussi monstrueux, qui, en guise de réponse, « exigeait l’entière et décisive humiliation de la Serbie. » Mieux encore, à la même date du 24 juillet, un journal subventionné par la maison Krupp, le Rheinisch-Westfælische Zeitung s’oubliait jusqu’à insérer un article des plus virulens contre l’ultimatum autrichien, — un article où le gouvernement même de Berlin était discrètement mis en cause, et qui se terminait par ces paroles significatives : « Il ne saurait y avoir d’alliance qui nous contraigne à soutenir les guerres déchaînées par la funeste politique de conquête des Habsbourg ! » De toutes parts, à travers l’Empire, des journaux écrivaient et des foules nombreuses clamaient le mot d’ordre nouveau : A bas la guerre ! » à tel point que, par exemple, dans les rues de Munich, le soir du 29 juillet, des régimens étaient forcés de leur imposer silence à coups de fusil. On s’arrachait les exemplaires d’une feuille berlinoise, l’Action, où venaient de paraître ces lignes audacieuses de M. Franz Pfemfert :


Voilà donc jusqu’à quelle hauteur s’est élevée notre fameuse « culture ! » Des centaines de milliers des forces les plus saines, les plus délicates et les plus précieuses de la nation tremblent anxieusement à l’idée qu’un hasard, ou un signe de tête des maîtres de l’Europe, ou bien encore un accès de sadisme guerrier, ou simplement une spéculation financière, ait pour effet de les chasser de leurs maisons, des bras de leurs femmes et de leurs enfans, pour les précipiter stupidement à la mort. Cette folle conjoncture peut surgir aujourd’hui, peut les atteindre demain ; et pas un seul d’entre eux ne pourra s’empêcher d’obéir.


Mais voici que brusquement, deux ou trois jours après, le 31 juillet, l’invisible signal est venu mettre fin à ces protestations ! Le Comité officiel du parti socialiste a publié dans le Vorwaerts un nouvel appel, où se lisait notamment cette phrase mémorable : « Nous tous, socialistes allemands, en cette heure solennelle, sommes d’accord avec l’ensemble de la nation allemande pour accepter la lutte que nous impose par force la barbarie des Russes, et nous déclarons prêts à lui sacrifier jusqu’à la dernière goutte de notre sang. » Socialistes ou « libéraux, » tous les journaux désormais se trouvaient unanimes à représenter la guerre comme fatalement « imposée » à la naïve Autriche et à la pacifique Allemagne par la « barbarie » russe combinée avec notre désir forcené d’une « revanche, » — en attendant que, bientôt, la Russie elle-même et la France son alliée apparussent à chacun des sujets du Kaiser comme d’inconscientes victimes de l’ambition ténébreuse de sir Edward Grey. Quelque chose d’occulte, et cependant de trop réel, avait littéralement « retourné » l’opinion d’un grand peuple. Et les nombreux milliers de lecteurs qui, la veille, s’étaient jetés avec enthousiasme sur le numéro de l’Action contenant l’article de M. Pfemfert apprenaient maintenant sans la moindre surprise que, à l’avenir, ce journal « ne publierait plus que des études sur des questions d’art et de littérature. »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1915.
  2. La suite du texte nous fait assez voir que « populace » est ici pour signifier poliment : « population. »
  3. Et comment ne pas signaler encore, à propos de cette « chasse à l’espion russe, » un échantillon vraiment prodigieux de l’aplomb avec lequel, désormais, tout Allemand vit et se meut et exulte dans le mensonge ? Désirant montrer à ses lecteurs combien la déloyauté de l’Angleterre a profondément irrité la nation allemande, un amiral prussien, auteur d’un pamphlet qu’il a intitulé : A bas l’Angleterre ! a trouvé tout simple d’écrire : « La haine de l’Allemagne pour l’île hypocrite a été si amère qu’elle a pris la forme de démonstrations hostiles contre l’ambassade anglaise de Berlin, tandis que tous les représentans diplomatiques des autres États ennemis ont pu s’éloigner sans que personne s’avisât de les molester d’aucune façon. » Pour ne rien dire du départ, déjà bien « molesté, » du représentant de la France à Berlin, que l’on se rappelle seulement la peinture que nous fait le livre de M. Rezanof de la manière dont tout le personnel de l’ambassade de Russie a été poursuivi, hué, et brutalement frappé pendant sa dernière traversée des rues de Berlin !