Revues étrangères - Quelques figures de mystificateurs littéraires

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Revues étrangères - Quelques figures de mystificateurs littéraires
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 459-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

QUELQUES FIGURES DE MYSTIFICATEURS LITTÉRAIRES


Literary Forgeries, par J. A. Farrer, 1 vol. in-8o, Londres, librairie Longmans, 1907.


C’est en 1703 qu’un chapelain de l’armée anglaise, le révérend W. Innes, présenta à l’évêque de Londres un jeune indigène de l’île de Formose, qu’il avait eu le bonheur de convertir à la foi du Christ. Le nouveau venu, qui joignait désormais le prénom chrétien de Georges à son nom familial de Psalmanazar, se déclarait âgé d’environ vingt-six ans : et bien que sa figure n’eût rien d’asiatique, et lui donnât plutôt l’apparence d’un Gascon ou d’un Marseillais, la manière dont il se nourrissait de viande crue, à tous ses repas, aurait suffi pour prouver l’authenticité de son « formosanisme. » Cette authenticité, d’ailleurs, le néophyte la prouvait mieux encore par sa parfaite possession de la langue formosane, dans laquelle il venait de traduire le Catéchisme de l’Église d’Angleterre : lettrés et philologues, ayant jeté les yeux sur sa traduction, — qu’il avait eu soin de faire imprimer en caractères romains, — s’étaient accordés à y reconnaître « une langue si régulière et si grammaticale, et cependant si différente de toutes celles qui leur étaient connues, » qu’elle ne pouvait pas ne pas être la langue de l’île de Formose. Et comme, avec cela, Psalmanazar était fort intelligent, et que sa provenance barbare ne l’empêchait point d’avoir des manières charmantes, ni son faux air provençal d’être assez bel homme, toute la société anglaise se prit pour lui, aussitôt, d’un mélange de curiosité et de sympathie. Les princes, les prélats, les grandes dames de Londres se disputèrent le plaisir de l’avoir à leur table, où, après avoir avalé sa tranche de bœuf cru, il ne se fatiguait point de répondre, dans un latin des plus élégans, à toutes les questions qui lui étaient posées sur l’origine et les mœurs de son île natale : affirmant, par exemple, que la durée moyenne de la vie, à Formose, était de cent vingt ans, et que son grand-père avait conservé une jeunesse merveilleuse jusqu’au-delà de cet âge, grâce à son habitude de sucer, chaque matin, « le sang tout chaud d’une vipère. » Dans les premiers mois de 1704, l’évêque de Londres eut la pensée d’envoyer son jeune protégé à l’université d’Oxford, pour qu’il y formât des missionnaires qui, ensuite, iraient convertir la population de Formose à l’anglicanisme : en quelques jours, une souscription produisit la somme nécessaire à la réalisation de ce beau projet. Mais toute cette popularité de Georges Psalmanazar n’était rien encore en comparaison de l’enthousiasme passionné qu’il inspira au public anglais lorsque, durant cette même année 1704, il fit paraître, avec une nombreuse série d’illustrations gravées sur bois d’après ses dessins, une Description historique et géographique de l’île de Formose, présentement sujette de l’empereur du Japon.

L’objet principal de cet ouvrage était de réfuter les erreurs d’un missionnaire hollandais, Candidius, qui, peu de temps auparavant, avait prétendu renseigner l’Europe sur une île où il se vantait d’avoir passé de longues années. Psalmanazar soutenait, le plus logiquement du monde, qu’un indigène de Formose avait plus d’autorité, pour parler de ce pays, qu’un missionnaire hollandais ; et, fort de cet argument décisif, il s’employait à contredire, page par page, toutes les assertions de Candidius. Celui-ci avait dit que l’île n’avait point de gouvernement établi, que les lois y étaient d’une douceur confinant à la faiblesse, que la mendicité y était plus pratiquée que nulle autre part ; sur tous ces points, la réalité, — d’après l’écrivain « formosan, » — était exactement à l’opposé de ses dires. Candidius avait donné à entendre que l’île était pauvre : en fait, elle était toute remplie de mines d’argent et d’or. « Aussi bien dans les villages que dans les villes, temples et maisons étaient recouverts d’or. » Le palais du vice-roi, occupant un espace de « trois milles anglaises, » n’était bâti, à peu près entièrement, que de métaux précieux.

Rien de plus original, depuis l’antique prise de Troie par les Grecs, que la façon dont l’empereur du Japon avait conquis Formose. Sous prétexte d’offrir des sacrifices à la divinité de l’île, il y avait envoyé une immense armée. « Trente ou quarante soldats avaient été cachés dans de grands chariots dont chacun était traîné par deux éléphans ; et, aux fenêtres de ces chariots, les rusés Japonais avaient placé des têtes de bœufs ou de béliers, pour ôter tout soupçon de l’esprit des natifs. Après quoi, les soldats étaient descendus des chariots, l’épée à la main, et, sans aucune effusion de sang, avaient obtenu la soumission de l’île au joug de leur maître. »

A l’origine, — toujours d’après la description nouvelle, — le peuple de Formose avait été polythéiste ; mais un sage, nommé Psalmanazar, et ancêtre du narrateur, avait converti l’île au culte d’un seul dieu. De ce culte, le rite principal consistait en un sacrifice annuel de 18 000 jeunes garçons au-dessous de neuf ans, dont on brûlait les cœurs, sur un autel, par séries de 2 000, pendant une fête magnifique qui durait neuf jours. Pour parer au danger de la dépopulation qui pouvait résulter d’une telle habitude, le prophète Psalmanazar avait recommandé la polygamie, et décrété que le premier-né, dans chaque famille, serait exempté du sacrifice annuel.

Le jeune auteur décrivait ensuite, en continuant à prendre le contre-pied des « mensonges » de Candidius, l’organisation sociale, les coutumes et les costumes de ses compatriotes. Il représentait ceux-ci jouissant de l’exquise beauté de leur ciel, et de la richesse incomparable des produits de leur sol. Il les montrait vivant dans leurs maisons dorées, où s’empressaient à leur service des éléphans, des rhinocéros, des chameaux, et des chevaux marins, « tous animaux parfaitement apprivoisés, et propres à toute sorte de travaux domestiques. » D’autres bêtes, non moins nombreuses, étaient malheureusement d’un usage plus malaisé : lions, léopards, tigres, et crocodiles ; mais Psalmanazar devait à la vérité d’avouer que jamais il n’avait rencontré, à Formose, un dragon, ni une licorne, ni aucune variété de l’espèce des griffons. Quant aux serpens, ils formaient la principale nourriture des habitans de l’île. On les attrapait vivans, et puis on les irritait en les frappant avec des bâtons ; ainsi tout leur venin leur montait à la tête, et le reste de corps, mangé cru, offrait un aliment « des plus savoureux. » Tout cela, d’une précision minutieuse, était admirablement illustré par les gravures du livre, où l’on voyait les vêtemens différens que les différentes classes sociales étaient tenues de porter, et les grils servant à la combustion des 18 000 petits cœurs, et les monnaies, avec le détail de leurs noms, et l’alphabet formosan, qui ne comprenait que vingt lettres, et dans lequel la consonne « l » s’appelait Lamdo, et la voyelle « e » s’appelait Epsi : ce qui concordait avec la physionomie, toute phocéenne, de Psalmanazar, pour suggérer une étrange affinité entre la race formosane et la race grecque.

Que si, du reste, quelques lecteurs étaient tentés de trouver un peu incroyables certains détails de cette description, ils se sentaient bien vite rassurés par l’imperturbable gravité du ton de Psalmanazar, comme aussi par le zèle du sentiment « anti-papiste » dont celui-ci avait animé toutes les pages de son livre. Mais surtout la bonne foi de l’auteur, aux yeux du public anglais, s’attestait par l’éloquente énergie de sa haine contre les Jésuites. Toute la fin du livre, en particulier, était consacrée à dépeindre les crimes commis par les Jésuites dans l’Empire du Japon. Par des exemples saisissans, et qui mériteraient d’être cités en parallèle avec la mémorable histoire de la conquête de Formose, ouïe tableau pathétique du sacrifice annuel des 18 000 enfans, Psalmanazar démontrait « l’énorme préjudice causé par les Jésuites à la foi chrétienne, et quel reproche et quel déshonneur ces hommes avaient infligés au nom chrétien, en imposant au peuple leurs erreurs papistes. » Comment supposer qu’un écrivain qui, sur ce sujet que l’on connaissait, s’exprimait avec une vérité aussi évidente, comment supposer qu’il fût capable de mentir, ou simplement d’exagérer, dans ce qu’il affirmait sur l’aspect et la vie d’un pays que l’on ignorait, et qu’il était, lui seul, en état de connaître ?

Le fait est que le livre et son auteur eurent, tout ? de suite, un succès extraordinaire, et qui s’accrut encore lorsqu’un Jésuite, le P. Fontenay, sous prétexte qu’il avait vécu plus de quinze ans à Formose, prit la liberté de contredire, à son tour, les affirmations de Psalmanazar. Ce « papiste » effronté n’allait-il pas jusqu’à prétendre que Formose appartenait à la Chine[1], et, donc, ne pouvait pas avoir été conquise par les Japonais de la façon ingénieuse et piquante qu’on a vue ? Ne contestait-il point la présence, à Formose, non seulement de mines d’or et d’argent, mais même d’éléphans, de chameaux, de chevaux marins et de crocodiles ? Mais Psalmanazar n’était pas homme à s’embarrasser de telles objections. Dans la préface de la seconde édition de son livre, — qui parut peu de mois après la première, et pour être épuisée non moins rapidement, — il releva un chiffre de « vingt-cinq objections d’importance capitale » que lui avaient adressées divers contradicteurs ; et à chacune de ces objections, l’une après l’autre, il répondit en maintenant l’absolue vérité de ce qu’il avait dit. Plus énergiquement que jamais, il fit valoir la compétence que lui conférait sa qualité d’indigène de Formose. Entre le témoignage d’un homme né dans l’île, d’un descendant direct du prophète Psalmanazar, et ceux d’un prêtre hollandais ou d’un misérable Jésuite, quel lecteur un peu raisonnable aurait pu hésiter ? Et notre subtil logicien, dans cette préface nouvelle, se prévalait encore d’un autre argument, qui allait achever de trancher le débat à son avantage. « Si j’avais voulu parler d’un sujet que je ne connaissais point, disait-il, est-il vraisemblable que j’eusse pris le contre-pied de tous les auteurs qui, avant moi, en avaient parlé ? Le fait même que je ne suis d’accord, sur aucun point, avec le livre de Candidius, ce fait seul établit suffisamment ma véracité, sans que j’aie besoin d’entrer dans des discussions qui risqueraient de déconcerter ou d’ennuyer mes lecteurs. »

Désormais, l’autorité de Psalmanazar était si fortement assise, en Angleterre, que personne ne s’avisa plus de la contester. Après six mois de séjour à Oxford, le jeune homme revint à Londres, où, pendant plus de vingt ans, jusqu’en 1728, il continua de fréquenter les grands seigneurs et les gens de lettres, sans autre occupation que de jouir des profits inépuisables que lui rapportaient son origine formosane et sa conversion à l’anglicanisme. Il en aurait joui plus longtemps, et jusqu’à la fin, si, durant cette année 1728, une aventure tout à fait imprévue et bizarre ne lui était arrivée.

Au cours d’une maladie grave, brusquement, ce prodigieux mystificateur fut saisi de remords. Son aplomb intrépide fléchit tout d’un coup, à la perspective d’avoir bientôt à subir l’interrogatoire d’un juge que les plus habiles gasconnades ne parviendraient pas à tromper. Et quand ensuite il put se relever, complètement guéri, rien ne subsistait plus en lui du naturel de Formose. Renonçant à la grosse pension que lui faisait, jusqu’alors, un groupe d’évêques et de dames pieuses, il alla se cacher dans un faubourg de Londres, et ne vécut plus que de besognes anonymes pour les éditeurs, besognes où il mit toujours une conscience et une application admirables. Il écrivit ainsi, pour l’éditeur Palmer, une savante et précieuse Histoire de l’Imprimerie : mais en exigeant de Palmer qu’il la signât de son nom. Dans le Système Complet de Géographie de Bowen, dont il rédigea la plus grande partie, il demanda expressément à être chargé des chapitres relatifs à la Chine et au Japon, afin de pouvoir rétracter ses mensonges sur Formose. Avec une sévérité légitime, mais qui n’en reste pas moins infiniment touchante, il engagea le lecteur anglais à ne tenir aucun compte de la description faite naguère, de Formose, par « un soi-disant indigène de cette île, nommé Psalmanazar. » Ce personnage, en effet, avait depuis longtemps avoué, à ses amis, son ignorance complète du sujet qu’il avait prétendu traiter : et il n’aurait pas manqué d’offrir au public « un compte rendu fidèle de cette malheureuse imposture » si un tel aveu n’avait point risqué de nuire à la réputation de personnes respectables, qui vivaient encore. Après quoi, l’auteur anonyme, dans sa nouvelle description de Formose, résumait les données principales de l’excellent ouvrage de Candidius, dont il proclamait hautement les mérites.

En 1752, Psalmanazar écrivit son testament : il y ordonnait que son cadavre fût enterré dans la fosse commune, ou même, si c’était possible, déposé dans la terre sans aucun cercueil ; et il priait ses amis de publier, aussitôt après sa mort, des Mémoires où il avait raconté la véritable histoire de sa vie. Il mourut quelques années après, humblement et saintement. Le fameux Samuel Johnson, qui s’était lié d’amitié avec lui, le tenait pour l’homme le plus pieux et le plus vénérable qu’il eût jamais rencontré ; et son jugement nous est confirmé par maints autres, unanimes à reconnaître la modestie, la douceur, l’abnégation, l’édifiante pureté chrétienne de ce vieillard, qui, jadis, avec une audace et une impudence fantastiques, avait abusé de la crédulité, non moins fantastique, de tout un grand peuple.

Les Mémoires posthumes de Psalmanazar furent publiés en 1765. Ils ne sont, d’un bout à l’autre, qu’une confession, et d’un ton si humble et si confus qu’aucun doute n’est possible sur la sincérité du sentiment qui l’a inspirée. L’auteur raconte que, vers l’âge de seize ans, après avoir reçu une sérieuse éducation classique, il a été entraîné par toute sorte de circonstances à mener une vie de mendiant vagabond, à travers l’Europe : exploitant la charité publique sous des noms divers, et tantôt se donnant pour un huguenot français chassé de son pays, tantôt pour un catholique irlandais persécuté à cause de sa foi. Puis, un jour, ayant appris l’existence de l’Ile de Formose, l’idée lui est venue de se faire passer pour un indigène de cette île, converti au christianisme par des jésuites, et amené par eux à Avignon. Ainsi il a erré de ville en ville, tour à tour sacristain, soldat, saltimbanque, jusqu’au moment où il a rencontré le révérend Innés, s’est présenté à lui comme un adorateur du soleil couchant, et a reçu le baptême, de ses mains, une fois de plus. Suit le récit de son arrivée triomphale en Angleterre, et de l’étonnante mystification que j’ai résumée tout à l’heure. Sur tout cela, les Mémoires de Psalmanazar abondent en détails précis, et d’une vérité évidente : mais l’ex-imposteur, tout en déclarant le plus nettement du monde qu’il n’est point né à Formose, et ne connaît de ce pays que ce qu’il en a lu dans Caudidius, se refuse toujours à nous dire où il est né, et ce qu’il est au juste. Il affirme seulement que, parmi les nombreuses hypothèses qu’on a faites sur son origine, pas une n’est vraie. De telle sorte que, aujourd’hui encore, nous en sommes réduits à ignorer la patrie réelle du faux Formosan : soit qu’il ait craint, en nous la révélant, de transmettre à sa famille une part de la honte dont il se sentait chargé, ou que, peut-être, son besoin naturel de mystification ait subsisté en lui, jusqu’à la fin, et lui ait suggéré le désir de nous intriguer immortellement.


Cette curieuse aventure de Psalmanazar vient de nous être rappelée par un écrivain anglais, M. Farrer, qui s’est proposé de reconstituer, d’après des documens authentiques, l’histoire des plus célèbres « falsifications littéraires » de tous les temps et de tous les pays. Malheureusement, M. Farrer, malgré l’abondance et la sûreté de son érudition, n’a point su tirer parti des beaux sujets qu’il avait sous la main. Frappé, sans doute, du charme pittoresque des études historiques de M. Andrew Lang, il a essayé de les imiter : mais il les a imitées d’une façon si maladroite que les divers chapitres de son livre, bien loin d’avoir l’allure imprévue des récits de M. Lang, nous présentent un désordre prétentieux, fatigant, et parfois inextricable ; tandis qu’il aurait suffi à l’auteur d’exposer simplement les mêmes faits, dans leur suite réelle, pour évoquer devant nous des figures d’une originalité, d’une « excentricité » admirables.

Voici, par exemple, un vieux professeur écossais, William Lauder ! Après une longue carrière toute de travail et d’honneur, il a publié, à l’usage des classes, une édition nouvelle des Psaumes de David traduits en latin par Arthur Johnston ; et il se trouve que, vers le même temps, Pope, dans un vers de sa Dunciade, sans se douter aucunement de l’existence de Lauder, s’avise d’opposer la médiocrité poétique de Johnston au génie de Milton : sur quoi le vieux Lauder, craignant que le vers de Pope ne compromette la vente de son livre, est saisi d’une folle fureur contre la mémoire de Milton, et fait paraître un gros ouvrage où, par des citations innombrables, il prouve que l’auteur du Paradis Perdu a honteusement plagié deux poèmes latins, l’Adamus Exul de Grotius et le Sarcotis de Massenius. Mais bientôt l’on découvre que la plupart des vers latins, cités dans l’ouvrage de Lauder comme ayant été plagiés par Milton, sont extraits, non point des poèmes de Grotius et de Massenius, mais d’une traduction latine du Paradis Perdu de Milton, écrite, au XVIIe siècle, par un humaniste anglais ! Dans l’aveuglement de sa rage, le pauvre Lauder, à cinquante ans passés, s’est déshonoré par un faux grossier et stupide, dont la révélation le contraint à quitter son pays pour s’en aller mourir misérablement dans quelque colonie d’Amérique.

Ou bien encore voici l’énigmatique Chatterton, s’amusant à mystifier les hommes de lettres et les grands seigneurs dont il sollicite l’appui ; voici un fils naturel de Byron, qui met en circulation de fausses lettres de son père ; voici l’imposteur français, Vrain-Lucas, qui, devant ses juges, pour s’excuser d’avoir vendu à un membre de l’Institut un total de 27 320 fausses lettres de personnages illustres, affirme qu’il a eu le mérite, pendant plusieurs années, « d’animer et de rendre intéressantes au public les séances hebdomadaires de l’Académie des Sciences ! » Mais plus étonnante encore est l’histoire des falsifications du jeune William Ireland : une histoire qui tendrait à confirmer le paradoxe récent du comte Tolstoï, suivant lequel notre admiration pour Shakspeare résulterait moins de la beauté même de l’œuvre du poète anglais que du prestige exercé, sur nous, par la gloire de son nom.


Car le fait est que, pendant toute l’année 1795, les plus savans critiques anglais se sont trouvés d’accord avec le public pour admirer passionnément deux drames, inconnus jusqu’alors, et qui venaient d’être publiés sous le nom de Shakspeare. L’un de ces drames, Vortigern et Rowena, que tous les directeurs de théâtre de Londres s’étaient disputé, fut mis en scène, le 2 avril 1796, au théâtre de Drury Lane. Mais l’acteur chargé du rôle principal, le fameux Kemble, au dernier moment, acquit la conviction que le drame n’était point une œuvre authentique de Shakspeare : converti à cette opinion par l’érudit Malone, qui, absolument seul parmi ses confrères, avait toujours refusé de prendre au sérieux les prétendues découvertes shakspeariennes de William Ireland ; de telle sorte que Kemble, le soir de la représentation, imagina de tourner au comique le pathétique de son rôle. Cependant les premiers actes furent très applaudis : mais lorsque Kemble, au début de l’acte final, prit un ton tragique pour déclamer ce vers, — qui d’ailleurs ne laissait point d’être assez conforme à l’esprit de Shakspeare :

Je voudrais que cette lugubre farce s’achevât bientôt ! toute la salle partit d’un éclat de rire qui mit fin à la « lugubre farce » des autographes exhumés par le jeune Ireland.

Celui-ci était un garçon de dix-huit ans, fils d’un libraire de Londres dans la boutique duquel se réunissaient volontiers les gens de lettres et les beaux esprits anglais. Le vieil Ireland avait toujours eu un culte si fervent pour l’auteur d’Hamlet qu’il n’est pas impossible que son fils, au début de la série de ses faux, ait été poussé surtout par un sentiment délicat de piété filiale. Toujours est-il que, un soir de l’année 1795, le jeune homme apporta triomphalement à son père un paquet de vieux papiers, qu’il lui dit avoir trouvés dans un coffret provenant de la collection d’un certain « M. H., » et qui, presque tous, étaient revêtus de la signature autographe de Shakespeare. Il y avait là des lettres amoureuses, en prose et on vers, adressées par « le fidèle Willy » à sa femme Anne Hathaway ; il y avait une Profession de foi où Shakspeare affirmait son horreur du « papisme, » et se déclarait le fils dévotement soumis de l’Église anglicane ; mais surtout il y avait les deux drames que j’ai dits, Vortigern et Rowena et Le Roi Henri II, ainsi qu’une version nouvelle du Roi Lear et d’un acte d’Hamlet.

Le ravissement du libraire fut extrême à la vue de ces trésors, dont les juges les plus compétens s’accordèrent à lui garantir l’authenticité : car tandis que les poètes et les critiques déclaraient que l’âme de Shakspeare ressortait, toute vivante, de chacune des lignes des précieux autographes, les antiquaires, de leur côté, faisaient observer que ces autographes étaient écrits sur des papiers anciens, ce qui, d’après eux, éliminait toute hypothèse d’une supercherie. Une attestation solennelle fut rédigée, consacrant l’inappréciable valeur de la découverte ; et l’on retrouverait, parmi ses signataires, à l’exception du seul Malone, tout ce que Londres avait alors d’hommes éminens dans tous les domaines de la vie sociale. Et le vieux Boswell, le biographe du docteur Johnson, se proclamait heureux d’avoir pu vivre assez longtemps pour assister à cette miraculeuse résurrection de chefs-d’œuvre ; et le fameux théologien Wharton disait au libraire Ireland : « Monsieur, nous avons de bien beaux passages, dans les prières de notre liturgie ; mais cet homme-ci, monsieur, nous a tous dépassés ! » Il disait cela au sujet de la profession de foi où Shakspeare, entre autres effusions lyriques, implorait Dieu de « chérir les hommes à la manière de cette douce petite poule qui, sous le couvert de ses ailes étendues, reçoit son innocente couvée, et, planant sur elle, la garde intacte et en sûreté. » Aussi comprend-on que Samuel Ireland ait voulu révéler au monde l’admirable trouvaille de son fils ; et vraiment l’accueil fait d’abord à la publication des Papiers divers de la main et sous le sceau de William Shakspeare répondit à tout ce que son légitime orgueil avait pu espérer. Jusqu’à la malheureuse nuit du 2 avril 1796, on peut bien dire que toute l’Angleterre eut les yeux tournés vers la boutique de Norfolk Street, où, danseur coffret, reposaient les vénérables manuscrits de la « collection de M. H. »

L’échec de Vortigern et Rowena vint couper, brusquement, ce long accès de fièvre. Dès le lendemain, bon nombre des signataires de l’attestation de 1795 reconnaissaient qu’ils s’étaient trompés ; et, avant qu’un mois fût passé, personne ne croyait plus à l’authenticité des deux drames, ni des Papiers divers. Personne, sauf toutefois le malheureux Samuel Ireland, qui continuait à être persuadé que les documens qu’il avait dans sa boutique étaient bien l’œuvre de William Shakspeare. Il en était si persuadé que, lorsque son fils s’avoua l’auteur de ces documens, il se refusa encore à admettre l’imposture, affirmant que son fils était « beaucoup trop bête » pour avoir été capable de produire d’aussi belles choses. Force lui fut, pourtant, de se rendre lui-même à la vérité, devant la surabondance des preuves qui, désormais, surgissaient de toutes parts : car on s’était aperçu maintenant que le jeune Ireland avait prêté à Shakspeare toute sorte de phrases pillées à droite et à gauche, sans même prendre la peine d’en adapter la grammaire et l’orthographe à la langue du temps. Le digne vieillard dut enfin se rendre à la vérité : mais il ne put survivre à sa déception. Il mourut en 1800, accablé sous le chagrin et le déshonneur ; et ce n’est qu’en 1876 que la publication de ses lettres intimes, léguées par un de ses neveux au British Museum, réhabilita sa mémoire, en montrant qu’il avait été la dupe, et non point le complice, de son fils William.

J’ajouterai que celui-ci, de même que Psalmanazar et que Lauder, nous a laissé des Confessions, où il nous raconte l’origine et le succès de sa supercherie : mais son récit, publié en 1805, ne sert qu’à mieux prouver encore sa profonde ignorance et son manque de talent. Les drames où, pendant un an, toute l’Angleterre a cru reconnaître la plus pure émanation du génie de Shakspeare, n’étaient que de hâtives improvisations d’un gamin illettré, qui, pour flatter la « shakspearomanie » de son brave homme de père, s’était amusé à imiter gauchement Othello et Richard III, sur des feuilles qu’il arrachait aux vieux in-folio du grenier paternel !


T. DE WYZEWA.

  1. On sait assez que tous les hommes d’État et tous les géographes du temps se trouvaient, sur ce point, d’accord avec le P. Fontenay, contre Psalmanazar. Ce n’est qu’un siècle et demi plus tard que Formose a été cédée au Japon par la Chine.