Revues étrangères - Scènes et figures de la vie animale

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Revues étrangères - Scènes et figures de la vie animale
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

SCÈNES ET FIGURES DE LA VIE ANIMALE


Animal Artisans, and other studies of birds and beasts, par C. J. Cornish, 1 vol. illustré, Londres, 1907.


Lorsque Charles John Cornish est mort, le 30 janvier 1906, à quarante-sept ans, une même tristesse a étreint les cœurs de tous les maîtres et élèves du vénérable Collège Saint-Paul, où, pendant vingt ans, avec une science, une autorité, et un zèle incomparables, l’homme qui venait de mourir avait enseigné les « humanités. » Non moins vive a été la désolation à l’école de Charterhouse, où Cornish, autrefois, avait remporté le « grand prix classique, » et à l’université d’Oxford, où les générations des étudians se transmettaient le souvenir de ses hauts faits en poésie et en prose latines. Et tous ceux qui avaient eu l’occasion d’approcher le jeune professeur se sont accordés à déplorer cette fin prématurée d’un parfait scholar, à la manière des siècles passés, d’un lettré à la fois érudit et artiste, joignant à une profonde connaissance des langues anciennes le culte passionné de l’idéal de beauté qui s’exprime en elles.

Mais, à côté de ces regrets, dont tous les journaux anglais nous ont apporté le témoignage, et dont la trace se retrouve dans l’émouvant mémoire publié en tête du livre posthume de Charles Cornish, je ne puis m’empêcher de penser que la mort de celui-ci a été ressentie plus douloureusement encore par une foule d’humbles amis qu’il a laissés aux quatre coins de l’Angleterre : par les bêtes captives du Jardin Zoologique de Londres, par les oiseaux, les écureuils, et les lièvres de la New Forest, par les cygnes de Chiswick et les canards des marais de Norfolk. Car ce savant « humaniste, » dès l’enfance, et jusqu’à ses derniers jours, avait fait deux parts de son temps, comme aussi de son cœur, donnant l’une aux études classiques, et l’autre à l’observation, ou plutôt à la pratique intime et familière, de la vie animale. Ses parens se rappellent que, à quatre ans, « il connaissait déjà la demeure et les façons de presque tous les habitans vivans du jardin et des prairies où il jouait avec ses frères. » Élève à l’école de Charterhouse, il employait toutes ses heures de récréation à fréquenter les oiseaux des vergers et des bois du Surrey ; et l’on peut voir aujourd’hui, dans une des salles de l’école, un charmant musée d’ornithologie qui, presque tout entier, a été constitué par le petit collégien, vers le même temps où il se préparait à obtenir le fameux « prix classique. » Et quand ensuite, au sortir d’Oxford, Cornish est devenu professeur au Collège Saint-Paul, jamais il n’a manqué à utiliser ses vacances pour reprendre contact avec ce monde des oiseaux et des bêtes qu’il adorait à l’égal de ses chers vieux poètes latins et anglais.

Il y a eu là une alliance singulière, — et certainement tout anglaise dans son excentricité, — de deux passions qu’il est bien rare de rencontrer réunies, encore que l’on comprenne aisément l’aide réciproque qu’elles peuvent s’offrir ; et c’est à cette heureuse alliance que nous devons la plupart des écrits de Cornish. Depuis son livre sur la New Forest et sa Vie au Jardin Zoologique, parus en 1894, jusqu’à ces Animaux Artisans que vient de recueillir et de publier sa veuve, presque toute son œuvre imprimée nous présente vraiment le beau spectacle d’une âme d’ « humaniste » communiant avec la nature, s’efforçant à comprendre et à partager les émotions d’âmes très simples, mais infiniment diverses, et d’une simplicité infiniment vivante, attirante, et touchante. Sous les descriptions que nous fait l’auteur des mœurs et des habitudes des animaux, l’objet principal de ses écrits est toujours de nous introduire, avec lui, dans l’intimité de leurs sentimens et de leurs pensées. Non pas qu’il prétende, ainsi que s’y sont amusés maints autres naturalistes anglais et français, exalter ou réhabiliter « l’intelligence des bêtes, » en nous citant toute sorte de traits plus ou moins surprenans, et assurément authentiques, mais qui ont toujours quelque chose d’exceptionnel : au contraire, tout son désir est de saisir l’âme des bêtes telle qu’elle est dans sa vérité, avec son mélange d’instinct et de réflexion ; et le grand charme de ses études leur vient précisément de ce que nous y sentons un homme qui ne cherche jamais à nous étonner, qui s’intéresse plutôt aux choses ordinaires qu’aux anomalies, et qui, bien loin de vouloir élever jusqu’à nous des êtres qui nous sont évidemment inférieurs, ne s’occupe que de nous fournir les moyens de descendre jusqu’à eux. La discrète probité qu’implique la qualité d’ « humaniste, » à chaque page nous la découvrons dans les livres de Cornish. Nulle exagération, nul vestige d’une « mise au point » un peu fantaisiste ; mais seulement une composition ingénieuse et sobre, des images choisies avec un art délicat, un bon style approprié au naturel des sujets, et, sans cesse, des scènes d’une variété imprévue et charmante, les mieux faites du monde pour nous distraire, un moment, des tristesses ou de l’ennui monotones de notre réalité habituelle.


Un ami des bêtes : voilà ce que nous apparaît Charles Cornish, dans son livre posthume comme dans tous ses écrits précédens. Lors même qu’il étudie les conditions extérieures de la vie animale, toujours ses observations lui sont inspirées par une affectueuse sympathie, par sa préoccupation du bien-être ou de la santé de ses favoris. J’aimerais à pouvoir traduire, par exemple, le chapitre qu’il a consacré à l’Influence de la température sur les animaux. Nous y voyons que, tout à fait comme nous, il n’y a pas une seule espèce animale qui ne souffre de la pluie et de l’humidité. On dit couramment qu’un jour de pluie est « un beau jour pour les canards : » mais non, les canards et tous les oiseaux d’eau meurent d’une pluie trop forte ou trop prolongée. Leurs petits, surtout, si la mère ne les abrite point sous ses ailes, périssent par dizaines sous une grosse averse. Le froid, la neige, n’empêchent point les bêtes de vivre, ni même d’engraisser : seule, l’humidité leur est toujours funeste. Et c’est chose curieuse que, cela étant, fort peu d’espèces se soient mises en mesure pour échapper aux mauvais effets de la pluie. « Sauf les écureuils et les muscardins, l’orang-outang est presque l’unique mammifère qui se construise un abri contre le mauvais temps. Et il faut toute la magnifique santé naturelle des bêtes et des oiseaux, entièrement due à leur sobriété et à leur habitude constante de travailler en plein air, pour leur permettre de résister, autant qu’ils le font, à l’injure des pluies. » Du moins se rendent-ils compte du danger de celles-ci ; et c’est ainsi qu’aux Indes les cerfs et autres habitans de la jungle, contrairement à l’habitude de leurs cousins d’Europe, ajournent l’enfantement de leurs petits jusqu’en octobre, après la saison des averses. Dans les îles anglaises, l’abondance de la vie animale est, invariablement, en raison directe de la rareté des pluies. L’Irlande, le plus humide des trois royaumes, est aussi le plus pauvre en faune indigène : et l’on a vainement essayé d’y acclimater maintes espèces qui s’accommodent parfaitement des climats plus secs de certaines régions d’Angleterre ou d’Ecosse. Aux environs de Londres, un été pluvieux a toujours pour effet de dévaster les prairies et les bois. Les papillons deviennent très rares, des milliers de jeunes oiseaux périssent dans leurs nids ; et toute sorte de maladies qui ne se voient qu’alors détruisent lièvres et lapins, veaux, agneaux, et poulains. Les rats eux-mêmes souffrent de la pluie, et jusqu’aux poissons : car l’eau du ciel refroidit la surface des eaux, dans les rivières et les mers, endommageant à la fois les embryons des poissons et les alimens dont ils auraient à vivre.

Dans un autre chapitre, Cornish nous entretien de la Soif des oiseaux, et des diverses façons dont ils se désaltèrent. A l’opposé de certains mammifères, qui ont réussi à pouvoir se passer d’eau pendant assez longtemps, tous les oiseaux, sans aucune exception, sont contraints de boire une ou plusieurs fois par jour, à des intervalles à peu près réguliers. L’été, ils boivent trois fois : le matin vers neuf heures, aux environs de midi, et, le soir, avant de rentrer dans leur nid. Ceux qui habitent des régions sèches font d’énormes voyages pour se désaltérer. « Entre les marécages d’Orford, sur la côte du Suffolk, et le beau vieux parc de Campsea Ash, s’étend la lande désolée et sauvage de Tunstall, que traverse un chemin. Dans un creux, tout auprès du chemin, se trouve une mare, qui ne se dessèche entièrement que dans les saisons très chaudes. À cette mare accourent, de toutes les parties de cette contrée nue, des oiseaux de toutes les espèces. Chacun arrive seul, descend jusqu’à l’eau, boit à plusieurs reprises, et puis s’en retourne vers sa demeure propre. Lorsque la mare se dessèche, les oiseaux y viennent encore, pendant quatre ou cinq jours, pour voir s’ils n’y trouveront pas un peu d’eau ; et, n’en ayant point trouvé, ils errent tristement autour de la mare, se demandant sans doute vers quel autre endroit ils vont pouvoir aller. » Sur les dunes de la côte anglaise, chaque soir de la fin de l’été, des centaines de corneilles s’installent en de longues rangées, entremêlées à une foule, non moins nombreuse, de petits étourneaux : ils attendent le départ des troupeaux qui paissent là, pour boire le peu d’eau qu’auront laissée les moutons. Et lorsque le berger donne enfin le signal du départ, les étourneaux s’abattent sur le dos et la tête des moutons, afin d’être ainsi plus près des seaux : tandis que les corneilles, beaucoup moins hardies, attendent patiemment que le troupeau ait quitté les dunes.

Veut-on savoir de quelle façon le monde des bêtes s’est, peu à peu, accoutumé à tirer profit de l’institution des chemins de fer ? Le premier accueil qu’il lui a fait semble bien avoir été, en général, très défavorable. Aux États-Unis, longtemps les buffles ont attaqué les trains de la grande ligne transcontinentale ; aux Indes, nombre d’éléphans ont engagé de véritables duels avec des locomotives en marche. Mais à présent, dans le monde entier, une heureuse résignation a succédé à ces premières luttes. A l’île Maurice, il s’est même trouvé une race de singes qui, tout de suite, ont compris l’avantage que pouvait leur offrir l’invention nouvelle. Pendant près d’un mois, ces singes, s’étant rendu compte de la régularité des heures de trains, ont guetté le passage de ceux-ci, et, par un ingénieux stratagème, ont réussi à lancer sur le rebord de la voie, — pour venir l’y reprendre dès l’instant d’après, — une partie des ballots de canne à sucre empilés dans les wagons. Au Canada, personne ne connaît mieux l’horaire des trains de voyageurs que les loups, qui, trois fois par jour, aux heures des repas, viennent s’installer des deux côtés de la voie, et attendre les restes de déjeuners ou de dîners que les voyageurs ont coutume de jeter par la fenêtre. Et la même chose arrive, tous les jours, sur les lignes anglaises, où les heures des repas sont guettées, suivant les endroits, par des faisans, ou des renards, ou simplement des moineaux. Les gares de Londres, tous les matins, sont envahies d’une foule innombrable de rats, qui savent que les paysans ont coutume de déjeuner dans les trains qui les amènent en ville, et que des miettes de ces repas sont ensuite balayées par les employés. Sur la ligne du Great Western, une troupe de renards viennent invariablement, à la fin de chaque nuit, ramasser les oiseaux qui se sont tués, durant la nuit, en se heurtant aux fils du télégraphe. Quant aux chiens, beaucoup d’entre eux se prennent d’une véritable passion pour la promenade en chemin de fer : on en connaît, sur les lignes anglaises, qui, malgré la vigilance des employés, parviennent à passer toutes leurs journées en voyage, se cachant dans un recoin de fourgon ou sous une banquette. Mais il résulte de plusieurs observations de Cornish, que, pour accoutumés qu’ils soient à la marche d’un train, ni le chien ni aucun autre animal n’ont encore su mesurer exactement la vitesse de ces trains ; et nous voyons au contraire que les oiseaux, très vite, ont appris à la mesurer avec une sûreté infaillible. Pendant la période des débuts, sans cesse on trouvait des perdrix, des grouses, des cygnes sauvages, écrasés à la suite du passage d’un train : aujourd’hui, le cas est extrêmement rare, ou plutôt ne se produit jamais. Pareillement, mais avec plus de lenteur, les oiseaux s’accoutument à connaître le danger des fils télégraphiques : il n’y a plus maintenant, pour en être victimes, que des oiseaux étrangers, ou encore des cygnes, oiseaux que Cornish déclare être exceptionnellement sots, et qui, d’ailleurs, ont une manière de voler leur rendant difficile de bien voir devant eux.


Avec le chapitre intitulé Le Sens de la Direction, nous entrons plus expressément sur ce terrain de la psychologie animale qui constitue le domaine propre de l’observation de Cornish ; et, ici comme presque toujours, ce que l’auteur nous apprend de l’intelligence des bêtes nous renseigne, par surcroît, sur les racines profondes de notre intelligence humaine. Qu’il y ait, chez tous les animaux et oiseaux, un « sens naturel de direction » qui leur permet de se frayer un chemin, vers un but donné, à travers des régions qu’ils ne connaissent point, c’est de quoi personne ne saurait douter, pour peu que l’on ait eu l’occasion de vivre au contact des bêtes. Je me souviens d’avoir lu, dans un délicieux recueil d’histoires de bêtes publié naguère par M. Andrew Lang[1], l’étrange aventure d’un chat qui, laissé par ses maîtres dans une petite ville des Indes où il était né, est venu les rejoindre dans un village d’Ecosse, deux ou trois mois après, sans que l’on ait jamais réussi à deviner comment il avait pu accomplir la merveille d’un semblable voyage. Cornish nous cite divers exemples de chiens, de chats, de pigeons, franchissant de grandes distances au milieu de pays qu’ils ignoraient jusque-là. Un renard, que l’on avait emmené, dans une cage, à cent lieues de son terrier natal, est revenu chez lui, et si vite que, certainement, il a dû courir presque en ligne droite. « Une troupe de trois cents canetons, couvés dans des incubateurs, avaient été gardés dans une basse-cour, avec de jeunes faisans, loin de toute pièce d’eau, jusqu’à l’âge d’à peu près cinq semaines. Un jour, par manière d’expérience, on les a installés, dans des paniers, au fond d’un camion fermé, et conduits ainsi, par une route toute en circuits, jusqu’à un grand étang, dans un parc, à un kilomètre de leur basse-cour. Entre le parc et la basse-cour se trouvent d’abord des jardins potagers, séparés par plusieurs murs, puis l’enclos d’une ferme, puis un petit bois, deux ou trois champs, et une route bordée de fossés et de haies sur les deux côtés. Au coucher du soleil, le plus grand nombre des canetons étaient déjà revenus dans la basse-cour, trop épuisés pour émettre leur cri coutumier, et d’autres étaient en marche, que nous vîmes rentrer successivement ; mais pas un seul d’entre eux n’était revenu par la route par où on les avait conduits, et tous, dans la mesure où le permettaient les obstacles susdits, s’étaient dirigés en ligne droite vers leur basse-cour. »

Or ce « sens de la direction, » d’après Cornish, n’est nullement un privilège exclusif des bêtes : l’homme, lui aussi, le possède, ou plutôt l’a possédé jusqu’au jour où l’habitude de la réflexion a décidément étouffé, chez lui, la voix spontanée de l’instinct. Un voyageur anglais, M. Stillman, raconte que, s’étant égaré dans les forêts des Adirondacks, il était sur le point de désespérer lorsque l’inspiration lui est venue de ne plus réfléchir sur la voie à suivre, de fermer les yeux, et de fermer aussi, pour ainsi dire, les yeux de son esprit, afin de pouvoir entendre la dictée de son instinct : sur quoi il a marché en ligne droite, dans la direction que cet instinct lui avait indiquée, et après quelques heures de marche, il est arrivé à l’endroit même où l’attendait son escorte. Au témoignage unanime des colons de l’Amérique centrale et du sud de l’Afrique, les indigènes de ces régions « ont la faculté de trouver leur chemin, le jour ou la nuit, à travers des forêts d’un sol absolument plat, sans trace de sentiers ni de signaux quelconques, jusqu’à un point qu’ils désirent atteindre, pourvu seulement que ce point leur soit connu. » Et Cornish ajoute à ces exemples un cas tout à fait caractéristique, dont il a pu observer l’authenticité. Un de ses amis a amené en Angleterre, lorsqu’il est revenu s’y fixer avec sa famille, une jeune Australienne dont le tour d’esprit, tout « primitif, » l’avait intéressé. La famille où servait cette jeune sauvage a demeuré d’abord dans un hameau de l’East Riding, et puis, après quelques semaines, s’est installée dans un autre village, à quinze milles environ du précédent. Quelques jours plus tard, l’Australienne a disparu ; et ses maîtres ont appris qu’elle était retournée au premier village. Incontestablement, elle n’avait rien pu voir de la route, durant son voyage avec la famille de ses maîtres : car on l’avait mise au fond d’une grande voiture couverte ; et, d’ailleurs, ce n’est point par cette route qu’elle est revenue. Elle a couru à travers champs, en ligne droite, sans questionner aucune des diverses personnes qui l’ont vue passer. Le développement de l’intelligence, chez elle, étant resté rudimentaire, n’avait pas oblitéré le « sens inné de la direction. »

Du développement de l’intelligence chez les animaux, et des mille façons diverses dont il se combine avec l’instinct, le livre posthume de Cornish nous offre de remarquables exemples que je regrette bien de ne pouvoir citer : soit que l’auteur nous entretienne des observations qu’il a faites, au Jardin Zoologique, sur des « fourmis jardinières » qui font subir à des feuilles de roses une transformation chimique d’une délicatesse invraisemblable, et en déployant, à ce travail, un ordre, une méthode, une ingéniosité pratique plus invraisemblables encore, ou qu’il nous rende compte de ses patientes et savantes expériences sur le langage des chiens, des moutons, et des différentes espèces d’oiseaux. Mais on devine que les qualités morales de ses amis l’intéressent et le touchent plus à fond que leurs qualités intellectuelles. Avec quel plaisir il nous énumère de beaux traits de courage des petits animaux ! La bravoure, d’après lui, est souvent en raison inverse de la taille des bêtes. Toute la race des belettes, en particulier, unit à une intelligence remarquable un courage héroïque. Pareillement, certaines espèces de chats sauvages semblent ignorer la sensation de la peur : pris au piège, ils attaquent vaillamment homme ou chien qui s’approche d’eux ; et l’on a vu un autre chat, prisonnier d’une ménagerie, après s’être glissé dans une cage voisine, assaillir et tuer un léopard trois fois plus gros que lui. Encore sont-ce là des bêtes aussi méchantes qu’elles sont intrépides ; mais leur bravoure est presque égalée par celle de nombreuses espèces d’oiseaux, et des plus petits, comme aussi des plus doux et des plus charmans.


Une mésange bleue restera assise dans son nid, bien qu’elle ait largement le temps et le moyen de s’enfuir, et attendra que la main du visiteur l’ait touchée ; sur quoi elle mordra aussitôt les doigts de l’intrus, avec une vigueur et un courage admirables. Et l’on n’a point de peine à imaginer à quelle terreur cet oiseau minuscule fait face avec tant de hardiesse. Il voit un bras énorme, dix fois plus gros que tout son corps, il le voit s’avancer lentement vers lui avec les doigts étendus, tout à fait comme les images des livres de contes représentent la main du géant s’ouvrant pour saisir le Petit Poucet. Mais, tandis qu’il lui serait infiniment facile de s’envoler, en abandonnant ses œufs à ses ennemis, il préfère supporter cette approche effroyable, et attaque le géant avec une bravoure dont nous ne trouvons encore d’équivalent que dans les livres de contes… Bravoure d’autant plus étonnante que ces petites espèces d’oiseaux ont un tempérament d’une nervosité extrême. La mésange se rend parfaitement compte du danger qu’elle court, et souffre cruellement d’une appréhension nerveuse qui, parfois même, risque de la tuer : mais le désir de défendre ses œufs domine tout cela… Il y a même, dans la République Argentine, un oiseau qui, par amour pour ses petits, trouve assez de hardiesse pour attaquer le chat, le pire ennemi héréditaire de la race des oiseaux. C’est le poélier, un oiseau de la grosseur de nos merles, et remarquable par la manière dont il construit son nid en argile, pour le faire cuire et durcir ensuite par la chaleur du soleil. Un de mes amis a vu l’un de ces poéliers, avec une nichée toute fraîche de petits, assaillir un chat, lui voler droit au visage, le piquer et le griffer, et revenir deux fois encore à l’assaut, et enfin repousser le chat dans les buissons voisins ; et mon ami a observé que le chat, depuis lors, évitait soigneusement l’approche de cet oiseau, d’une espèce que, sans doute, il n’avait point prévue.


À ces exemples du « courage » des animaux succèdent, dans le livre de Cornish, des exemples de leur « bonté. » Il est vrai que, en général, l’intelligence des bêtes n’est pas suffisamment affinée pour leur permettre d’étendre leur bonté naturelle à d’autres races que la leur, — sauf cependant à celle de leurs maîtres les hommes. Seul, peut-être, un oiseau appelé le « rhinocéros » éprouve un généreux sentiment de reconnaissance pour les antilopes et les buffles dont la toison lui fournit à manger toute sorte d’insectes : car il veille sur eux avec une activité et un zèle surprenans, toujours prêt à les prévenir du moindre danger. Mais, à l’intérieur d’une même espèce, quels trésors de sympathie et de véritable bonté ! « Quand une loutre est prise au piège, toutes les loutres du voisinage viennent, jusqu’au matin, lui tenir compagnie, et ne cessent point de courir autour de leur frère. Les chats, les renards, les belettes, ne manquent jamais à venir visiter les cadavres de leurs morts. Un jour, un moineau s’étant pris dans une trappe, j’ai vu tous les moineaux de la région accourir vers lui, et s’asseoir en foule sur les haies ; les cloches à melons, les hangars et autres bâtimens de la cour, parfois pépiant entre eux comme s’ils discutaient la situation, ou bien jetant de tristes regards sur le piège, où, d’ailleurs, leur parent captif était invisible. Le lendemain, ce fut un rouge-gorge qui fut pris : mais la chose ne parut avoir pour les moineaux aucun intérêt… Chez les animaux domestiques, cet altruisme s’efface très vite, ou bien se reporte sur l’homme ; mais parfois quelques vestiges s’en découvrent encore. C’est ainsi que j’ai vu un cochon essayant d’en aider un autre, d’une autre famille, à sortir d’une clôture en palissade où la pauvre bête s’était stupidement engagée. Attiré par les cris du malheureux, qui était encore très jeune, et tout petit, le cochon plus âgé arriva précipitamment, prit dans sa gueule la tête de son confrère, et s’efforça de la tirer à lui, d’ailleurs avec plus de bonne volonté que d’intelligence : car, sûrement, il aurait arraché la tête du petit cochon si je n’étais point survenu. »

Malheureusement, comme vient de nous le dire Cornish, ce généreux cochon n’était plus qu’une anomalie, un phénomène d’atavisme désormais bien rare. Presque partout, la domestication a eu pour effet d’étouffer, ou encore de détourner au profit de l’homme, l’instinct naturel de bonté et de dévouement que la nature a mis dans le cœur des bêtes. Et c’est avec une véritable tristesse que j’ai lu, quelques pages plus loin, la description des différentes façons dont l’homme a, précisément, imaginé d’exploiter l’affection, que lui ont vouée les animaux domestiques, pour employer ceux-ci à tromper et à perdre d’autres animaux. Il y a, par exemple, en Angleterre, des chasseurs qui contraignent des chiens à jouer une comédie tout à fait monstrueuse. Derrière un écran, à l’entrée d’un canal donnant sur une pièce d’eau où sont descendus des canards sauvages, un chien, tout à coup, se met à sauter, à danser, à exécuter des pas longuement étudiés. Puis, peu à peu, on repousse l’écran, le long du canal, pendant que le chien continue ses gambades ; et les pauvres canards, attirés par une curiosité irrésistible, s’engagent dans le canal, à la suite du danseur, jusqu’à un endroit où les attendent des filets, dont ils ne sortent plus. Souvent même, par un raffinement de cruauté, le chien est déguisé en renard : car on a observé que cet éternel ennemi des canards exerçait sur eux un pouvoir mystérieux de fascination. « Dès l’instant où ils l’aperçoivent, ils ne peuvent s’empêcher de le considérer ; et lorsqu’il se retire, comme fait le chien costumé en renard, ils nagent à sa suite, le long du canal, pour voir où il va, ou peut-être pour s’assurer qu’il ne se retourne pas vers eux. » Et il y a aussi des chasseurs qui emploient des canards apprivoisés pour attirer les canards sauvages. Ceux-ci, à la vue d’autres oiseaux de leur espèce, sur l’eau d’un étang, ne manquent point d’y descendre eux-mêmes, poussés par un touchant instinct de fraternité que connaissent et qu’utilisent tous les preneurs d’oiseaux. Aux Indes, des femelles d’éléphans apprivoisées servent à la capture des éléphans mâles. La nuit, ces femelles sont conduites dans la jungle, où elles attirent le mâle sauvage, et, par toute sorte d’habiles artifices, font en sorte que le pauvre gros animal ne remarque point la présence de l’Indien qui, pendant ce temps, s’apprête à lui lancer, autour d’une patte, une corde ayant son autre bout attaché au cou de la femelle.


On se demandera sans doute comment des bêtes en captivité peuvent, ainsi, prendre l’habitude de collaborer activement à la mise en captivité d’autres bêtes de leur race. Une telle conduite nous apparaît immédiatement comme une trahison, ou, tout au moins, comme la marque d’une soumission bien servile. Mais la vérité est que, pourvu seulement qu’un animal captif reçoive de l’occupation, il ne se tient nullement pour malheureux, en général, et n’a pas le moindre grief de son esclavage. Au contraire, il est très fier de ce que l’homme ait daigné l’associer à lui, et, presque invariablement, il préfère la compagnie de l’homme à celle de ses frères. Il n’y a pas jusqu’aux pigeons, qui, lorsqu’on les a apprivoisés, n’aiment mieux rester avec leurs maîtres que de se mêler aux autres pigeons. Et plus un animal est intelligent, plus il devient désireux de servir, et plus il s’enorgueillit de son privilège de se rendre utile. Son cas est tout pareil à celui de ce nègre d’un roman de Marryat qui vient offrir un gourdin au capitaine du vaisseau, en remarquant que « cela pourra être bon pour maintenir en ordre les misérables nègres. » Comme ce nègre, l’animal apprivoisé est ravi de pouvoir réduire d’autres animaux de son espèce à l’heureuse condition où il se trouve lui-même, et c’est avec un intérêt et un orgueil parfaitement ingénus qu’il s’y emploie de tous ses moyens.


Il va sans dire qu’à cette affection de l’animal domestique pour l’homme s’ajoute toujours un élément de peur ; et peut-être l’esclave est-il d’autant plus attaché à son maître qu’il s’est plus profondément accoutumé à le craindre. Mais Cornish nous affirme encore que la peur de l’homme n’est pas plus naturelle, chez les animaux, que l’amour de l’homme. Un nombre considérable d’exemples, anciens et récens, prouvent que la bête, lorsqu’elle rencontre l’homme pour la première fois, ne se rend aucun compte de la terrible supériorité qu’a sur elle ce « bipède raisonnable, » sauf d’ailleurs, pour celui-ci, à lui en inspirer très vite la salutaire notion. « Pendant la première expédition de Barent, — pour citer ce seul trait, —, un ours polaire, qui probablement n’avait jamais vu d’hommes, saisit par le cou l’un des marins de l’équipage, et, après l’avoir traîné à une certaine distance, lui arracha le haut de la tête, d’un seul coup de dents. » Et la peur de l’homme est même un sentiment si artificiel qu’elle tend à disparaître dès que l’homme, désormais bien assuré de sa domination, consent à en atténuer les marques extérieures. C’est ainsi que les visiteurs du célèbre Parc de Yellowstone, aux États-Unis, où sont entretenus en liberté nombre d’animaux sauvages, constatent d’année en année, chez ces animaux, une décroissance de leur ancienne timidité à l’égard de notre race. Maintenant, le wapiti et le cerf à queue noire viennent aux portes des maisons pour demander du pain ; l’ours brun pénètre bravement dans les cours des fermes ; et le promeneur rencontre à chaque pas, dans les sentiers les plus fréquentés, nombre de petits rongeurs que sa présence n’effarouche nullement, tandis qu’elle suffisait pour les mettre en fuite il y a quelques années. De telle sorte que l’on en arrive à se demander comment il a été possible à l’homme de survivre, et de finir par imposer sa prépondérance, parmi une masse d’animaux qui, naturellement, ne le craignaient point, et dont beaucoup possédaient une force et une agilité corporelles très supérieures aux siennes. On peut s’expliquer encore, à la rigueur, la résistance, — cependant assez singulière, — de la race des singes : leur aptitude à sauter rapidement de branche en branche, l’adresse de certains d’entre eux à lancer des projectiles, le caractère tout particulier de rapidité propre à leurs mouvemens, tout cela, sans doute, leur aura permis d’affronter avec avantage la lutte pour la vie. L’homme primitif, lui, était infiniment plus désarmé, au point de vue matériel. « S’il ne s’était agi que d’un simple conflit entre une classe d’animaux et les autres classes, l’issue de ce conflit ne pouvait faire aucun doute : l’homme aurait disparu de la face du globe, ou, en tout cas, se serait réfugié dans de lointaines régions vides d’animaux. Et le fait qu’il n’en a pas été ainsi, mais que l’homme, au contraire, a réussi à devenir un objet d’effroi pour des créatures beaucoup mieux équipées, et plus actives, et plus hardies que lui, ce fait nous atteste que l’homme, dès l’origine, a été doué du même pouvoir cérébral qui toujours, depuis lors, l’a rendu victorieux du reste du monde… Et ainsi, aujourd’hui encore, l’Esquimau et le Groënlandais, à peine mieux armés qu’a dû l’être l’homme primitif, se trouvent être les maîtres de l’ours polaire ; et les pygmées de l’Afrique centrale sont aussi redoutés des grands fauves de leurs forêts que nos chasseurs le sont des lapins de nos bois. » De tout temps il y a eu, chez l’homme, un pouvoir mystérieux, d’ordre purement spirituel, qui ra mis à part, et au-dessus, du monde animal.


T. DE WYZEWA.

  1. The Animal Story Book, par Andrew Lang, 1 vol. illustré, Londres, Longmans et Green.