Revues étrangères - Scènes et tableaux du « front » russe

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Revues étrangères - Scènes et tableaux du « front » russe
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

SCÈNES ET TABLEAUX DU « FRONT » RUSSE


Russia and the World, par Stephen Graham, un vol. in-8o illustré. Londres, librairie Cassell, 1915. — Field Notes from the Russian Front, par Stanley Wasliburn, 1 vol. in-18 illustré, Londres, librairie Melrose, 1915.


Peut-être quelques-uns de mes lecteurs n’ont-ils pas encore tout à fait oublié, — malgré tant de choses qui, depuis lors, sont venues changer la face du monde ! — certains échantillons que j’ai publiés ici. l’année passée, de l’admirable talent pittoresque et poétique d’un ex-officier de marine marchande, M. Joseph Korzeniowski, devenu sous le pseudonyme de Joseph Conrad l’un des maîtres de la littérature anglaise contemporaine[1] ? Assurément l’Angleterre a produit et continue de produire aujourd’hui des œuvres qui, par leur portée littéraire et « humaine, » dépassent les récits de M. Conrad ; mais tous ses critiques s’accordent à reconnaître qu’au double point de vue. de la fantaisie et du style, le premier rang appartient à ce Polonais qui, selon toute probabilité, aurait été incapable d’écrire une lettre en langue anglaise voici quinze ou vingt ans ! Et le plus curieux est que, si l’on voulait absolument nommer un autre auteur que l’on pût opposer à M. Conrad sous ce double rapport, le seul en vérité que l’on aurait le droit de choisir se trouverait être, celui-là, un Anglais tout à fait authentique. mais qui, depuis bientôt vingt ans, s’est fixé en Russie, a eu pour unique ambition de révéler à ses compatriotes le secret de l’âme russe, et a fini par s’imprégner soi-même, assez profondément, du génie de la race ainsi « adoptée. » Oui, je crois bien que les deux hommes qui, de nos jours, s’entendent le mieux au maniement de la prose anglaise, et qui surtout se montrent les plus habiles à parer cette prose de couleur, de lumière, et de poésie sont le Slave « anglicisé » Joseph Conrad et un Anglais (ou peut-être encore un Écossais) « russifié » qu’une récente photographie nous fait voir une fois de plus, au frontispice de son nouveau livre, tâchant à revêtir non seulement le costume, mais jusqu’aux allures et jusqu’à la mine d’un modeste bourgeois de Kief ou d’Ekaterinoslav !

Un Loti anglais : telle serait sans doute la meilleure définition de l’éminente personnalité littéraire de M. Stephen Graham, — ou du moins la définition la mieux faite pour en révéler l’espèce à un lecteur français. Par des moyens tout différens et qui ne sont qu’à lui, l’auteur d’Un Vagabond au Caucase réussit à évoquer en nous une impression assez parente de celle qu’y suggère l’auteur du Roman d’un Spahi, c’est-à-dire un mélange délicieux d’images très précises et d’émotion flottante, comme si des spectacles d’une réalité toute proche se déroulaient devant nous, tandis qu’autour de nous s’exhalerait un chant doucement nuancé, nous permettant de transporter toujours notre vision dans une atmosphère de rêve. Combien j’aurais aimé, par exemple, pouvoir citer ici quelques morceaux des deux livres, — justement célèbres déjà dans leur pays, — où l’écrivain anglais nous a raconté, tour à tour, son voyage à Jérusalem en compagnie d’une troupe de pieux pèlerins russes et son voyage aux Etats-Unis avec une troupe, à peine moins touchante, d’humbles paysans russes attirés au-delà des mers par les mensongères promesses d’agens d’émigration ! Jamais peut-être aucun étranger n’a plus tendrement observé la vie du peuple russe, ni surtout ne l’a traduite en de plus aimables ou poignantes peintures. Mais tout cela aussi risquerait de nous sembler, aujourd’hui, l’écho d’un monde disparu ; et M. Stephen Graham lui-même nous avoue qu’il a eu quelque peine à reconnaître ses chers moujiks de naguère, — avec leur indolence native s’accentuant encore sous l’action déprimante d’un flacon de vodka, — dans ces héros de bravoure enflammée et d’activé bonté qui, sur les « fronts » pathétiques du Niémen ou de la Vistule, l’émerveillaient par leur zèle unanime à glorifier le récent décret impérial leur interdisant de boire désormais autre chose que de l’eau.


J’ai causé avec divers soldats de cette interdiction absolue de toute boisson alcoolique : pas un qui ne l’approuvât avec enthousiasme. Et l’un d’eux, notamment, un jeune paysan attaché au service d’aviation comme compagnon d’un officier-pilote, m’a offert un exemple parfait de la manière dont ses frères envisageaient la réforme nouvelle. Il venait d’acheter deux harengs flanqués d’un morceau de pain ; et, tout en les mangeant avec une satisfaction manifeste, il se laissait aller a murmurer :

— Ah ! si l’on pouvait avaler encore, par-là-dessus, une goutte de vodka !

— Tu serais bien heureux d’en avoir un peu, n’est-ce pas ?

— Oh ! nous sommes beaucoup qui nous désolons de n’en pas avoir !

— Et, dis-moi, que pensez-vous de cette fermeture des débits d’eau-de-vie ? Est-ce que vous souhaiteriez de les voir rouvrir ?

— Non certes, nous ne le souhaiterions pas !

— Et pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce que le débit d’eau-de-vie est notre ennemi tout comme le Prussien. Si tu as un quart de rouble dans ta poche, et que tu voies ouverte la porte du débit, impossible pour toi de ne pas y entrer ! Tu ne veux pas y entrer ; mais, que si seulement la porte est ouverte, pas moyen pour toi de t’en empêcher ! Ou bien apprends-tu qu’il y a une porte de débit ouverte dans un village à une lieue d’ici ? A tout prix il faut que tu y coures, pour acheter de la vodka. Et quel profit en as-tu, de cette maudite vodka, à la fin du compte ? Non, frère, voyez-vous, cette guerre nous a enseigné bien des choses ! Moi, par exemple, je suis maintenant chargé de voler dans l’air. Et qui donc, dans notre village, a jamais fait cela ? Qui donc aurait rêvé qu’il m’arriverait de m’en aller là-haut, parmi les nuages et les étoiles, comme un Français ou un Anglais ? Et alors je songe : « Vois-tu quels nobles alliés nous avons ! Ils ne boivent pas, eux : pourquoi ne ferais-tu pas comme eux ? »

— Et tu n’as pas eu peur de monter si haut ?

— Oh ! si, la première fois, c’était vraiment terrible ! Mais cela n’a duré que quelques minutes. A présent, je n’éprouve plus rien.

— As-tu déjà eu l’occasion de voler au-dessus de l’ennemi ?

— Oui, un jour, à Novo-Georgievsk, l’on nous a envoyés pour observer par quelle voie les Allemands s’avançaient sur Varsovie, et il nous a fallu voler au-dessus d’eux. Seigneur, comme ils paraissaient petits, ces Allemands ! Mais les voilà qui se sont tous mis à tirer sur nous ; et comme une ou deux balles avaient entamé notre toile, nous sommes montés plus haut, nous avons fait demi-tour, et nous sommes revenus au camp…

— Et tu crois que tu pourras continuer à te passer de vodka ?

— Mais oui, aussi longtemps que j’aurai ma femme avec moi !

— Comment cela, ta femme ?

— Hé ! oui, — répondit le jeune garçon, avec un sourire malicieux, en me désignant son fusil, — voici maintenant que ma femme m’accompagne partout ! Quand je me couche pour la nuit, elle est là près de moi ; et le matin, quand je me réveille, elle y est encore !

Je pourrais reproduire maintes autres conversations semblables, qu’il m’est arrivé d’avoir avec des soldats de tout âge et de toute origine. Toujours, lorsque nous abordions la question de la vodka, j’entendais s’exprimer le même sentiment : encore bien que ces pauvres gens eussent donné n’importe quoi pour une gorgée du liquide diabolique, pas un qui ne fût content de l’impossibilité pour eux de s’en procurer.


Ce sont de telles peintures du « front » russe que nous demandons aujourd’hui à M. Stephen Graham ; et le seul de ses ouvrages qui compte, — provisoirement, — pour nous est celui qu’il vient de publier sur le changement de ses chers moujiks en d’incomparables soldats ; et tout au plus nous avisons-nous de l’exquise qualité « littéraire » de son livre pour lui savoir gré de nous rendre plus réelles, à la fois, et plus émouvantes ces scènes de la vie d’un grand peuple soudain transfiguré. Elles ont beau, ces scènes d’ailleurs infiniment multiples et diverses, se trouver déjà vieilles de cinq ou six mois, — M. Graham ayant été forcé de revenir en Angleterre dès le début de la présente année : nous sentons que les figures et les âmes de leurs acteurs n’ont rien perdu, depuis lors, de la simple et naïve et superbe grandeur qui nous frappe chez elles, tout au long des chapitres. Aujourd’hui comme il y a six mois, l’armée russe, affranchie de l’ivresse « diabolique » de la vodka, s’abandonne tout entière à l’enivrement bienfaisant qui lui vient de la conscience de sa force et de sa beauté juvéniles, librement employées au service d’une cause sacrée. Sur tout l’immense « front, » depuis la mer Baltique jusqu’aux flancs des Carpathes, des millions d’hommes aspirent délicieusement le souffle printanier que [déjà, au plus dur de l’hiver, M. Stephen Graham nous montrait allumant dans leurs yeux une flamme de joie, d’espérance invincibles. Autant et plus encore que chez ; nous, la guerre provoquée par l’odieux Allemand a dégagé tout d’un coup en Russie, du fond de l’âme nationale toute sorte de précieuses puissances et vertus qui, sans cette occasion providentielle, eussent risqué peut-être d’y dormir à jamais.


Il y a dans la vie d’un jeune homme un trait caractéristique : c’est que, quoi qu’il lui arrive, il en tire profit. Ce qu’on appelle la chance est beaucoup plus du côté des jeunes gens que de celui des vieux. Quelques épreuves qu’il subisse, quelque calamité qui s’abatte sur lui, le jeune homme en sort avec plus de vigueur et plus d’expérience. En fait, la privation et le danger lui sont plus avantageux que le repos et le contentement. Et, dans le monde actuel, c’est le peuple russe qui est exactement notre jeune frère, avec toute sa destinée ouverte devant lui. Il a traversé la guerre japonaise, le terrible péril révolutionnaire : le voici au plus profond de sa troisième lutte, plus grande que les autres ! Et tout cela ne sert qu’à créer la puissante Russie.

C’est pourquoi, lorsque je suis revenu de mon village sibérien à Moscou, en septembre 1914, je n’ai trouvé nulle trace de dépression dans le sentiment national. Pas l’ombre de grèves ni de tumultes, de propagande révolutionnaire ni de pessimisme : mais, au lieu de cela, une gaîté rayonnante et un accord plus unanime que tout ce que pouvaient prévoir les plus optimistes. Les paysans partent au « front » avec un enthousiasme incroyable ; et les classes supérieures de la société, qu’elles aient été la veille radicales ou conservatrices, les acclament au passage en enviant leur sort. Les journaux de tous les partis se sont mis [à l’unisson, et la presse libérale rivalise en « loyalisme » avec celle de l’extrême droite. Les Polonais eux-mêmes se montrent unanimes à fraterniser avec leurs prochains libérateurs : ils forment des régimens de volontaires, qui combattront aux côtés des régimens russes. La seule froideur à l’égard de la Russie se rencontre dans le cœur des Finlandais : la seule tendance à tomber dans le brigandage et la rébellion, parmi les tribus mahométanes du Caucase.

Toute l’atmosphère est pleine d’espoir. L’absence de la moindre goutte de vodka a bien creusé une lacune dans la vie des paysans : mais cette lacune a été aussitôt comblée par la guerre et l’ardente passion patriotique. D’habitude, les paysans sentaient qu’ils n’avaient rien à faire que boire : mais maintenant il n’en est plus ainsi. C’est comme si la guerre leur avait procuré une véritable raison d’exister, et comme si, dans la mort, ils avaient trouvé l’objet réel de leur vie. Nous autres, avec notre conception occidentale du christianisme, nous avons quelque peine à reconnaître l’excellence morale de la guerre : mais le christianisme de l’âme russe n’y voit aucune difficulté. Pour le Russe, aller à la guerre, c’est offrir son corps sur l’autel du sacrifice. Etl le fait est que, dans la splendide ardeur des soldats russes courant à l’ennemi, se perçoit le frémissement joyeux qui agitait le cœur des anciens martyrs s’élançant vers une mort toute saturée de gloire…

Dans la ville entière de Moscou, l’amour des soldats atteint au délire. Sur le quai des gares où doivent arriver les blessés, je vois attendre des foules de femmes avec des corbeilles de cadeaux ; et lorsque s’arrête l’ample et commode train d’ambulance marqué de la croix rouge, c’est encore une nouvelle invasion affluant du dehors : des centaines de jeunes filles qui courent ça et là, avec des cigarettes, avec du thé et du sucre, et des gâteaux et des journaux à images. Même par les soirées pluvieuses, cette foule épaisse attend patiemment ; et puis ! à l’approche du train parmi les ténèbres, vous en entendez sortir des exclamations tristement murmurées : « Mon Dieu ! Seigneur Jésus ! » Tous les cœurs saignent a la vue des pauvres soldats gisant sur les couchettes.

Il n’y a pas jusqu’aux blessés allemands qui ne reçoivent leur part de l’hospitalité universelle. A tout moment vous entendez une femme russe qui s’écrie, devant le spectacle d’un ennemi blessé : « Le pauvre homme ! Est-ce sa faute s’il se bat contre nous ? » Les Allemands, d’autre part, sont étrangement soupçonneux. Ils demandent si le thé « n’est pas du vitriol, » se refusent à prendre les remèdes, et plus d’une fois on les entend dire : « Quand est-ce que nous serons pendus ? »

Les blessés russes, eux, ne tarissent pas dans l’exposé des impressions rapportées par eux de la guerre et de l’Allemagne. Ainsi : « L’Allemagne est un beau pays, pas de comparaison avec nos pauvres villages ! Des maisons de pierre, des maisons de briques, trois étages, des tapis, des fauteuils, des gramophones. Chaque maison a un gramophone, et nous avons tous appris à les faire marcher. Un jour, je venais tout juste d’entrer dans une maison abandonnée et de mettre en mouvement un gramophone, lorsqu’un officier passe la tête à la fenêtre ouverte, et me dit : « Allons, arrête aussitôt cette musique ! » Et moi, je ne savais pas comment l’arrêter ! Alors, j’assène un gros coup de poing, biff, au milieu de la roue, et la voilà qui s’en va en morceaux sur le plancher ! — Et y a-t-il beaucoup à manger ? — Oui, des cochons, autant que vous en voulez ! Des centaines, des milliers de cochons. Nous les attrapions, et les emportions au camp. » Le blessé fourrage dans son sac, pendu au bord de son lit, et finit par en tirer un couteau d’apparence assez meurtrière. « Tenez, me dit-il, c’est avec ça que les Allemands les tuent ! »


De Moscou, M. Stephen Graham s’est rendu d’abord dans la ville livonienne de Libau, qui venait d’être bombardée par une escadre allemande, et où il nous avoue qu’il espérait vaguement pouvoir assister à une répétition de la même aventure. Mais non, il n’y a rien trouvé que silence et ténèbres. Toutes les boutiques fermées, toutes les lumières éteintes, un grand port où dormaient tristement une centaine de vaisseaux dépeuplés. Parfois seulement une foule qu’on eût dite sortie de terre s’entassait sur les dunes, les yeux fixés sur l’horizon vide. Une foule étrangement partagée, d’ailleurs, entre des sentimens contraires de crainte et de désir : car, derrière la pénible perspective des bombes, cette population en majorité allemande entrevoyait volontiers, dans ses rêves, l’image d’un drapeau allemand flottant sur son beffroi. « Pendant le dernier bombardement de la ville, dans le grand élan de satisfaction que leur causait l’idée d’une prochaine entrée des Allemands, l’on m’a dit que la plupart des commerçans de Libau avaient soudain complètement oublié la langue russe, qu’ils baragouinaient de leur mieux jusque-là. » Mais l’escadre allemande s’en était allée, — au contraire de ce qu’elle a fait l’autre jour, — sans avoir obtenu le moindre résultat appréciable, si ce n’est celui de pouvoir enrichir les « communiqués » officiels d’un mensonge de plus : car toutes les bombes étaient tombées dans la mer ou sur le sable des dunes, et le prétendu « incendie » de la ville n’avait existé que dans l’imagination du grand État-Major.

A Grodno, sur le Niémen, lorsque y est arrivé l’écrivain anglais, toutes les maisons se remplissaient de soldats blessés, dont les convois se mêlaient, dans les rues, à un passage continu de troupes fraîches, en route pour le « front » tout voisin. Dans le quartier des Juifs, un lugubre dimanche de pluie, M. Graham fut témoin d’une scène inoubliable. Une longue suite de chariots de moujiks, servant à emporter les soldats blessés, venait de s’arrêter au coin d’une rue, ainsi qu’elle le faisait de cinq en cinq minutes pour permettre aux blessés de se reposer un peu des terribles secousses que leur infligeait chaque tour de roue. « De nombreux Juifs en haillons étaient accourus auprès des chariots, avec des croissans de pain blanc qu’ils mettaient sur la paille, entre les soldats étendus deux par deux. D’autres introduisaient des cigarettes dans la bouche des soldats et les allumaient, — car beaucoup des pauvres diables ne pouvaient pas faire usage de leurs bras. Cependant quelques-uns des blessés, moins gravement atteints, avaient réussi à se redresser, et racontaient en riant à leurs visiteurs de quelle façon ils avaient battu les Prussiens. Leurs couvertures brunes étaient trempées de pluie, leurs yeux brillaient de fièvre, parmi la pâleur exsangue de leurs visages, et c’est à peine si l’on pouvait entendre leurs voix, que l’humidité achevait d’enrouer. Mais les Juifs les écoutaient avec un air de respect ; après quoi les plus hardis d’entre eux risquaient timidement la question qui, par-dessus tout, leur tenait au cœur : Et savez-vous ce que sont devenus les nôtres ? Pouvez-vous nous donner des nouvelles des nôtres ? Car les Juifs, aussi, ont leurs fils sur le front. »

Le même jour, an habitant tic Grodno qui avait assisté tout récemment à la bataille de Sredniki décrivait à M. Graham les souvenirs qu’il en avait conservés : « Vers midi, tout d’un coup, le bruit se répand que l’ennemi approche avec des forces énormes, et va nous attaquer au gué du Niémen. En effet, dès trois heures, nous entendons une canonnade, et bientôt la lutte devient générale. Sur la falaise abrupte de la rive droite grondent les gros canons russes ; l’artillerie de campagne s’est installée au-dessous, dans le sable du fleuve ; et sur l’autre rive, protégées par le feu de nos artilleurs, nos troupes de ligne tâchent bravement à repousser l’ennemi, qui, de son côté, fait des efforts surhumains pour parvenir jusqu’à la berge. Toute la nuit, un tonnerre ininterrompu nous remplit les oreilles : mais par deux fois, dominant ce tonnerre, s’élève la clameur joyeuse de nos régimens russes qui chargent l’ennemi et le contraignent à reculer. Enfin-aux premières lueurs de l’aube, le fracas de la bataille s’éteint peu à peu, pour être remplacé par un profond silence que rompent seulement, de temps à autre, une fusillade isolée ou quelques cris lointains. Nous découvrons que les Allemands sont partis avec la nuit, laissant derrière soi des obus qu’ils n’ont pas eu le loisir de lancer, des centaines de wagons, d’automobiles, de motocyclettes. Un soleil magnifique surgit, qui ardente de ses rayons juvéniles les eaux du Niémen, les forêts au feuillage jauni, la pente douce des collines, et le champ de bataille abandonné. Là, tandis que des chiens hurlent et que volent en croassant d’innombrables corbeaux, la foule des morts gisent, les uns couchés sur le dos comme s’ils dormaient, d’autres sur le ventre, comme s’ils cherchaient quelque chose dans le sol. Ou bien ce sont des cadavres abattus l’un sur l’autre dans des tranchées hâtivement creusées, pêle-mêle avec des fusils et des épées et des casques. Ah ! combien il a dû être surpris, le soleil de ce matin d’automne, en constatant ce qui s’était passé entre son coucher de la veille et son glorieux retour ! »

Mais M. Graham avait hâte de contempler de ses propres yeux, autant que possible, l’un de ces combats dont il ne se lassait pas d’écouter les récits, infiniment variés d’après l’espèce et la qualité des narrateurs. C’est encore un dimanche soir que. sortant de Varsovie, il a grimpé sur le toit d’une cabane à demi détruite, pendant qu’à quelques kilomètres de là se livrait la première en date des grandes batailles dont le succès aurait permis aux Allemands de prendre possession de la capitale polonaise :


C’est un triste dimanche d’automne, et le grondement continu du canon s’adapte le mieux du monde à cette impression de morne tristesse. Toute l’étendue grise du ciel, vers le couchant, se teinte de sinistres reflets rouges, et de toute la plaine je vois s’élever des colonnes massives d’une fumée rouge, s’exhalant des fermes qui brûlent, ou bien encore des cercles légers de fumée blanche résultant d’obus qui viennent d’éclater. Tous les arbres sont jaunes, le sol est changé en un marais de boue, les vastes champs de choux ont été écrasés sous les pieds des chevaux, les petites maisons de bois des paysans polonais sont fermées et désertes. A ma droite se dresse un bois dont les branches frissonnent ; à ma gauche s’allonge la chaussée grise, dessinée par une suite de poteaux télégraphiques. Aucun civil n’a le droit d’y passer : mais souvent des automobiles militaires se précipitent avec une rapidité folle, des renforts d’infanterie trottent vers le front, des chariots chargés de blessés reviennent lentement, se dirigeant vers l’ambulance installée à l’entrée de la ville. Et puis il y a des momens où la route est vide, et où je la vois se perdre lugubrement, à l’Ouest, dans un nuage de poussière, de brume, et de fumée.

Du Nord arrivent des explosions d’un timbre métallique, comme si l’on avait hissé les canons sur des toits de zinc. Du Sud, j’entends partir des détonations basses et soufflantes ; du centre, des claquemens sonores qui font songer à des portes sans cesse refermées en sursaut, et qui doivent être la musique régulière des mitrailleuses. La bataille fait rage au Nord-Ouest de la ville, avec un grondement qui parfois s’accentue soudain et semble s’approcher, comme si quelque machine énorme roulait pesamment, irrésistiblement, vers la ville.

Une sentinelle m’aborde, un garçon tout simple et gentil qui, après avoir jeté un coup d’œil sur mes papiers, accepte avec plaisir l’une des cigarettes dont j’ai toujours une provision en réserve pour ses pareils.

— Les vôtres aussi se battent bien, me dit-il, vos Anglais ! J’ai appris de quelle façon ils avaient arrêté les Allemands. Ces gens-là ont beau nous donner bien de l’ouvrage par ici, ils ne battront pas les Anglais ! Voilà un peuple, un grand peuple ! 

Et comme je lui faisais l’éloge des Russes, qui seuls avaient réussi à combattre l’Allemand sur son propre territoire :

— Oui, reprit-il en souriant, j’étais moi-même à Soldau. Après avoir dépassé Mlava, nous sommes allés toujours plus avant, sans rien rencontrer sur notre passage. Mais ensuite, pour nous retirer, ah ! comme nous avons eu de la peine ! Leur artillerie est si forte, et puis ils ont tant de téléphones ! Jamais notre batterie ne pouvait s’arrêter : tout de suite les canons allemands l’avaient repérée !

— Et maintenant, demandai-je, que va-t-il arriver ?

— Hé ! qui le sait ? Voici maintenant dix jours que nous combattons, il sans faire aucun progrès. Ces Allemands sont si obstinés ! Il y a même des endroits où nous reculons. Si vous saviez ce que ces gens-là ont d’espions partout !

— A quelle distance sont-ils aujourd’hui ?

— Là, devant nous, à environ six verstes ! J’étais sur le front hier : notre front est à deux verstes d’ici, et celui des Allemands à quatre verstes plus loin.

— Et du côté du Nord ? demandai-je.

— De ce côté-là, je ne sais pas. Plus près encore, peut-être ? C’est de ce côté que les Allemands avancent. Leur aile gauche a été battue hier ; mais leur droite a reçu des renforts, et les voilà qui ont pris possession d’une butte très importante !

La sentinelle s’éloigna, me laissant avec mes pensées et le tonnerre de la bataille, tout autour de moi. Mais bientôt un officier de police me contraignit à rentrer en ville. En chemin, il me dit que les Russes avaient le dessus ; et pourtant je le voyais trembler, chaque fois que le bruit des mitrailleuses devenait plus distinct. Par un contraste singulier, ce bruit qui m’attirait invinciblement provoquait, chez lui, un désir instinctif de tout abandonner pour s’enfuir au plus loin ! Et, avec cela, le pauvre homme exécutait vaillamment sa consigne, qui était de rassurer tous ceux qu’il rencontrait. Lentement nous revînmes ensemble vers l’entrée de la ville, où s’étalait une masse noire, la foule des curieux, contenus en cet endroit par des gendarmes à cheval. C’étaient, pour Varsovie, de terribles journées.


Longtemps encore l’angoisse de l’attente devait peser sur Varsovie. La bataille se poursuivait aux portes de la ville, et, presque sans arrêt, de « grands oiseaux » allemands s’amusaient à lancer des bombes sur les passans des rues. Leur apparition produisait, chaque fois, un moment de panique, durant lequel tout le monde « se représentait involontairement la sensation qu’on allait éprouver en recevant la bombe ; » et puis, dès l’instant suivant, la curiosité l’emportait sur la peur, et l’on courait s’entasser autour des victimes. Cinquante-cinq personnes furent ainsi tuées en une seule journée-Dans un restaurant, une bombe brisa d’innombrables assiettes, dont la ville entière se disputa les fragmens. pour les garder comme des « souvenirs. » Et enfin, vers le milieu de la semaine, des sonneries de cloches apprirent aux habitans de Varsovie que l’armée allemande avait été repoussée.

Le soir, nombre de régimens victorieux rentrèrent dans la ville. « Sous la pluie torrentielle s’avançaient les Cosaques de Sibérie, et, derrière eux, les régimens du Caucase, marchant d’un pas alerte. Tous ces hommes étaient barbus, boueux, trempés jusqu’aux os. Ils semblaient trop fatigués pour avoir même la force de prendre, des mains tendues des Polonais, les cigarettes et les gâteaux qui leur étaient offerts. Ils avaient combattu jour et nuit depuis une semaine, recommençant mille fois à sentir la mort sur leur tête, et voyant sans cesse leurs camarades les plus proches abattus par des boulets ou des éclats d’obus, mais n’ayant pas le temps de réfléchir à ce que signifiait cette perte de frères tendrement aimés. Et les voici qui revenaient vivans et heureux, encore bien que peut-être, suivant la philosophie intime de leur race, les plus heureux de tous eussent été ceux qui avaient péri au service sacré de la Russie, dans cette noble guerre contre un mauvais ennemi ! »


Cette « philosophie » foncière du soldat russe tient naturellement une grande place dans les nouvelles observations de M. Graham ; et l’un de ses principes les plus invariables consiste, précisément, à envisager sans l’ombre de crainte l’image de la mort, surtout lorsqu’il s’agit d’une cause aussi sainte que cette guerre de la nation russe « contre un mauvais ennemi. » C’est par-là que s’affirme avec le plus de force, d’après l’écrivain anglais, la différence de notre conception « occidentale » du devoir militaire et de celle qui, depuis le début de la campagne, anime l’héroïque armée du grand-duc Nicolas. Certes, le soldat russe souhaite ardemment la victoire des alliés, tout de même que ses frères français et anglais ; mais à ce désir de la victoire s’ajoute, chez lui, un besoin plus ou moins conscient de marquer d’un sacrifice personnel sa collaboration à la tâche commune. Les hommes que M. Graham voyait revenir du champ de bataille, trop épuisés pour pouvoir même étendre le bras vers les cadeaux qui leur étaient offerts, ces obscurs et admirables sauveurs de Varsovie avaient beau savoir qu’ils avaient « battu le Prussien : » leur satisfaction se mêlait d’une nuance de regret, voire de remords, parce qu’il ne leur avait pas été donné de prouver plus évidemment leur courage individuel et leur zèle filial envers la patrie en abandonnant à celle-ci l’un de leurs membres, ou leur vie tout entière. Et ce n’est pas, à coup sûr, que leur patriotisme soit supérieur à celui de nos « poilus » français : simplement, leur vie a pour eux moins de prix, un peu sous l’effet de leur certitude plus absolue d’une existence future, mais sans doute surtout sous l’effet de l’étrange fatalisme « oriental » que n’ont pu effacer, du fond de leurs cœurs, des siècles de foi chrétienne infiniment ardente.

Toujours est-il que, à l’armée plus encore que dans son village, le moujik réalise le vieux proverbe russe suivant lequel « celui-là vit le mieux qui est toujours prêt à mourir. » Il est si « prêt à mourir » qu’il n’éprouve pas, non plus, le moindre scrupule à tuer le « mauvais ennemi » qui se dresse devant lui. Comme le notait déjà tout à l’heure M. Graham, les cruelles obligations de la guerre n’ont rien d’incompatible avec la religion du peuple russe. « Le soldat russe tue son ennemi sans le haïr. Il n’a nullement l’impression de faire du mal à un autre homme de son espèce en tirant sur lui, en le chargeant à la baïonnette : pas un instant il ne songe à ce côté de son acte, et la seule perspective qu’il avait sous les yeux est celle des souffrances ou de la mort qui vont l’atteindre lui-même dès la minute suivante. Sa manière de marcher au combat ressemble beaucoup au pèlerinage traditionnel des paysans russes vers Jérusalem : de part et d’autre, l’idée dominante est celle d’un sacrifice pieux, joyeusement accompli. Et, aussi bien, plus d’un paysan était-il sur le point de partir pour Jérusalem lorsque, la guerre ayant éclaté, il a dû renoncer à son pèlerinage pour aller combattre les Allemands. Dans les plaines de la Prusse Orientale et de la Pologne il a rencontré une Jérusalem non moins véritable que celle qu’il comptait trouver en Palestine ; et peut-être plus d’un s’est-il réjoui en songeant que ce nouveau chemin l’y conduisait plus vite ? »


Mais me voici au bout de ma dernière page, et il y a encore, dans le livre de M. Stephen Graham, une foule de choses que je m’étais promis de signaler au lecteur français. Force m’est donc de les réserver pour un prochain article, comme aussi l’analyse, plus rapide, que je voulais faire d’un autre livre anglais dont l’autour, M. Stanley Washburn nous a également rapporté, du « front » russe, toute sorte de vivantes et pittoresques images.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 17 avril 1914.