Revues étrangères - Un écrivain danois : Johannes Jœrgensen

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Revues étrangères - Un écrivain danois : Johannes Jœrgensen
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 456-467).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ÉCRIVAIN DANOIS : M. JOHANNES JŒRGENSEN


Das Reisebuch ; Lebenslüge und Lebenswahrheit ; Parabeln ; Das Heilige Feuer ; Eva, par Johannes Jœrgensen, traduction allemande de la comtesse Holstein-Ledreborg. Mayence ; librairie Kirchheim.


Parmi les jeunes écrivains danois qui, aux environs de 1895, s’efforçaient de transporter de Christiania à Copenhague le centre et le foyer de la vie littéraire Scandinave, il n’y en avait aucun qui donnât de plus belles espérances, ni de plus légitimes, que l’auteur de l’Été et de l’Arbre de Vie, Johannes Jœrgensen. Car non seulement M. Jœrgensen avait fait voir, dès ses premières œuvres, une personnalité d’artiste très originale, à la fois rêveuse et sensuelle, toute remplie de tendresse sous ses apparences d’ironie romantique, mais on sentait encore que, chez lui, l’inspiration jaillissait d’une âme profondément réfléchie, sérieuse, éprise de certitude et de vérité. Il était né en 1866, dans une bourgade de l’île de Fünen, d’une famille de marins. En 1886, après avoir brillamment achevé ses études littéraires à l’université de Copenhague, il s’était inscrit aux cours de sciences naturelles, et, pendant deux ans, s’était occupé avec passion des plus récens problèmes de la zoologie comparée : de telle sorte que, quand il avait ensuite débuté dans la littérature, il avait pu apporter l’appoint précieux d’une réelle compétence scientifique au mouvement naturaliste, darwiniste, et anti-chrétien, qui, sous l’impulsion passionnée de M. Georges Brandès, entraînait alors la majeure partie des jeunes auteurs Scandinaves. Aussi n’avait-il point tardé à devenir lui-même l’un des chefs de ce mouvement. Chacun de ses écrits avait été une éloquente protestation, soit au nom de la science ou de la liberté individuelle, contre la servitude des vieux dogmes religieux et politiques, qu’il accusait d’avoir séculairement empêché l’expansion naturelle de l’âme de son pays ; et déjà de nombreux élèves avaient commencé à se grouper autour de lui ; et maintes fois déjà M. Brandès l’avait solennellement félicité de mettre au service de la bonne cause autant de conviction, d’ardeur, et de talent. Depuis une année, pourtant, la production littéraire de M. Jœrgensen, jusqu’alors très active et féconde, s’était arrêtée. On savait que le jeune poète, mécontent de ses écrits antérieurs, avait employé cette année à de nouvelles études ; on savait qu’il avait fait un long voyage, en Allemagne, en Italie : on se demandait avec curiosité quelle œuvre allait naître de cette période de recueillement, ou plutôt de la crise intellectuelle et morale que l’on devinait bien qu’il avait dû traverser. L’œuvre parut enfin, dans les premiers mois de 1895, sous ce titre : Le Livre de route[1]. C’était, apparemment, un mélange d’impressions de voyage et de fantaisies poétiques, quelque chose d’analogue aux Tableaux de route d’Henri Heine, un des maîtres favoris de M. Jœrgensen. On lut donc le Livre de route ; et tout de suite la curiosité impatiente qui avait précédé sa publication se changea en une surprise mêlée d’inquiétude. Sous prétexte de noter ses impressions de touriste, l’ancien lieutenant de M. Brandès s’était amusé à célébrer la beauté, la grandeur, presque la sainteté de la religion catholique !

Il racontait d’abord les étapes principales de son excursion à travers l’Allemagne. D’instinct, sans savoir encore où le conduisait son pèlerinage, et simplement en poète avide de sensations pittoresques, il s’était écarté des bruyantes capitales modernes pour aller chercher, dans de vieilles petites villes, ce qui pouvait s’y être conservé de l’âme allemande d’autrefois. A Nuremberg, où il s’était arrêté, c’étaient surtout les artistes du moyen âge qui l’avaient séduit. Dans les églises, sur les places, au Musée Germanique, il avait admiré la douceur ingénue des Vierges sculptées ou peintes ; et déjà, en face d’elles, un doute lui était venu sur l’excellence de cette « culture » dont il avait été jusqu’alors l’un des apôtres les plus enthousiastes.


Ainsi l’on ne peut se défendre de songer lorsque (au Musée Germanique), après des heures de contemplation, on s’assoit un moment dans l’ancienne chapelle où jadis les Chartreux priaient, le bréviaire en main. La soleil descend par les vitraux gothiques, illuminant d’étranges cités vertes et dorées qui se profilent contre un ciel d’un bleu sombre ou d’un rouge de sang ; tandis qu’au dehors, dans le cloître voisin, le chant des oiseaux se mêle au murmure monacal d’une fontaine.

Et l’on songe à tous ces maîtres dont les noms resteront à jamais ignorés, à ceux que l’on doit se contenter d’appeler « le Maître de l’Autel Imhof, » ou le « Maître de la Vie de Marie. » Ces vieux artistes étaient si habiles à tailler le bois ou la pierre, à ciseler l’argent, à peindre sur les murs ou sur les panneaux, qu’aujourd’hui encore ils nous servent de professeurs et de modèles ; et, tout ce qu’ils ont fait, ils l’ont fait simplement « pour l’honneur de Dieu… » C’est pour cela qu’a travaillé le moyen âge, pour que Dieu puisse voir son travail. Le « public » de ces vieux maîtres, c’était Celui qui voit tout. Et de là l’inépuisable richesse que nous montrent aujourd’hui les moindres églises gothiques. Tout y était élaboré avec le même soin, avec le même amour, aucun détail n’était tenu pour négligeable ou insignifiant : car on avait l’idée que tous étaient également proches pour l’œil de Dieu. Tandis que l’artiste moderne, dont le public est d’une autre sorte, se dirige forcément d’après d’autres principes. Le goût de ses cliens est instable, changeant, ignorant : force est donc à l’artiste de le fixer, et de le suivre, et de l’éblouir. Et ainsi naît un art dont l’objet principal est de « répondre au goût dominant, » un art dont les produits attestent, et bien tristement, quel est le goût qui « domine » dans le public d’aujourd’hui…

Voilà à quoi l’on ne peut s’empêcher de songer, dans la vieille chapelle des Chartreux, pendant qu’au dehors la fontaine murmure dans le cloître, et que le soleil illumine les vitraux, peints jadis, par un artiste inconnu, « pour l’honneur de Dieu. »


Mais il y avait aussi bien des traits des mœurs bavaroises d’à présent qui, même à Nuremberg, avaient étonné et touché le jeune voyageur. Les paysans qu’il rencontrait dans ses promenades le saluaient familièrement de leur « Que Dieu vous bénisse ! » traditionnel. « Que Dieu bénisse votre repas ! » lui disait le patron de son auberge en lui servant son dîner. Sur la place de l’église Notre-Dame, un ouvrier, ayant tiré de sa poche sa tabatière, la lui avait tendue avant d’y prendre lui-même une prise. Et quelle naïve et fervente piété il avait trouvée chez ces braves gens ! « C’était jour de marché, sur la place, devant l’église. A tout moment, une femme entrait dans l’église, avec un grand panier plein de légumes, posait le panier près d’elle, s’agenouillait, et récitait une prière, avant d’aller se perdre de nouveau dans la foule. Je voyais aussi entrer des collégiens, avec des livres sous le bras ; ils posaient leurs livres sur un banc, s’agenouillaient, faisaient un signe de croix, et priaient, avant de se rendre à leur classe. Et moi, quand la messe fut finie, et que je me retrouvai seul dans l’église, je me disais : Combien ce commencement de la journée diffère du nôtre, là-bas ! Ces simples cœurs offrent à Dieu leurs pensées, leurs sentimens, leurs paroles, et abordent la journée munis du signe de la croix. Nous, sitôt réveillés, nous saisissons un journal, et profanons notre âme au spectacle de toutes les laideurs de la journée précédente ! »

De Nuremberg, M. Jœrgensen était allé passer quelques jours dans une ville bien plus touchante encore et plus démodée, à Rothenbourg sur la Tauber, la plus intacte des vieilles villes allemandes. Il y avait retrouvé les mêmes impressions, non seulement de plaisir esthétique et de paix morale, mais d’intime et profonde familiarité : comme si cette vie, toute pareille à celle d’autrefois, avait ravivé en lui des sentimens depuis longtemps oubliés ; comme si elle lui avait révélé l’idéal véritable de sa propre vie. « Et lorsque, dans l’omnibus de l’hôtel, avec trois autres voyageurs je roulai sur le pavé raboteux de Rothenbourg, et que je vis un épicier accourir sur la porte de sa boutique, et qu’un barbier nous considéra curieusement par-dessus le petit rideau de sa fenêtre, je fus rempli d’une émotion infiniment douce : il me sembla que j’arrivais dans un endroit que je connaissais depuis mon enfance. »

Tous les chapitres consacrés à Rothenbourg, dans le Livre de route, étaient d’ailleurs d’une vérité et d’une grâce charmantes, entremêlés de souvenirs, de rêveries, de réflexions souvent profondes et toujours poétiques. Mais l’artiste seul y apparaissait, tandis qu’aux chapitres suivans se découvraient déjà les préoccupations religieuses qui allaient, désormais, tenir sans cesse plus de place dans les notes de voyage de M. Jœrgensen. Celui-ci, au sortir de Rothenbourg, était allé voir un peintre de ses amis, qui travaillait à décorer de fresques la fameuse abbaye bénédictine de Beuron. Il avait aperçu là, pour la première fois, la vie monastique ; et il en avait été si remué tout ensemble et si effrayé que, dès le lendemain de son arrivée, il s’était hâté de se remettre en route. Mais il n’avait pu se défendre de songer que cette vie n’était, en somme, ni moins noble, ni moins heureuse que celle que menaient, dans les brasseries de Copenhague, les jeunes élèves de M. Brandès. Puis son chemin l’avait conduit plus loin encore vers le Sud ; et, à chaque étape, il avait vu décroître la « culture » telle que naguère il l’avait admirée ; et chaque jour il avait constaté davantage que cette « culture » n’était pas une condition indispensable du bonheur des hommes, ni de la beauté des choses qui les entouraient.

Enfin il était parvenu à Assise ; et, là, une existence nouvelle avait commencé pour lui. Insensiblement, la lecture des Fioretti et de la Légende Dorée, le spectacle des cérémonies catholiques, la fréquentation quotidienne des moines franciscains, tout cela avait achevé de lui révéler la légitimité de l’idéal moral entrevu déjà précédemment à Nuremberg et à Rothenbourg. Au grand « pardon » du 1er août, pendant que la foule des pèlerins se prosternait devant l’autel en chantant des cantiques, il avait remarqué, dans une tribune, un groupe de touristes qui considéraient la scène avec un sourire dédaigneux, s’amusant du grossier fanatisme d’une populace ignorante ; et déjà c’était aux pèlerins, contre ces « intellectuels, » qu’était allée toute sa sympathie. Lui-même, malgré lui, il avait fléchi le genou devant l’autel de la Portioncule. Puis il s’était aussitôt relevé, tout honteux, et était sorti de l’église. « Mais il n’en avait pas moins l’impression d’avoir, lui aussi, reçu quelque chose du pardon de saint François. Une paix miraculeuse était descendue sur lui, il ne savait d’où. Et lorsque, au coucher du soleil, en compagnie de son ami il avait repris le chemin d’Assise, et qu’il avait vu se dresser devant lui les tours et les toits de la haute ville, et les longs arceaux du cloître, et le clocher carré qui surmonte la triple église de Cimabué et de Giotto, il avait clairement senti que, depuis bien des années, jamais il n’avait été aussi heureux qu’il l’avait été ce soir-là. »

Cependant il n’avait pas la foi. Pour vives et profondes que fussent ses impressions catholiques d’Assise, succédant à ses impressions poétiques des vieilles villes allemandes, elles ne parvenaient pas à triompher de son scepticisme. Son imagination était ravie du monde nouveau qui se révélait à lui ; sa raison lui prouvait tous les jours la faiblesse ou l’inanité des doutes aussi bien que des certitudes où il s’était complu jusqu’alors ; mais son cœur, obstinément, refusait de s’ouvrir. C’est en cela que consistait surtout l’intérêt dramatique de son livre : en ce qu’il y décrivait, avec une sympathie manifeste, des hommes et des choses qui, d’autre part, ne lui apparaissaient que comme à travers un voile, et dont on sentait qu’il s’efforçait vainement à se rapprocher. Et un jour, enfin, sa constante réflexion sur lui-même l’avait conduit à se rendre compte de l’obstacle véritable qui le séparait de la foi chrétienne. Il venait d’entendre des récits de miracles, de miracles récens, certains, dûment attestés par des témoins dignes de toute confiance : il songeait à la misère des objections opposées à la réalité de ces miracles par de prétendus savans ; il songeait au caractère inexplicable, mystérieux, des faits en apparence les plus simples de la vie quotidienne. De toutes parts, il découvrait autour de lui une présence divine. Et pourtant son cœur ne s’ouvrait toujours pas.


Alors il s’aperçut tout à coup d’une vérité singulière : il comprit qu’il y avait en lui une répugnance préconçue contre le miracle, et que c’était lui qui, de toutes les forces de son âme, s’opposait à l’admission des pensées religieuses. Il constata qu’il y avait en lui une volonté formelle de ne pas croire. Et, pour la première fois de sa vie, l’idée lui vint que ce qu’il cherchait, ce n’était peut-être pas la vérité pure, comme il se l’était imaginé jusque-là ; mais qu’il y avait certaines opinions pour lesquelles il avait une préférence, et que, par suite, il tâchait à les tenir pour justes et vraies, tandis qu’il y avait d’autres opinions qui lui déplaisaient, et que, en conséquence, il les taxait arbitrairement d’erreurs ou de mensonges.

Il marchait de long en large, dans sa cellule, inquiet et plein d’angoisse. Il aurait voulu s’agenouiller devant le crucifix : mais il se sentait le cœur aussi dur, aussi froid, aussi lourd, que si ce cœur eût été de pierre. Pour la première fois il comprenait que l’incroyance n’était pas affaire de raison, mais de sentiment et de volonté. Il se rappelait comment elle l’avait d’abord séduit par la liberté qu’elle lui avait promise, et comment ensuite, de proche en proche, il avait eu à chasser la foi de son âme, à chercher sans cesse de nouvelles objections contre elle, à lutter pour interdire à Dieu l’entrée de son cœur.

Il ne voulait pas croire ; et c’était pour cela qu’il ne croyait pas, pour cela qu’il se convainquait lui-même de la vérité de son incroyance. Impossible désormais de recourir aux grands mots, de parler encore de la lutte, au nom de la lumière et de la justice, contre des dogmes de mensonge et d’oppression. Tout cela n’était que des mots, des prétextes consciens ou d’inconscientes excuses, derrière lesquelles il s’était caché afin de ne pas regarder en face la vérité éternelle. Car la vérité est sévère, elle exige, elle ordonne et elle défend : tandis que l’incroyance lui permettait de s’étaler dans son misérable contentement de soi.

Le voyageur appuya sa tête aux barreaux de fer de sa cellule. Il se sentait bouleversé jusqu’au plus profond de son être. Et pourtant ces idées ne lui apparaissaient toujours encore que dans une clarté toute théorique. Elles ne voulaient toujours pas se changer en un acte pratique de foi, en une prière.


Tel était ce Livre de route : une audacieuse apologie des dogmes, du culte, et de l’esprit catholiques. Toutefois, sous la thèse religieuse qui en faisait l’objet principal, le livre abondait en longues descriptions de nature et d’art ; et constamment l’auteur y avait joint à la gracieuse et savante musique de sa prose, de petits poèmes en vers, soit que, dans la solitude pittoresque de Rothenbourg, il se divertît à traduire en stances danoises les chansons populaires allemandes recueillies jadis par Brentano et Arnim, soit que, parmi les oliviers des collines de l’Ombrie, il évoquât tendrement le souvenir de ses plaines natales : de sorte qu’on pouvait croire encore à une simple fantaisie de dilettante, — ou, comme on disait, de « décadent, » — désireux seulement d’offrir à son scepticisme des sources nouvelles d’émotion et de rêve. Peut-être, en somme, M. Jœrgensen n’avait-il voulu que suivre cette mode du « néo-christianisme » qui venait précisément alors de pénétrer dans les pays Scandinaves ? Mais non : il y avait, à travers tout l’ouvrage, un accent de sincérité profonde, douloureuse, qui s’accordait mal avec l’hypothèse d’un simple caprice littéraire : et déjà, pendant que le public danois s’étonnait vaguement, déjà les anciens maîtres et compagnons d’armes de l’auteur du Livre de route sentaient bien qu’un des concours sur lesquels ils avaient le plus compté allait leur manquer désormais, dans leur lutte contre Celui qu’un des leurs avait un jour appelé « le vieil ennemi. »

C’est à eux du reste que, l’année suivante, M. Jœrgensen, décidément converti au catholicisme, crut devoir expliquer l’origine et les motifs de sa conversion. Il le fit sous la forme d’une réponse aux reproches d’un ami, dans une brochure intitulée Les Mensonges de la Vie et la Vérité de la Vie[2]. Avec une vigueur et une franchise d’argumentation que ses adversaires eux-mêmes étaient forcés de reconnaître, il y développait l’idée contenue dans les derniers chapitres de son Livre de route. « Vous croyez chercher la vérité, le bonheur, la liberté, disait-il aux jeunes nietzschéens danois : mais en réalité ce ne sont là que des prétextes que vous vous donner pour ne pas envisager sérieusement le problème de votre vie. La vérité, vous savez bien que ce n’est pas votre science ni votre philosophie qui vous la feront découvrir ; le bonheur, chacun de vos soi-disant progrès n’a pour effet que de vous en éloigner ; et quant à votre liberté, il n’y a pas au monde une plus humiliante servitude que celle que, spontanément, vous vous condamnez à subir. J’ai, moi aussi, cherché la vérité, la liberté, le bonheur : je les ai cherchés plus passionnément que vous, plus obstinément, sans pouvoir m’arrêter que je ne les eusse trouvés : et je ne les ai trouvés que le jour où je suis revenu à la foi chrétienne. »


Ai-je besoin d’ajouter que les anciens amis de M. Jœrgensen sont restés sourds à l’éloquent appel qu’il leur adressait ? Ils en ont conclu simplement, qu’ils s’étaient trompés jusque-là dans l’opinion qu’ils s’étaient formée de son intelligence et de sa valeur littéraire : estimant qu’un homme capable de se convertir au catholicisme ne pouvait être qu’un petit esprit, et dépourvu de tout talent ou mérite quelconque. Si bien que, depuis ce moment, ils l’ont rayé de la liste des écrivains danois. Jamais plus leurs journaux ne parlent de lui, sauf parfois pour le railler dédaigneusement ; et il faut voir de quel ton de mépris les critiques allemands signalent, de leur côté, chaque nouvelle traduction de l’un de ses ouvrages.

Car le fait est que l’auteur du Livre de route, pour avoir abandonné les doctrines qui lui avaient inspiré ses premiers écrits, n’a nullement renoncé à sa profession d’homme de lettres. Après une très intéressante étude historique et esthétique sur l’abbaye bénédictine de Beuvron, où naguère lui était apparu d’abord l’idéal de la vie religieuse, il a publié notamment un petit recueil de Paraboles, qui est peut-être, dans toute son œuvre, ce qu’il a produit de plus délicat et de plus achevé. Nulle trace ne s’y montre plus de l’agitation fiévreuse des années précédentes. On y sent une âme définitivement délivrée des angoisses du doute, reposée, pacifiée, redevenue assez maîtresse de soi pour avoir de nouveau le loisir d’exprimer sa pensée en de fraîches, légères, et souriantes images. L’une de ces Paraboles nous raconte, par exemple, la résolution prise un jour par les plantes de s’affranchir de leur dépendance à l’égard du soleil. « Mes sœurs et mes frères, leur dit un jeune platane, je ne suis pas bien certain que la lumière du soleil nous soit aussi nécessaire qu’on l’a prétendu. Je soupçonne fort cette doctrine de la nécessité du soleil pour la vie des plantes de n’être, au fond, qu’un vieux mythe, une superstition, et indigne de nous. Nous avons en nous un désir naturel d’indépendance qu’il est temps que nous satisfassions. Satisfaisons-le, faisons un effort pour nous émanciper, et alors naîtra une nouvelle génération de plantes plus vigoureuse et plus belle, et le monde entier sera forcé de nous admirer ! » Sur quoi, toutes les plantes décident de se mettre en grève, et de ne plus recevoir désormais la lumière du soleil ; et pendant que, de jour en jour, elles s’étiolent et dépérissent, on les entend qui répètent fièrement : « Nous nous sommes affirmées ! Nous nous sommes ennoblies ! Nous avons reconquis notre individualité ! » Ou bien c’est un alchimiste qui, dans le silence de son laboratoire, simplement, laborieusement, se plaît à préparer des poisons nouveaux. Puis il s’accoude à sa fenêtre, et rêve, sous le clair de lune :


Mon maître, ce grand homme, quand je pense qu’on l’a brûlé sur le Marché, à la joie des prêtres et de la populace ! Un homme si noble et si bon, qui jamais n’aurait fait du mal à une mouche ! Un savant, toujours occupé seulement de ses livres et de ses cornues ! Et ils l’ont brûlé, là-bas, la populace et ses prêtres !

N’est-ce donc point chose permise de distiller des poisons ? C’est une science et un art, comme les autres sciences et les autres arts. Je vends ma marchandise à qui veut me l’acheter, et sans jamais en demander qu’un bénéfice des plus modérés. Que fais-je donc d’illégal, de malhonnête ? Que me reproche-t-on ?

On dit que les empoisonnemens deviennent de plus en plus nombreux dans la contrée, et que la faute en est à moi, qui vends des poisons… Hé ! que sais-je de l’usage qu’on fait de mes poisons ? Et pourquoi me soucierais-je de le savoir ? Ma vie est régulière et paisible comme celle d’un saint moine. Je paie exactement mes impôts, et personne ne frappe à ma porte sans recevoir une aumône. Rien de répréhensible ne se passe sous mon toit. Que veut-on de plus ?


Et il y aurait encore à signaler plus d’une œuvre curieuse, parmi celles qu’a publiées M. Jœrgensen depuis son Livre de route, plus d’une œuvre où se retrouve ce qui fait, à mon avis, le trait le plus original de son tempérament littéraire : le mélange constant d’une pensée philosophique très hardie, très nette, parfois même paradoxale dans l’excès de sa rigueur, avec un style poétique tout en images rêveuses et flottantes, un véritable style d’impressionniste en même temps que de Scandinave. Mais ni Le dernier Jour, ni Les Ennemis de l’Enfer, ni une délicieuse chronique siennoise, Le Feu éternel, racontant la fondation par Jean Colombini de l’ordre des Jesuates en 1355, rien de tout cela ne me paraît égaler, à la fois en portée morale et en vérité d’observation ou d’analyse psychologique, un roman de mœurs danoises contemporaines, Eva, dont, à défaut du texte original, on peut lire une très agréable traduction allemande. C’est l’histoire d’un jeune poète, Hans Byerre, qui d’abord nous est montré chantant et causant, par une claire nuit d’été, dans le petit salon de son ami le médecin Fœrsom. Un peu ivre du vin qu’il a bu, et grisé encore par les beaux yeux de la femme de son ami, Byerre s’exalte dans son nietzschéisme jusqu’à regretter que l’on ne puisse pas découvrir un sérum capable d’immuniser à jamais l’âme danoise contre l’infection du dogme et de l’esprit chrétiens : car son ami lui a confié son rêve de découvrir un sérum de ce genre pour la prévention des maladies du corps.


Tous les microbes du moyen âge subsistent encore dans notre société, abrutie par des siècles de religion et de morale, s’écrit le jeune enthousiaste : et ni la critique biblique ni le darwinisme n’ont pu réussir à en avoir raison ! Le seul remède serait quelque chose dans le genre de ton sérum, un moyen préventif, ayant pour effet de renforcer dans les âmes les globules blancs qui conservent la vie. Et que sont-ils en nous, ces globules blancs, sinon le bienfaisant égoïsme, la profonde et belle impulsion qui nous porte à être heureux ? Le jour où chacun cherchera résolument son bonheur, c’en sera fait de notre servitude ; et ils le savent bien, ceux qui ne cessent pas de nous prêcher la résignation. La résignation ! il n’y a pas de chose que je haïsse davantage, de même que je hais toute cette pauvreté d’âme qui se cache derrière la fausse grandeur de la morale du renoncement. Combien de jeune et sain bonheur, combien d’amour vivant et magnifique n’a-t-elle pas déjà étouffé, tué, cette misérable morale, bonne seulement pour ceux qui n’ont pas le courage d’être heureux, pour les lâches et les sots, pour les infirmes de l’esprit et les impuissans de la vie ! Mais on n’a pu détruire encore cet égoïsme originel d’où sont sortis toute vie et tout plaisir, comme le monde est sorti de la cellule première. A nous seulement de lutter contre la mort et contre la religion de la mort, de lutter pour la vie et pour la foi dans la vie !


On cause encore, de nouveau Byerre et la jeune Mme Fœrsom chantent ensemble de sensuelles et troublantes musiques : puis, au jour naissant, le poète traverse les rues silencieuses de Copenhague pour rentrer chez lui. Et, en y rentrant, il trouve son appartement désert. Sa femme, Éva, est partie, s’en est retournée chez sa mère, après avoir lu le dernier recueil de poèmes où son mari réclamait le droit de « vivre pleinement sa vie. » Dans la lettre qu’elle lui a laissée, elle lui dit, avec sa franchise, sa douceur, et sa simplicité habituelles : « Je te rends ta liberté, la liberté de vivre vraiment comme tu le rêves dans tes vers. Tu envies le vagabond, qui va sur les routes au gré de son humeur sans dépendre de personne. Deviens donc, comme lui, un vagabond de la pensée, que ne lie aucune loi ni aucun devoir ! Et pardonne-moi d’avoir été, si longtemps, un obstacle à cette réalisation du besoin sacré de ton cœur ! »

Stupéfait, atterré, le jeune homme reprend sa course à travers les rues silencieuses. Puis il va s’attabler à la terrasse d’un café, dans un des parcs de Copenhague ; et déjà, tout en essayant de se distraire au spectacle des hommes et des choses qui l’entourent, il ne peut s’empêcher d’évoquer, en de rapides visions précises et cruelles, le souvenir des années vécues avec Éva. C’est là que commence, à dire vrai, la première partie du roman, dont les scènes qui précèdent ne sont qu’un prologue ; et je ne puis trop louer l’art ingénieux, l’art charmant avec lequel M. Jœrgensen a su, peu à peu, sans recourir une seule fois au portrait direct, dresser pleinement vivantes devant nous les deux figures de Hans Byerre et de sa femme. Celle-ci était, quand le poète l’a connue d’abord, une jeune fille ignorante et pieuse, docilement soumise à la sévère discipline morale de sa mère ; mais l’amour, en s’emparant de son cœur, a vite fait de lui effacer de l’esprit la plupart des croyances qui jusqu’alors avaient guidé sa vie ; et l’influence de son mari lui a fait secouer si entièrement le joug des préjugés chrétiens que, un enfant lui étant né, elle a consenti à ce qu’il ne fût pas baptisé. Son esprit, sous une direction nouvelle, s’est résigné sans peine à devenir « libre ; » mais son cœur est resté chrétien, malgré elle, et grâce précisément à l’amour naïf et pur dont il est rempli. De jour en jour, la fréquentation des camarades de son mari lui a pesé davantage ; elle n’a pu s’habituer à leur orgueilleux égoïsme, à l’immoralité de leurs mœurs et de leur langage. Et ainsi, par degrés, une séparation s’est creusée entre elle et son mari, jusqu’à ce jour où décidément elle a reconnu l’inutilité de tous ses sacrifices, et a cependant résolu de se sacrifier encore, pour permettre à l’homme qu’elle aimait de réaliser sans obstacle « l’épanouissement complet de sa personnalité. »

De tout cela Hans Byerre se rend compte, et se désole et se repent, au fond de son cœur : car lui aussi, avec son ambition d’être un « surhomme, » c’est en réalité un honnête garçon, gardant une certaine empreinte de l’éducation chrétienne reçue dans son enfance. Il aime sa femme, sans oser se l’avouer ; il sent que rien au monde ne lui rendra jamais le bonheur qu’il a goûté jadis avec elle, pendant ses fiançailles et au lendemain de son mariage. Mais d’autant plus il s’exalte à affirmer des principes et des sentimens qui, s’il les envisageait de sang-froid, lui apparaîtraient aussitôt dans leur monstrueuse et misérable inanité. Plus que jamais, dans le salon de son ami Fœrsom, il prêche la lutte contre la religion et contre la morale, au nom de l’égoïsme « générateur de la vie. » Et c’est encore au nom de cet égoïsme que, un soir, après une longue série d’hésitations, de regrets d’efforts pour vaincre des scrupules et pour achever son « émancipation, » il s’enfuit de Copenhague avec Agnès Fœrsom, la femme de son plus fidèle et intime ami.


Tel est, trop brièvement résumé, le sujet de ce roman, où M. Jœrgensen a voulu nous offrir à la fois, — sans compter une foule de paysages, de rêveries, de digressions poétiques ou philosophiques, — un tableau des mœurs de la jeunesse littéraire danoise et le portrait de deux âmes tragiquement dévoyées de leur destination naturelle. Mais à ce roman l’auteur a cru devoir joindre un épilogue d’un caractère tout différent et qui, avec des prétentions plus hautes, risque bien de n’avoir pas la même portée bienfaisante. Après nous avoir montré encore les deux amans, Hans Byerre et Agnès Fœrsom, tristement déçus dans leur rêve de bonheur, honteux, ennuyés, tout prêts à se haïr dès les premières semaines de leur fuite au bras l’un de l’autre, il a imaginé de précipiter la crise de leurs amours criminelles par une catastrophe des plus singulières, présentée d’ailleurs avec un très remarquable talent de mise au point dramatique. A Lucerne, la nuit, dans une auberge, les deux amans, parvenus au dernier degré de l’énervement et de l’angoisse intérieure, et affolés en outre par un orage effroyable, se figurent que les aubergistes vont les assassiner ; ils se prosternent devant l’image d’une Vierge, accrochée au mur de leur chambre ; et un miracle se produit, l’image de la Vierge s’anime, l’orage s’apaise, les coups frappés à la porte cessent brusquement. Miracle ? hallucination ? en tout cas la crise se précipite : Hans Byerre, repentant, revient mener auprès de sa femme la simple et honnête vie pour laquelle il est né ; et Agnès, convertie au catholicisme, va s’enfermer pour toujours dans un couvent de Rome.

Ce qu’a d’anormal et de fâcheux l’invention de ce coup de théâtre, l’auteur, comme je l’ai dit, réussit presque à le sauver par le talent qu’il y met. Mais ce n’en est pas moins une conclusion factice, sans aucun rapport naturel avec le beau roman d’observation intime qui l’a précédée. Et peut-être devons-nous voir ici un effet de la position exceptionnelle où M. Jœrgensen se trouve placé, dans son pays, par le fait même de sa conversion au catholicisme. Cette conversion, en effet, l’oblige à ne traiter les problèmes religieux que sous la forme catholique, tandis que, décrivant des mœurs danoises et s’adressant à un public danois, c’est toujours plutôt la forme luthérienne qu’il rencontre devant lui. Ayant courageusement entrepris, comme il l’a fait, de lutter contre la corruption religieuse et morale des classes soi-disant « supérieures » de la société danoise, il est contraint de ne prêcher le retour à l’esprit chrétien qu’en y joignant l’éloge de l’esprit catholique ; et c’est ainsi que, sans doute, sa conscience ne lui aurait point permis de nous faire voir Hans Byerre et sa maîtresse ramenés simplement au protestantisme où ils furent élevés. Scrupule assurément respectable, mais peut-être excessif, et qui, en tout cas, dénoue d’une manière bien artificielle un des meilleurs romans que les littératures Scandinaves aient eus à nous offrir dans ces derniers temps.


T. DE WYZEWA.

  1. Presque simultanément paraissait un recueil de vers, Confessions, où se laissait voir le même esprit nouveau.
  2. Une traduction française de cette brochure a paru, en 1898, à la librairie Perrin.