Revues étrangères - Un Confident de Richard Wagner

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Revues étrangères - Un Confident de Richard Wagner
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 475-484).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN CONFIDENT DE RICHARD WAGNER

Erlebnisse mit Richard Wagner, Franz Liszt, and vielen anderen Zeitgenossen, par Wendelin Weissheimer, 1 vol. in-8, Stuttgart, 1898.

J’ai naguère raconté ici[1] de quelle façon imprévue un obscur musicien allemand, Ferdinand Prager, s’était un beau jour révélé au monde comme l’ami et le confident de Richard Wagner. Publiés simultanément en Angleterre et en Allemagne, ses Souvenirs reproduisaient de nombreuses lettres de l’auteur de Tristan, toutes remplies à son endroit des marques de la plus tendre affection ; ce qui d’ailleurs n’empêchait point Prager de juger avec une extrême sévérité le caractère de son ami, qu’il accusait, entre autres choses, d’avoir été un menteur, un lâche, et un débauché. Et peut-être ses jugemens auraient-ils fait foi, si M. H. S. Chamberlain n’avait eu la bonne fortune de pouvoir prouver que ce soi-disant « confident » n’avait jamais entretenu avec Wagner que des relations de hasard, que la plupart de ses récits reposaient sur des affirmations inexactes, et qu’il avait même poussé le sans-gêne jusqu’à falsifier quelques-unes des lettres à lui écrites, jadis, par son illustre « ami. »

Ce sont là des reproches que personne, sans doute, ne pourra adresser à un autre musicien allemand qui vient, lui aussi, de se révéler à l’improviste comme l’ami et le confident de Richard Wagner, et dont les Souvenirs sont en train de produire, dans le monde musical, une émotion pareille à celle qu’y ont autrefois produite les trop ingénieux Souvenirs de Prager. Les nombreuses lettres de Wagner que reproduit M. Wendelin Weissheimer sont, suivant toute vraisemblance, d’une authenticité absolue. Et je ne crois pas non plus qu’on puisse contester la parfaite exactitude des faits qu’il raconte, encore qu’il y en ait trois ou quatre sur lesquels sa mémoire l’a peut-être trompé : car on a peine à se figurer, par exemple, Wagner écoutant avec des transports d’enthousiasme, une soirée durant, la partition de la Juive déchiffrée au piano. C’est à Starnberg, en 1864, qu’aurait eu lieu cette scène bizarre. M. Weissheimer nous dit qu’il avait eu avec son ami, ce soir-là, une discussion des plus chaudes sur les Juifs, que Wagner, comme on sait, tenait pour incapables de rien « créer » en musique : admirateur passionné de Meyerbeer, d’Halévy, et presque d’Offenbach, le jeune musicien avait tout mis en œuvre pour le guérir d’une erreur aussi monstrueuse, lorsque l’idée lui était venue de s’asseoir au piano et de jouer la Juive, que, fort heureusement, il connaissait par cœur. Et Wagner avait écouté, et à tout instant il s’était écrié : « Jouez encore ! C’est sublime ! Impossible de s’en rassasier ! » Évidemment l’auteur du Judaïsme dans la Musique était converti. « Et malgré cela, ajoute tristement M. Weissheimer, il fit paraître, cinq ans après, une nouvelle édition de sa fameuse brochure ! Mais cette réédition fut de sa part une simple manœuvre : car sur le terrain de la tactique aussi Wagner était un grand maître. Après la représentation des Maîtres Chanteurs, la presse avait eu un retour en sa faveur, ce qui le contrariait : il avait, en effet, besoin d’une opposition pour réussir plus vite. Aussi s’empressa-t-il de rééditer son Judaïsme dans la Musique : et il atteignit d’ailleurs parfaitement son but, puisque tout de suite tous les journaux allemands se remirent à l’accabler d’injures. »

Ces quelques lignes suffiraient à montrer que M. Weissheimer ne se laisse pas aveugler par l’amitié, dans les jugemens qu’il porte sur le caractère de Wagner. Son livre, comme celui de Prager, est tout imprégné d’une amère rancune : et le spectacle est, en vérité, curieux, de ces deux hommes qui, après s’être posés devant nous en amis du maître, s’emploient assidûment à nous le faire détester. Mais, tandis que la rancune de Prager tenait à mille petites causes inavouées, celle de M. Weissheimer s’étale au contraire, avec une ingénuité qui nous en découvre aussitôt le motif et la portée, et qui finit même par nous la rendre touchante. Car nous lisons bien, dans son livre, que Wagner était « maître en tactique, » qu’il était prodigue et désordonné, et qu’il s’est un jour presque fâché, parce que Mme Cosima de Bulow — la future Mme Wagner — avait renversé en passant une de ses pipes turques : mais ce n’est point de tout cela qu’il lui sait mauvais gré. Il lui sait mauvais gré, simplement, de ne l’avoir pas admis à partager avec lui le succès et la gloire, après l’avoir eu pour compagnon dans ses années de lutte. Il aurait voulu que Wagner répondît au roi de Bavière, quand celui-ci lui offrit un asile où il pût travailler, et un théâtre où il pût faire jouer son œuvre : « Sire, je n’accepterai vos faveurs que si mon cher Weissheimer en a sa part aussi ! »

Je n’exagère pas. Je viens de relire à ce point de vue les quatre cents pages du volume, et, sauf le passage que j’ai cité sur la réédition du Judaïsme dans la Musique, sauf l’anecdote de la pipe turque, et sauf quelques exemples de la facilité avec laquelle Wagner dépensait, — ou donnait, — son argent, je n’ai pu trouver que deux griefs invoqués par M. Weissheimer pour justifier la rigueur de ses appréciations et le ton d’aigreur dont il les accompagne.

Il reproche, d’abord, à Richard Wagner de s’être dédit de la promesse qu’il lui avait faite d’assister à son mariage. Wagner venait alors de s’installer à Munich, dans une élégante petite maison que le roi de Bavière avait mise à sa disposition : M. Weissheimer était chef d’orchestre au théâtre d’Augsbourg, et allait se marier. « Wagner se réjouit fort de la nouvelle de mon prochain mariage, et me promit aussitôt d’y assister. Puis il réfléchit un moment, et me demanda combien de personnes j’avais invitées à la noce. — Fort peu, lui répondis-je : car nous voulons, autant que possible, rester entre nous. — Alors, de son plein gré, il me fit une proposition qui, naturellement, me ravit : après le mariage, qui aurait lieu à Augsbourg et où il assisterait, il m’offrit de nous emmener, ainsi que tous nos invités, chez lui à Munich, où il nous ferait préparer un dîner de circonstance, et où ses amis les Bulow viendraient se joindre à nous. Je fis aussitôt part à ma fiancée de cette aimable proposition. Elle me répondit avec enthousiasme : « Ah ! quelle « joie ! Le bon et cher Wagner ! » Mais voici que, la veille du mariage, je reçois à midi le télégramme suivant : « J’aurai grand plaisir à vous faire demain mes vœux de bonheur, ainsi qu’à votre chère fiancée ; mais il me sera impossible de vous recevoir chez moi avec vos honorés hôtes, car je me sens malade, et ai besoin d’un repos absolu. » Un second télégramme, qui me parvint le soir à sept heures, me disait : « Je viens d’être pris d’une fièvre très violente : impossible d’être avec vous demain. Désolé. Wagner. »

Une lettre de Hans de Bulow, reçue deux jours après, apprit à M. Weissheimer que Wagner avait été, en effet, très souffrant. Et Wagner, dans sa lettre suivante, se répandit en excuses sur ce fâcheux contre temps. Mais M. Weissheimer en a, aujourd’hui encore, après trente-quatre ans, l’âme tout ulcérée. « Qu’on se figure, nous dit-il, notre étonnement et notre embarras ! Toute la ville savait que Wagner devait venir à notre mariage ! Et ce dîner, dont il fallait nous occuper au dernier moment ! »

Le second grief est encore plus typique. M. Weissheimer, comme je l’ai dit, n’était pas seulement l’ami, mais le confrère de Richard Wagner. Il avait composé un opéra, Théodore Kœrner, sur un livret qu’avait écrit pour lui une dame de ses amies. Et il avait espéré que Wagner, admis enfin à faire jouer les Maîtres Chanteurs au théâtre de Munich, userait de son influence pour y faire jouer aussi son Théodore Kœrner. Mais Wagner s’était excusé : avec mille complimens sur sa musique, il lui avait déclaré que le livret de son opéra était trop médiocre, et que d’ailleurs le genre même de ce livret lui rendait difficile de le prendre, à ce moment, sous sa protection. Quiconque connaît un peu la doctrine wagnérienne comprendra qu’il n’était, en effet, guère possible à Wagner d’associer un opéra sur Kœrner à l’expérience décisive qu’il allait tenter, en offrant au monde ses drames nouveaux. M. Weissheimer, lui, ne l’a point compris : et l’on n’imagine pas avec quelle violence de colère et d’indignation il nous raconte, en quarante pages, les menus épisodes de cette « trahison » de Wagner. Il affirme que toutes les raisons alléguées par son illustre ami n’étaient que des prétextes ; peu s’en faut qu’il ne les mette au compte de la jalousie. Ne nous dit-il pas que, un matin, comme il jouait à Hans de Bulow des fragmens de son opéra, dans le cabinet de Wagner, le domestique de celui-ci est venu le prier de fermer le piano, parce que son maître était fatigué et avait besoin de dormir ?

Voilà, exactement, sur quoi il se fonde pour nous représenter Wagner comme un faux ami, un égoïste, un homme incapable de rendre service à personne. Et ce qu’il y a de plus étrange dans son aventure, ou plutôt de plus naturel et de plus humain, c’est que, pour mieux nous convaincre de la noirceur d’âme témoignée par son ami dans ces deux occasions, il s’évertue à nous en raconter une foule d’autres où Wagner, au contraire, s’est montré à son égard d’une bonté, d’une complaisance, d’une sollicitude extrêmes. Il nous le fait voirie traitant en frère, s’intéressant à ses travaux, le recommandant comme chef d’orchestre — et recommandant son opéra — à tous les directeurs de théâtre qu’il rencontrait dans ses voyages ou, pour mieux dire, dans ses fuites affolées à travers l’Allemagne.

« La première fois que j’allai le voir à Starnberg, il fit servir du Champagne en mon honneur, et demanda à son domestique de venir me présenter sa femme et toute sa famille, — une dizaine de personnes dont il avait pris l’entretien à sa charge avant même que l’intervention de Louis II l’eût tiré de la misère. Toute la nichée fut placée devant moi, par rang de taille ; Wagner leur mit en main un verre de Champagne, et tous, les uns après les autres, durent trinquer avec moi et boire à ma santé. Le visage de Wagner rayonnait de bonheur. « Enfin, me dit-il, enfin la destinée me permet de procurer à autrui un plaisir matériel ! » Et tout le livre est rempli de traits de ce genre, destinés surtout à attester l’affection de Wagner pour M. Weissheimer, mais qui prouvent, par surcroît, combien Wagner s’entendait à être bon camarade. Quoi de plus touchant, par exemple, que sa dernière rencontre avec son ami, dans un corridor du théâtre de Munich, le soir de la répétition générale des Maîtres Chanteurs ? M. Weissheimer ne l’avait plus revu depuis longtemps, depuis cette affaire du Théodore Kœrner qu’il ne se résignait pas à lui pardonner. Soudain, il l’aperçut debout devant lui. « D’une voix infiniment triste, avec une douceur que je n’oublierai jamais, il m’appela par mon nom. Puis il me saisit les mains, et me regarda sans rien dire. » Et M. Weissheimer ajoute : « Jamais plus je ne l’ai vu. Après ce qui s’était passé entre nous, je ne me sentais plus aucun goût pour des relations qui n’auraient point manqué de gâter encore la belle image que, jadis, je m’étais faite de Richard Wagner. »

Ainsi Wagner, à l’heure du triomphe, a vu se détacher de lui un des compagnons de ses années de lutte. Et si j’ai tant insisté sur cette dernière partie des Souvenirs de M. Weissheimer, ce n’est pas seulement parce qu’elle explique comment, à son insu peut-être, l’auteur s’est trouvé empêché par ses griefs personnels de nous offrir une « belle image » de son glorieux ami : c’est aussi parce que le cas de M. Weissheimer est celui de bien d’autres anciens amis de Wagner, qui, depuis vingt ans, plus ou moins ouvertement, avec plus ou moins de succès, ont essayé de nous représenter le maître de Bayreuth comme un ingrat et un faux ami. La même aventure leur est arrivée à tous, que M. Weissheimer nous raconte, avec une naïveté et une bonne foi admirables. Ayant cru en Wagner, dès le début, ayant applaudi sa musique alors que la masse du public la sifflait, et ayant été, en récompense, autorisés à pénétrer dans son intimité, ils se sont imaginé que l’œuvre wagnérienne était un peu leur œuvre. M. Weissheimer, par exemple, n’est pas éloigné de se poser en martyr du wagnérisme. Il s’étend avec complaisance sur les attaques qu’il a eu à subir de la part des anti-wagnériens, lorsqu’il a fait jouer sa cantate, le Tombeau de Busento, et sa symphonie romantique, le Chevalier de Toggenburg. Et d’autres, pendant ce temps, souffraient pour Wagner, en écrivant des articles sur lui, en courant de ville en ville pour acclamer son Lohengrin, ou en l’invitant à dîner et en le logeant sous leur toit. A tous Wagner donnait, en échange, mille témoignages de reconnaissante amitié. Il se sentait seul, sans ressources, entouré d’ennemis puissans et adroits : le moindre signe de sympathie lui allait au cœur.

Et n’ayant pas même le moyen d’offrir à M. Weissheimer le « plaisir matériel » d’un verre de Champagne, il s’intéressait à son Tombeau de Busento, il recommandait aux directeurs de théâtre son Théodore Kœrner, il condescendait à s’extasier avec lui sur la Juive et sur les Huguenots. Expansif et familier par nature, il ne négligeait rien pour se maintenir au niveau de ses amis. Parfois même il leur empruntait de l’argent ; mais souvent aussi il leur en donnait. Puis, un jour, brusquement, miraculeusement, les circonstances changèrent, et une vie nouvelle commença pour lui. Il se trouva chargé de réaliser l’idéal d’art que, vingt ans durant, il avait rêvé. Entreprise immense, pour laquelle ce n’était pas trop de tout son temps et de toute sa pensée. Comment s’étonner, après cela, qu’il n’ait plus été en état de s’intéresser, avec autant de sollicitude qu’autrefois, aux divers Busentos de ses innombrables amis ? et si encore ceux-ci lui avaient seulement demandé de continuer à s’intéresser à leurs Busentos ! Mais ils entendaient jouir avec lui du triomphe, comme ils avaient lutté, souffert avec lui. Le plus sincèrement du monde ils estimaient que le roi de Bavière les avait tous appelés à sa cour. Et quand ils s’apercevaient que le succès, la gloire, la faveur royale n’étaient que pour le seul Wagner, la déception qu’ils en ressentaient se mêlait invariablement d’un peu de rancune. N’est-ce point la même aventure qui, vingt ans après, arriva encore à Frédéric Nietzsche, et acheva de le détacher de Richard Wagner[2] ? Lui aussi, comme M. Weissheimer, avait conscience d’avoir contribué à la victoire du wagnérisme : lui aussi se plaignait de n’avoir pas la part de récompense qui lui était due ; ou plutôt il ne se plaignait point, ayant l’âme trop haute, mais ses lettres et le récit de sa sœur attestent clairement la souffrance que furent pour lui, en 1876, ces fêtes de Bayreuth, où tout le monde s’occupait de l’Anneau du Nibelung, et personne, de son livre sur Richard Wagner. Et combien d’autres cas semblables on pourrait citer !


Le livre de M. Weissheimer se trouve ainsi avoir une portée plus générale que celle que l’auteur a voulu lui donner : il nous montre combien de petits inconvéniens s’attachent au métier de grand homme, et à combien de hasards est exposée l’amitié. Mais ce n’est point là, sans doute, ce qui aura attiré sur ce livre l’attention du monde musical allemand. J’imagine plutôt qu’on aura été frappé du très grand nombre d’anecdotes et de détails curieux rapportés par M. Weissheimer sur la vie intime de Wagner ; et le fait est que, à ce point de vue aussi, ses Souvenirs sont parmi les plus instructifs qu’on nous ait offerts depuis de longues années. Non que M. Weissheimer ait été vraiment ce qu’on peut appeler un « ami » de Richard Wagner, comme l’ont été par exemple Liszt, Bulow, Rœckel ou Gobineau ; mais il a été son compagnon, son confident, durant une des périodes les plus importantes de sa carrière, et une de celles que, jusqu’ici, ses biographes ont le plus mal connues.

Il occupait, en 1862, l’emploi de second chef d’orchestre au théâtre de Mayence, lorsque Wagner vint s’installer dans un endroit voisin de cette ville, à Biebrich-sur-le-Rhin, pour y écrire le poème et la musique des Maîtres Chanteurs. Et bien que Wagner ne fût venu à Biebrich que dans l’espoir d’y travailler en silence, il ne tarda pas cependant à se lier avec son jeune confrère, qui d’ailleurs l’admirait fort, et n’épargnait rien pour lui être agréable. Tous les soirs, il lui lisait ce qu’il avait écrit dans la matinée : et puis on dînait, on se promenait au bord du fleuve ; le maître évoquait ses souvenirs, ou exposait ses projets. M. Weissheimer a pu, de cette manière, non seulement assister presque jour par jour à l’enfantement de l’œuvre nouvelle, mais recueillir aussi une foule de particularités intéressantes sur le caractère, les opinions, les procédés de travail de Richard Wagner. Et sans doute en aurait-il recueilli et nous en aurait-il transmis davantage encore, s’il avait été moins constamment préoccupé de se mettre lui-même en valeur : car on n’imagine pas la place que tenaient Busento et la symphonie de Toggenburg dans ses conversations avec l’auteur des Maîtres Chanteurs, ni la place qu’ils tiennent dans ses Souvenirs. Il nous y parle même de la « profonde impression » éprouvée par Wagner en écoutant la musique composée jadis par lui, M. Weissheimer, sur le poème de Tristan et Isolde ! Mais son livre, tel qu’il est, nous apporte vraiment un témoignage précieux sur le séjour de Wagner à Biebrich, et, d’une façon générale, sur ces premières années du retour du maître en Allemagne qui furent, peut-être, l’époque la plus sombre, la plus dure, la plus découragée de sa vie.

Il nous apprend, par exemple, que, dès novembre 1861, Wagner avait entièrement écrit, en prose, le livret des Maîtres Chanteurs. Il le récrivit en vers, durant les deux mois suivans, à Paris, où le prince de Metternich avait mis à sa disposition un pavillon au fond du jardin de l’ambassade d’Autriche. Mais Paris était trop coûteux, trop fiévreux aussi : et c’est à Biebrich qu’il composa la partition de son opéra. Il en composa d’abord l’ouverture, puis les premières scènes du premier acte, et ainsi de suite, procédant avec un ordre si méticuleux que pas une fois il ne voulut aborder une scène avant d’avoir entièrement fini la précédente. Au contraire de beaucoup d’autres musiciens, il ne pouvait composer qu’au piano ; jamais il n’écrivait une mesure avant de l’avoir jouée et rejouée ; M. Weissheimer raconte même qu’il avait fait placer sur son piano une sorte de pupitre, de façon à pouvoir noter d’une main les accords qu’il essayait de l’autre. Et ni le temps, ni la peine ne lui coûtaient pour mettre au point une sorte de première esquisse de sa musique, qu’il se bornait ensuite à transcrire avec tout le développement nécessaire, sans presque jamais en modifier le fond. C’est ainsi que non seulement l’ouverture des Maîtres Chanteurs fut esquissée en entier avant qu’une note fût écrite de la suite de l’opéra, mais M. Weissheimer assure qu’en l’instrumentant, plus tard, Wagner n’y fit pas le moindre changement. Cette page admirable naquit telle, du premier coup, que nous la connaissons aujourd’hui. Et que les wagnériens ne se fâchent pas de l’expression d’opéra, appliquée ici aux Maîtres Chanteurs ! Wagner lui-même ne manquait pas une occasion de déclarer que cette pièce n’était pas un drame, comme Tristan ou la Walkure, mais une œuvre de divertissement, comme les Noces de Figaro ou la Flûte enchantée. Il parlait dans ses lettres de « l’air de Pogner, » du « duo d’Eva et de Sachs. » Ce qui ne l’empêchait pas de se rendre bien compte de l’exceptionnelle valeur artistique des Maîtres Chanteurs, ainsi que le prouve une lettre qu’il écrivait à M. Weissheimer le 22 mai 1862, jour anniversaire de sa naissance : « Depuis ce matin, y disait-il, je sais à coup sûr que les Maîtres Chanteurs seront mon chef-d’œuvre. »


Il y aurait encore à noter bien d’autres renseignemens curieux. Sait-on, par exemple, que c’est à la demande de Napoléon III que Wagner, en 1861, a obtenu le pardon du roi de Saxe et l’autorisation de rentrer en Allemagne ? Sait-on que le Prélude de Lohengrin n’était à l’origine que l’adagio d’une grande Ouverture, aussi développée que le sont celles de Tannhauser et du Hollandais volant ! Sait-on que les paroles des Cinq Poèmes, généralement attribuées à Wagner, sont d’une dame de ses amies, Mme Wesendonck ?

M. Weissheimer a eu aussi l’occasion de connaître, à Biebrich, la première femme de Wagner, dont le caractère et le rôle ont été si diversement appréciés par les biographes du maître. Elle revenait de Dresde, où elle avait passé plusieurs mois : et son mari fut d’abord enchanté de la revoir. Mais quelques heures suffirent pour aviver, de nouveau, le désaccord de leurs sentimens et de leurs pensées. « Après le dîner, qu’il avait tenu à préparer lui-même, et pendant lequel il s’était montré plein de tendres égards, Wagner lut à sa femme le poème des Maîtres Chanteurs. Et d’abord tout alla bien, encore que Mme Minna interrompît un peu trop souvent la lecture pour poser des questions assez inutiles. Mais, au commencement du second acte, comme Wagner lui décrivait le décor de la scène, à droite l’atelier de Sachs, à gauche la maison de Pogner : — « Et ici le public ! » s’écria-t-elle, en même temps qu’elle faisait rouler une boulette de pain sur le manuscrit. La lecture en resta là. » Mme Minna Wagner n’était guère disposée, du reste, à goûter les Maîtres Chanteurs. Dans toute l’œuvre de son mari, elle ne goûtait que Rienzi. « Ah ! si Richard pouvait encore écrire un ou deux opéras comme celui-là ! » disait-elle avec un accent de regret. Elle repartit pour Dresde dès la semaine suivante.

Mais ce qui donne surtout aux Souvenirs de M. Weissheimer la valeur d’un document biographique très précieux, c’est qu’ils nous font voir avec une évidence saisissante combien la situation matérielle et morale de Wagner était désespérée, lorsque se produisit la miraculeuse intervention du jeune roi de Bavière. On n’imagine pas une misère plus profonde, ni un découragement plus complet. Il y eut des semaines où Wagner se trouva, littéralement, sans asile, faute de pouvoir payer des loyers échus. Il y eut des jours où il songea à abandonner son art, pour donner des leçons ou apprendre un métier manuel. Et il avait cinquante ans, il était malade, il devait pourvoir à l’entretien de sa femme ! Toutes ses lettres de cette période ne sont qu’un cri de détresse. « Je me demande avec terreur comment je pourrai vivre jusqu’à la fin du mois, » écrit-il à M. Weissheimer le 12 octobre 1862. « De mon abattement, — lisons-nous dans une autre lettre, — de la façon dont la vie m’est à charge, vous ne sauriez vous faire une idée… Toutes les issues sont fermées autour de moi ; et la seule chose qui pourrait me consoler, le travail, m’est désormais impossible. » Et de jour en jour l’horizon s’obscurcit. « Je suis un homme perdu, écrit-il de nouveau le 10 juillet 1863… Il n’y a plus de place pour moi dans ce monde, je n’ai plus de goût pour rien, pour l’art ni pour la vie. Tant de Secousses et le sentiment de mon impuissance m’ont anéanti. » Lorsque le secrétaire aulique du roi de Bavière vint lui apporter les offres de son maître, il le trouva, à Stuttgart, dans une chambre d’hôtel, occupé à faire ses malles pour quitter l’Allemagne : ses créanciers avaient obtenu contre lui un mandat d’arrêt !

M. Weissheimer lui a rendu plus d’un service, durant ces cruelles années. Il a organisé un concert à son bénéfice, il l’a recommandé à des éditeurs, il a même mendié pour lui, — d’ailleurs sans résultat, — dans les rues de Wiesbaden. Et personne ne trouvera mauvais qu’il s’en fasse honneur. Pourquoi seulement n’a-t-il pas rendu à son ami le service suprême d’oublier l’affaire de la noce et celle du Kœrner ? Pourquoi n’a-t-il pas tiré un meilleur parti de la leçon que lui donnait, à Munich, durant les répétitions des Maîtres Chanteurs, son confrère et ami, Félix Drœseke, qui avait été, lui aussi, un wagnérien de la première heure ? « Sans doute, disait ce sage, le commerce de Wagner n’a en ce moment pour nous rien de bien agréable ; mais plus tard, dans trente ou quarante ans, comme le monde entier nous enviera d’avoir été ses amis ! »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1893.
  2. Voyez la Revue du 15 mai 1897.