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Revues étrangères - Un Conteur siennois

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Louis Gillet
Revues étrangères - Un Conteur siennois
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 193-204).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

UN CONTEUR SIENNOIS


FEDERIGO TOZZI : CON GLI OCCHI CHIUSI ; TRE CROCI[1]


Il y a un peu plus d’un an, le 21 mars 1920, mourait à Rome, dans une pauvre maison de la Via del Gesù, un écrivain de trente-huit ans qui avait publié en tout deux minces volumes. Ces livres étaient tombés mal à propos pendant la guerre. Ils avaient attiré toutefois l’attention des délicats, qui y avaient reconnu cette prose classique qui ne s’écrit plus guère depuis Leopardi. On sentait un homme étranger à toutes les modes nouvelles, riche d’une sensibilité et d’une expérience originales, formé solitairement à l’école de la vie. Il avait publié son premier livre à trente-quatre ans. Maintenant, ses ouvrages allaient se multiplier. Il venait de corriger à Milan les épreuves d’un nouveau roman, qu’on disait un chef-d’œuvre, tandis qu’une Revue romaine faisait paraître les premières pages d’un livre qui s’annonçait supérieur encore. Et il avait dans son logis de la Via del Gesù une vieille malle, son unique fortune, bondée de manuscrits et d’ébauches, moins nombreuses pourtant que les quinze ou vingt romans dont la matière s’était accumulée en lui et dont les formes s’agitaient dans sa tête puissante. Pour ceux qui savaient, cet inconnu était la plus grande force littéraire qui se fût révélée depuis une génération. La grippe l’enleva en huit jours. Quelques semaines plus tard, le roman des Trois Croix apprenait à toute l’Italie le nom et le génie de Federigo Tozzi.

Toute la presse a répété cette mélancolique histoire. Dans des articles pleins d’amitié, le brillant critique milanais, M. G.-A. Borgese, révélait au public la perte qu’il venait de faire et le deuil qui frappait les lettres italiennes. Il contait l’existence difficile de son malheureux ami, qui n’eut jamais chez lui une planche de sapin pour servir de bibliothèque ni ne put offrir à sa femme le luxe d’une bonne à tout faire. Il disait ce qui se fondait d’espoirs sur ce talent robuste et vrai, qui semblait promettre un héritier des Manzoni et des Verga. Mais qu’importent, avouons-le, ces questions d’école ? Ce que j’aime de Tozzi, c’est ce qu’il a mis dans ses livres des aspects et de l’âme de sa ville natale et ce que nous y retrouvons de la beauté de Sienne.

Y a-t-il un voyageur qui ait franchi un jour la porte Camollia, en lisant la gracieuse devise : Cor tibi magis Sena pandit, — « C’est mon cœur surtout que je t’ouvre, » — sans en garder au cœur une émotion reconnaissante ? Y a-t-il un visiteur de la ville aux trois collines, entre lesquelles les rues étroites se balancent comme des guirlandes aux chapiteaux de trois colonnes ; y a-t-il un pèlerin du moyen âge italien qui, pour avoir vu, au sommet de l’acropole de Sienne, son immense Dôme inachevé de marbre blanc et noir, ne conserve de cette vision l’image ineffaçable, le souvenir d’un monde d’art, d’un secret de poésie dont Rome et Venise même n’ont pas l’équivalent ? Qui a pu se promener de San Francesco à l’Observance, entre l’oratoire de saint Bernardin et la maison de sainte Catherine, sans comprendre que cette petite ville était un hortus conclusus, une source de merveilleux, un des joyaux spirituels de cette terre [2] ?

C’est pourquoi il me semble qu’une des raisons principales que nous avons d’aimer Tozzi, c’est d’être un romancier local et d’avoir fait sur Sienne ce que tant d’autres ont fait sur Naples, sur Venise et sur Rome. On lui sait gré de s’être plu dans le cadre précieux que lui avait fait la destinée et de n’en avoir pas cherché d’autre. On lui sait gré d’avoir aimé un objet touchant et délaissé, d’avoir parlé mieux que personne de ce paysage toscan qui demeura jusqu’à trente ans l’horizon de sa vie et dont la muette leçon lui enseigna la mesure. Dès les premières pages de son premier roman, je trouve ce tableau exquis d’une chose intraduisible, le podere où l’artiste a passé une partie de son enfance, — le podere, le petit bien aux portes de la ville, et dont le fruit suffit à la subsistance d’une famille :


Le podere, bien que petit et avec ses bâtisses modestes, était beau ; on y respirait une douceur qui invitait à y demeurer ; une file de cinq cyprès derrière le mur bas de l’aire ; et, plus loin, tout le reste en oliviers et en verger. On en faisait le tour du regard deux ou trois fois, et on se disait : Plus grand, ce serait moins aimable.


Dans ce peu de mots tient tout un art. Avec quelle tendresse encore, en une demi-ligne, l’artiste exprime la grâce de ce paysage qui fait l’enchantement d’un voyage de Sienne à Florence, — de cette succession de collines « dont chacune est plus douce que l’autre ! »

Mais ce serait faire tort à Tozzi que de prendre ses livres pour un album d’eaux-fortes. Vous êtes-vous parfois demandé ce que pouvait être l’existence de ces villes que nous appelons mortes, et où notre curiosité va chercher le décor du passé ? Vous êtes-vous jamais inquiété des gens que vous rencontriez dans les rues de ces cités jadis glorieuses, devenues aujourd’hui des sous-préfectures endormies et un peu déguenillées ? Vous êtes-vous occupé de savoir quels peuvent être les intérêts, les idées, les passions de ce peuple qu’on voit errer dans des lieux pleins d’histoire et que nous sommes tentés de prendre pour des ombres ? Ce sont des questions que le touriste ne se fait guère. Il court au musée, il visite une église ou un hôtel de ville, il admire quelques fresques ou quelques vieux tableaux, comme on se promène un moment dans une boutique d’antiquaire. Pour la plupart des forestieri qui en ont parlé (y compris les Italiens), Sienne n’est guère qu’un grand bibelot. C’est ainsi que l’héroïne de M. d’Annunzio, la Siennoise Marie Ferrés d’Il Piacere, s’imagine sa patrie : « Ce que je vois toujours, ce sont les femmes des Primitifs, les inoubliables têtes de Saintes et de Vierges, celles qui, dans la vieille Sienne, souriaient à mon enfance du haut des fresques de Taddeo et de Simone di Martino… »

Mais ce qui fait le romancier, c’est justement le don de s’intéresser aux formes et aux conditions de la vie ; c’est la faculté d’observer ce qui se passe autour de lui dans un milieu donné. Le vrai romancier est presque toujours un phénomène provincial. Il y a là une sorte de loi aisée à vérifier dans toutes les littératures, comme si le roman avait besoin pour naître de certaines conditions singulières et un peu archaïques, de mœurs particulières, d’habitudes qui ne se trouvent plus dans la fièvre des grandes villes ; il resterait d’ailleurs à savoir si, pour comprendre ce milieu, il n’est pas nécessaire d’avoir pour réactif le contact de la grande ville et de la capitale. Ainsi Balzac ou George Sand n’ont reconnu qu’à Paris le prix des spectacles étonnants qu’ils avaient observés à Saumur ou à Châtellerault.

C’est là, toutes proportions gardées, ce qui est arrivé à Tozzi. Il n’est venu à Rome qu’en 1914. Mais jusqu’alors toute sa vie s’était passée à Sienne. Il nous l’a racontée, cette vie, dans son roman les Yeux fermés, qui n’est que le premier chapitre d’une autobiographie, dont les deux autres devaient s’appeler Il podere et les Souvenirs d’un employé. Fils d’aubergiste, — son père était le patron de la trattoria au Pesce azzuro (le « Poisson bleu » ), que je me souviens d’avoir connue près de la poste, via Cavour, et qui porte aujourd’hui le nom du « Rocher rouge, » — il lui arriva, en effet, après la mort de ce père, d’être réduit pour vivre à un lopin de terre loué 65 francs par mois, et même d’être contraint à se faire cheminot. Ce sont des expériences qui vous marquent un homme. Toute sa vie, même le succès venu, il en gardait encore l’empreinte. Jamais il ne devait être « du monde. » À l’Aragno et au Café de Rome, il préférait le cabaret. Une gêne orgueilleuse répandait sur toute sa personne une nuance de sauvagerie. « Saurai-je jamais baiser la main à une jolie femme ? » confiait-il à un ami, avec une appréhension comique et résignée. Il me rappelle ainsi ce pauvre grand Péguy, mal à l’aise dans un fauteuil, et qui, en vrai paisan, n’était « assis » que sur une chaise.

Sur ses impressions d’enfance, jusque vers la vingtième année, nous avons son propre témoignage. Enfance tardive, souffreteuse, renfermée, assez triste. Il était le dernier de sept enfants morts en bas âge. Sa mère était une créature passive et laborieuse, anéantie devant son mari. Elle avait des convulsions. Le petit Frédéric paraissait malingre et borné. Il passait des heures dans son coin, sans mouvement et sans pensée, avec cette faculté bizarre de considérer la vie et son existence même comme une illusion pénible : « Les gens qui l’entouraient agissaient comme dans les songes. » Son père le méprisait. Cet homme dur et brutal, devant qui tout tremblait, avare, violent, parvenu, avait pour son propre à rien de fils le dédain d’un rustre vigoureux pour un enfant chétif ; et il considérait ce rêveur avec haine, comme un incapable qui devait ruiner sa maison. Il ne se trompait pas. À peine mort, ses affaires tombèrent en déconfiture. Il aurait voulu faire de son fils son héritier, lui léguer cette auberge qu’il avait créée de rien et qui était sa gloire. Il regardait de travers cette espèce d’idiot qui voulait étudier, et qui d’ailleurs ne faisait rien. Est-ce qu’il avait eu besoin d’être un savant pour faire fortune ? Mais le petit s’entêtait dans ses lectures et dans ses rêves. Il voulait être artiste, du reste sans succès. Sa croissance morale était lente comme sa croissance physique. « Il était comme une chose qui n’arrive pas à s’expliquer. » Ce milieu grossier l’humiliait. Ainsi, dans le va-et-vient des consommateurs, des cuisiniers et des garçons, dans une perpétuelle odeur de graisse, de vaisselle, de victuailles, de tabac, grandissait cette âme taciturne, et sa mémoire s’emplissait de figures et de types, de tout un personnel de petites gens et de ruraux dont les images se photographiaient dans sa conscience à son insu, et qui venaient poser devant lui, deux fois par jour, aux heures de repas, dans la salle à manger du Pesce azzuro, ornée (c’était bien la peine de vivre au milieu des chefs-d’œuvre de la peinture siennoise !) d’une paire de chromos représentant les Créateurs de l’Italie et la Bataille d’Adoua.

Comment le jeune homme, sorti de ce milieu inculte, parvint-il à se donner une culture ? C’est seulement plus tard, nous apprend M. Borgese, qu’il refit ses études classiques ; il avait plus de vingt ans quand il apprit le latin. Il découvrait en même temps les vieux auteurs toscans, avec le charme unique de sa petite patrie. Alors il se créa son art. Mais la matière de cet art, sa sensibilité spéciale, son expérience de la vie, c’est dans ces longues années sans joie qu’il les avait élaborées ou plutôt qu’elles s’étaient formées ou déposées en lui. Il n’avait pas fallu moins d’efforts pour cet enfantement. On se figure quelquefois la volupté que ce serait de vivre dans ces jolies villes pleines du passé : il semble que dans un tel décor on n’a, pour être artiste, qu’à se donner la peine de naître. Quelle erreur ! Le récit de Tozzi nous détrompe : on y lit l’histoire du lent débrouillage d’un esprit.

Le livre est d’ailleurs assez confus, encombré de scènes parasites et de tableaux de mœurs qui ralentissent l’action. Par endroits, le style est déjà parfait. Voici la scène de la mort de sa mère.


Un matin, elle décida de mener Pierre chez le curé, en espérant un bon conseil. Elle avait sorti sa belle robe, et elle se dépêchait afin que son mari ne se doutât de rien : elle faisait la course en cachette. Tout à coup, elle se sentit le cœur pincé à étouffer ; elle n’eut pas le temps de jeter un cri. Elle ne s’aperçut même pas qu’elle tombait.

On la trouva la tête sur le carreau devant l’armoire ouverte ; elle était tombée en avant, comme les bêtes écrasées d’un coup de talon sur la nuque. Elle avait les yeux à demi ouverts, encore pleins de vie, et le visage un peu contracté, comme si sa mort la contrariait seulement pour les autres ; elle semblait supplier qu’on ne la grondât pas, et elle avait un air de préoccupation inexprimable, qui faisait mal.


Ce morceau fait penser à Tchekov, à Gorki. Le rapprochement s’impose plus fortement encore quand on vient à lire l’épisode principal du roman, l’histoire des amours de Pierre (le prête-nom de Tozzi) avec une paysanne coquette et perverse, Gisèle, sa camarade d’enfance. C’est elle que le petit Pierre adore « les yeux fermés. » Navrante comédie, qui finit dans un bouge. Alors seulement, le malheureux s’éveille de son rêve. « Quand il revint à lui, de l’espèce de vertige qui l’avait abattu aux pieds de son amie, il voyait clair. Il n’aimait plus. »

On a dit que Tozzi a imité les Russes. Mais il ne les a connus qu’à la fin de sa vie. C’est en lui et aussi dans l’âme de sa race (ce qui revient au même) qu’il a trouvé ces deux qualités de son art : le trouble de l’émotion et la pureté du style. Sa première œuvre, longtemps avant ses œuvres personnelles, est une Anthologie siennoise, de Cecco Angiolieri jusqu’à cette sainte fille, presque sœur de Jeanne d’Arc, et qu’il appelle « une gloire plus grande que sa patrie. » Dans les vers ou la prose de ces lointains ancêtres, dans leurs Laudi « sanglants comme les chairs des flagellants, » il a dû reconnaître un génie fraternel. Le mysticisme siennois du XIVe siècle n’est pas sans analogie avec ce qu’on a appelé le christianisme russe. La Russie traverse aujourd’hui, cinq cents ans après nous, des états de sensibilité de la fin du moyen âge. Vous rappelez-vous la chapelle de San Domenico où Sodoma a représenté l’Extase de sainte Catherine ? Vous rappelez-vous la fresque étrange que l’on voit à côté : une foule émue d’horreur, un tronc décapité d’où s’échappe un flot de sang, le bourreau qui élève en l’air par les cheveux la tête livide du supplicié et, auprès du billot, cette forme blanche à genoux, les mains jointes, les yeux au ciel, le visage transfiguré par la béatitude, cette figure divine d’amoureuse et de voyante, qui regarde et aperçoit là-haut l’âme du meurtrier reçue par Jésus-Christ ? Il faut relire après cela la lettre prodigieuse où la sainte raconte la scène à Raymond de Capoue : jamais l’auteur de l’Idiot et des Frères Karamazov, jamais le poète des assassins et des prostituées n’a écrit de pages plus bouleversantes, plus remplies du délire de la tendresse humaine et de l’ivresse du sang, de l’amour et de la mort.

Mais déjà, dans cette autobiographie à peine déguisée, se montrait le pouvoir d’observation de Tozzi : le plaisir de tracer des portraits, de faire vivre des figures et d’animer des personnages. Les caractères, celui du vieux Domenico, celui surtout de cette petite coquine de Gisèle, sont admirables. Ce qui manque le plus, c’est l’art de composer. Dans les Trois croix, l’auteur se détache de lui-même ; il aborde le roman impersonnel. Le sujet, certainement réel, est si nu, tellement dépouillé de circonstances et d’accessoires, qu’il devient presque impossible à résumer. C’est l’histoire d’un délit vulgaire, un simple fait divers de la chronique locale, que l’histoire de ces trois frères Gambi, libraires et antiquaires qui, ayant trouvé une dupe, le chevalier Nicchioli, fabriquent en son nom de fausses lettres de change. La librairie ne va pas fort à Sienne ; hormis quelques ouvrages de piété, il n’y a pas aujourd’hui, comme au temps de Stendhal, quinze personnes par an pour acheter un livre. Il suffit d’être entré une fois dans ces boutiques où le faux objet d’art s’étale si naïvement, comme une industrie nationale, pour se douter qu’il est bien tentant de ne pas s’en tenir là et qu’il n’en coûte pas plus de falsifier un chèque que de vendre un faux primitif à un Yankee problématique ; on peut dire que cela suppose la même bonne foi et la même tranquillité de conscience : personne n’est forcé d’y croire, tant pis pour les nigauds !

Cette vilaine histoire d’abus de confiance, comment, à force d’art, l’auteur est-il parvenu à lui donner quelque intérêt ? On lui a reproché d’entrer brusquement en matière et d’avoir supprimé toute explication. Dès les trois premières pages, nous sommes au courant : nous connaissons le trio Gambi et nous savons qu’ils vont porter un faux chèque à la banque. Nous savons qu’ils se soutiennent ainsi depuis trois ans. On voudrait, nous dit-on, connaître leur histoire, savoir par quel chemin ils en sont venus là. Je tiens pour une preuve de goût d’avoir sauté ce préambule et de nous placer en cinquante lignes devant le fait accompli : c’était le seul moyen de le rendre acceptable. C’est ainsi que procèdent le maître de Crime et Châtiment et celui d’Un drame dans le monde. Dans les vingt premières lignes, nous savons que Raskolnikoff sera un assassin et, au bout de dix pages, que Mme de Malhyver est une empoisonneuse. Il ne fallait pas moins d’audace pour faire tolérer ce brelan d’escrocs.

Le drame court à la catastrophe : dès la première minute, elle est inévitable. Les trois frères glissent sans arrêt sur le plan incliné qui les mène à l’abîme. Pas un incident, pas un hors-d’œuvre dans ce récit en ligne droite et qui roule, emporté par la vitesse acquise, sur une trajectoire fatale : une demi-douzaine de personnages, les trois Gambi d’abord, Jules, Nicolas et Henri, puis Modesta, femme de Nicolas, qui tient le ménage de la famille, et deux petites nièces bonnes à marier, Lola et Chiarina, adoptées par charité, et qui sont le meilleur sentiment de ces voleurs et l’unique rayon de joie de la maison ; enfin, le commanditaire et la dupe des libraires, S. E. le chevalier Horace Nicchioli, président de plusieurs sociétés charitables, « bonhomme à la bouche enfantine, toujours en mouvement, et qui baisse la tête pour regarder par-dessus son lorgnon », outre un ou deux comparses, comme il signor Nisard, élève de l’École de Rome, qui prépare une thèse sur Matteo di Giovanni.

Tout ce monde vit avec une énergie intense, gravé en traits inoubliables, dans ce court récit de deux cents pages. Les trois frères sont magnifiques : l’aîné, Nicolas, bon vivant, goguenard, colérique et cordial, le seul du trio qui ait pris femme, et celui qui fait les courses aux environs, à la recherche des « antiquités » ; Jules, l’homme de tête de la bande, le plus intelligent et le plus affiné, celui qui a conçu toute l’affaire, qui fabrique les faux et les porte à la banque ; Henri, le dernier, un fainéant, un envieux et un crétin, qui passe son temps au cabaret à faire des parties de bricole et à jouer au bourgeois devant la galerie. À mesure que l’échéance approche, que le crime se répète et que les chances d’impunité s’épuisent, les deux aînés se sentent envahis de terreur. Ils comprennent que déjà ils ne sont plus comme « les autres. » Ils deviennent nerveux, irritables. À tout instant, ils tremblent de se voir découverts. Et il faut jouer la comédie, soutenir les regards des gens, causer, sauver la face ; et quelquefois, ainsi, on se donne le change. En parlant de littérature avec l’archéologue, Jules éprouve par moments un instant de bien-être, « comme un pauvre reçu dans la société d’un riche. » Puis, aussitôt après, il éclate en sanglots. En attendant, ils jouissent de leur reste, ils se soignent, se la coulent douce : encore une manière d’oublier. Et c’est aussi le moyen de tromper Modesta sur l’état de leurs affaires. « La table, voyez-vous, c’est notre péché mignon. » — « Plus j’approche de la culbute, ajoute Nicolas, plus je ne me soucie que de boire et de manger. » Jules consent, par faiblesse et pour faire plaisir à ses frères et pour ne pas donner l’éveil à sa belle-sœur, et aussi par défi et par une sorte d’orgueil. Et il éprouve, à faire ses faux, une espèce de plaisir d’artiste. C’est pour cela qu’il se déshonore, — pour que ce goinfre d’Henri puisse s’empiffrer à son aise et vivre comme un « signore, » — et pour que les petites vivent comme des demoiselles… Et c’est merveille de voir comme ces vices sordides, la gueule, la paresse, — qui n’offrent pas l’attrait des passions « distinguées, » telles que l’ambition ou la luxure, — finissent par donner une impression tragique.

Enfin, l’inévitable arrive. Les faux sont découverts. On se figure quel scandale dans cette ville de province, quand on apprend que les Gambi font une faillite frauduleuse de 70 000 francs. « Jules ne versa pas une larme, mais il avait les yeux d’un homme qui aurait pleuré toute sa vie. » Aussitôt son parti est pris. C’est lui qui a eu l’ « idée, » c’est lui qui a fait le coup : c’est lui qui paiera pour ses frères. Pendant trois ans, il a été faussaire sans remords, avec une adresse et un succès qui finissaient par devenir l’exercice d’un droit, puisque « les autres » étaient assez bêtes pour s’y prendre. Son crime, en l’isolant, lui donnait une espèce de supériorité. « Je n’ai pas réussi, ce n’est pas ma faute… On dira que j’ai trompé les gens qui m’estimaient :… on ne peut pas exiger que je sois fait autrement que Dieu m’a mis au monde… »

Le matin de son suicide, sur le chemin de la boutique, il rencontre le Français qu’il étonne par la liberté de sa conversation. Le jeune homme l’emmène sur la Lizza déserte, d’où l’on embrasse une vue admirable de Sienne : Jules contemple la ville avec attendrissement, jamais il ne l’avait tant aimée.


Reviendrez-vous ici ? demanda l’étudiant.

Chi lo sà ? Est-ce qu’on sait qui vit ni qui meurt ? Et puis, — moi !… Je me rappelle un souvenir d’enfance. Je n’avais qu’à rester seul une demi-heure sans rien faire, pour qu’il me vint une espèce de doute dont j’avais peur. Je n’étais même plus sûr d’exister. La nature de ce doute, je ne saurais l’expliquer ; je vais essayer de me faire comprendre. Vous avez eu sans doute, quelquefois, en rêvant, une espèce de sensation vague, — agréable ou non, on ne saurait le dire, — qui en même temps vous empêchait de croire à votre rêve ? Vous auriez voulu cependant que ce fût la réalité. Mais cette sensation combattait, dissipait votre rêve : vous n’arriviez plus à faire que ce rêve et vous fissiez corps. Eh bien ! la réalité, — on appelle cela la réalité ! — me faisait, à moi, le même effet. Je ne savais plus si tout ce que je voyais n’était pas un songe plus vaste, continu, un songe devenu habituel, et dont je n’avais plus qu’une conscience intermittente. Pour mieux dire, figurez-vous que le présent lui-même me donnait l’impression d’une réalité toute conventionnelle.


Aveu solennel, imprévu, où sonne le fond d’une âme ! Ainsi, dans ces villes de province, l’absence de contacts sociaux, l’ennui, la solitude favorisent le développement d’originalités singulières. Les caractères, souvent mesquins, s’épanouissent avec moins de contrainte. Chacun suit en secret sa pente, chacun s’accuse dans son pli. Sur ce théâtre minuscule, l’antiquaire est devenu un de ces monstres cérébraux dont l’intelligence fonctionne comme une machine à faire le vide : il ne rencontre plus de limites à son « moi. » Et, poussé d’ailleurs confusément par l’horreur de déchoir et l’esprit de famille, — ce sentiment si fort au cœur de l’Italien, — il s’est cru maître de vivre à sa guise le songe de la vie. Il s’est trompé, il s’exécute. Et laissant Nisard ébahi de tant d’ « inconscience, » il rentre froidement dans sa boutique et se pend.

Ses frères ne lui survivent pas longtemps. Nicolas meurt d’apoplexie. Henri tombe au dernier degré de la misère et de l’abjection. On finit par le recueillir à l’asile des vieillards. Comme il est un des moins âgés, on lui fait faire dans le jardin quelques menues besognes. Un jour, il dit à ses camarades :


— Si je meurs bientôt et que les petites viennent me voir, vous leur direz que je m’étais mis à travailler.

Ils le regardèrent sans répondre. Alors il s’expliqua :

J’ai aussi un brin de conscience. Il n’y a que les petites pour le comprendre…

Il n’osait ajouter :

— Elles me porteraient une chopine.


Il succombe à son tour à une attaque de goutte. Ainsi aucun des trois frères n’était mort en chrétien.


Lola et Chiarina vinrent lui mettre deux bouquets sur son lit, un à sa droite, l’autre à sa gauche. Il n’y avait qu’un cierge ; comme il était de suif, il se tordait à la chaleur de sa flamme rougeâtre, comme s’il avait eu dans sa tige un peu de sang cadavéreux.

Elles priaient à genoux, les mains jointes sur le drap contre leurs bouquets ; et entre les deux jeunes filles, le visage du mort paraissait peu à peu se revêtir de bonté.

Le lendemain, elles cassèrent leurs tirelires et prièrent Modesta d’acheter trois croix égales, pour les planter au cimetière.


Ce qu’il y a de désolation dans une pareille fin, une analyse sommaire est impuissante à le faire sentir. Il y a là trente pages d’une détresse qui serre le cœur. On admirera du moins avec quel tact l’artiste, même dans cette honte, a su mettre quelque chose d’humain. Ce n’est pas le cynisme mystique de Marméladoff, la réhabilitation de l’ivrogne et de la fille, moins encore le pontificat humanitaire du forçat et le sacre de l’angélique galérien Jean Valjean : ce sont des misérables, mais qui ont néanmoins « un brin de conscience » et quelque chose en eux qui n’est pas entièrement indigne de sympathie. Si Tozzi a été touché par la « religion russe, » il y a fait entrer la mesure latine.

Je souhaiterais aussi qu’en dépit du déchet que fait subir le passage d’un texte dans une langue étrangère, le lecteur eût pu deviner quelque chose du style de Tozzi : la ligne, la pureté toute classique de la syntaxe, l’absence d’épithètes, la sobriété, le sérieux et le poids de la phrase. Depuis le temps où le vieil Hortensius, sous les ombrages de Tusculum, discourait avec Cicéron de l’éloquence parfaite, il semble qu’il y ait en Italie deux écoles rivales : d’une part, la manière opulente, composite, asiatique, d’un luxe qui n’exclut d’ailleurs ni le clinquant ni la mièvrerie, et que représente aujourd’hui avec magnificence M. Gabriel d’Annunzio ; d’autre part, le genre direct que l’on appelait le genre attique, ce style d’une sécheresse passionnée, non sans grâce et sans poésie, mais attentif surtout à la réalité, qui est celui des vieux poètes du trecento et celui des grands Florentins, le style de Ghiberti et de Donatello. Pour me servir d’une métaphore déjà familière aux anciennes rhétoriques, l’une est plutôt un style de peintres et l’autre de sculpteurs. Tozzi, en vrai fils de la Toscane, annonçait le retour de ces grands artistes naturalistes, le déclin des virtuoses et des décorateurs. Dans son œuvre si brève et si dense, il a réussi à unir l’émotion siennoise et le goût florentin. Il ne laisse que deux livres, mais ce sont deux chefs-d’œuvre. Nous lui devons le portrait d’un petit monde provincial, dont les physionomies s’écrivent en relief aigu sur un bronze noir. Ses personnages sont un peu anguleux et sauvages. « Est-ce ma faute, répondait-il, si les Siennois sont ainsi ? »

Il a maintenant sa croix dans le même cimetière où il a conduit ses héros, et où il venait méditer les pages les plus fortes de ses contes sévères. Désormais son image demeure liée en nous au souvenir de sa patrie. Sa mémoire s’ajoute aux objets de rêverie que poursuivra le voyageur qui s’arrêtera pour songer sur les terrasses de Sienne à l’heure où tinte l’Ave Maria, où les ombres envahissent les replis de la ville et où il ne reste d’éclairé, en plein ciel, que la folle tour du Mangia, terminée par un lys de pierre dont le couchant fait une flamme rose.


LOUIS GILLET.

  1. 2 vol. in-16, Milan, Fratelli Treves, édit., 1920.
  2. Cf. l’article de T. de Wyzewa sur l’Ame siennoise dans la Revue du 15 mars 1903.