Revues étrangères - Un Frère du cardinal Newman

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Revues étrangères - Un Frère du cardinal Newman
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN FRÈRE DU CARDINAL NEWMAN


Memoirs and Letters of Francis William Newman, par I. Giberne Sieveking, un vol. in-8o illustré, Londres, 1909.


Spiritus flat ubi vult : cette parole mémorable aurait pu servir d’épigraphe à la longue étude biographique, — plus longue que pleine, malheureusement, et parfois même étrangement incomplète, — que vient de consacrer M. Giberne Sieveking à l’un des deux frères cadets du cardinal Newman. Et le fait est que l’on aurait peine à imaginer trois hommes plus profondément opposés, par tout l’ensemble de leurs croyances religieuses et philosophiques, que ces trois Newman John-Henri, Charles-Robert et Francis-William, issus de conditions à peu près pareilles, longtemps admis à partager la même existence, et, d’ailleurs, unis entre eux par une similitude de visage qui doit bien s’être accompagnée de plus d’un trait commun dans leur nature intime et leur caractère. Du second des trois frères, en vérité, je sais seulement ce que nous en apprend le plus jeune, Francis, — dans une lettre si parfaitement « représentative » de l’âme de son auteur que je ne résiste pas au désir de la citer presque tout entière :


J’ai le ferme espoir que, toute ma vie n’ayant été qu’une préparation constante à travailler pour le bien de ceux qui se trouvaient avoir moins d’avantages que moi-même, je réussirai peut-être, dans ma vieillesse, à obtenir des résultats plus considérables, surtout grâce à l’assistance de nobles femmes qui, de toutes les classes de la société, s’élancent au secours de leur propre sexe et de l’intérêt public ; et je compte bien ne permettre jamais à aucun de mes goûts ou caprices littéraires de détourner toutes mes énergies de la défense de cette cause, ainsi que d’autres semblables… Mais chacun de nous qui désire faire quelque chose d’utile doit s’oublier soi-même, et, avant tout, s’interdire tout regard complaisant sur ce qu’il est, ou fait, ou a fait ; et certes, pour ce qui est de moi, je suis si profondément mécontent de ce que je suis et ai été que ma seule misérable consolation est de penser que j’aurais pu être encore bien pire… Je dois ajouter que, évidemment, vous ignorez que j’ai deux frères. L’aîné est le docteur J. H. Newman ; le second est Charles-Robert, plus âgé que moi de trois ans, et dont nous ne parlons jamais, parce qu’il est aussi impropre à toute vie sociale que s’il était fou. Celui-là est un philosophe cynique d’autrefois en costume moderne, possédant maintes vertus, mais aussi un vice désastreux : celui d’une habitude perpétuelle de critiquer et de prendre en faute qui a pour effet de lui aliéner tout ami dès le moment où l’amitié commence à naître, et en raison de laquelle il s’est exclu, lui-même, de toute position active… Depuis plus de trente ans, maintenant, ce frère a vécu dans la retraite et l’oisiveté. Sa ruine morale a eu pour cause première le livre de Robert Owen sur le Socialisme et la Philosophie athéiste : mais il n’a point tardé à commencer ses attaques en s’en prenant à Robert Owen lui-même. Son unique plaisir, en compagnie, semble consister à recueillir des matériaux pour un « abatage » très ingénieux, mais d’une impertinence et d’une insolence extrêmes ; d’où résulte que personne ne peut, sans danger, l’admettre chez soi. Il y a quarante ans environ que ce malheureux a formellement renié sa mère, ses frères, et ses sœurs, écrivant à d’autres personnes qu’il les priait de ne plus le considérer comme un Newman, parce que nous étions tous religieux et que, lui, il était athée ! Il a eu autour de lui, dans notre maison, tout à fait les mêmes douces et chères influences familières que chacun de nous ; et cependant combien déplaisant et inutile il est devenu, n’aimant rien autant que de mordre les mains qui le nourrissent ! N’est-ce point là une leçon, nous instruisant à ne pas attribuer trop de portée aux effets des influences domestiques, pour précieuses que soient, d’ailleurs, celles-ci ?


Mais si l’infortuné Charles-Robert Newman ne nous a laissé, de son passage, qu’une faible trace désormais effacée, il n’en est pas de même de son plus jeune frère, ce Francis-William qu’on vient d’entendre, et dont la mémoire continuera longtemps encore à soulever, parmi la jeunesse « radicale » et « libre penseuse » de son pays, des admirations à peine moins enthousiastes que celles que nous voyons, d’année en année, dans tout l’univers catholique, s’attacher à la haute figure de l’aîné des Newman. Celui-là, au contraire du « philosophe cynique » dont il nous parlait dans sa lettre, a toujours fait profession d’être « religieux, » ainsi que tous les autres membres de sa famille : mais, tandis que son frère John-Henry s’élevait peu à peu, de son rigide et froid calvinisme natal, à un mysticisme catholique tout imprégné de lumière et de paix, la « religiosité » de son plus jeune frère s’est, de plus en plus, dépouillée de toute apparence confessionnelle, ou même dogmatique, pour aboutir à un vague déisme d’où il n’y avait pas jusqu’à l’espérance d’une vie future qui ne finît par être rejetée, — sauf pour Francis Newman à déclarer plus tard, sur son lit de mort, qu’il regrettait de n’avoir pas suffisamment aperçu et pratiqué la doctrine personnelle du Christ, sous celle de saint Paul. Et cette évolution des croyances du plus jeune frère, s’accomplissant parallèlement à celle de son aîné, n’a pas manqué de produire, elle aussi, un retentissement profond et durable. Vers le même temps où les âmes catholiques accueillaient avec une ferveur respectueuse les sermons et la pathétique Apologie de l’oratorien de Birmingham, un nombre égal de lecteurs se nourrissaient des Mélanges et des Phases de la Foi de l’autre Newman, où des qualités littéraires moins parfaites, à coup sûr, mais non pas moins variées et originales, ni moins rehaussées de flamme poétique, se trouvaient employées à la destruction impitoyable non seulement des dogmes « papistes, » mais de toute foi chrétienne comportant une part de révélation ou de surnaturel. Chacun des deux frères apparaissait comme un apôtre, merveilleusement sincère, éloquent, et zélé : chacun rassemblait autour de soi un groupe de disciples toujours grossissant. Et l’abîme sans fond qui les séparait s’est manifesté plus clairement encore à tous les yeux lorsque, en 1890, après la mort du cardinal, son frère Francis s’est cru tenu de publier, sur les années de jeunesse de son illustre aîné, un petit recueil de souvenirs à qui l’âpre sévérité des jugemens et la sourde, mais farouche, hostilité de l’accent donnaient le caractère imprévu d’un véritable pamphlet.

L’auteur reconnaissait pourtant que jamais son frère John-Henry ne lui avait fait aucun mal, et que, même, « jamais la différence de leurs opinions n’avait créé entre eux le moindre désaccord personnel. » Loin de là, force lui était d’avouer que, « durant toute sa jeunesse, il avait reçu de son aîné des bienfaits inestimables. » Il disait encore : « Pendant cette période de ma vie, c’est mon frère qui a subvenu à mon entretien, et cela en un temps où il ne savait pas d’où lui viendrait, à lui-même, le pain du jour suivant. » Mais telle était l’opposition de leurs vues, — tous deux attachant infiniment plus de prix à leurs idées qu’au soin de leurs intérêts individuels, — tel était cet abîme creusé entre eux par la manière dont l’ « Esprit » avait « soufflé où il avait voulu, » que l’on avait la tristesse de voir ce vieillard de plus de quatre-vingts ans, lui-même arrivé au seuil de la tombe, exhaler tout à coup un grand flot de haine sur le cercueil de son frère, chargeant ainsi sa propre mémoire de l’unique tâche qui jamais l’eût souillée !


A quoi il convient d’ajouter, pour faire mieux comprendre les motifs et la portée réelle de cette aventure, que Francis-William possédait lui aussi, probablement à son insu, cette funeste manie de « critiquer » et de « prendre en faute » dont il assure qu’elle a empoisonné toute la vie de son second frère. Ses lettres nous le montrent, d’un bout à l’autre du livre de M. Sieveking, s’exaltant de fureur ou d’indignation contre les hommes qui auraient dû lui être les plus chers, parmi les principaux représentans de ses propres vues : soit qu’il reprochât à ses compagnons d’armes de n’avoir pas répondu à ce qu’il avait cru d’abord pouvoir espérer d’eux, ou bien qu’il fût frappé, dès le premier jour, de la disproportion inévitable entre la sublime grandeur de leur tâche et l’élément obligé de faiblesse humaine qu’il les voyait apporter à la réaliser. C’est ainsi que Mazzini lui a toujours déplu, simplement parce qu’il n’avait pas toutes les vertus d’un héros tel que l’aurait exigé la cause héroïque de la liberté italienne ; tandis que le Hongrois Kossuth, au contraire, lui était longtemps apparu si supérieur au niveau moyen de l’humanité que la moindre faute découverte chez lui le plongeait, ensuite, dans un état singulier de colère mêlée de désespoir. A peine avait-il commencé, vers 1864, d’admirer le président Lincoln, que déjà cette nouvelle idole s’écroulait misérablement de son piédestal. « La façon dont M. Lincoln a établi le servage en Louisiane, écrivait-il, m’a désespéré à son sujet. » Et quant à Gladstone qui, pareillement, « avait été pour lui un héros pendant près d’une année, » la déception qu’il lui avait causée allait si loin que, à plusieurs reprises, il se proclamait « honteux » d’avoir à être son compatriote. C’était son culte passionné de l’humanité qui, sans doute, le condamnait à haïr chacune des incarnations particulières de cette entité idéale, que ses quatre-vingt-dix ans d’existence n’avaient point suffi à lui révéler telle qu’elle était : avec cela, toujours également désintéressé dans ses haines comme dans son amour, ou plutôt toujours prêt à compenser des haines purement théoriques par une chaude et active affection pratique ; et je ne serais pas surpris que son cœur eût saigné de tendre angoisse et de pieux regret fraternel jusque devant le cercueil de ce glorieux aîné, le cardinal John-Henry Newman, en qui ses injures atteignaient bien moins la personne réelle de l’ancien bienfaiteur et confident intime qu’un type tout abstrait de renégat de la libre pensée protestante.

En tout cas, il y avait chez lui un besoin naturel de franchise que je serais presque tenté d’appeler « cynique, » si nous n’avions pas vu ce mot, dans sa lettre de tout à l’heure, se colorer pour lui d’une nuance de blâme trop nettement accusée. Il appartenait à l’espèce de ces Anglais qui non seulement considèrent comme déshonorant tout mensonge positif, tout effort pour énoncer une affirmation fausse, sans aucune acception possible de circonstances atténuantes, mais qui, — dépassant sous ce rapport la grande majorité de leurs compatriotes, — estiment encore qu’ils ont toujours le devoir de dire la vérité, même lorsque l’intérêt ou la charité leur conseilleraient de garder le silence. Les sentimens les plus affectueux allaient de pair, en lui, avec une sincérité dédaigneuse de tout scrupule de convenances mondaines ; et quand, par exemple, en juillet 1876, il annonçait à ses amis la mort de sa première femme, qui depuis quarante ans l’avait aimé et servi avec une sollicitude largement payée de retour, il n’éprouvait pas l’ombre d’une gêne à ajouter qu’il serait vraisemblablement amené à se remarier avant peu de temps. Sur la pierre tombale de cette fidèle compagne à jamais regrettée, il faisait graver une épitaphe commençant ainsi : « Sans aucune supériorité d’intelligence, mais à force d’amour, de douce piété, et de tendre compassion,… elle a réalisé une grosse part de sainteté chrétienne comme aussi de bonheur humain. » L’homme qui jugeait en ces termes, publiquement, la valeur intellectuelle d’une femme bien-aimée, comment aurait-il pu se dispenser de rectifier des opinions qu’il regardait comme dangereuses en même temps qu’erronées sur le tempérament et les qualités morales d’un frère depuis longtemps passé au service de pouvoirs ennemis ? Plusieurs fragmens de ses lettres, où il se justifie de son acte, ont même quelque chose de touchant, dans leur naïveté :



Je suis en train d’accomplir un devoir pénible, en décrivant un aspect du caractère du défunt cardinal tout à fait différent de celui que le public a connu… Je suis tenu en conscience d’écrire ce livre… A mon âge de quatre-vingt-cinq ans, je sais la vérité, et je dois la dire, malgré ma certitude d’être appelé un frère dénaturé… J’aurais infiniment préféré laisser dans l’oubli ce que je vais dire : mais cela est impossible. Au nom de la cause protestante, je me trouve condamné à traiter ce sujet, si profondément douloureux qu’il me soit à moi-même, avec autant de naturel et de liberté que si je traitais un sujet de l’antiquité grecque ou latine.

« Au nom de la cause protestante : » car Francis Newman, dès ; qu’il se trouvait en présence du « romanisme » de son frère aîné, ne manquait pas de redevenir un ferme « protestant. » Mais, dans l’ordinaire de sa vie intellectuelle et morale, il professait une doctrine dépassant infiniment en hardiesse le protestantisme le plus « libéral. » Suivant sa propre expression, il était anti-tout-iste (anti-everything) ; et vraiment je ne crois pas que, même en Angleterre, beaucoup d’hommes aient poussé plus loin la tendance que désignerait, — à le prendre dans sa signification la plus pure, — le terme de « radical. » Aussi bien aimait-il lui-même à proclamer son « radicalisme, » ne cachant point que les tempêtes révolutionnaires les plus terribles seraient bienvenues à ses yeux, si elles réussissaient à détruire jusque dans leurs racines les mœurs politiques, sociales, et religieuses d’à présent. Ardemment il appelait de ses vœux « une convulsion nationale qui nous donnât de nouveaux principes, en même temps que des hommes nouveaux. » Ou bien il écrivait : « Ma devise politique est : l’Irlande aux Irlandais, l’Inde aux Indiens, l’Egypte aux Égyptiens, et advienne que pourra de l’Empire anglais ! » Bien avant les « suffragettes, » qui sont en train de compromettre définitivement la cause des droits politiques de la femme, Francis Newman s’était constitué l’apôtre du féminisme ; et il racontait volontiers que des chefs socialistes s’étaient effarouchés de l’audace de ses vues sur la propriété foncière et le capital. En matière de religion, j’ai dit déjà que ses Phases de la Foi et divers chapitres de ses Mélanges nous le font voir absolument affranchi de toute foi dogmatique, et ne conservant, de ses croyances anciennes, qu’une sorte d’« agnosticisme » vaguement déiste, à la manière des derniers manifestes du comte Tolstoï. Tout en assurant à ses amis que, « depuis l’âge de quatorze ans, il n’a point cessé d’être un chrétien conscient, » et que « les hymnes de sa jeunesse gardent toujours leur prix pour lui, mulato saltem nomine, » il écrivait, par exemple, le 7 janvier 1889 : « Je suis de plus en plus persuadé que, puisque le plus clair de nos devoirs a pour objet ce monde terrestre, il est bon que notre amour le plus fort s’adresse également à ce monde, au lieu d’être à tel point désireux d’immortalité que la vie même d’ici-bas nous apparaisse une attente pénible. J’accepte avec une soumission reconnaissante tout ce que le Maître Suprême me donnera, en fait de vie future, — ou bien aussi ne me donnera pas. »

Voilà quelles opinions a soutenues, pendant plus d’un demi-siècle, avec une vigueur et un éclat admirables, le frère cadet du cardinal Newman ! Et que l’on ne se représente pas ce personnage éminemment original sous l’aspect d’un politicien ignorant et verbeux, tout adonné à la prédication de ses idées subversives ! C’était, au contraire, un esprit d’une curiosité universelle, une sorte de Pic de la Mirandole ou d’Incomparable Crichton, renouvelant parmi notre civilisation moderne le prodige de ces savans humanistes de la Renaissance pour qui nulle région des connaissances humaines de leur temps n’avait de secrets. A Oxford, déjà, son génie de mathématicien lui avait valu une célébrité presque égale, dans un autre genre, à celle de son illustre frère. Puis, tour à tour, les diverses langues l’avaient attiré, mortes et vivantes, si bien qu’il s’était amusé à traduire en grec Robinson Crusoë, à écrire des poèmes latins dans tous les mètres d’Horace, ou bien encore à publier des grammaires et des dictionnaires de plusieurs dialectes exotiques, arabes, kabyles, libyens, etc., toutes œuvres demeurées classiques, et où, sans doute, la sûreté de la science se trouve renforcée des mêmes remarquables qualités Littéraires qui nous apparaissent dans toute l’œuvre historique et philosophique de Francis Newman. Car il faut savoir que les mathématiques et la linguistique, à leur tour, n’ont été pour ce puissant cerveau que des passe-temps, et que c’est surtout dans l’histoire et l’économie politique qu’il a produit des ouvrages assurés de survivre, depuis son Europe de demain, à qui la profondeur des vues et l’élégante sobriété du style tiennent lieu, désormais, de ce qu’elle a perdu en actualité, jusqu’au cinquième et dernier volume de ses Mélanges et à son Abolition anglo-saxonne de l’esclavage noir.


Encore tout cela n’est-il qu’un honnête bagage d’homme de lettres, sans comparaison possible avec les titres immortels de la gloire de John-Henry Newman. Mais il y a eu, dans la nature et dans la vie du frère cadet, un autre élément dont il faut maintenant que je dise quelques mots : un élément supérieur à toute science comme à tout talent littéraire, et qui, malgré le contraste profond des deux frères et leur hostilité, commence déjà à entourer leurs deux fronts d’une même auréole. « Sans vouloir déprécier aucunement l’illustre cardinal, — observait naguère un écrivain religieux anglais, — on peut bien dire que, tandis que l’aîné des Newman a été un saint entre les murs d’un cloître, son plus jeune frère nous a donné le spectacle de la sainteté au plus épais de la mêlée humaine. » Oui, il suffit de parcourir les lettres de Francis Newman et les quelques témoignages recueillis, à son sujet, par M. Sieveking, pour constater que cet anti-toutiste, ce type achevé du « libre penseur » et du « radical, » a été, toute sa vie, un véritable « saint » de l’espèce héroïque, de l’espèce de ces « fous de charité, » dont les douces figures souriantes illuminent tels chapitres de la Légende Borée ou des Fioretti. Un si vif parfum de pure et noble bonté se dégage de lui que personne, l’ayant approché, ne songe plus à lui garder grief de sa manie de critique, ni de sa franchise souvent déplacée, ni même de cette attitude à l’égard de son frère qui, cependant, risquera toujours d’affliger ses admirateurs. Irrésistiblement, nous nous sentons contraints de lui pardonner jusqu’à ses défauts les plus manifestes, tout à fait comme les élèves des écoles et pensionnats où, pendant un demi-siècle, il enseignait pour gagner son pain, oubliaient vite de rire de sa mise grotesque, — trois vieux manteaux superposés, que dominait un col de chemise invraisemblablement haut, — séduits et fascinés par ce chaud rayonnement de beauté morale qui jaillissait de lui.

Car cet homme d’une science merveilleusement étendue et solide s’était condamné lui-même, dès sa jeunesse, à ne vivre que du produit de quelques leçons dans des établissemens privés : après de mémorables études à l’université d’Oxford, — couronnées par l’honneur, à jamais glorieux, d’un double premier prix de mathématiques et de littérature, — il n’avait pu ni obtenir son diplôme de « maître ès arts, » ni accepter un poste de professeur-adjoint qu’on lui offrait, parce que sa conscience lui défendait de signer quelques-uns des célèbres Trente-neuf articles où l’on sait que tout fonctionnaire public, en Angleterre, était tenu de souscrire. Si bien que, ne pouvant se résigner à cette formalité, communément admise depuis trois siècles par les générations successives d’étudians et de professeurs, il avait renoncé à toute ambition universitaire ; et, au moment même où tout le monde s’accordait à lui prédire la plus brillante destinée, voici qu’il avait brusquement disparu, s’exilant au fond de l’Orient sans espoir de retour, en compagnie de deux ou trois autres missionnaires laïcs, non moins enthousiastes et inexpérimentés, qui avaient rêvé de convertir les musulmans à leur façon particulière de concevoir et de pratiquer la doctrine du Christ ! C’est là, précisément, pendant ces trois années de vain travail solitaire, que les premiers doutes lui sont venus sur l’origine révélée et la portée surnaturelle des dogmes qu’il prêchait. Tout porte même à croire que, avec son obstination habituelle au service du bien, Francis Newman aurait employé toute sa vie à vouloir amener à Jésus les populations musulmanes d’Alep ou de Bagdad, si l’impossibilité où il se trouvait désormais, pour son propre compte, d’admettre la divinité de Jésus ne l’avait obligé à abandonner, une fois de plus, la voie où l’élan passionné de son cœur l’avait précipité.


A Manchester, à Londres, dans la petite ville provinciale de Weston-super-Mare, le frère du cardinal Newmann a vécu, depuis lors, une longue vie de pauvreté et de dur travail, sans autre pensée que de contribuer par tous les moyens à diminuer un peu la part de souffrance qui était dans le monde. « Je m’intéresse toujours encore très vivement à tout ce qui concerne le bonheur des hommes, en Angleterre, en Irlande, et dans tous les pays, — écrivait-il, déjà presque nonagénaire, le 17 avril 1889, — et j’ai l’espoir de ne point changer sous ce rapport jusqu’à mon dernier jour. Plus que jamais, je me rends compte que notre meilleure manière de servir Dieu consiste : à servir toutes les créatures de Dieu, sans en exclure les bêtes elles-mêmes. » Et, en effet, peu d’hommes assurément ont mis autant d’ardeur généreuse à « servir toujours toutes les créatures de Dieu. » Tout l’argent qu’il gagnait allait aux pauvres de son voisinage, ou aux opprimés du dehors. Sans cesse nous le voyons, dans ses lettres, offrant de « donner un peu de son superflu » pour « aider l’effort patriotique » d’un peuple qui rêve de reconquérir son indépendance, ou pour subvenir à l’entretien des victimes d’une famine on d’un autre fléau. Dans chacun des humbles logemens qu’il a habités, une ou deux chambres étaient destinées à recevoir gratuitement des malades indigens : ou bien encore il recueillait chez lui des hommes qui prétendaient vouloir se délivrer de la passion de l’eau-de-vie, et qui, en le quittant après quelques semaines, laissaient dans ses armoires un bataillon de bouteilles fraîchement vidées. On pourra lire, dans le livre de M. Sieveking, l’histoire vraiment admirable d’une blanchisseuse dont Newman et sa femme ont suivi solennellement les obsèques, en y invitant même d’autres de leurs amis, afin de satisfaire l’un des derniers désirs de la pauvre femme.

Mais je n’en finirais pas à vouloir citer des exemples de cette bonté familière, et comme inconsciente, dont le vrai caractère et la vraie grandeur échappent absolument, du reste, à toute définition, étant faits d’un mélange singulier d’impérieux amour d’autrui et d’un oubli complet de soi-même. Ces deux vertus avaient si profondément imprégné l’âme de Francis Newman que leur expression, sous sa plume, nous apparaît aujourd’hui toute naturelle, sans que nous éprouvions l’ombre de gêne à entendre, à chaque instant, des professions de foi « altruistes » qui, venant d’une autre source, s’exposeraient à nous paraître bien orgueilleuses, ou peut-être mensongères. Ici, nous sentons que l’homme qui nous parle n’a jamais souffert ni joui, jamais vécu, pour son propre compte ; ce qu’il nous dit de sa charité ne nous choque pas plus que si un correspondant ordinaire nous renseignait sur sa santé ou sur la réussite de ses entreprises. Et toujours, dans cette âme d’une limpidité enfantine, les soucis d’ordre général, les émotions causées par des spectacles de détresse, d’oppression, ou de révolte publiques tendaient à dominer la préoccupation des angoisses privées. Il écrivait, par exemple, le 25 décembre 1875 : « Cette bordure de deuil, autour de mon papier, est en souvenir de mon unique sœur survivante, dont je viens d’apprendre la mort. Elle avait été l’objet le plus chéri de mes affections d’enfant ; et il m’est impossible de ne pas m’affliger de son départ. Mais je trouve beaucoup de consolation à penser qu’elle était aimée et respectée de tous ceux qui la connaissaient, ainsi que, certainement, elle le méritait. Depuis trois années déjà, la conduite publique de notre nation a été si douloureuse et terrible pour moi, — dans mon impuissance absolue à arrêter la folie de la Cour et du ministère, — que je ne me sens plus la force d’en rien écrire… Les hommes et femmes de bien sont, chez nous, en si grand nombre que je suis persuadé que nous finirons par avoir un avenir meilleur ; mais je crains qu’il ne soit séparé du moment présent par une crise de lutte tout à fait effrayante. »

Le « radicalisme » politique dont la défense a toujours tenu une grande place dans la vie intellectuelle de Francis Newman n’était encore, lui aussi, que l’un des modes d’expansion de sa charité. Ses principes se résumaient uniquement dans l’appui donné aux faibles contre les forts, aux persécutés contre leurs oppresseurs. Pas une fois le gouvernement anglais n’a tâché à étendre les limites de l’Empire sans que l’on entendit se lever, — et souvent seule à protester parmi l’approbation ou l’indifférence générales, — la voix indignée du frère du cardinal Newman. Tour à tour, c’est au nom des Afghans et des habitans de la Birmanie, des Boers du Transvaal, des Indiens ou des Irlandais, que nous le voyons, dans ses lettres, se désolant de l’outrage infligé aux principes sacrés de la liberté et du droit humains ; et tels de ses gémissemens ont une telle grandeur pathétique, une intensité de pitié si brûlante pour les victimes, avec un si douloureux mélange de honte pour l’honneur national, qu’il est impossible d’y assister sans partager involontairement la passion généreuse qui les a inspirés. Citoyen du monde, Newman s’intéresse naturellement au martyre de toutes les nations enchaînées. Pologne ou Hongrie. Italie sous la tyrannie autrichienne ou nègres d’Amérique vendus au marché : mais, tout en se dépouillant de son « superflu » pour venir en aide à ces étrangers, nous devinons que son cœur va surtout aux victimes de l’Angleterre, ou plutôt à l’Angleterre elle-même, sa patrie, aimée par lui d’une tendresse et d’une vénération filiales qui rêveraient de la voir se dresser triomphalement au-dessus du reste des peuples, pour leur offrir un exemple suprême de noble droiture et de perfection. En politique intérieure, aussi, la « convulsion nationale » qu’il attend et espère sera tenue de procurer aux Anglais une patrie qu’ils puissent aimer et montrer orgueilleusement pour modèle aux autres nations : aucun doute n’est possible sur l’inspiration éminemment patriotique des très beaux et vibrans chapitres des Mélanges où l’auteur essaie de faire sentir à ses concitoyens la nécessité d’une révolution mettant fin à ce qu’il appelle les quatre « barbarismes » de l’état social contemporain, — la guerre, la dégradation de l’homme par un régime pénal suranné, le libre commerce des boissons alcooliques, et la cruauté à l’égard des bêtes. C’est surtout à convertir l’Angleterre, — comme il avait travaillé jadis à convertir l’Orient, — que s’est employé, durant plus d’un demi-siècle, l’aident et infatigable effort de Francis Newman[1].

Et si l’idéal nouveau prêché désormais à ses compatriotes par cet homme qu’a toujours possédé et dévoré une fiévreuse passion d’apostolat, s’il ne revêt plus expressément, à présent, le titre de christianisme, c’est chose bien évidente pointant que l’esprit dont il est animé demeure tout chrétien. Un prêtre anglais qui a beaucoup connu les deux Newman, et qui, l’un des premiers, a cru pouvoir les réunir dans une vénération commune, disait de Francis, au lendemain de sa mort : « Tous ceux d’entre nous qui ont eu le bonheur d’être admis dans son intimité n’ont pu manquer d’être profondément frappés de sa dévotion. Il vivait, littéralement, comme en présence de Dieu ; et les prières qu’il nous faisait entendre dans sa maison, toujours pleines de simplicité et de révérence, étaient pour nous d’un réconfort et d’une édification incomparables. » Mais plus vrai encore, comme aussi plus touchant, était le jugement porté sur lui par cette première femme dont j’ai dit déjà le tendre, fidèle, et indulgent amour. Mme Newman, qui cependant avait conservé jusqu’au bout la ferveur ingénue de sa piété anglicane, n’admettait point que l’on reprochât à son mari son incrédulité en matière de dogme. « Comment ne comprend-on pas, — s’écriait-elle, — qu’il se trouve, à ce point de vue, comme plongé dans un nuage, ou aveuglé par un brouillard ? » Et, en effet, lorsque l’auteur des Phases de la Foi affirmait, comme on l’a vu, qu’il avait toujours été un « chrétien conscient, » il se trompait seulement sur ce dernier adjectif : car la vérité est que peu d’hommes ont réalisé aussi pleinement le type parfait du chrétien « inconscient, » empêché par un « brouillard » ou un « nuage » de découvrir la source véritable où il puisait les principes de sa vie morale. Cette « sainteté » qui rayonnait de toute sa personne, cet oubli continu de soi-même et ce zèle sans pareil a « servir les créatures de Dieu, » tout cela n’avait son point de départ et sa justification que dans la même impression d’une « présence divine » qui, se traduisant sous une autre forme, nous a valu les immortels écrits et sermons du cardinal Newman.


Et peut-être même le « nuage » qui avait trop longtemps aveuglé le plus jeune des deux frères a-t-il fini, un jour, par se dissiper ? Dans une de ses dernières lettres, écrites presque à la veille de sa mort. Francis Newman se félicitait d’avoir désormais trouvé une nouvelle et complète définition du chrétien : « celui qui, dans le fond de son cœur et de toutes ses forces, se constitue le disciple de Jésus, en regardant la prière appelée l’oraison dominicale comme l’expression la [dus haute de tout sentiment religieux. » Peut-être la méditation assidue de cette prière l’aura-t-elle enfin éclairé sur l’origine surnaturelle de l’inextinguible foyer d’amour qui brûlait en lui ? Mais, en tout cas, personne ne pourra assister, dans l’ouvrage de M. Sieveking, au spectacle émouvant de sa longue vie sans partager l’espérance d’une autre de ses amies les plus tendrement dévouées, Anna Swanwick, qui écrivait à son sujet : « C’est pour moi un plaisir merveilleux de penser combien, un jour, quand la mort aura fait tomber le voile de ses yeux, il se mettra à aimer et à vénérer Celui dont, à son insu, il a toujours suivi la trace ici-bas ! »


T. DE WYZEWA.

  1. Détail curieux, mais qui n’a, d’ailleurs, rien d’exceptionnel : les deux Newman, patriotes ardens et tous deux infiniment « représentatifs » du génie anglais, n’appartenaient à l’Angleterre que par l’éducation, avec une origine presque absolument étrangère. Leur père, dont le nom véritable était Neumann, descendait d’une famille hollandaise, — ou même, a-t-on assuré, d’une famille juive, émigrée de Hollande vers la fin du XVIe siècle ; — leur mère, Jémima Fourdrinier, de vieille race normande, n’avait, pour ainsi dire, dans ses veines que du sang français.