Revues étrangères - Un Livre de Thackeray sur la littérature et les mœurs françaises

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Revues étrangères - Un Livre de Thackeray sur la littérature et les mœurs françaises
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN LIVRE DE THACKERAY SUR LA LITTÉRATURE ET LES MŒURS FRANÇAISES


The New Sketch-Book, par W. M. Thackeray ; avec une introduction et des notes de Robert S. Garnett. Un vol. in-8o, Londres, 1906.


Fondée en 1827, à Londres, par les éditeurs Treuttel et Würtz, la Revue Trimestrielle étrangère (Foreign Quarterly Review) vivotait assez obscurément depuis quatorze ans lorsque, en 1841, elle fut rachetée par la maison Chapman et Hall, que la publication triomphale des romans de Dickens, depuis Pickwick jusqu’au Magasin d’Antiquités, venait de mettre au premier rang des librairies anglaises. Les nouveaux éditeurs de la revue, dans un prospectus où ils faisaient part au public de ce changement de direction, annoncèrent que « leur soin principal serait de donner désormais un intérêt anglais à l’étude des œuvres importantes des littératures étrangères ; » et c’est sans doute pour réaliser ce point de leur programme que, tout de suite, ils s’assurèrent la collaboration de l’un des hommes qui savaient le mieux « donner un intérêt anglais à l’étude des œuvres étrangères : » le critique, conteur, et dessinateur William Makepeace Thackeray, plus connu, à ce moment, sous son pseudonyme favori de Michel-Angelo Titmarsh.

Ce grand écrivain avait alors trente ans. Il avait publié déjà, dans diverses revues, une dizaine de nouvelles et de courts romans, dont quelques-uns, malgré une recherche un peu trop continue de l’humour, avaient de quoi faire prévoir l’admirable génie d’observation et de style qui allait se manifester bientôt dans Barry Lindon (1844) et dans la Foire aux Vanités (1847). Mais rien de tout cela, ni les Mémoires du valet de chambre James Peluche-jaune, ni Catherine, ni l’histoire du Grand Diamant des Hoggarty, — une des plus parfaites « nouvelles » qu’ait produites la littérature anglaise, — rien n’avait eu autant de succès qu’une série d’articles sur Paris, envoyés, en 1839, au Fraser’s Magazine, et recueillis en volume, l’année suivante, sous le nom de : Un livre d’esquisses parisiennes (The Paris Sketch-Book). Là seulement Thackeray avait tout à fait réussi à satisfaire le goût de ses compatriotes ; et je crois bien, d’ailleurs, que personne, parmi les critiques anglais, n’avait plus de titres que lui, ni plus de sérieux, à les entretenir avec compétence des choses de la littérature et de la vie françaises.

Né aux Indes, en 1811, élevé à Londres, à Cambridge, et à Weimar, Thackeray avait dix-neuf ans quand, pour la première fois, il était venu demeurer à Paris ; depuis lors, pas une année ne s’était passée sans qu’il y revint. Il avait été tour à tour correspondant parisien du National Standard, du Constitutional, du Fraser’s Magazine. A Paris il s’était marié ; à Paris demeurait sa mère ; et c’est à Paris qu’il avait conduit ses deux filles lorsque, en 1840, sa jeune femme s’était trouvée hors d’état de s’occuper d’elles. Habitué depuis l’enfance à comprendre le français, nourri des auteurs français du XVIIIe siècle presque autant que de Fielding, d’Addison, et de Swift, il était arrivé non seulement à parler notre langue, mais à l’écrire avec une justesse et une élégance remarquables, si l’on en juge, du moins, par deux passages, écrits en français, de son Livre d’Esquisses. De 1831 à 1840, il avait fréquenté tous les théâtres parisiens, visité assidûment nos musées et nos expositions ; il n’avait rien négligé pour se familiariser, aussi complètement que possible, avec les mœurs françaises. Et le fait est que je ne me souviens pas d’avoir rencontré, dans tout son Livre d’Esquisses, une seule de ces petites erreurs matérielles que commettent, à peu près invariablement, les Anglais même les mieux renseignés, toutes les fois qu’ils ont à traiter d’un sujet français. De telle sorte qu’il n’y avait certes pas à Londres, en 1841, un auteur plus « parisien » que celui que venaient d’engager MM. Chapman et Hall, pour rendre compte des nouveautés françaises dans la Foreign Quarterly Review.

Mais Thackeray n’a jamais pris la peine, plus tard, de réunir en volume les articles écrits par lui pour cette revue ; et, comme ces articles avaient paru sans signature, suivant l’usage des Quarterly anglaises, aucun de ses biographes ne semble même s’être douté de leur existence. Pendant trois quarts de siècle, ils ont dormi dans la collection poussiéreuse de la Foreign Quarterly. Ils y dormiraient encore si un hasard n’avait pas révélé, tout récemment, à un critique anglais, M. Robert Garnett, le fait de la collaboration régulière de Thackeray à la revue étrangère de la maison Chapman ; et c’est à ce hasard que nous devons aujourd’hui l’agréable surprise d’une œuvre, pour ainsi dire inédite et nouvelle, de l’un des principaux, écrivains anglais du XIXe siècle.

Malheureusement, je crains fort que cette œuvre n’ait pas reçu, de M. Garnett, sa forme définitive. Les articles de Thackeray étaient anonymes, et les comptes de la Foreign Quarterly ayant, — apparemment, — péri, force a été à M. Garnett de ne s’inspirer que de son instinct personnel de critique pour découvrir, parmi la masse des articles de la vieille revue, ceux qui devaient provenir de l’auteur d’Esmond. Deux ou trois fois, en vérité, l’ingénieux explorateur de la Foreign Quarterly a pu alléguer, à l’appui de ses conjectures, des indices assez significatifs pour équivaloir à des preuves : allusions, dans des lettres de Thackeray, à des sujets traités dans les articles, ou encore répétitions, dans ces articles, de pensées ou de phrases du Livre d’Esquisses authentique de 1839. Pour le reste des morceaux reproduits, nous sommes simplement invités à dire, après les avoir lus, si nous n’avons pas l’impression de retrouver là l’esprit de Thackeray et son tour de style ; et j’avoue, quant à moi, qu’il y a au moins trois des chapitres du nouveau recueil où je ne les retrouve absolument pas. Il m’est absolument impossible d’admettre que Thackeray ait écrit une seule ligne d’une longue, fastidieuse, et plate analyse des Crimes célèbres d’Alexandre Dumas ; ni d’une analyse plus courte, mais également fastidieuse et plate, de la Monographie de Balzac sur la Presse Parisienne ; ni d’un compte rendu des Lettres Parisiennes de l’Allemand Gutzkow, qui dénote, il est vrai, une certaine connaissance du personnel politique français au temps de Louis-Philippe, mais qui décrit ce personnel avec un sérieux et une déférence les plus éloignés au monde, me semble-t-il, de l’ironie méprisante avec laquelle Thackeray a toujours parlé des choses d’outre-Manche. À coup sûr, ces trois articles n’ont aucun droit à figurer dans le recueil où les a introduits M. Robert Garnett ; et peut-être son recueil en contient-il plusieurs autres qui n’y ont, non plus, aucun droit ; et peut-être la vénérable série des livraisons de la Foreign Quarterly en garde-t-elle plusieurs autres qui auraient mérité d’en être exhumés, pour figurer dans le recueil à la place de ceux-là-De tous les articles ressuscites par M. Garnett, je n’en vois que sept qui, à n’en pas douter, sont l’œuvre de Thackeray : les comptes rendus du Rhin de Victor Hugo, des Impressions de voyage anglaises d’un naturaliste allemand, des Mystères de Paris d’Eugène Sue, du Bananier de Frédéric Soulié, des Lettres parisiennes de Mme de Girardin, de l’Angleterre d’Alfred Michiels ; et une étude d’ensemble consacrée à l’Histoire et au caractère anglais sur la scène française.

Encore serais-je tenté d’ajouter que ces sept articles eux-mêmes, pour authentiques qu’ils soient, auraient fort bien pu se passer d’être reproduits. Lorsque le jeune Thackeray, en 1839, envoyait au Fraser’s Magazine ses impressions de Paris, son âme était toute à la curiosité des milieux nouveaux qu’il essayait de dépeindre. Vivant à Paris, se mêlant de son mieux à la société parisienne, — et songeant aussi, sans doute, au livre qu’il allait tirer de la suite de ses articles, — il était amené d’instinct à transformer ses comptes rendus en fantaisies personnelles. Qu’il parlât à ses lecteurs anglais des romans de George Sand, ou de l’exécution de Fieschi et de Lacenaire, ou de la peinture des Salons, ou des servantes françaises, ou des restaurans et des maisons de jeu du Palais-Royal, chacun des chapitres de son Livre d’Esquisses joignait à son intérêt documentaire l’intérêt et l’agrément supérieurs d’une petite œuvre d’art. Et ainsi son Livre d’Esquisses, en perdant son actualité, n’a rien perdu pour nous de sa valeur propre : par-delà le tableau qu’il nous offre de la société française en 1839, il nous renseigne sur les sentimens, les goûts, l’esprit de son auteur, sur la formation du patient et complexe génie à qui nous devons les seuls « caractères » que le roman anglais puisse opposer à Philippe Bridau, au père Grandet au chanoine Troubert, à Mme Marneffe, aux magnifiques coquins de la Comédie Humaine. Tandis qu’entre 1841 et 1844, pendant les trois années qu’a duré sa collaboration à la Foreign Quarterly Review, la direction de la pensée et de toute la vie de Thackeray a, évidemment, changé. Désormais, ce n’est plus la France qui l’occupe, mais l’Irlande, — qu’il vient d’étudier, précisément, pour le compte de la maison Chapman ; et déjà il rêve d’employer ses impressions irlandaises à la création d’un roman, de ce Barry Lindon qui va faire de lui le continuateur, comme aussi le rival, de son maître Fielding. Chargé par les directeurs de la Foreign Quarterly de rendre compte d’ouvrages français nouvellement parus, il apporte à ce travail anonyme toute sa conscience, toute sa sincérité habituelles : mais nous sentons qu’il n’y met plus rien de son cœur. Ses articles, avec les longues citations et traductions dont ils sont remplis, presque toujours nous font l’effet de besognes entreprises, sans plaisir, par un auteur qui sera heureux, après elles, de pouvoir se donner à de tout autres sujets. Et si la publication de ces articles, assurément, ne risque pas de nuire à la mémoire du Balzac anglais, je n’imagine pas qu’elle ait chance, non plus, de la servir en rien.


Tout au plus permettra-t-elle aux futurs biographes de mieux apprécier la connaissance qu’avait Thackeray des choses françaises : car cette connaissance se révèle à nous plus ouvertement dans des études purement critiques, du genre de celles-là, que dans les récits et les discussions fantaisistes du premier Livre d’Esquisses. Et cette connaissance était, comme je l’ai dit déjà, très étendue, sinon très profonde. Elle s’arrêtait, il est vrai, à l’œuvre des poètes, mais c’est décidément une loi absolue que tout homme, quelque intelligent et quelque instruit qu’il soit, ne puisse jamais comprendre les poètes que dans une seule langue ; et si Thackeray ignore le génie de Lamartine et d’Alfred de Musset, s’il préfère Béranger à Victor Hugo, il ne faut pas oublier que le plus « parisien » des poètes étrangers du XIXe siècle, Henri Heine, a toujours méconnu nos poètes de la même façon. S’étonnera-t-on que Thackeray ait, aussi, méconnu Balzac, et lui ait préféré de beaucoup George Sand ? Il n’a fait que se conformer, en cela, au sentiment à peu près général des lettrés français de 1840 ; et ce n’est pas à Londres nia Heidelberg, mais à Paris, que, quarante ans plus tard, j’ai entendu des professeurs de Faculté proclamer l’immense supériorité littéraire de Valentine et de Mauprat sur les « feuilletons incohérens » de l’auteur du Cousin Pons. Peut-être y a-t-il, dans les créations de Balzac, quelque chose d’excessif et de tumultueux qui devait fatalement dérouter ses contemporains ; et lorsque Thackeray, parmi tous les romanciers français, n’en trouvait aucun qui lui plût autant que Charles de Bernard, peut-être était-ce un hommage qu’il rendait là, sans le savoir, à l’art de Balzac, réduit, tempéré, et mis à sa portée par un imitateur élégant et discret ?

Pour tout le reste des écrivains français en vogue vers le milieu du règne de Louis-Philippe, les jugemens de Thackeray gardent, aujourd’hui encore, toute leur valeur. Rien de plus sage, par exemple, que les opinions qu’il énonce sur les romans d’Eugène Sue et de Frédéric Soulié, sur les drames et les comédies d’Alexandre Dumas. « Voilà, nous dit-il de la comédie d’Halifax, dont il vient d’exposer longuement le sujet, voilà un vaudeville, ou, comme nous l’apprend la brochure, une comédie mêlée de couplets : et voilà quelle est la lugubre gaîté (pour ne point parler de la moralité) des nouveaux produits de l’école romantique ! » Dans l’art d’Eugène Sue, qu’il appelle un « industriel » et un « charlatan », il note surtout que cet art est payé à raison de trois francs la ligne : « C’est là, j’en suis certain, le point le plus important pour M. Eugène Sue ; aussi longtemps que cet auteur recevra trois francs par ligne, il ne s’occupera de rien d’autre, et ne se laissera arrêter par aucun scrupule de goût ni de conscience, ni par aucun désir de réputation, ni en vérité par aucune considération quelconque, sauf, naturellement, celle de gagner quatre francs par ligne. » Ou bien encore ce passage, sur l’influence littéraire exercée chez nous, après un demi-siècle, par le grand bouleversement moral et social de la Révolution :


Le goût tout entier d’un peuple ne se transforme pas du jour au lendemain ; et ainsi d’abord le public des théâtres parisiens a continué de se livrer à ses plaisirs coutumiers d’avant la tourmente. Ce n’est qu’aujourd’hui que le changement a fini de se faire. Aujourd’hui, les pièces jouées sur les boulevards sont assurément immorales ; mais leur immoralité est celle que ne pouvait manquer d’engendrer une révolution, suivie de succès militaires. Une génération dont l’enfance a été nourrie de récits d’horreurs domestiques et de batailles au dehors s’est, naturellement, trouvée amenée à désirer des amusemens très forcés de ton, très colorés, très excitans et très pathétiques. Impossible désormais, pour elle, de se plaire à une douce représentation de vertus intimes ; impossible même de s’intéresser à des œuvres d’un goût raffiné, en aucune façon. Un Alexandre Dumas, un Frédéric Soulié, étaient faits pour satisfaire un tel public, pendant quelque temps, et, pendant ce temps, pour pousser plus loin encore la dépravation de son goût. Et puis eux-mêmes ont cessé de lui suffire ; il a requis un aliment plus fort, et plus grossier, et il a repoussé jusqu’à Antony pour se jeter dans les bras de Robert Macaire.


Le compte rendu du Rhin de Victor Hugo n’est pas, non plus, sans contenir maintes réflexions judicieuses. Le charme poétique du livre échappe au critique anglais, mais sa monotonie, son manque de naturel, le contraste entre le caractère tout superficiel de ses peintures et l’emphase hyperbolique de ses conclusions, tout cela nous est rappelé en termes excellens. « Un Atlas supportant une vessie : » tel apparaît à l’auteur d’Esmond le touriste parisien qui, après avoir étalé devant nous les « nombreux et pénibles devoirs inspirés à celui qu’on appelle poète, » procède à nous décrire sa chambre d’auberge ou les diverses façons de ronfler de ses compagnons de patache. Et quand Thackeray conseille à Victor Hugo d’être plus attentif à la qualité de ses plaisanteries, quand il lui dit que celles-ci sont, « pour la plupart, bien vieilles, et bien faibles, et bien épointées, » nous sommes d’autant plus prêts à le dire avec lui que ces reproches ne l’empêchent pas, à la page suivante, de louer tel paysage, tel « effet » de tempête ou de clair de lune, qui sont, aujourd’hui, à peu près tout ce qui a survécu du livre, plus qu’à demi mort, de Victor Hugo.

Quant à l’allure inspirée, vaticinante, de ce livre, Thackeray la tient pour le résultat d’une véritable épidémie de « prophétisme » qui, à l’heure où il écrit, est en train de sévir dans la littérature française. « A tout propos, M. Victor Hugo invoque la Providence, et se montre intimement au courant de ses desseins les plus mystérieux. Il nous parle du ciel familièrement et sur un pied d’égalité, comme une grande puissance parlerait d’une autre. Mais c’est là un privilège où sont admis, à présent, presque tous les auteurs français : le nom de Dieu est toujours sur leurs lèvres, dans les circonstances de la vie les plus basses et les plus banales. La plupart d’entre eux ont, expressément, une mission divine. Lamartine a eu des révélations de choses célestes, et a vu le trône de Dieu à travers ses larmes. Mme Dudevant nous laisse entendre qu’elle est une martyre (et peut-être aussi une sainte, ou plus encore). Leroux et Lamennais s’avancent, l’un et l’autre, avec des révélations et des prophéties qu’ils nous somment de mettre à la place des vieux évangiles ; et il n’y a pas jusqu’à un Dumas qui, en préface à quelque vilaine histoire de luxure et de sang, n’insinue que cette histoire contient un mystère sacré, et que Dieu lui a donné mission de nous l’expliquer. »


Je pourrais signaler encore, dans les articles exhumés par M. Garnett, bien d’autres preuves de l’étude assidue qu’a faite Thackeray des lettres et de la société française de son temps. Cet Anglais connaît la France autant que peut la connaître un étranger, quand il ne renonce point, pour elle, à sa propre patrie. Il la connaît, il s’efforce d’en saisir les aspects les plus divers ; et, en même temps, il la hait, d’une haine continue, profonde, violente, féroce, d’une haine qu’il essaie vainement de prendre, et de nous faire prendre pour du mépris, tandis qu’à toute occasion elle jaillit toute pure, du fond de son cœur, sans le moindre mélange d’un autre sentiment ; d’une haine qui, elle aussi, l’apparente directement aux Hogarth, aux Fielding, et aux Rowlandson, aux grands satiristes anglais du XVIIIe siècle. Qu’il ait à parler de notre histoire, de nos mœurs, ou de notre littérature, de n’importe quelle chose française, à l’exception de notre art, — qu’il goûte et qu’il admire, au contraire, avec un discernement singulier, — le ton qu’il y emploie est celui d’un homme qui nous déteste, et qui trouve un plaisir exquis à nous rabaisser. Rendant compte des impressions de voyage en Angleterre d’un sot et grossier naturaliste allemand, il pardonne à celui-ci toute l’ineptie de ses divagations, simplement parce que le voyageur « hait les Français de toute son âme, avec le mépris le plus absolu pour leur vantardise, leur bavardage, leurs absurdes prétentions à tenir la tête de la civilisation. » Et il ajoute : « Ces opinions sur les mœurs françaises n’auront peut-être pas le bonheur de plaire à M. Victor Hugo, ni à d’autres génies parisiens ; mais peut-être est-ce encore un motif pour que, en notre qualité d’Anglais, nous ne puissions nous empêcher de nous sentir en sympathie avec l’honnête et jovial Naturforscher. » Sa prose, d’ordinaire assez calme dans ces articles sur commande, s’échauffe, s’exalte, et devient presque lyrique, toutes les fois qu’il s’imagine avoir découvert un nouvel indice de notre « humiliation, » de la persistance des blessures causées par le génie politique anglais à l’amour-propre d’un peuple « adroit, galant, vain, impérieux, et VAINCU (of a clever, gallant, vain, domineering, defeated people). Avec quelle ironie ardente, triomphante, digne de son maître Swift, il raille, à propos de la condamnation du notaire Peytel, l’inintelligence et la barbarie de la justice française ! Comme il est heureux quand un fait-divers lui permet d’incarner toutes les qualités intellectuelles et morales de la race française, telle qu’il la conçoit, sa politesse, sa verve, son humeur serviable, dans la figure savoureuse d’un escroc ou d’une aventurière ! Ah ! les éditeurs Chapman et Hall ne se sont pas trompés, en lui confiant la tâche de « donner un intérêt anglais à l’étude des sujets français. » Qu’on lise, par exemple, les observations que lui suggère la peinture d’un bal, dans les Lettres parisiennes de Mme de Girardin.


Les jolies femmes des autres pays ne peuvent que perdre à vouloir s’orner, lorsqu’elles vont au bal ; mais l’ornement est indispensable à la beauté parisienne, naturellement maigre, jaune, anguleuse. Ses charmes, à elle, requièrent toute l’assistance que peut offrir l’artifice, tandis que ceux de ses rivales sont encore rehaussés par la simplicité… Si la comparaison n’était par trop dépourvue de romantisme, nous serions tenté d’apercevoir une analogie entre la beauté et la cuisine, dans les deux pays. Pourquoi les Français ont-ils recours à des sauces, des ragoûts, et autres déguisemens culinaires ? pourquoi, sinon parce que leur viande est mauvaise ? Et pourquoi les Anglais se contentent-ils de bœuf, rôti ou bouilli ? parce que leur viande n’a pas besoin d’être assaisonnée. Et il en est de la Beauté tout de même que du Bœuf…


Décrivant une visite à Versailles, dans son Livre d’Esquisses de 1839, Thackeray s’arrête devant le portrait de Louis XIV, et se complaît à évoquer toutes les (tristesses des dernières années du « Grand Roi. » Avec cette admirable connaissance de l’histoire qui va lui permettre, un jour, d’écrire Henri Esmond et les Quatre George, il rappelle à Louis XIV ses défaites, ses chagrins domestiques, ses maladies, l’effondrement pitoyable des espoirs du commencement de son règne ; et, à chacun de ces coups qu’il lui assène, il trépigne de joie. Enfin il revoit le vieillard sacrifiant son argenterie pour nourrir ses armées ; il le revoit embrassant Villars, les larmes aux yeux, et lui promettant que, s’il le faut, il ira lui-même se faire tuer à la frontière, avec tous les siens. Et une minute, peut-être, l’émotion de ce spectacle désarme sa haine. Mais aussitôt il se ressaisit, et nous affirme, en ricanant que, « à force d’avoir joué, soixante ans, le rôle d’un héros, le pauvre roi aura fini par prendre son rôle au sérieux. » Après quoi, il nous raconte l’histoire d’un acteur anglais qui, ayant à jouer le rôle du roi George IV, et se trouvant, d’ailleurs, un peu pris de boisson, fondit en larmes, sous les bravos de la foule, et s’écria, en étendant les bras : « Que Dieu te bénisse, mon peuple, comme je te bénis ! »


Tels étaient les sentimens de Thackeray à l’égard de la France ; et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’ils s’étendaient aussi à la religion catholique, à ce « papisme » que tout bon Anglais avait pris l’habitude d’associer, dans une même haine, avec l’ambition, la bravoure, et la gaîté françaises. Tels étaient les sentimens de Thackeray depuis 1839 où il écrivait son premier Livre d’Esquisses, jusqu’en 1844, où, après avoir souffleté des plus sanglantes injures le Belge Alfred Michiels, après l’avoir appelé menteur, lâche, et corrupteur de filles, parce que ce pauvre homme, dans un livre sur l’Angleterre, s’était plaint du climat de Londres et de la cuisine anglaise, il affirmait que « personne autre, au monde, qu’un Français ne pouvait sentir, penser, et écrire de cette façon. » Et que M. Garnett ne croie pas que ces sentimens aient été le contre-coup d’une « recrudescence d’animosité qui s’était produite vers 1841, entre les deux national » Vingt ans plus tard, à la veille de sa mort, l’auteur du Livre des Snobs nous a fourni une preuve plus décisive encore, et plus étonnante, de l’implacable férocité de sa haine pour la France et pour la religion catholique. Le fait n’a, je crois, jamais été signalé : il est cependant bien curieux et mériterait d’attirer l’attention des biographes et critiques du grand romancier anglais.

En 1863, Thackeray avait commencé d’écrire un roman, Denis Duval, que la mort l’a empêché d’achever, mais qui, sous sa forme d’ébauche, n’en demeure pas moins un de ses chefs-d’œuvre. Il y racontait l’histoire d’un jeune garçon d’origine française, mais zélé huguenot et ardent patriote anglais, qui, par suite de circonstances que je n’ai pas à indiquer ici, se trouvait mis en contact avec un gentilhomme français et catholique, le chevalier de la Motte : et c’était de ce personnage que Thackeray se proposait de faire, bien plus que du jeune Duval, le héros véritable de son nouveau roman. M. de la Motte avait tout d’abord séduit la femme de son meilleur ami ; il avait ensuite tué, en duel, cet ami lui-même ; et, réfugié dans un village anglais, il y vivait de toute sorte de crimes, contrebande, vols de grand chemin, sans parler de l’espionnage, où il se livrait en compagnie d’un baron allemand et de deux squires anglais, les frères Weston, — Anglais, mais catholiques, et chefs de la communauté papiste de l’endroit. Il pratiquait l’espionnage pour le compte de la France ; mais l’auteur avait soin de nous faire entendre qu’il l’aurait pratiqué tout aussi volontiers pour le compte de n’importe quel autre pays, pourvu qu’il fût payé. C’était, ce chevalier de la Motte, un parfait coquin ; et c’était aussi le type parfait du gentilhomme français, aimable, généreux, toujours prêta serrer la main de l’homme qu’il allait ensuite poignarder ou voler. Le portrait que nous en a laissé Thackeray est d’un relief et d’une couleur admirables : impossible de ne pas songera Balzac, en présence de cette figure à la fois monstrueuse et attachante, composée et nuancée avec un art infini.

Des complices de ce personnage, les seuls dont l’auteur ait eu le temps de s’occuper sont les deux frères Weston ; et ce qu’il nous en a fait voir est loin d’égaler, en vivante beauté littéraire, son portrait de la Motte. Les Weston sont simplement de vulgaires bandits : ils attaquent les chaises de poste, sur les routes, cachent chez eux le butin des contrebandiers, et assistent le gentilhomme français dans ses pratiques d’espionnage. Ou plutôt ils seraient simplement de vulgaires bandits si Thackeray n’avait eu l’idée d’en faire, en même temps, les chefs de la communauté catholique du district, et s’il ne nous les montrait, en toute occasion, assidus à leurs devoirs pieux, recueillant sous leur toit des prêtres et des jésuites, travaillant par divers moyens à recruter des adeptes à leur religion. Évidemment ces Weston n’ont été introduits dans le roman] que pour représenter le « papisme, » tandis que le chevalier de la Motte, bien qu’il fût, lui aussi, très dévot catholique, devait surtout représenter les vertus françaises.

Or Thackeray a été surpris par la mort, avant de pouvoir finir son roman ; et ses éditeurs, lorsqu’il est mort, ont publié les notes et brouillons qu’ils ont pu découvrir parmi ses papiers, de façon à nous permettre d’imaginer quelle suite et quel dénouement il s’était proposé de donner à Denis Duval. Et ainsi nous nous trouvons posséder, réunis et transcrits par Thackeray lui-même, les documens historiques qui lui ont servi de point de départ pour son travail d’évocation romanesque.

L’un de ces documens concerne les frères Weston. En 1780, ces deux frères ont comparu aux assises, accusés d’avoir attaqué la malle-poste de Bristol. Acquittés, ils ont été accusés, ensuite d’avoir commis des faux : et, cette fois, l’un d’eux, George, a été reconnu coupable et condamné à mort. Leur participation à la tentative d’espionnage de La Motte est, il est vrai, toute de l’invention du romancier : mais leur caractère de coquins et d’hypocrites semble bien avoir été authentiquement établi. Oui ; mais ces détrousseurs de diligences, ces faussaires, n’étaient pas le moins du monde de fervens catholiques : au contraire, ils étaient « fabriciens » d’une église protestante, et « fort respectés de toute la paroisse ! » Et l’on se demande ce qu’aurait pensé et écrit l’auteur de Denis Duval, si, par exemple, un romancier français, racontant l’arrestation de la Duchesse de Berry, y avait fidèlement indiqué le rôle du traître Deutz, mais en faisant de celui-ci un Anglais, un produit typique et représentatif de la race anglaise.

Non moins authentique est la figure du chevalier, — ou plutôt du baron, — Henri François de la Motte. Le procès de ce personnage est analysé, tout au long, dans l’Annual Register de 1781 : et c’est encore à Thackeray que nous devons de connaître les passages de cette publication qui font mention de son aventure. Le baron de la Motte était un gentilhomme lorrain qui, depuis 1778, avec l’aide de l’Allemand Lutterloh, avait entrepris de procurer au ministère français des documens secrets touchant la défense navale des côtes anglaises. Il fut trahi par son complice, et le 14 juillet 1781, six mois après son arrestation, fut déféré aux assises de Londres ; Lutterloh, le misérable qui l’avait vendu, fut le seul témoin entendu contre lui. Et l’Annual Register termine ainsi sa relation de l’événement :

Les débats du procès ont duré treize heures ; puis le jury, après une brève délibération, a déclaré l’accusé coupable, et aussitôt sentence de mort a été passée contre lui. Le prisonnier a reçu avec un sang-froid parfait ce terrible coup (car il était condamné à être pendu, roué, et écartelé)… Au reste, son attitude pendant tout le procès a fait voir un mélange singulier de courage, de résolution, et de présence d’esprit. Il s’est montré, tout ensemble, poli, condescendant, et indifférent à son sort ; et nous avons la certitude qu’il n’aurait pas pu garder une attitude si ferme et si recueillie, dans un tel moment, si, au fond de son cœur, et tout en se sachant coupable des faits dont on l’accusait, il n’avait pas éprouvé la conscience de son innocence, et la satisfaction d’avoir dévoué sa vie au service de sa patrie.


Voilà l’homme que Thackeray nous décrit comme un voleur et un assassin, comme un composé prodigieux de tous les vices, profitant de l’absence de son ami et bienfaiteur pour lui voler sa femme, dans les conditions les plus ignobles qu’on puisse concevoir, et puis assassinant le mari, et, durant les loisirs que lui laisse son industrie d’espion, se livrant à une foule d’autres industries criminelles, depuis l’attaque à main armée jusqu’à la contrebande ! Le romancier lui garde son nom, lui attribue le rôle historique que nous voyons qu’il a joué : mais, estimant qu’un tel rôle ne suffit pas à traduire la notion qu’il s’est toujours faite du caractère français, il transforme le La Motte de l’histoire en un personnage d’une immoralité si profonde que les plus dépravés de ses héros précédens, Barry Lindon, Rawdon Crawley, Rebecca Sharp, le docteur Firmin, nous paraissent d’honnêtes gens, en comparaison. Des frères Weston, qui étaient probablement des coquins, il fait des catholiques ; et du Français La Motte il fait un coquin, alors que l’unique document qu’il connaisse à son sujet, le compte rendu de l’Annual Register, le lui représente expressément comme un homme d’une conduite irréprochable, dans sa vie privée, et un patriote, « heureux d’avoir dévoué sa vie au service de son pays. » Tout cela n’est-il pas curieux ? et ne faut-il pas que le grand romancier anglais ait haï le catholicisme et la France d’une haine bien solide pour qu’une telle manière de dénaturer les faits n’ait point choqué le très haut sentiment qu’il avait des obligations et des convenances de l’honneur littéraire ?


T. DE WYZEWA.