Revues étrangères - Un Nouveau roman de mœurs berlinoises

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Revues étrangères - Un Nouveau roman de mœurs berlinoises
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN NOUVEAU ROMAN DE MŒURS BERLINOISES


Kubinke, par Georg Hermann, un vol. 8°, Berlin, librairie Egon Fleischel, 1910.


Et lorsque arriva le dimanche suivant, et que les gens du quartier sortirent dans les rues, il n’y eut personne qui, dans sa surprise, ne fût prêt à jurer que c’était vraiment pendant la nuit dernière qu’avait poussé toute cette verdure. Mais nous, qui avons vu le Printemps à l’œuvre, nous savons bien qu’il lui avait fallu travailler à cela presque la semaine entière) et que ce temps même ne lui aurait sûrement pas suffi sans l’aide de sa longue expérience professionnelle.

Oui, cette fois c’était là un véritable dimanche, un jour si beau, si rayonnant, et d’une douceur si pure et parfaite depuis le matin que chacun des habitans du quartier, en semaine, se serait senti offensé de la vue d’un tel jour comme d’une injure personnelle. Les rues se déroulaient longues, claires et brillantes, et le plus humble des petits arbres qui les bordaient, entourés d’un grillage, se trouvait orné d’au moins dix nouvelles petites feuilles vertes. Et dès le matin les moineaux s’étaient pris d’une telle passion d’amour pour le soleil que peu s’en fallait qu’ils se laissassent écraser par les tramways, et qu’à la dernière seconde seulement ils s’envolassent du pavé jusque sur les arbres, pour continuer d’ailleurs à s’y agiter sans profit en pépiant, en criant, et en battant des ailes. Et toutes les voitures des tramways, depuis le matin, étaient remplies d’hommes endimanchés, dont beaucoup tenaient un enfant dans leurs bras ; et en avant, sur la plate-forme, s’entassaient, debout, des couples d’amoureux qui se souriaient l’un à l’autre, tout en tendant le nez au vent pour se rafraîchir. Aux coins des rues, des jeunes gens s’étaient postés en plein soleil, et, le cigare aux lèvres, attendaient des amis pour s’en aller ensemble à la campagne ; ou bien encore d’autres jeunes gens y stationnaient, montre en main, qui sans cesse tournaient les yeux d’un côté, puis de l’autre, épiant chaque robe claire qu’ils apercevaient avec l’espoir de reconnaître enfin la démarche et l’allure impatiemment attendues, jusqu’au moment où, tout à coup, voici qu’un aimable petit visage de dimanche, tout fraîchement lavé, leur souriait sous les larges bords du nouveau chapeau de paille !

Et puis, un peu plus tard, venaient les familles. Quelques-unes s’avançaient en « formation large, » quelques-unes en « section de colonne, » et les hautes roues grinçantes des voitures d’enfant étincelaient au soleil, en avant de chacun de ces groupes, comme les insignes en tête des cohortes. Nulle part un camion, nulle part un tri-porteur : l’asphalte se déroulant à l’infini, tout long et tout clair, sans rien d’autre que l’innombrable pèlerinage de gens endimanchés, et puis, en pleine lumière, ces tramways qui se précipitaient l’un derrière l’autre, chacun d’eux rempli jusqu’au moindre recoin. Nulle part, non plus, une apparence d’ombrage. Tombant toute droite du Sud-Est, la lumière se répandait comme un large fleuve entre les blanches rangées des maisons, et c’est à peine si, dans les creux des fenêtres, s’apercevait quelque chose qui ressemblait un peu à des taches sombres, et c’est à peine si, sur le trottoir, tremblotait le reflet des premières feuilles vertes. Mais aussi personne ne se souciait-il d’avoir de l’ombre, et chacun se sentait-il trop heureux de pouvoir marcher dans cette lumière dont depuis si longtemps il était privé ! Et des créatures des deux pôles opposés, qui certes jusque-là n’avaient pu jamais rien avoir à se dire, se regardaient, ce jour-là, avec des yeux qui semblaient chargés d’expression ; et d’autres qui, cette fois encore, se croisaient dans la foule sans échanger un regard avaient du moins la sensation, au fond de leur cœur, que cet état d’indifférence réciproque n’allait pas se prolonger indéfiniment…

Et, tout à fait à l’arrière-plan, le voilà qui se tenait en personne, le Printemps, et qui contemplait son œuvre avec un sourire satisfait, et qui se frottait les mains et disait : « Hein ! comme j’ai encore bien arrangé tout cela, une fois de plus ! »

Et c’est lui aussi, le Printemps, qui en compagnie d’un rayon de soleil pénétrait gaîment dans le magasin du coiffeur Ziedorn, où notre ami Emile Kubinke était en train de s’affairer, en veste blanche, et à grands traits promenait la lame brillante de son rasoir sur les visages savonneux des cliens. Et le Printemps clignait de l’œil au jeune garçon qui s’impatientait, et lui murmurait à l’oreille : « Attends, attends seulement jusqu’à cet après-midi, Emile Kubinke, attends jusqu’à ce soir ! Tu verras, je serai encore là et ne t’oublierai pas ! »


Voilà, dira-t-on, une peinture étrangement inspirée de l’esprit et des procédés habituels de Dickens. Le fait est que le roman tout entier d’où je l’ai extraite ne pourrait manquer, pareillement, de frapper un lecteur français par la profonde ressemblance de son langage poétique avec celui qui nous a naguère ravis et touchés dans des œuvres comme Martin Chuzzlewit ou le Magasin d’Antiquités. Mais c’est que l’auteur de ces livres merveilleux, — ainsi que j’ai eu souvent déjà l’occasion de le signaler, — n’a jamais cessé d’être pour les romanciers allemands, depuis un demi-siècle, le modèle aimé, admiré et imité entre tous, au point que son influence littéraire dans sa patrie même se trouve aujourd’hui amplement dépassée par l’action qu’il exerce à Berlin ou à Vienne. Le plus grand et le plus durable succès de tout le roman contemporain en Allemagne, le fameux Jœrn Uhl de M. Gustave Frenssen, — peut-être s’en souvient-on ? — n’était rien qu’une, adaptation allemande du sujet et presque des personnages de David Copperfield[1] ; et de la même façon j’ai l’idée que M. Georges Hermann et ses compatriotes se montreraient quelque peu étonnés d’entendre évoquer le nom de Dickens à propos d’un passage tel que celui que je viens de traduire, n’y ayant vu pour leur part que l’emploi, d’ailleurs vraiment très agréable et par instans très original, d’un ton de narration ou de description que vingt autres de leurs conteurs nationaux leur ont rendu familier.

C’est assez dire que l’intérêt principal qu’offre pour nous aujourd’hui le nouveau roman de M. Georges Hermann ne consiste pas dans la manière dont le jeune romancier berlinois, après les Fritz Reuter, les Théodore Fontane et les Gustave Frenssen, s’est assimilé à son tour les artifices d’expression poétique créés autrefois par le puissant et délicieux génie du romancier anglais : sans compter que déjà l’œuvre précédente de M. Hermann, Jettchen Gebert, aurait eu de quoi nous révéler très suffisamment, tout ensemble, l’importance du rôle joué par l’étude de Dickens dans la formation littéraire du talent de son auteur et ce que ce souple talent avait su, dès l’abord, ajouter d’observation et d’émotion personnelles à sa très habile appropriation d’un art désormais quasi « naturalisé » dans la littérature d’outre-Rhin. Ce qui, par-dessus tout, nous frappe et nous surprend dans son Kubinke, ce qui vaut à ce livre, depuis son apparition, un très vif succès de curiosité, c’est que M. Hermann y ait employé le talent ainsi formé au traitement romanesque d’un sujet le plus différent possible des sujets traités d’ordinaire par Dickens lui-même et par ses imitateurs ou continuateurs allemands, — et certes du sujet que l’on aurait le moins attendu de l’auteur de cette simple et tragique idylle bourgeoise qu’était, précisément, la Jettchen Gebert que je viens de nommer.

Peut-être n’a-t-on pas oublié que, voici quelques années, ayant eu à examiner un grand nombre de romans nouveaux de l’école allemande, je n’en ai point trouvé qui, à beaucoup près, égalassent en agrément romanesque ni en exemplaire beauté poétique cette histoire d’une jeune fille juive que ses oncles contraignent à épouser sans amour un homme de sa race, tandis qu’elle a donné tout son cœur à un jeune poète de naissance chrétienne[2]. « Directement sortie de l’école des romanciers allemands du siècle passé, — écrivais-je, — Jettchen Gebert ne nous en présente pas moins une physionomie très originale, aussi bien par la singularité de son sujet que par l’élégance et la sûreté de son exécution. Une chronique, la peinture détaillée d’un milieu social, avec une intrigue constamment entrecoupée de portraits, de paysages, de scènes épisodiques : mais ni l’intrigue ni ces digressions ne ressemblent à colles d’aucun autre roman, ni jamais l’auteur ne nous fatigue ou ne nous ennuie ; jamais nous ne nous interrompons de prendre plaisir à la série diverse des images qu’il prend un plaisir infini, lui-même, à évoquer devant nous. » L’impression de surprise charmée que m’avait produite ce premier roman de M. Hermann avait été partagée, tout de suite, par l’Allemagne entière, qui, sans faire à Jettchen Gebert l’énorme vogue populaire du Jœrn Uhl de M. Frenssen, ne l’avait pas moins adoptée comme l’un de ses livres de choix, avec une respectueuse sympathie pour le jeune écrivain dont elle l’avait reçu. Du jour au lendemain, M. Georges Hermann était devenu célèbre dans son pays, chacun y attendait impatiemment l’œuvre nouvelle qu’il allait publier. Et lorsque M. Hermann, l’année suivante, avait fait paraître un second roman, Henriette Jacoby, qui était la conclusion de l’aventure mélancolique racontée précédemment dans Jetlchen Gebert, chacun avait éprouvé la sensation que ce n’était là qu’une besogne exécutée sans plaisir, comme le sont trop souvent ces continuations d’œuvres qui ont obtenu du public un accueil inespéré. Ou plutôt, pour parler franchement, chacun avait été quelque peu déçu, car ce second roman du jeune auteur à la mode ne laissait voir qu’un bien petit nombre des fines et charmantes qualités littéraires du premier. Mais on s’était consolé en songeant que, sans doute, après le brusque succès de sa Jettchen Gebert, M. Hermann ne s’était plus senti d’humeur à s’occuper encore du même sujet ni des mêmes caractères ; en quoi, suivant toute vraisemblance, on avait deviné juste, puisque j’ai dit déjà qu’il serait impossible d’imaginer deux milieux plus différens que la riche bourgeoisie juive de 1830, telle que nous la décrivaient ces deux premiers romans de M. Hermann, et l’humble petit monde tout moderne de garçons coiffeurs et de cuisinières qui, avec une intensité de couleur et de vie non moins saisissante, remplit les 350 pages compactes du nouveau Kubinke.


Cet Emile Kubinke que nous révèle aujourd’hui l’auteur de Jettchen, Gebert est lui-même, comme on l’a pu voir, un jeune garçon coiffeur, récemment engagé par l’élégant et solennel M. Ziedorn, dont le magasin occupe le rez-de-chaussée d’une grande maison neuve, dans l’un des nouveaux quartiers de la capitale prussienne. Dès le lendemain de son entrée au service de M. Ziedorn, Kubinke reçoit l’ordre d’aller raser et coiffer, chaque matin, une demi-douzaine de cliens, logés avec plus ou moins de luxe à des étages divers de la même maison ; et c’est ainsi qu’il a l’occasion de rencontrer tous les jours, sur les paliers des étages ou dans l’appartement des cliens susdits, trois jeunes demoiselles d’origine très modeste, la « grosse » Hedwige, la « longue » Emma, et la « rousse » Pauline, celle-ci employée en qualité de femme de chambre chez le riche négociant juif M. Max Lœwenberg, tandis que les deux autres se trouvent être, dans d’autres ménages moins cossus, ce que nous appelons à Paris des « bonnes à tout faire. » Emile Kubinke, à vingt-deux ans, et peut-être sous l’inspiration de cet actif et joyeux Printemps qui tâchait tout à l’heure à calmer son impatient désir de profiter du premier « véritable dimanche, » éprouve tout de suite la tentation d’adresser un sourire amical à ces trois demoiselles, dont chacune a pour lui sa beauté et son charme propres, encore qu’au secret de son cœur il ne puisse s’empêcher de préférer à la « grosse » Hedwige aussi bien qu’à la « longue » Emma la douce et souriante femme de chambre de Mme Betty Lœwenberg. Un soir, notamment, la « rousse » Pauline la prié de venir la coiffer en « Pompadour, » pour un bal costumé où elle a coutume d’aller une fois par an ; et pendant qu’ensuite il se tient en arrêt devant la porte de la maison, avec la tendre espérance de pouvoir peut-être obtenir de Pauline, lorsqu’elle sortira, l’autorisation de l’aider à monter en voiture, voici que la « grosse » Hedwige s’empare de son bras, et, presque de force, l’entraîne par une longue série de rues mal éclairées jusqu’à un parc voisin ! Car cette terrible petite personne vient d’être abandonnée par son « fiancé, » et compte sans hésiter sur la collaboration du garçon coiffeur pour châtier l’infidèle, si le hasard lui permet de le retrouver. Après quoi les deux jeunes gens reprennent le chemin de la maison, n’ayant point rencontré le volage « fiancé, » et la grosse Hedwige, avant de recevoir les adieux de son compagnon, daigne lui promettre de « sortir » avec lui le dimanche suivant. Ce dimanche arrive, tel que nous l’a montré la vivante description de M. Hermann ; et l’excellent Kubinke, qui a eu le malheur de s’endormir dans sa chambre durant l’après-midi, réussit cependant à rejoindre, dans un bal populaire du quartier, la grosse Hedwige accompagnée de son amie Emma. Hélas ! la chaleur du bal, un souper trop copieux, — naturellement aux frais du garçon coiffeur, — et puis un autre motif encore que nous ne tarderons pas à découvrir, obligent la grosse fille à regagner précipitamment sa chambre, laissant son cavalier en tête à tête avec la « longue » Emma, qui, cette nuit-là, faute d’un amoureux d’espèce plus relevée, ne refuse pas d’accueillir les complimens et cadeaux du petit Kubinke. Surprise de la générosité insolite du jeune homme, elle a vite fait d’imaginer, chez lui, l’existence d’économies ou de rentes valant un jour la peine d’être utilisées ; et l’on pense bien qu’elle ne va point manquer de faire part de sa conjecture à sa chère Hedwige, d’où résultera bientôt la catastrophe tragique destinée à détruire, d’un seul coup, le bonheur et la vie du pauvre Kubinke.

Car pendant que la « grosse » Hedwige et la « longue » Emma, toutes deux congédiées par leurs maîtres dès les mois suivans, disparaissent fort à propos de l’horizon du petit coiffeur, celui-ci se lie de plus en plus avec la gentille Pauline, et se France avec elle par un beau soir d’été, et forme le projet d’aller ouvrir un fructueux magasin de coiffure dans sa bourgade natale. Mais voici que, soudain, la fatalité s’abat sur lui sous la forme d’une lettre officielle l’appelant à se présenter devant un juge de paix, pour s’entendre condamner à pourvoir d’une pension alimentaire un enfant nouveau-né, dont plusieurs témoins s’accordent à lui attribuer la paternité. Cet enfant vient d’être mis au monde par la « grosse » Hedwige. Les témoignages invoqués sont ceux de la « longue » Emma ainsi que d’un détestable portier de la maison où se trouve le magasin de M. Ziedorn ; et toute l’aventure découle de l’ancienne erreur de la « longue » Emma, qui naguère, devant les offres généreuses du garçon coiffeur, s’est empressée de le croire assez riche pour qu’il y eût profit à exploiter sa parfaite ignorance de la vie réelle. Kubinke a beau protester, s’indigner, se fâcher : son attitude en présence du juge de paix n’aboutit qu’à irriter l’humeur volontiers acariâtre de ce magistrat. Le pauvre Kubinke découvre autour de soi tant de dureté et tant de mensonge, la nécessité de tenir tête à ses adversaires le remplit d’un tel effroi, et par-dessus tout il ressent une honte si amère à la pensée de la mauvaise opinion de sa chère Pauline, — qui pourtant, si seulement il osait l’aborder, n’aurait en réserve pour lui que des paroles de tendre amitié et de compassion, — qu’après encore une semonce aigre-douce de M. Ziedorn et un regard sévère de son client M. Lœwenberg, il grimpe dans sa chambre, sous les combles de la haute maison, et se pend au crochet de la toiture vitrée. La « grosse » Hedwige, décidément, n’obtiendra pas, pour son enfant, et pour soi la somme rondelette que déjà elle croyait tenir dans ses courtes mains rouges.


Ce n’est pas sans un certain embarras, je dois l’avouer, que j’ai entrepris ce fidèle résumé de l’intrigue du nouveau roman de M. Hermann. N’allais-je pas réveiller, dans l’âme du lecteur, le fâcheux souvenir de telles histoires « ancillaires » dont nous a jadis encombrés la défunte « école de Médan, » depuis le Pot-bouille du maître lui-même de cette école, — avec sa haute et imposante maison neuve qui, vraiment, ne laisse pas de ressembler un peu à la maison berlinoise où s’accomplit devant nous la destinée tout entière de l’infortuné Kubinke, — jusqu’à des contes ingénument scandaleux de Paul Alexis ou des comédies non moins ingénument « rosses » des premiers fournisseurs du Théâtre-Libre ? Et le fait est que je soupçonne M. Hermann d’avoir voulu emprunter çà et là, à ces confrères français d’il y a trente ans, maints petits artifices de description ou de style qui sans doute lui auront paru d’une « audace » toute « parisienne. » Mais combien tout cela nous importe peu et tient peu de place, lorsque nous lisons, dans sa suite et sous sa forme originale, le récit des humbles amours d’Emile Kubinke ! Combien le roman de M. Hermann, tel qu’il est en réalité, diffère pour nous de ces « tranches de vie » de nos « naturalistes » français, ou plutôt combien peu il nous laisse le loisir de la comparaison, nous forçant à n’avoir d’émotion ni de curiosité que pour le détail incessant des médiocres joies et des angoisses cruelles du timide petit employé de M. Ziedorn ! Et combien ensuite, à la réflexion, nous jugeons inutile, et mesquin, et, grossier, le sourire « détaché » que provoquaient chez nous les histoires fortement épicées de l’école de Médan, — continuatrices plus ou moins conscientes, parmi nous, des « gaudrioles » d’un Paul de Kock beaucoup plus que des vivantes évocations d’un Balzac ou d’un Flaubert, — en regard de la très naïve et touchante aventure qui nous est exposée tout au long des copieux chapitres du nouveau roman berlinois !

C’est que, tout d’abord, M. Hermann s’est trop imprégné de la langue poétique de Dickens pour n’avoir pas ressenti la tentation d’emprunter également au grand romancier anglais sa manière habituelle d’observer et de représenter notre vie humaine, avec une curiosité toujours mêlée de fervente pitié, sous l’apparence volontiers ironique de son expression. Tout de même que, naguère, l’attrait inoubliable de sa Jettchen Gebert était venu surtout à ce roman de la tendre émotion avec laquelle l’auteur s’ingéniait à deviner et à nous traduire jusqu’aux nuances les plus subtiles de la douleur ou de l’épouvante tragique de son héroïne, de même nous avons maintenant l’impression qu’à chacune des pages du roman nouveau un ami invisible d’Emile Kubinke l’accompagne fidèlement jusque dans les moindres épisodes de sa misérable existence, et, comme avait fait le Printemps un beau matin de dimanche, lui sourit et s’amuse avec lui de tous ses plaisirs, mais plus encore s’inquiète pour lui des dangers dont il le devine infailliblement menacé, et puis, lorsque la catastrophe est déjà toute proche, se désole de son impuissance à l’en préserver. Loin de constituer un obstacle à sa sympathie, l’humble condition du garçon coiffeur semble plutôt l’avoir stimulée, en le préparant d’avance à ne rencontrer, chez un tel personnage, qu’une maigre somme de divertissement parmi bien des peines ; et par-là aussi l’auteur du Kubinke se révèle à nous le digne héritier littéraire de celui d’Oliver Twist et des Temps difficiles. De façon que pas un instant, nous ne nous avisons de regretter le choix du milieu social où nous introduit M. Georges Hermann, ni la pauvre qualité des pensées ou des sentimens qu’il nous y décrit. Assurément, l’élégante nièce de Salomon Gebert et son noble ami le poète Kœssling avaient autrefois, pour nous intéresser à leur destinée, des titres que ne saurait posséder l’obscur fiancé de la femme de chambre de Mme Lœwenberg ; mais c’est comme si M. Hermann, afin de racheter à nos yeux cette infériorité personnelle et foncière de son Kubinke, s’était efforcé de nous faire pénétrer plus avant au secret de son être, c’est comme s’il l’eût étudié de plus près et aimé davantage, et, de par son active compassion pour lui, l’eût revêtu d’une mystérieuse beauté morale qu’il ne nous fût point possible de ne pas goûter.

Je dirai plus : au point de vue du métier littéraire, ce roman du garçon coiffeur berlinois égale et surpasse le remarquable roman de-mœurs juives qui, naguère, a établi la réputation de M. Hermann. Pardessus l’habile et savante imitation de modèles fameux, allemands ou étrangers, le talent propre du jeune écrivain s’y affirme et déploie avec plus d’aisance ; et jamais notamment nous n’avions encore admiré, dans Jettchen Gebert non plus que dans le médiocre roman qui l’avait suivi, un don aussi original d’observation réaliste, saisissant à la fois la signification intime des choses et leur apparence extérieure, sauf parfois à les résumer toutes deux en une simple image du plus heureux effet. Évidemment, M. Hermann s’est donné pour tâche, dès son début dans les lettres, d’explorer et de décrire, sous ses aspects divers, le décor, la vie, et les mœurs de Berlin : mais tandis que la peinture qu’il nous en offrait dans Jettchen Gebert contenait une foule de détails communs à la capitale prussienne et à d’autres grandes villes d’Allemagne ou d’ailleurs, c’est à présent, en quelque sorte, l’élément tout « berlinois » de Berlin qu’il a réussi à nous représenter. Ni la maison habitée par M. Ziedorn et M. Lœwenberg, — immense édifice jailli brusquement de terre dans un quartier qui, lui aussi, s’est brusquement substitué à la pleine campagne, — ni M. Ziedorn lui-même et M. Lœwenberg et tous les autres habitans de la maison, depuis le « vice-propriétaire » — ou concierge — M. Piesecke, jusqu’à la « longue » Emma et à la « grosse » Hedwige, ne ressemblent à rien de ce que nous font voir nos maisons parisiennes. Il y a là une atmosphère spéciale, que ne peuvent manquer d’avoir respirée tous ceux qui, de nos jours, ont eu l’occasion de demeurer quelque temps dans la patrie de M. Hermann, mais que lui seul, jusqu’ici, est parvenu à nous traduire en des pages écrites. Combien j’aurais aimé pouvoir citer, par exemple, sa description du bal populaire où Emile Kubinke se trouve inopinément admis à l’honneur de régaler et de divertir la dédaigneuse Emma, ou bien l’un des nombreux petits tableaux de l’intérieur bourgeois des Lœwenberg, ou encore les portraits de tels des acteurs principaux ou des modestes comparses de la tragédie : le solennel M. Ziedorn, s’en allant chaque jour en chapeau haut de forme pour présider de fabuleuses séances d’un « Comité d’honneur, » le client Markowski, impatient de connaître les « tuyaux » de M. Ziedorn pour les courses de l’après-midi, et le « vice-propriétaire » Piesecke, sentencieux et plat, et la prétendue « cantatrice » qui finit par chasser de sa cuisine la « longue » Emma, après un échange bruyant d’injures poursuivi jusque dans l’escalier ! Mais il faut tout au moins que j’essaie encore de résumer rapidement l’une des scènes les plus importantes et les plus caractéristiques du roman, la scène des fiançailles d’Emile Kubinke avec la naïve et charmante Pauline.


C’est encore un dimanche de printemps ; mais, cette fois, le garçon coiffeur et sa nouvelle amie sont allés passer l’après-midi à la campagne, dans ces bois de Grünewald qui sont désormais, de plus en plus, le lieu de promenade favori du peuple berlinois. Sur la rive du petit lac, d’abord, ils ont bu du café en écoutant des valses, et Kubinke a conduit la jeune fille en barque jusqu’à l’autre rive ; enfin les deux amis, après avoir longtemps erré par les sentiers du bois, se sont assis dans l’herbe sous un vieux frêne, à mi-côte, d’où leur regard contemple distraitement les reflets roses du soleil couchant sur l’eau verte du lac endormi à leurs pieds. Et soudain, « sous le poids de la douce tristesse que répandait en lui cette lumière expirante, » voici que le petit Emile Kubinke, « qui jusque-là avait traversé toute sa vie comme dans un tunnel, et n’avait entendu dans son âme que de vagues et confuses mélodies vite interrompues, » ce « misérable petit chien qui, jusque-là, avait sauté comme en rêve d’un jour à l’autre, parmi l’inquiète ténèbre de son existence, » voici que, tout à coup, « un voile lui tombe des yeux, lui laissant découvrir le cours entier de sa vie, tout son pauvre passé plein d’espoirs déçus et de cruels tourmens ! » Si bien que, en des paroles d’une éloquence imprévue et touchante, il évêque devant Pauline la longue série de ses souvenirs. Il lui raconte les souffrances de toute espèce qu’il a eu à subir au collège où son père, humble coiffeur de petite ville, s’est obstiné à l’envoyer, ayant résolu de faire de lui un homme de loi ou un professeur. Il lui raconte les joies merveilleuses que lui a procurées la possession d’un violon, dans la solitude de sa chambre, et combien aussi le consolaient parfois, les jours de vacances, ses entretiens secrets avec un vieux berger, infatigable à lui révéler les résultats de sa savante expérience des hommes et des choses. Puis c’est la mort soudaine de son père, l’obligation pour l’enfant de s’enfuir de la maison d’un tuteur qui le rudoie et l’affame, c’est son arrivée dans l’énorme ville, et les étapes douloureuses de sa lutte contre le froid et la faim.


Le plus souvent, dans cette chasse éternelle, j’ai pu trouver du travail et gagner quelque argent : mais il y a eu aussi des périodes où, durant des semaines, j’ai dû courir d’un patron à l’autre sans rien obtenir, ou bien accepter des places pitoyables, simplement pour avoir de quoi m’acheter du pain. Et si vous saviez tout ce que j’ai vu autour de moi, en fait de misère et de désespoir ! Pour ma part, du moins, j’ai presque toujours eu de quoi manger, et j’ai même fini par mettre quelques sous de côté, ces années dernières ; mais l’impression d’angoisse effrayée que j’ai éprouvée dès le premier jour en face de cet énorme et monstrueux Berlin, figurez-vous qu’elle ne m’a point quitté une seule minute, et demeure tout aussi vive en moi que ce matin d’hiver où, mon sac à la main, je suis descendu sur le quai de la gare ! La nuit, surtout, dans les chambres où le froid m’empêchait de dormir, je me suis répété cent fois les mots du vieux berger en me disant adieu : « Jamais plus tu n’en reviendras ! jamais-plus tu n’en reviendras ! » Non, vraiment, je ne suis pas assez fort, je ne suis pas assez résistant pour cette vie de Berlin !


Ainsi s’épanche, dans sa « douce tristesse, » le petit Kubinke ; et comme autrefois Desdémone en écoutant le récit des malheurs d’Othello, la « rousse » Pauline s’émeut sans trop chercher à comprendre, et son désir de consoler son ami se change peu à peu en un sentiment plus intime et plus chaud, qu’elle exprime en passant son bras autour du cou du garçon coiffeur. Alors, pour la première fois leurs lèvres se rencontrent, et je ne puis assez dire avec quelle poésie délicate et subtile M. Hermann nous décrit ensuite leur retour à Berlin, sous un ciel étoile, leur retour pareil à un rêve délicieux, trop rapide et qui cependant leur semble ne pas devoir finir. Ce sont là des pages qui suffiraient à justifier l’auteur de Kubinke d’avoir préféré à la peinture des mœurs de la riche bourgeoisie juive celle de la vie plus obscure d’un garçon coiffeur et d’une femme de chambre. Hélas ! pourquoi ne puis-je pas en donner même une idée au lecteur français ! Et puis les deux amoureux se séparent, dans l’escalier de l’immense maison, après un dernier baiser qui leur vaut la haine jalouse du « vice-propriétaire » Piesecke.


Dans la cuisine, M. Max Lœwenberg, vêtu d’un pyjama rose, et Mme Betty Lœwenberg, enveloppée de quelque chose de blanc qui tenait le milieu entre un peignoir et une veste de nuit, étaient en train de travailler à réchauffer un biberon pour leur petit « Jeannot d’or ; » et tous les deux furent ravis lorsqu’ils aperçurent Pauline, car M. Max Lœwenberg ne s’entendait à réchauffer du lait que d’une façon toute théorique, tandis que Mme Betty Lœwenberg n’avait pas même appris cela dans la coûteuse pension de Mlle Bamberger.

— Eh bien ! Pauline, comment était-ce à Grünewald ? demanda M. Lœwenberg.

— Oh ! c’était très beau ! — répondit Pauline en baissant les yeux ; et l’on pouvait comprendre à sa voix qu’elle avait pleinement conscience de la portée historique de cette mémorable soirée. — C’était très beau ! Je viens de me Fiancer avec M. Kubinke !


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1902.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre 1907.