Revues étrangères - Un Prisonnier de guerre anglais au camp de Wittenberg
AU CAMP DE WITTENBERG
- The Story of a Prisoner of War, par Arthur Green, 1 vol. in-16, Londres, librairie Chatto et Windus, 1916.
Ah ! il faudra bander ses nerfs et cuirasser son cœur pour achever quelques-unes de ces pages ! Jamais plus âpre réalisme n’a travaillé sur des sujets plus repoussans. Ressuscitez les pires visions de Dante, rappelez-vous, si vous avez pratiqué cette littérature, le Malleus maleficorum, les procès-verbaux de questions extraordinaires rapportés par Llorente : vous serez encore mal préparés à la lecture de certains chapitres.
C’est ainsi que jadis le vicomte Eugène-Melchior de Vogué nous disposait à prendre contact avec les Souvenirs de la Maison des Morts ; et ses paroles me sont irrésistiblement revenues en mémoire, — comme aussi celles de Tourguenef, comparant à une « évocation directe de l’enfer » tel tableau de l’admirable livre de Dostoïevsky, — lorsque, l’autre jour, un hasard m’a fait découvrir l’humble brochure consacrée par un soldat anglais, M. Arthur Green, au récit de ses aventures de prisonnier de guerre dans les camps allemands de Darmstadt et de Wittenberg. Pour la première fois depuis le temps lointain de l’inoubliable apparition, à notre horizon littéraire, des Souvenirs de la Maison des Morts, des pages imprimées me donnaient de nouveau l’illusion d’assister vraiment à des scènes de l’enfer : sans compter que, cette fois encore, l’horreur tragique des images suscitées devant moi se trouvait renforcée par l’accent étrangement « serein et résigné » d’un témoin déjà tout prêt à pardonner, — de la même façon que naguère Dostoïevsky, sinon précisément pour les mêmes motifs, — les atroces tortures de corps et d’esprit qu’il avait traversées. Et semblablement aussi, dans les deux témoignages, une odeur saisissante de simple et loyale franchise documentaire ; de telle sorte que, pour ce qui est de la brochure anglaise, en particulier, pas un lecteur ne saurait mettre en doute l’entière bonne foi de M. Arthur Green quand il nous déclare, par manière de préface :
Mon frère Syd m’a demandé d’écrire un court récit de ma vie pendant la guerre, car il m’est arrivé d’être l’ait prisonnier, et d’avoir à passer plus d’un an et demi dans des camps d’Allemagne. J’espère seulement que mes amis qui liront les pages suivantes voudront bien excuser les fautes de mon style. Naturellement, je ne suis pas un homme de lettres ; et donc, que si mon histoire ne vous parait pas intéressante, vous n’aurez simplement qu’à refermer le livre. Du moins y a-t-il une chose que je puis jurer sous parole d’honneur : c’est que tout ce que j’ai écrit est strictement vrai…
Mais combien avec cela, par-dessous toutes ces ressemblances entre les deux récits, combien il s’en faut que celui du prisonnier anglais nous laisse au cœur l’ « impression consolante » qui ressortait pour nous des sombres souvenirs du forçat sibérien ! Trop heureux de s’être désormais réveillé du cauchemar qu’avait été pour lui, jusqu’à ces temps derniers, sa « vie pendant la guerre, » — car il avait été fait prisonnier dès le mois d’août 1914, et c’est seulement voilà six mois que sa qualité de « grand blessé » lui a enfin valu d’être rapatrié, — M. Arthur Green a beau nous raconter presque en souriant ses propres souffrances et celles de ses compagnons d’infortune ; il a beau éprouver même, semble-t-il, un penchant naturel à regarder, lui aussi, toutes les manifestations du vice et du crime comme autant d’effets inévitables de la faiblesse humaine, sans que jamais le spectacle de la fourberie ou de la cruauté allemandes provoque chez lui d’autre geste qu’un rapide haussement d’épaule : c’est pourtant chose, certaine qu’à tout moment ce spectacle, tel qu’il nous le transmet, vient raviver en nous un mélange infiniment pénible de stupeur effarée et de profond dégoût. Vainement nous essayons, à notre tour, de nous accoutumer à l’acceptation « philosophique » de l’état d’esprit que nous révèle de page en page, dans sa brochure, la conduite des soldats et du public allemands envers d’inoffensifs prisonniers mutilés : toujours encore nous sommes tentés de ne voir là d’abord que des exceptions, des « cas » anormaux et monstrueux, incapables de nous traduire toute l’âme d’une grande race européenne. Et lorsque ensuite nous nous rappelons d’autres pointures non moins authentiques de la même barbarie, lorsque aux bourreaux allemands de Wittemberg nous accouplons les massacreurs de Dinant et d’Aerschot, et la foule innombrable de ces bourgeois d’outre-Rhin qui, naguère, se sont divertis à supplicier durant des semaines des milliers de femmes et d’enfans russes égarés parmi eux, un flot soudain de colère prend possession de nous, où s’ajoute volontiers, par surcroît, une ombre de frayeur. Nous songeons à l’immensité de la catastrophe qui serait nécessaire pour relever jusqu’à notre niveau moyen de civilisation cette race qu’un siècle de richesse et de puissance imméritées a fait tomber si bas ! Quelque infaillible que nous apparaisse, dès aujourd’hui, le triomphe prochain de la France et de ses Alliés, lui sera-t-il donné d’être assez complet pour imposer sérieusement à l’Allemagne l’espèce de « baptême » d’angoisse et d’humiliation dont elle aurait besoin pour redevenir un peuple pareil aux autres ? Ou bien, faute pour elle d’être contrainte à subir ce salutaire baptême, quel danger permanent pour l’avenir de la chrétienté, — résultant de la présence néfaste, au centre même de l’Europe, d’un tel foyer de corruption morale et de sauvagerie !
Mais il est temps que j’arrive aux détails du récit du soldat Arthur Green. Avec son ton habituel de naïve bonhomie, celui-ci nous raconte d’abord de quelle façon, aux environs du Cateau, le matin du 19 août 1914, — cinq jours après son arrivée en France, — il a eu le malheur d’être grièvement blessé, ce qui l’a empêché de continuer à suivre la retraite de son régiment :
C’était le capitaine Watson qui nous commandait. Les balles ennemies ne cessaient pas de pleuvoir ; et, tout juste au moment où je me redressais, le capitaine ayant ordonné la retraite, voilà qu’une de ces balles m’enlève mon chapeau ! Puis nous reculâmes d’environ cent mètres d’un seul coup, sans plus rien voir, car nous étions un peu en contre-bas. Après cela, de nouveau, nous eûmes à reculer d’une vingtaine de mètres ; et ce fut alors que ma course me conduisit au mauvais endroit, car voilà que mon « copain » Johnnie Ashment et moi nous trouvâmes sous le feu d’une mitrailleuse ! J’eus mon affaire, à moi, en plein dans la cuisse. Il me sembla que j’avais reçu un coup de pied d’un éléphant. La chose me rendit malade, je peux bien le dire ; et j’eus vite fait de m’abattre à terre. Je trouvai pourtant assez de force pour déboutonner mon pantalon, je bus toute mon eau, et j’essayai de me relever, en me figurant que j’allais pouvoir courir : mais je constatai que ma jambe ne voulait absolument pas me laisser aller. Du moins fus-je trop heureux de pouvoir me traîner à cent mètres en arrière, de l’autre côté d’une haie.
Je vis là les deux capitaines de ma compagnie, avec environ trente hommes de différens corps. Du Premier Somerset, dont je faisais partie, deux hommes seulement étaient avec eux. Le capitaine Mortimer me dit :
— Pas de chance, hein ? mon pauvre Green ! Mais, tout de même, garde bon courage et reste étendu bien à plat ! Peut-être aura-t-on moyen, tout à l’heure, de venir te ramasser !
Juste à ce moment, les Anglais eurent à s’éloigner de ma haie. Les Allemands s’étaient mis à tirer sur eux, et je fus ravi de voir que pas un seul d’entre eux ne tombait. Mais, en même temps, je me sentais fort mal à l’aise pour mon propre compte, attendu que les Allemands ne cessaient pas de tirer par-dessus la petite haie basse qui m’abritait. Aussi me tenais-je bien à plat, je vous en réponds ! Et ce fut la dernière fois que je vis mon régiment.
Je suppose que j’étais là depuis environ une heure, lorsque j’entendis s’approcher des voix qui parlaient une langue étrangère. Et bientôt les voici devant moi, un groupe de quatre hommes. — Spraken German ? me demande celui qui paraissait le chef. Et comme j’avais répondu que non, le voilà qui essaie de m’interroger en un vague semblant d’anglais ! Là-dessus l’un des hommes, qui avait tout l’air d’un gredin, se met à me menacer du bout de son fusil ; et moi, tout en comprenant aussitôt que je faisais une folie, ne voilà-t-il pas que je lui tire la langue, pour me moquer de lui ! L’homme recule de vingt pas, je l’entends qui charge son fusil, et il ne me reste qu’à prier, à prier tout haut, en disant : « Veuille Dieu qu’il ne rate pas son coup ! » Ma foi, je croyais bien que mon compte était réglé, lorsque le caporal qui commandait le groupe donna l’ordre de courir de l’autre côté de la haie. Plus tard, je vis venir deux Allemands qui me bandèrent ma plaie. Cela se passait vers dix heures du matin, après quoi personne ne s’occupa de moi jusqu’à la fin de l’après-midi. J’eus à rester comme j’étais, extrêmement affaibli, mais sans perdre conscience un seul instant. Tout l’après-midi, m’étant retourné sur le côté, je fus témoin de la bataille ; et je vis là des choses terribles, je vous le garantis ! Mais le plus affreux était que les Allemands avaient placé des canons à une centaine de mètres de l’endroit où j’étais couché, de telle sorte que ce fracas incessant me rendait presque sourd. Vers le soir, deux autres Allemands s’approchèrent, et l’un d’eux me fit un nouveau bandage, tandis que l’autre allait prendre sur des morts, non loin de là, trois capotes dont il voulut bien me couvrir, ce dont je lui fus très reconnaissant, car il commençait à faire nuit, et les cris des blessés, c’était comme si je me trouvais dans un jardin zoologique au moment où toutes les bêtes sont en train de hurler. Oh ! c’était horrible !
Et puis, comme il pleuvait toujours, je me couvris la tête, et, sans doute sous l’effet de la fatigue et de la perte de sang, je dormis tout d’un trait jusque vers sept heures du matin. J’étais trempé jusqu’aux os, et, avec mon mélange de boue et de sang, je devais faire une belle figure ! Je pouvais encore voir l’ennemi, mais je comprenais trop que les nôtres avaient été repoussés, chose d’ailleurs inévitable, étant donné le nombre des Allemands. Les cris, tout à l’entour, étaient pires que jamais. J’apercevais des soldats anglais gisant les uns sur les autres, morts ou blessés. Ah ! c’était vraiment un spectacle lugubre. Enfin, vers dix heures et demie, des paysans français arrivèrent, qui me hissèrent dans une carriole et m’emmenèrent jusqu’à un village appelé Beauvois (département du Nord).
De ce village, Green est transporté à l’hôpital civil de Cambrai, où sa plaie ne tarde pas à se cicatriser, mais en le laissant pour toujours incapable de se servir de l’une de ses jambes. « Depuis lors jusqu’à mon retour au pays, nous dit-il, aucun médecin ni aucun infirmier n’a plus pris la peine de s’occuper de moi. » Et puis, le 16 octobre, pendant qu’il est encore trop faible pour se lever, voici que les Allemands viennent le reprendre, le jeter dans un wagon qui va le conduire au camp de Darmstadt !
Je n’étais pas dans ce wagon depuis une heure, qu’arrive devant moi un officier allemand qui m’arrache mon manteau, et me frotte le visage avec ma blague à tabac ! A neuf heures, on nous donne trois ou quatre cuillerées de fèves noires, avec une goutte de café. Nous démarrons vers minuit, d’un pas de procession. Le lendemain, traversée de la Belgique. Ce que nous voyons du pays est horrible : des maisons abattues par des obus ou par l’incendie, et des Allemands partout, rien que des Allemands. Encore allions-nous être bien plus mal servis le jour d’après, en territoire allemand. A chaque arrêt du train, une foule de gens du pays venaient nous bafouer, nous mettre le poing sous le nez, nous cracher au visage. C’est seulement au bout de trois jours et demi de route que nous arrivâmes à la gare de Darmstadt, le 19 octobre, vers six heures du soir. On nous fit descendre du train : nous étions une vingtaine d’Anglais, tous plus ou moins estropiés. Nous eûmes à nous asseoir sur des bancs, dans la gare, et la population de la ville fut admise à venir se payer notre vue. C’est là que nous en avons entendu, des « cochons d’Anglais ! » On nous a laissés là pendant trois heures, après quoi, de nouveau, l’on nous a fourrés dans des wagons, avec la ville entière nous suivant, hurlant des Schweins ! et nous lançant à la tête toute sorte d’ordures. Et puis encore une heure de route, et nous arrivâmes à la prison.
Cette prison de Darmstadt, où M. Arthur Green n’a d’ailleurs demeuré que jusqu’au mois suivant, a eu pourtant de quoi lui donner déjà, — selon sa propre expression, — un « avant-goût » des agrémens coutumiers de la vie du prisonnier anglais. Les vingt éclopés, en y arrivant, avaient eu à s’installer de leur mieux dans une salle où se trouvaient logés 200 « civils » français ; et c’est là que notre misérable héros s’est vu contraint de passer presque tout le temps de son séjour à Darmstadt, faute pour lui de pouvoir encore se procurer des béquilles. La nourriture, en vérité, était « relativement bonne : » mais les autorités allemandes, connaissant la passion de tout soldat anglais pour la cigarette ou la pipe, avaient imaginé dès lors de faire « expier » aux nouveaux venus la conduite « scandaleuse » de sir Edward Grey en leur interdisant strictement de fumer, — sous peine de se voir infliger « sept ou huit jours de cellule ! » Après quoi ce fut un nouveau voyage : les prisonniers anglais, qui étaient maintenant au nombre d’une quarantaine, furent transférés dans un autre camp, que M. Green appelle Ghesun, — ce qui, peut-être, signifie Giessen. Là, dans la « salle de garde » du camp, se produisit un incident assez banal par soi-même, mais qui va nous Livrer excellemment, si je puis dire, toute la « philosophie » de l’auteur de la brochure. Un soldat prussien s’étant avisé de faire entendre aux prisonniers que, « bientôt, l’Angleterre, son roi, et son fameux Kitchener ne manqueraient pas de recevoir leur compte, » l’un des camarades de M. Arthur Green « commit l’imprudence » d’éclater de rire ; sur quoi, tous les Allemands qui étaient dans la salle se ruèrent sur lui, l’accablèrent de coups de pied, lui meurtrirent le visage de toute la force de leurs poings. « Oh ! des gaillards terribles ! ajoute le témoin de la scène. Et bien sûr que j’ai plaint le pauvre garçon : mais bah ! cela ne lui a point fait trop de mal, et ce mal qu’il a eu n’a pas duré trop longtemps. »
Vient ensuite le récit du premier bain qu’ont pu prendre les prisonniers anglais, depuis leur départ de Cambrai. Et comment ne pas nous rappeler, à ce propos, que c’est précisément la peinture d’une baignade des forçats sibériens qui, dans les Souvenirs de la Maison des Morts, faisait songer Tourguenef à une « vision infernale ? »
Il s’agissait d’aller à un kilomètre environ de notre camp. Deux autres soldats anglais devaient venir avec moi, qui étais en train de m’entrainer à me servir de béquilles. Quatre gardes étaient chargés de nous escorter. Je me sentais encore si faible qu’au bout de quarante mètres il me fallait m’arrêter. Aussi les gardes trouvaient-ils que je n’allais pas assez vite, de sorte qu’ils ne cessaient pas de me crier : Schwein scurry ![1] mots allemands qui voulaient dire : « Cochon, hâte-toi ! » Ah ! je leur en aurais donné, du « cochon, » si seulement j’avais pu le faire ! Combien j’aurais aimé leur mettre la tête sous ma botte ! Enfin j’eus mon bain, trop heureux de cette aubaine : mais les brutes continuaient à me crier leur Scurry ! et puis, quand je me fus déshabillé, voilà qu’ils aperçurent mon tatouage ! Et comme ils reconnaissaient les armes de l’Angleterre, c’est là que j’en ai entendu, des Englisch Schwein, et d’autres Englisch de toutes les espèces, en même temps que l’un des gardes m’assénait un coup de poing sur la bouche. Dès la seconde suivante, mon sang ne fit qu’un tour : mais j’ai plaisir à ajouter que je me suis suffisamment ressaisi pour prendre la chose en plaisanterie. Je réfléchissais simplement en moi-même, et me disais que tout cela était l’effet naturel de leur célèbre a culture » allemande. Puis, lorsque nous eûmes à revenir au camp, voilà qu’il y avait au moins une centaine de badauds, occupés à nous attendre ; et là encore je vous promets que j’ai eu un moment bien agréable, pendant que tous ces gens hurlaient des injures ou bien nous lançaient à la tête toute sorte d’objets, et que nos gardes se tordaient de rire ! De manière qu’en arrivant dans notre salle, les camarades me disent : « Quoi donc, Jim, tu n’as pas l’air ravi de ton bain ? » Alors je leur racontai tout ce qui s’était passé. Il y avait là un sergent que mon récit avait rendu fou : ne voulait-il pas nous entraîner tous à assommer les gardes ? Mais, cette fois, ce fut mon tour d’éclater de rire, et bientôt personne de nous ne pensa plus à toute cette histoire.
Mais tout cela ne nous offre, décidément, qu’un « avant-goût » encore bien médiocre des épreuves qui attendaient M. Arthur Green au camp de Wittenberg, où ses compagnons et lui sont arrivés le matin du 3 décembre 1914. On les avait entassés, pour les y conduire, dans un wagon à bestiaux, avec de hautes fenêtres grillées ; et, à chaque station, des foules furieuses d’hommes et de femmes les outrageaient, s’efforçaient de les aborder pour les rouer de coups, leur criaient qu’on les emmenait à Berlin pour les fusiller. Le camp de Wittenberg contenait, à ce moment, environ 15 000 prisonniers russes., plus de 2 000 Français, 850 Anglais, et une quarantaine de « civils » belges, population misérable que le typhus et la faim allaient bientôt réduire de l’effroyable façon que l’on sait. Mais aussi bien, dès ce début de l’hiver, les prisonniers anglais surtout apparaissaient-ils tristement déchus de leur ancienne élégance ; dépouillés de leurs manteaux et de leurs casquettes, les uns portaient des vêtemens hors d’usage que leur avaient donnés, par compassion, des collègues français ; d’autres, le plus grand nombre, s’étaient fabriqué des habits et des bonnets avec des morceaux de leurs couvertures. « Quant à moi, ajoute notre narrateur, toute ma garde-robe consistait en une veste et un pantalon avec des trous comme des soucoupes, un fragment de chaussette sur mon bon pied, un chiffon autour de l’autre pied, une botte que j’avais ramassée à Darmstadt, un vieux fragment de chapeau de feutre dont je m’étais fait un soulier pour mon pied gauche, et une calotte qu’un Russe m’avait taillée dans un coin de couverture. » Avec cela un froid mortel, des torrens de neige à peu près chaque jour.
Et nul moyen d’écrire au pays, ou d’en recevoir des nouvelles. Nul moyen, même, d’obtenir sa pleine part du maigre « menu » de la « cantine : » car « à peine voulait-on s’en approcher, que voilà qu’arrive un Allemand qui, reconnaissant un cochon d’Anglais, se hâte de le chasser, à grands coups de fouet ! » Quelques jours après son arrivée, M. Green a vu venir une troupe lamentable de 200 Anglais, amenés là « tout droit de la tranchée. » Les gardiens les ont fait sortir du wagon « en les frappant de toutes leurs forces avec des bâtons, des ceintures, des sabres, ou n’importe quoi qu’ils avaient sous la main. » Puis ces mêmes gardiens, probablement ivres, « et qui avaient l’allure féroce de chiens enragés, » ont fouillé les pauvres diables, leur ont enlevé leur tabac et les quelques sous qui leur restaient, et puis leur ont déclaré, avec leur gros rire, que, par exception, il leur serait permis de fumer ! Sous le moindre prétexte, le « cochon d’Anglais » était condamné à la bastonnade, ou encore à la privation de toute nourriture. « L’un de nous est ainsi resté trois jours sans un morceau de pain. D’autres étaient enfermés, pour la journée entière, dans une cave humide ; et pas de soupe pour eux pendant ce jour-là ! Mais nous avions coutume de mettre de côté, à leur intention, un peu de notre soupe, que nous leur donnions quand ils revenaient. Cela nous était dur, je vous prie de le croire : mais quoi ! il fallait bien s’entr’aider ! »
Le 27 décembre, M. Arthur Green a été pris de fièvre. « Ma température était si haute que j’ai dû me faire porter à l’hôpital du camp, où l’on m’a jeté dans un coin, sur un vieux matelas pourri. L’hôpital était d’une saleté dégoûtante, avec des millions de poux, que l’on voyait grimper tout le long des murs. Le 30, l’on a déposé près de moi un Russe, un vrai paquet d’os. Sa couverture semblait garnie d’une couche de gelée : mais je vis bientôt que c’était un monceau de poux. Personne n’osait approcher du malheureux, qui d’ailleurs n’a point tardé à mourir, probablement dévoré par ces vilaines bêtes. »
La fièvre dont souffrait notre soldat anglais devait être, sans doute, l’indice d’une légère atteinte de typhus. Car le fait est que, depuis lors, cette maladie a commencé à envahir le camp ; et le récit de M. Green ne va plus être désormais qu’un navrant nécrologe.
Un copain de la Brigade des Fusiliers fut le premier d’entre nous à devoir se coucher. Il mourut le lendemain. Il s’appelait Johnnie Date. Douze de nos hommes sont sortis du camp pour l’enterrer ; ils ont été hués par les gens du pays pendant qu’ils portaient le cercueil. Quelques jours après, ce fut le tour de Ristol, qui ne mourut qu’au bout d’un mois. Puis, la semaine suivante, le caporal Thatcher nous quitta pour l’hôpital. Il avait à la fois le typhus et la fièvre scarlatine… Depuis des mois, pas un de nous ne s’était rasé, ni n’avait vu un morceau de savon. Au commencement de mars, plus de cinquante hommes de ma chambrée étaient partis pour l’hôpital. En février, ce fut le sergent Phillips qui s’y rendit, dans un état affreux. Il mourut trois jours après, et puis ce fut le soldat Green, du régiment de Bedford. Celui-là réussit à s’en tirer. Deux jours après, les soldats Day et Young, et le lendemain encore, le soldat Turner, tous les trois avec le typhus. Puis ce fut Parker : son cas était mauvais, mais il put s’en tirer. Puis Metcalf : il a traîné deux mois, et puis a fini par mourir. Des quarante Anglais venus le 3 décembre, nous ne restions plus que dix, et chaque jour en nous demandant quel serait le suivant.
Les prisonniers mouraient avec une moyenne de trente cas par jour, On les enterrait deux par deux dans une même caisse, que l’on emportait aussitôt pour la déposer à côté des autres. Tous les médecins et infirmiers allemands s’étaient enfuis depuis les premiers jours de la contagion : mais il nous était venu, vers le 7 février, six médecins anglais qui, de leur gré, s’étaient offerts pour essayer de lutter contre la maladie. Ils nous disaient combien ils déploraient l’absence de tous moyens de traitement, pour les victimes du typhus : et eux-mêmes étaient forcés de se nourrir comme nous, car nous étions absolument séparés- du monde, sans aucune possibilité de rien avoir que notre soupe et nos pommes de terre, — le pain nous ayant été presque entièrement supprimé. Nous perdîmes d’abord l’un de nos médecins ; puis un second, la semaine d’après, et puis le major Fry, frère du célèbre joueur de cricket, et encore deux autres officiers. Un seul des officiers anglais n’a pas été malade : un capitaine, qui se trouvait encore au camp lorsque j’en suis parti. C’est seulement en juin que le typhus a cessé de dévaster notre camp, vaincu par les soins des médecins prisonniers. Le total des morts avait été de 1 500 Russes, plus de 300 Français, et 87 Anglais.
Quant aux prisonniers qui avaient eu, par miracle, la chance d’échapper à la contagion, nous savons déjà, par le rapport des médecins survivans, que plus d’un enviait sincèrement le sort de ses camarades ainsi « délivrés. » « Ce fut pendant les mois de mars et d’avril, — nous dit, de son côté, M. Arthur Green, — que nous eûmes à passer les plus cruels momens. Affamés et anéantis de misère, chacun de nous était comme un loup furieux. Sans compter la démangeaison de nos poux, qui allait jusqu’à nous faire perdre la raison. Mais aucun remède à cet affreux fléau, si bien que nous n’avions qu’à pester et à supporter. » Du moins le départ d’un très grand nombre de leurs gardiens leur rendait-il la très précieuse faculté de fumer ; mais, hélas ! il y avait longtemps que personne d’entre eux n’avait plus réussi à se procurer la moindre pipée de tabac. « Nous fumions de la paille extraite de nos lits, ou bien, surtout, l’écorce des poteaux qui entouraient le camp. »
Encore les quelques gardiens allemands qui étaient restés au camp ne se privaient-ils pas du plaisir de torturer leur « bétail, » — et, de préférence, les « cochons d’Anglais ». M. Green nous décrit toute espèce de « bonnes farces » qu’ils avaient inventées, et qu’ensuite ils répétaient infatigablement. Par exemple, ils ordonnaient qu’au premier coup de sifflet tout le monde eût à rentrer en hâte dans les salles, sous peine d’être aussitôt fusillé. « Et donc, à peine venions-nous de sortir dans la cour, que voilà que nous entendons le coup de sifflet ! Puis, quand on nous a tenus enfermés pendant une demi-heure, on nous fait dire que nous pouvons de nouveau prendre l’air ; et de nouveau, sitôt sortis, voilà le coup de sifflet ! Cette comédie nous énervait à tel point que plusieurs d’entre nous avaient entièrement renoncé à sortir. »
Un autre amusement des geôliers consistait à repaître les prisonniers de fausses nouvelles touchant leur pays. À ces malheureux qui, depuis près d’une année, se trouvaient empêchés de recevoir le moindre bout de lettre, on distribuait généreusement un journal imprimé en langue anglaise, et intitulé le Continental Times. « Jamais certes vous n’avez lu rien de plus comique, — écrit, avec sa résignation ordinaire, M. Arthur Green. — A en croire ce journal, nous avions perdu toute notre flotte, et nos troupes sur le front français étaient réduites à rien. Nous lisions que des zeppelins avaient détruit Londres, que le bombardement de Scarborough avait été une grande victoire allemande, comme aussi le torpillage de la Lusitania, qui transportait en France des milliers d’obus. On nous apitoyait sur le sort misérable des prisonniers allemands, traités par les Anglais avec une cruauté infernale. En un mot, ces sales bêtes mettaient dans leur feuille tous les mensonges qu’ils pouvaient imaginer pour nous empoisonner l’âme. » Semblablement, le journal publiait des listes de prisonniers anglais, où le nom de notre narrateur, en particulier, avait l’honneur de figurer au moins à deux reprises. Et malheur au prisonnier qui faisait mine d’incrédulité, en présence de ces abominables « canards : » celui-là était sûr d’avoir à « expier » plus rudement encore que ses compagnons la « trahison » des Kitchener et des sir Edward Grey !
Parfois aussi un véritable vent de folie s’emparait, soudain, des gardiens allemands. On les a vus déjà tout à l’heure se ruant, sur des prisonniers anglais, « comme des bêtes enragées. » Le 20 mai, de nouveau, il y eut à Wittenberg une de ces « crises, » résultant peut-être, chez les tortionnaires, d’une sorte de sentiment « néronien » de leur toute-puissance. Le fait est que soudain, sans l’ombre d’un motif, ces hommes que le départ de leurs chefs avait rendus maîtres absolus du camp se sont mis à tirer sur les prisonniers. Ils en ont tué trois, et grièvement blessé quatre. « Un Français récemment sorti de l’hôpital marchait le long de la barrière, lorsqu’une sentinelle a tiré sur lui, et l’a atteint une première fois. Puis, au moment où il se relevait, un second coup de fusil l’a étendu raide mort. Un jeune garçon russe a été blessé au ventre, mais a eu l’heureuse fortune d’en réchapper. Un autre Russe a reçu son affaire tout juste vis-à-vis de la porte de notre chambrée ; et personne n’osait aller le ramasser. Enfin le soldat Willis, mon camarade, s’est élancé au dehors et nous l’a ramené : mais le pauvre garçon est mort environ une demi-heure plus tard. Quant à Willis, celui-là peut se vanter d’avoir eu de la chance, car quelqu’un a tiré sur lui pendant qu’il était dehors, mais sans pouvoir l’atteindre. » Ou bien, d’autres fois, les gardiens entraient dans les chambrées avec d’énormes chiens, qu’ils lâchaient contre tel ou tel prisonnier dont la figure leur déplaisait. Les prisonniers étaient mordus, et toute la troupe des gardiens s’esclaffait de plaisir.
De même encore, c’était sans doute en manière de « bonne farce » que les autorités feignaient, à tout instant, de vouloir rendre la liberté aux « cochons d’Anglais. » Le 19 août, par exemple, M. Arthur Green et plusieurs de ses compatriotes, après avoir passé une nouvelle visite médicale, ont appris qu’ils quitteraient le camp dès le lendemain matin, pour être échangés contre des a grands blessés » allemands. L’après-midi, nos prisonniers, qui jusque-là n’avaient pas osé croire pleinement à la réalisation d’une promesse aussi merveilleuse, ont reçu l’ordre de dire adieu à leurs compagnons. Ils ont été emmenés à la salle de bains, puis soigneusement rasés et coiffés ; après quoi avec leurs plus beaux habits bien désinfectés, ils ont été installés pour la nuit dans une salle voisine de l’entrée du camp, où personne n’était admis à les approcher. Le lendemain à sept heures, pendant qu’ils étaient en train de déjeuner, tout rayonnans de joie, voilà qu’arrive un sous-officier allemand qui leur crie : « Hors d’ici, cochons d’Anglais, et scurry, hâtez-vous de retourner dans vos chambrées ! » La même comédie s’est renouvelée plusieurs autres fois : « mais nos hommes s’étaient dorénavant juré de ne prendre au sérieux les promesses allemandes que lorsqu’ils seraient déjà sur le bateau. »
Autre comédie : les visites à Wittenberg de M. Gérard, l’ambassadeur des États-Unis. Ce jour-là, dès l’aube, tout l’intérieur du camp subissait un nettoyage radical ; les rations de pain étaient au moins doublées, et la soupe devenait infiniment plus mangeable. Et comme l’ambassadeur Gérard, après l’avoir goûtée, déclarait, que, vraiment, « elle ne lui semblait pas trop mauvaise, » l’un des compagnons de M. Arthur Green s’enhardit à lui répondre : « Revenez demain matin, monsieur l’ambassadeur, et flairez seulement la marmite à soupe : je vous garantis que vous n’aurez plus envie de rien manger, de toute la journée ! »
Par degrés, cependant, le sort des prisonniers anglais commençait lentement à s’améliorer. Un hasard qu’ils ne pouvaient s’empêcher de regarder comme « providentiel » les avait délivrés du plus puissant à la fois et du plus méchant de leurs geôliers, un terrible « sergent-prévôt » qui avait sous ses ordres le reste des gardiens. « Cet odieux personnage ne cessait pas de mettre son nez partout, toujours armé d’un gros bâton, et toujours prêt à frapper les prisonniers sans aucun motif, simplement pour leur montrer son pouvoir sur eux. Combien j’en connais qui ont dû entrer à l’hôpital, pour l’avoir rencontré sur leur chemin ! Or donc, une nuit, voilà qu’il est allé du côté du cimetière ; et voilà que la sentinelle, se figurant que c’était un prisonnier qui voulait se sauver, a fait feu sur lui, et, pour notre grande chance, l’a blessé à mort ! Nous n’avons appris la chose que trois mois plus tard, et sans trop de chagrin, je vous en donne ma parole ! » Il est vrai que, dès que l’un de ses nombreux successeurs manifestait une tendance à se montrer plus bienveillant, aussitôt ses chefs l’enlevaient de là pour l’envoyer « sur le front. » Mais il n’en reste pas moins que, depuis cette mort du premier « sergent-prévôt, » l’atmosphère du camp était devenue un peu plus respirable.
Au mois de mai, les soldats anglais ont été autorisés à correspondre, tous les quinze jours, avec leur famille, et à recevoir des paquets de provisions. Écoutons encore le récit de l’arrivée au camp du premier paquet :
Enfin, un matin, mon camarade Burgess reçoit l’ordre de se présenter au bureau, vers quatre heures, pour prendre livraison d’un colis. Nous n’en croyions pas nos oreilles. Nous étions follement agités, incapables de nous tenir tranquilles, nous demandant ce que pouvait être ce paquet, et ce que nous allions en faire quand il viendrait, et si, peut-être, il n’allait pas nous être volé au dernier moment. Ah ! comme la journée nous a paru longue ! A quatre heures, mon Burgess s’en va avec sept ou huit camarades : mais quant à moi, j’étais forcé de rester dans la salle, en raison de ma maudite jambe. Et puis, voilà que nos hommes reviennent, criant et riant, avec une caisse à savons anglaise ! Pas un des Russes de la chambrée qui ne s’approche, pour jouir du spectacle. On enlève le couvercle, et quel soupir de soulagement lorsque nous découvrons le contenu de la caisse I Burgess avait les souliers demandés, ce qui prouvait que sa carte postale était bien arrivée ; et puis il y avait dans la caisse un gros pudding de Noël, un bon gâteau fait à la maison, un kilo de sucre, et un respectable paquet de tabac, — du tabac anglais, le premier que nous voyions depuis neuf mois ! Et encore un paquet de papier à cigarettes ! Nous voulions commencer tout de suite par goûter au tabac ; mais Burgess a déclaré que non. Il a coupé en tranches le pudding, ainsi que le gâteau, et en a partagé les morceaux entre nous. Et puis, après que j’eus mangé ces énormes morceaux, j’ai dit : « Burgess, mon vieux, nous avons eu tort ! Cela est beaucoup trop, après neuf mois sans rien avaler d’un peu solide ! » Et, en effet, j’ai été malade, après cela, pendant deux ou trois jours. Mais, pour en revenir à cette fameuse soirée, ah ! je vous promets que nous ne nous sommes pas privés de fumer ! Burgess, surtout, se relevait de son matelas toutes les demi-heures pour allumer une cigarette. Non certes, si même je devais vivre cent ans, jamais je n’oublierais ce 18 mai 1915, où nous est arrivé le colis de Burgess !
Enfin, le matin du 29 novembre 1915, — « encore un des plus beaux jours de ma vie ! » nous déclare M. Arthur Green, — un camarade plus ingambe est revenu dans la chambrée annoncer à ses compagnons que l’on allait partir aussitôt pour Londres ! Et je n’ai pas besoin de dire quel fut, durant tout le voyage, le ravissement de nos éclopés ; mais combien à ce ravissement s’est encore mêlé de stupeur, lorsque, dans une gare toute proche de la frontière hollandaise, M. Green et ses compagnons ont reçu l’ordre de quitter le misérable wagon à bestiaux qui les avait amenés depuis Wittenberg, pour être transportés dans un superbe wagon sanitaire, avec « dix admirables couchettes à ressorts ! » Là, poursuit M. Arthur Green, « nous fûmes invités à nous dévêtir, ou plutôt à nous laisser dévêtir par une équipe entière d’infirmiers des deux sexes. Nos vêtemens furent rangés dans des sacoches dont on nous fit cadeau, tout cela propre et commode au possible. Auprès de chaque lit se trouvaient, d’un côté, une petite table mobile, de l’autre côté une étagère à livres, un cendrier, et un écritoire. Sans compter, naturellement, des lavabos, et des miroirs, et trente-six autres inventions du dernier modèle. » C’est dans ce wagon merveilleux que, dès l’heure suivante, les « rescapés » de Wittenberg ont eu la joie de pénétrer sur le sol hollandais. « Nous savions que nous étions dans un pays neutre, ajoute en terminant l’auteur de la brochure ; mais, jusqu’au bout de cette journée, nous n’en avons pas moins continué à trembler de peur. »
T. DE WYZEWA.
- ↑ Impossible de deviner à quel véritable « mot allemand » correspond ce Scurry ! — répété à chaque page par M. Arthur Green.