Revues étrangères - Un Roman par lettres

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Revues étrangères - Un Roman par lettres
Revue des Deux Mondes4e période, tome 153 (p. 456-467).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN PAR LETTRES


The Letters of Robert Browning and Elizabeth Barrett Browning (1845-1846), 2 volumes ; librairie Smith and Elder, 1899.


Il y avait une fois une jeune fille qui, maladive, à demi paralysée, forcée de passer ses journées sur une chaise longue, se distrayait de ses tristesses en écrivant des vers. Ses tristesses, d’ailleurs, ne lui venaient pas seulement de sa mauvaise santé, et de la vie de recluse où elle était condamnée. Elle avait en outre à subir la monstrueuse tyrannie d’un vieillard égoïste et dur, son père, qui semblait s’être donné pour tâche de tourmenter ses enfans, leur défendant de sortir, de recevoir des visites, les empêchant de prendre leur part d’aucun plaisir, et allant même jusqu’à leur signifier que jamais il ne consentirait à les laisser se marier. Et au poids de cette tyrannie s’ajoutait, pour la jeune fille, une autre peine plus lourde encore à porter. Durant une cure qu’elle avait faite au bord de la mer, elle avait obtenu d’avoir près d’elle un de ses frères, son préféré, l’unique ami qu’elle se connût au monde ; et, un jour, son frère s’était noyé, presque sous ses yeux, dans une promenade : de sorte que, depuis lors, la malheureuse était hantée du souvenir de cette catastrophe tragique, dont elle se reprochait d’avoir été la cause. Mais toutes les souffrances n’avaient fait que développer et affiner l’âme de poète qui était en elle. Nourrie de Sophocle et de Virgile, elle se divertissait à exprimer les rêves les plus secrets de son cœur en de beaux vers, d’une pureté, d’une sobriété toutes classiques ; et tandis que personne n’était admis à la voir, ses vers se répandaient de par le monde, son nom devenait sans cesse plus célèbres parmi les lettrés. Ainsi elle avait vécu, dans sa solitude. Les années s’étaient écoulées, lentes et monotones ; et déjà la jeune fille était bien près de se transformer en une vieille fille lorsque, à trente-neuf ans, une étrange aventure lui était arrivée.

Un poète, à qui elle avait envoyé le recueil de ses vers, lui avait répondu que, non content de l’admirer, il l’aimait, l’aimait d’amour, sans rien savoir d’elle sinon qu’elle était seule, qu’elle souffrait, et qu’elle avait du génie. Après quoi, il avait si ardemment, si instamment sollicité la faveur de la voir qu’elle avait fini par la lui accorder. C’était un beau jeune homme d’une trentaine d’années, élégant, mondain, aussi peu fait que possible pour s’éprendre de la pauvre et mélancolique créature qu’elle était. Non qu’elle fût laide : elle avait au contraire deux énormes yeux noirs d’une douceur merveilleuse, et c’était comme si l’habitude de la souffrance eût conservé à tous ses traits une fraîcheur enfantine ; mais elle était plus âgée de beaucoup que le jeune poète, et infirme, à jamais séparée de la vie du monde.

Et cependant, à peine l’avait-il vue qu’il s’en était épris. Le soir de sa première visite, il lui avait écrit qu’il l’adorait, qu’il lui appartenait pour toujours, qu’il la suppliait de devenir sa femme. La jeune fille avait déchiré sa lettre ; elle s’était évertuée à lui exposer les raisons de toute sorte qui rendaient un tel mariage absurde et impossible ; elle lui avait déclaré qu’elle ne le recevrait plus, et romprait toute relation avec lui, s’il ne se résignait pas à n’être pour elle qu’un confrère et un ami. Mais avec tout cela elle aussi l’aimait, dès ce moment, et plus encore peut-être qu’elle n’en était aimée. Et toutes les semaines ils s’étaient vus ; et tous les jours, souvent deux fois par jour, ils s’étaient écrit. À la fin de l’automne, six mois environ après le début de leur correspondance, ils avaient formé le projet de se retrouver en Italie, où les médecins ordonnaient à la jeune fille de passer l’hiver : mais le père, s’étant aperçu du désir qu’avait sa fille d’aller en Italie, lui avait aussitôt défendu d’y aller. En vain elle avait prié, en vain ses sœurs, ses frères, et les médecins avaient insisté pour qu’elle fît ce voyage, d’où l’on pouvait espérer qu’elle reviendrait mieux portante : non seulement le terrible vieillard était resté inflexible, il avait encore donné à entendre à sa fille qu’elle l’avait offensé par son insistance. Un fossé plus profond s’était ouvert entre eux.

Alors les deux amoureux s’étaient fiancés. Ils avaient échangé des bagues, des mèches de leurs cheveux ; pendant tout un an, à l’insu du père, ils s’étaient écrit plusieurs fois par jour, jusqu’à ce qu’enfin, l’automne suivant, ils avaient senti qu’il ne leur était plus possible de vivre désormais séparés l’un de l’autre. Et ils s’étaient mariés, en secret ; et la jeune femme, après une semaine encore passée chez son père, avait quitté sa maison pour n’y plus rentrer. Elle s’en était allée à pied, soutenue seulement par sa femme de chambre : car, depuis plusieurs mois déjà, les forces qu’elle croyait à jamais perdues avaient commencé à lui revenir ; elle pouvait marcher, elle avait retrouvé l’appétit et le sommeil ; un miracle d’amour l’avait ressuscitée.

Voilà, en vérité, un joli sujet de conte, ou de roman, une histoire très simple, très humaine, très touchante, et bien faite pour tenter un poète ou un psychologue. Cette rencontre de deux âmes également nobles et fières, l’élan qui aussitôt les pousse l’une vers l’autre, les doutes de la jeune fille, ses scrupules, les généreuses instances du jeune homme, puis l’intimité grandissant peu à peu, l’amour devenant plus tendre et plus passionné, et les fiançailles secrètes, et l’attente du miracle qui seul pourra permettre aux deux amans de se réunir, et la lente réalisation de ce miracle bienheureux, et enfin le mariage avec l’enlèvement qui le suit : n’y a-t-il pas là tous les élémens d’une sorte de Triomphe de l’Amour idéal, et ne voit-on pas l’œuvre magnifique qu’un grand écrivain en aurait pu tirer ? Mais aucun écrivain n’aurait pu donner à ce Triomphe de l’Amour l’intensité de vie et le charme poétique de certaines parties d’un long « roman par lettres » qui a paru à Londres le mois dernier, et qui a précisément pour sujet l’aventure d’amour que je viens de résumer. Si ce roman avait été publié sans nom d’auteur, si on avait pu se résigner à nous l’offrir comme un roman, plus ou moins directement inspiré de la réalité, et nous cacher que c’étaient là les véritables lettres d’amour de Robert Browning et de sa femme, le succès, sans doute, aurait été moins bruyant, et l’œuvre n’aurait pas soulevé autant de discussions ; mais la littérature anglaise se serait trouvée enrichie d’un chef-d’œuvre que l’Europe entière lui aurait envié. Pour ma part, du moins, j’avoue que plusieurs des lettres de la jeune fille me semblent d’incomparables joyaux d’émotion et de poésie, plus douces, plus tendres, plus profondément musicales que toutes les lettres d’amour que j’ai lues dans les livres. Elles seules suffiraient pour rendre à jamais glorieuse, et pour nous rendre chère, l’admirable femme qui les a écrites. La passion y est toujours imprégnée de beauté : et ce sont à chaque ligne des images d’une fraîcheur, d’une pureté délicieuses, et les phrases qui les expriment caressent l’oreille comme des chansons, et tous les sentimens ne sont que soumission, sollicitude, abandon de soi, joie naïve à la vue d’un paradis miraculeusement reconquis.

Pourquoi faut-il que d’autres lettres de la même jeune fille, publiées côte à côte avec celles-là, nous empêchent d’en goûter librement la douceur ? Pourquoi faut-il que, par exemple, ayant le cœur encore tout rempli du beau chant d’amour que nous venons d’entendre, nous assistions aux récriminations de la jeune fille contre son père, à l’exposé de ses griefs contre lui, au récit des souffrances dont il l’a accablée ? Pourquoi faut-il que nous soyons mis au courant des menues misères d’un ménage bourgeois, et que la jeune fille nous apprenne, entre autres détails, que sa sœur rêve de se marier avec un sot, et un sot qu’elle n’aime pas ? Mais surtout pourquoi faut-il que, de ce roman d’amour si poétique, si héroïque, si parfaitement fait pour nous enchanter, nous ayons à voir à tout instant le revers ? Car tantôt la jeune fille rappelle à son fiancé qu’elle est plus âgée que lui, et l’entretient de ses infirmités, tantôt elle discute avec lui la question de savoir si, après le mariage, ils n’auront qu’une chambre ou s’ils en auront deux, tantôt elle l’instruit de la façon dont devront être rédigées les lettres de faire-part, tantôt elle lui parle de ce qu’elle aura à mettre dans ses valises, le jour de l’enlèvement, et tantôt encore elle le renseigne sur le chiffre exact de sa dot, lui indiquant les titres et les numéros de ses actions de Bourse, ou lui écrivant des billets comme ceci :

« Mon frère m’a dit ce matin, en réponse à une de mes questions, que très certainement mon père ne me donnait pas tout l’intérêt de mes fonds, comme je l’avais cru jusqu’ici. Et en effet, quand j’y réfléchis, je crois que cela doit être vrai. Les parts dont je vous ai parlé sont dans le David-Lyon, un vaisseau qui fait le commerce des Indes ; mon père y a, lui aussi, des parts. Mon frère a dit que mes fonds devaient me rapporter au moins trois cents livres d’intérêt, même au taux actuel, qui est très bas. Or, ce serait la chose la plus facile du monde (je l’ai vu ce matin encore dans le journal) de nous faire avancer de l’argent là-dessus, à la condition que nous puissions le faire sans donner l’éveil à personne d’ici. Brûlez ce billet. »


« Brûlez ce billet ! » Il y a une trentaine de ces lettres qui se terminent ainsi : et il y en a d’autres où la jeune fille, après avoir entretenu son ami de sujets délicats, et qui lui coûtaient à traiter, — et qui nous coûtent à voir traités par elle, — suppliait son ami de ne jamais lui répondre sur ces sujets, de n’y jamais faire aucune allusion. Et voici que ces lettres-là, et les autres, on nous les offre toutes, sans en retrancher ni sans y changer une syllabe ! Tous les noms propres y sont, toutes les dates, de façon qu’il n’y ait pas un des détails du roman d’amour que nous ne trouvions étalé devant nous. Et les héros de ce roman nous sont connus : l’un d’eux est mort il y a à peine dix ans ! Et c’est le fils de Robert Browning et d’Elisabeth Barrett Browning qui nous présente lui-même la série des lettres où son père et sa mère, avant leur mariage, se confiaient l’un à l’autre les secrets de leur cœur !

« Les lettres qu’on va lire, nous dit-il dans une note au début du recueil, sont les seules qui aient jamais été échangées entre mon père et ma mère : car, après leur mariage, ils ne se sont plus quittés un instant. Et, en songeant à l’usage que je devais faire de ces lettres, j’ai compris que je n’avais le choix qu’entre deux partis, dont l’un consistait à les publier, l’autre à les détruire. J’aurais pu, en vérité, laisser à d’autres le soin de trancher cette alternative, après ma mort : mais c’eût été, de ma part, éluder une responsabilité dont j’ai le devoir de porter le poids. Depuis la mort de ma mère, ces lettres sont restées enfermées dans un coffret où mon père les a mises, après les avoir soigneusement classées. Il a détruit lui-même tout le reste de sa correspondance : mais il a refusé de détruire ces lettres ; et il m’a dit à leur sujet, quelques jours avant sa mort : « Les voici, vous en ferez ce qui vous plaira quand je « serai parti ! » Quelques-unes d’entre elles n’ont peut-être que peu d’intérêt pour le public ; mais leur omission n’aurait abrégé le recueil que de peu de pages, et je préfère que la correspondance soit publiée tout entière. »

M. Robert B. Browning aurait bien dû « omettre » au moins certains passages où ses parens protestaient contre la publication de lettres intimes, et d’autres documens du même genre. « L’idée d’une publicité quelconque me fait horreur, écrivait Elisabeth Barrett ; et il n’y a pas un de mes papiers que je ne souhaite de voir détruit après moi. » Elle poussait si loin « l’horreur de la publicité, » qu’elle n’admettait même pas que Browning lui dédiât aucun de ses poèmes. « Croyez-moi, lui disait-elle, je ne voudrais pour rien au monde voir mon nom imprimé en tête d’un de vos livres. Je ne puis supporter d’entendre de vous des mots que le reste du monde entende avec moi ! » Ce n’est pas elle qui, en mourant, aurait laissé à son fils toute liberté de « faire ce qu’il voudrait » de leurs lettres d’amour. Et peut-être Browning lui-même, qui reprochait à Shakspeare d’avoir mis trop de soi dans son œuvre, peut-être n’aurait-il pas compris comme l’a fait son fils la « nécessité de choisir entre deux partis, » dont l’un consistait à détruire cette correspondance intime, et l’autre à la publier tout de suite, tout entière, sans en « omettre » un seul mot. En déposant les lettres dans un coffret qu’il avait fait faire pour elles, n’avait-il pas, d’avance, indiqué un troisième parti, qui consistait à les laisser dans leur coffret jusqu’au moment où il n’y aurait plus personne qui pût être choqué de leur publication ?

Et le fait est que leur publication présente a vivement choqué divers membres de la famille de Mme Browning, qui se sont empressés de traiter d’exagération, ou même de mensonge, les accusations portées par elle contre la tyrannie de son père. Mais ce qu’il y a pour nous de plus surprenant, c’est que, à l’exception des personnes directement touchées, et de quelques critiques, le public anglais ne semble pas s’être scandalisé outre mesure d’un tel déballage de documens intimes. L’intérêt romanesque de ces lettres, la merveilleuse beauté de certaines d’entre elles l’ont, évidemment, rendu plus indulgent et moins scrupuleux qu’on ne s’y serait attendu en pareille circonstance. Des innombrables articles parus dans les revues et les journaux anglais à l’occasion des Lettres d’amour de Robert et Elisabeth Browning, à peine si deux ou trois désapprouvent tout à fait la publication de ces lettres, ou même simplement la jugent prématurée : la plupart regrettent simplement que M. R. B. Browning n’ait point pratiqué, ça et là, quelques coupures, qui, en effet, n’auraient peut-être « abrégé le recueil que de peu de pages, » mais qui auraient, entre autres avantages, épargné au fils d’Elisabeth Browning l’ennui de voir publiquement contester les affirmations de sa mère.


Et, par une coïncidence bizarre et significative, il y a un point sur lequel les critiques anglais qui approuvaient la publication de ces lettres se sont trouvés entièrement d’accord avec ceux qui la désapprouvaient. Les uns et les autres ont été d’accord pour déclarer qu’une telle publication était chose nouvelle en Angleterre, mais qu’en France elle n’aurait fâché ni surpris personne, faisant pour ainsi dire partie des mœurs littéraires françaises.

On n’entend point par là, je suppose, qu’il soit en France d’usage courant, pour les enfans, de publier in extenso les lettres d’amour de leurs mères : on serait trop en peine de trouver un seul exemple, à l’appui d’une affirmation aussi fantaisiste. Mais d’ailleurs on ne se met pas en peine de citer des exemples, ni de prouver : on paraît tenir pour évident, pour établi d’avance et sans discussion, que les mœurs françaises, au contraire des mœurs anglaises, s’accommodent très bien de la divulgation des pièces les moins faites du monde pour être livrées au public. Les Anglais ont ainsi une manière à eux de prêter arbitrairement aux autres peuples des vertus, des vices, et jusqu’à des habitudes matérielles, dont ils ne se préoccupent pas un instant de contrôler la réalité. Rien ne leur ôtera de l’esprit, par exemple, que les Allemands ont à un degré supérieur le « culte du foyer, » que les Russes sont menteurs et que les Français, avec mille défauts, ont celui de faire bon marché de toutes les convenances. On les scandaliserait fort, sans doute, si l’on s’avisait de leur répondre là-dessus que le sens de l’intimité et le respect de la vie privée sont, relativement, restés beaucoup plus intacts chez nous que chez eux : et cependant le fait est certain. Je ne parle pas seulement de publications exceptionnelles, comme celle de ces lettres de Robert et d’Elisabeth Browning : encore que, en France, une telle publication n’aurait sûrement pas pu se produire sans de nombreuses coupures, et le remplacement de la plupart des noms propres par des initiales ou des astérisques. Mais d’une façon générale, ce n’est guère que dans ces dernières années qu’on a livré en pâture à notre curiosité les lettres d’amour de quelques-uns de nos écrivains ; et si la correspondance de Musset et de George Sand égale en intimité les fameuses lettres de Keats à son amie Fanny Brawne, du moins est-ce la seule correspondance de ce genre qu’on nous ait mise sous les yeux, tandis que, depuis Swift jusqu’à Thackeray, il n’y a pas un écrivain anglais dont la vie amoureuse n’ait été complaisamment racontée et analysée. Que l’on compare, par exemple, ce que nous savons des amours de Lamartine, ou de Victor Hugo, avec ce que les collégiens anglais savent des amours de Byron ou de Shelley ! Et je dirai plus. L’habitude anglaise des Mémoires biographiques, pour respectable qu’elle soit, prouve bien, elle aussi, que les Anglais n’ont pas autant qu’ils le croient le sentiment du caractère sacré de la vie intime : car on sait que tout Anglais de quelque renom, poète, savant, homme d’État ou philanthrope, devient, après sa mort, le sujet d’un de ces mémoires, où un de ses amis, à l’aide de documens laissés par lui ou fournis par sa famille, raconte l’histoire de sa vie et de ses travaux ; et il n’y a guère de ces « mémoires » où l’on ne trouve reproduites des lettres d’amour ; et, en tout cas, le fait d’admettre, comme un usage constant, la publication de biographies intimes de ce genre, ce fait seul suffit à montrer que les Anglais n’ont point la même conception que nous de la séparation de l’homme et de son œuvre. Sans compter que, si, autrefois, les « mémoires » avaient l’avantage de parer aux indiscrétions du dehors, et de réduire la part des documens intimes qui auraient à être mis sous les yeux du public, c’est un avantage qui, désormais, n’existe plus guère. Les « mémoires » autorisés n’empêchent plus ni la publication d’autres biographies, ni celle de lettres et de confidences : de gros « mémoires » ont été consacrés à Robert Browning et à Mrs Elisabeth Barrett Browning, où l’on pouvait croire que tout y avait été dit, sur leurs amours et leur mariage, de ce que le public avait besoin d’en connaître ; et tandis que M. Sidney Colvin, avec un soin pieux, s’occupe de préparer son «mémoire » sur R. L. Stevenson, deux ou trois dames ont déjà publié des lettres d’amour qu’elles avaient jadis reçues du conteur écossais, ou raconté à leur façon sa vie intime et galante. La vérité est que les Anglais, avec la soi-disant inviolabilité de leur home, sont au moins aussi curieux que les autres hommes de pénétrer dans l’intimité des personnes en vue. N’est-ce pas d’eux que nous vient l’interview ? N’ont-ils pas jusqu’à des revues spéciales où, chaque mois, on leur offre la biographie d’un lord, d’une actrice, d’un évoque et d’une femme-auteur, avec la reproduction d’innombrables photographies de ces célébrités, à tous les âges et dans toutes les poses ?

Ainsi s’explique et se justifie le sentiment qui a porté M. Robert B. Browning à publier dès maintenant, dans leur totalité, les lettres d’amour de son père et de sa mère. Il s’est dit évidemment que bien d’autres lettres du même genre avaient paru en Angleterre qui avaient été lues avec grand plaisir, et que celles-là étaient trop belles pour qu’il eût le droit de les tenir cachées. Et, sans doute, il s’est dit aussi qu’il n’y avait rien dans ces lettres qui, en fin de compte, ne fit honneur à la mémoire de ses glorieux parens : en quoi il a eu tout à fait raison. Car les récriminations mêmes d’Elisabeth Barrett contre son père ne nous choquent, pour ainsi dire, qu’au point de vue littéraire, par leur contraste avec le ton poétique du reste de ses lettres : mais à peine les a-t-elle émises qu’elle s’en repent, et sans cesse elle s’efforce d’excuser son père, et c’est surtout, en somme, pour éviter de le peiner qu’elle se refuse si longtemps à s’enfuir avec son fiancé. De même encore ses allusions aux questions d’argent : nous sommes désolés d’avoir à les lire, comme si nous retombions tout à coup dans une prose banale après de beaux vers, mais nous sentons qu’Élisabeth Barrett, dans les circonstances où elle se trouvait, ne pouvait s’empêcher d’en remplir ses lettres. Son fiancé lui ayant offert de renoncer à sa dot, et de chercher un emploi qui pût les faire vivre, généreusement elle avait refusé d’admettre son offre : force lui était donc de se préoccuper de son argent, dont jamais jusque-là elle n’avait pris soin. Charitable et désintéressée, vraiment poète par le cœur autant que par l’esprit, telle nous la sentons dans toutes ses lettres, et c’est cela même qui nous rend si pénible la lecture de certains passages où cette créature idéale nous laisse, tout à coup, entrevoir les faiblesses et les misères de son humanité. Comme le dit très justement M. Leslie Stephen, nous avons à tout instant « l’impression d’écouter aux portes ; » et quand nous entendons la jeune femme se plaindre de son père, quand nous assistons au récit qu’elle fait de tel épisode de sa jeunesse, ce n’est point pour elle, mais pour nous, que nous avons honte.

Les lettres de Browning, elles aussi, font le plus grand honneur à ce galant homme. Elles témoignent d’un amour sincère et profond, bien digne du noble amour qui lui a répondu. Je ne crois pas qu’on puisse y trouver l’ombre d’un sentiment égoïste, sauf peut-être une petite vanité d’auteur, très naïve et très excusable. Browning n’est ni intéressé, ni curieux, ni méfiant. De toute son âme il aspire au bonheur d’unir sa vie à celle de sa fiancée ; et, en attendant, il ne cesse pas de la consoler, de la réconforter, de l’entourer de soins respectueux et tendres. On devine que, du jour où il a rencontré la jeune fille, il n’a plus eu de pensée au monde que pour elle et pour ses poèmes : différant toutefois en cela d’elle, qui, depuis qu’elle l’a rencontré, n’a plus eu de pensée au monde que pour lui seul.


Mais si respectables que soient les lettres de Browning, elles ont le grave défaut d’être souvent ennuyeuses. Les plus beaux sentimens y sont exprimés avec une prétention qui en gâte l’effet : et l’on n’imagine pas une gaîté plus pesante, ni une plus complète absence de naturel et de simplicité. Ce ne sont que comparaisons péniblement déduites, métaphores maladroites, allusions entortillées et obscures qui, à tout instant, font naître des malentendus, et entraînent des explications plus confuses encore. Parfois même s’y mêlent des prosopopées : s’interrompant de parler à son amie, Browning interpelle brusquement un poète latin, ou la destinée ; il les tutoie, les invective, comme s’il prêchait au lieu d’écrire une lettre. Et je dois avouer que le fonds même des idées, dans ses lettres, paraît d’une qualité tout à fait médiocre. Browning touche tour à tour à mille sujets, depuis la religion jusqu’à la musique, sans qu’une seule fois ses paroles nous frappent comme le résultat d’une réflexion personnelle et sérieuse. Nous sentons qu’il improvise ses opinions au hasard du moment, en homme que fatigue un long effort de pensée. Son amie lui ayant dit, par exemple, qu’elle a pris plaisir à un roman danois d’Andersen dont l’action se passe en Italie, le voilà qui tout de suite se met en devoir de prouver que l’Italie n’a jamais été comprise que par des étrangers. « Qu’un Danois ait pu faire un tel livre, — écrit-il, — cela me confirme dans mon ancienne conviction que l’Italie est uniquement une matière poétique à l’usage du Nord ; car de poésie pure, l’Italie n’en a point, il n’y en a point même dans l’œuvre de Dante. » Mais comme miss Barrett se montre un peu étonnée d’apprendre que « la poésie de Dante soit uniquement une matière à l’usage des rimeurs du Nord, » Browning, dans sa lettre suivante, rétracte jusqu’au dernier mot de son paradoxe : « Vous savez combien j’aime les vieux poètes italiens, et que je place Dante plus haut que tout au monde, ayant la tête et le cœur tout remplis de lui. »

Nous sentons qu’il improvise ses opinions : et ses lettres nous font voir qu’il improvise aussi ses poèmes et ses tragédies. Pendant les dix-huit mois que dure sa correspondance avec Elisabeth Barrett, il produit œuvre sur œuvre, avec une fécondité que rien ne peut ralentir. Il raconte à la jeune fille les visites qu’il a faites et celles qu’il a reçues, les dîners et les soirées où il a assisté ; et de semaine en semaine, il lui apporte des actes entiers, qu’il publie ensuite sans presque y rien changer. Les conseils mêmes de son amie et ses corrections, c’est comme s’il n’avait pas le loisir d’en tenir compte. Et par là s’expliquent pour nous les défauts de son œuvre, son obscurité, sa confusion, son manque d’harmonie et de beauté formelle ; nous comprenons mieux, à présent, pourquoi Browning n’a pas tiré autant de parti qu’il aurait pu de ses dons de conteur et de dramaturge. C’est qu’il écrivait trop, et trop vite, et trop au hasard, victime d’une malheureuse facilité qui ne lui permettait ni de mûrir ses idées ni de les mettre au point. Voilà ce qui l’a toujours empêché d’être le grand poète qu’il voulait devenir ; et voilà ce qui fait que, d’année en année, les lettrés anglais s’éloignent davantage de lui, tandis que ne cesse point de grandir la gloire de ce Tennyson dont, ingénument, il s’avouait l’égal !

Et d’autant plus nous frappent et nous ravissent, en comparaison, les merveilleuses qualités littéraires d’Elisabeth Browning. J’ai dit, déjà quels trésors de douce et poétique tendresse remplissaient la plupart de ses lettres d’amour : mais ces lettres sont en même temps des chefs-d’œuvre d’esprit, d’à-propos, de grâce féminine et de mâle raison. Qu’elle parle de littérature, de musique, d’histoire ou de philosophie, la jeune femme garde toujours, vis-à-vis de son ami, le ton respectueux d’une élève vis-à-vis de son maître ; mais, en réalité, c’est elle seule qui réfléchit et qui juge. Sa clairvoyance est telle que, tout en admirant passionnément la poésie de Browning, il n’y a pas un des défauts de cette poésie qu’elle ne lui signale : elle l’engage à être plus simple, à éviter les obscurités inutiles, à mettre plus de suite entre ses images, à écrire moins vite et à moins écrire.

Elle comprend, elle devine tout, guidée seulement par son instinct de poète. Voyant, pour la première fois depuis vingt ans, des tableaux de maitres anciens, elle définit leur mérite avec une sûreté surprenante ; et c’est avec la même sûreté qu’elle apprécie les œuvres des écrivains étrangers, sans être jamais sortie de son pays, ni presque de sa chambre. Ce qu’elle dit de Mme de Staël, de George Sand, a de quoi nous frapper aujourd’hui encore ; elle admire Ronsard, Montaigne, Malherbe ; elle tient Balzac pour un homme de génie, et le plus grand des romanciers français. Voici, par exemple, en quels termes son fiancé et elle jugent, chacun à sa façon, l’auteur du Père Goriot : « Vous qui aimez les histoires, écrit Browning, comme vous devez goûter l’ingénieuse façon qu’a Balzac de rattacher ses histoires les unes aux autres, en ramenant sans cesse les mêmes personnages et en révélant sur eux des détails nouveaux ! Rastignac, Mme d’Espard, Desplein, il les maintient en vie, en mouvement : n’est-ce pas ingénieux ? » Et la jeune femme répond : « Pour ce qui est de Balzac, oui, cette habitude dont vous me parlez m’a toujours ravie : elle prouve qu’il croit lui-même, de tout son cœur, à la vie et à la réalité de ses créations. Balzac est, d’ailleurs, un écrivain d’un génie prodigieux : il y a en lui comme une surabondance de vie ; et il raconte, il décrit comme un vrai voyant. Son français me fait l’effet d’une langue spéciale, n’appartenant qu’à lui : il y jette des métaux nouveaux, qui fondent à la flamme de son ardent génie. » Ainsi se poursuit le dialogue, d’un bout à l’autre des deux volumes ; la jeune femme reprend les idées de son ami, les éclaire, les élève, et les transfigure. Tout cela avec une bonne grâce souriante, sans ombre de vanité ni d’affectation.

Mais les plus belles de ces lettres sont celles où elle ne parle que de son amour. Celles-là sont vraiment d’une grâce incomparable ; et c’est leur beauté même qui nous fait éprouver un peu de gêne à les lire. Nous ne pouvons nous défendre de songer que ces tendres confidences d’un cœur passionné ne s’adressent pas à nous, et que jamais Elisabeth Barrett ne les aurait écrites si elle avait prévu que d’autres yeux que ceux de Browning seraient un jour admis à les lire. « Brûlez cette lettre I » disait-elle, ou bien encore : « Ne me répondez pas sur tout cela, oubliez ce que je vous en ai dit ! » Jamais âme ne fut plus profondément éprise de silence et d’intimité. Elle suppliait son fiancé de ne parler d’elle à personne : elle tremblait à la pensée qu’un moment viendrait où tout le monde connaîtrait son amour.

Et non seulement nous rougissons de la curiosité misérable qui nous fait prendre plaisir à ces confidences, mais la vérité est qu’elles sont, pour nous, inutiles, car nous savions déjà tout ce qu’elles nous apprennent. Dans une série de quarante-quatre sonnets publiés naguère par les soins de Robert Browning, Elisabeth Barrett Browning a exprimé, sous une forme poétique, les mêmes sentimens dont ses lettres sont remplies. On raconte qu’un soir, peu de temps après son mariage, elle a timidement glissé dans la poche de son mari un petit cahier, contenant ces sonnets qu’elle avait faits pour lui : et son mari a fini par obtenir d’elle la permission de les publier, mais à la condition de les présenter comme une œuvre anonyme, traduite d’un auteur étranger. Sonnets traduits du portugais : c’est le titre que gardent aujourd’hui encore, dans le recueil des poèmes de Mrs Browning, ces fleurs délicates d’un unique amour. Elles suffiraient, à elles seules, pour attester la supériorité poétique de leur auteur sur l’auteur de Sordello et de Luria : et il n’y a rien dans les lettres de la jeune femme qui ne s’y retrouve, mais épuré, ennobli, dégagé de toute particularité indiscrète ou choquante. Quel que soit l’agrément des lettres qu’on vient de tirer de leur coffret de fer, ces sonnets les condamnaient d’avance à faire double emploi : à moins qu’on ne tienne pour intéressant de savoir qu’Elisabeth Barrett avait des parts dans le David Lyon, ou de connaître le détail des objets qu’elle a emportés dans sa valise, quand elle s’est enfuie de la maison de son père !


T. DE WYZEWA.