Revues étrangères - Un Roman posthume de Walter Pater

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - Un Roman posthume de Walter Pater
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 458-468).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

Un roman posthume de Walter Pater[1]

Voici encore un roman posthume, et un roman inachevé. Avec le Weir of Hermiston, de Robert Louis Stevenson, que je signalais ici il y a quelques mois[2], ces sept chapitres de Gaston de Latour auront été, en Angleterre, le principal événement littéraire de l’année. Il semble d’ailleurs qu’un vent de mort soit en train de souffler sur les lettres anglaises. Poètes, romanciers, historiens, philosophes, tous les maîtres disparaissent pour ainsi dire d’un seul coup, sans laisser derrière eux personne qui puisse même prétendre à les remplacer : Tyndall et Huxley, Freeman et Froude, Browning et Tennyson, Stevenson et Pater, et cet admirable William Morris, dont la Défense de Guinevère restera le plus parfait chef-d’œuvre de l’art « préraphaélite », à la fois archaïque et nouvelle, naïve comme un fabliau sous l’éclatante richesse de ses rythmes et de ses images. M. Ruskin et M. Swinburne sont désormais les seuls survivans de la glorieuse lignée des grands écrivains anglais. Encore M. Ruskin est-il bien vieux, et M. Swinburne parait-il bien las. Qu’ils s’en aillent à leur tour, et le vide sera complet dans une littérature jusque-là si vivante : à moins que M. Rudyard Kipling se décide enfin à justifier les espérances de ceux qui naguère nous ont prédit en lui un nouveau Dickens, ou que M. Alfred Austin profite de sa situation de poète-lauréat pour écrire enfin quelque beau poème.

Du moins les Anglais savent-ils conserver pieusement le souvenir de leurs morts. Tennyson est aujourd’hui plus connu, plus admiré, plus adoré que jamais. Dickens continue à avoir plus de lecteurs que Rudyard Kipling. Et avec le fragment posthume de Robert Louis Stevenson, le principal événement littéraire de l’année aura été ce Gaston de Latour, un fragment posthume de Walter Pater.


J’ai eu assez souvent l’occasion de parler, ici même, de Walter Pater[3], pour pouvoir me dispenser de redire encore quel délicat écrivain il a été, et à quelles nobles études il a employé, dépensé sa vie. Personne ne l’a égalé, dans son pays, pour cette forme spéciale de la probité littéraire qui consiste à ne vouloir traduire ses pensées qu’en des phrases parfaites. Ou plutôt personne n’a porté à un aussi haut degré, de toute façon, le goût et la recherche de la perfection : car le choix de ses pensées, en vérité, lui coûtait autant de peine que l’ordonnance de ses phrases, et les meilleures choses ne l’intéressaient qu’à la condition d’être, par surcroît, parfaitement belles. Mais le plus étrange est que ces instincts d’artiste étaient chez lui à peu près inconsciens, et que, né pour être un poète, c’est de problèmes philosophiques et moraux qu’il s’est surtout occupé. Il avait même fini par dédaigner l’art, comme le plus futile de tous les passe-temps ; et il étudiait Platon, il rêvait d’écrire une apologie du dogme chrétien, sans s’apercevoir que, là encore, rien ne lui plaisait que l’harmonie des symboles et leur perfection esthétique.

Il n’en a pas moins été un merveilleux poète : et peut-être même la musique de ses phrases ne s’est-elle jamais montrée aussi pure ni aussi variée que dans ceux de ses écrits qu’il destinait plus particulièrement à notre édification : dans ses leçons sur le Platonisme, dans son roman philosophique Marius l’Épicurien, et dans ces chapitres ébauchés de Gaston de Latour, où il a essayé de reprendre et de préciser les conclusions morales de son Marius.

C’est en effet, de son propre aveu, « pour prouver la nécessité d’une foi religieuse », qu’il avait jadis écrit cette histoire d’un jeune dilettante romain allant tour à tour d’un système à l’autre, admirant le christianisme sans se décider à y pénétrer, et cherchant la foi jusque dans le martyre[4]. Mais il avait rencontré, tout le long du chemin, tant de nobles figures et d’élégantes doctrines, qu’il n’avait point tardé à perdre de vue l’objet de son récit : et son Marius nous était apparu plutôt comme la confession d’un sceptique, trop érudit, et trop inquiet, et trop exclusivement curieux de beauté formelle, pour se résigner tout à fait à la religion des « pauvres d’esprit. » Nous nous étions trompés, et tout le public avec nous, sur le sens véritable de cette singulière apologie ; le plus ingénument du monde, nous y avions vu une œuvre parente des fantaisies de Renan, ou de l’ingénieux Serenus de M. Jules Lemaitre. Et c’est pour nous détromper que Pater, dès l’année suivante, conçut le projet d’un nouveau roman où la même doctrine serait exposée en des termes plus clairs. Car Gaston de Latour ne date point, comme Weir of Hermiston, des derniers momens de la vie de son auteur. Des sept chapitres qui le composent, six ont paru dès 1889 dans le Macmillan’s Magazine et dans la Fortnightly Review. Ils devaient former la première partie d’un grand roman, dont Pater a lui-même, spontanément, interrompu un beau jour la publication. Et s’il n’a point cessé d’y travailler durant les années suivantes, comme en témoignent de nombreuses notes trouvées dans ses papiers, jamais du moins il ne semble avoir sérieusement pris à tâche de l’achever. Un découragement, sans doute, lui sera venu, qui l’aura fait renoncer à son beau projet. Se sera-t-il aperçu que ses contemporains étaient décidément trop difficiles à convaincre, et que sous cette nouvelle forme comme sous l’ancienne, sa véritable pensée risquait de leur échapper ? Ou bien est-ce l’œuvre elle-même qu’il aura jugée trop difficile à écrire ? Ses confidens, s’il en a eu, ne nous en ont rien dit. Et force nous est de nous tenir à des hypothèses, sur les motifs qui l’ont empêché de terminer un livre où il avait rêvé de mettre le plus profond de son cœur.


Le plan du livre se laisse d’ailleurs assez clairement deviner dans ces premiers chapitres, que vient de nous restituer un collègue de Pater, M. Charles Shadwell, fellow du collège d’Oriel, à l’Université d’Oxford. C’est, à peu de choses près, le même plan que celui de Marius l’Épicurien. Une fois de plus Pater a voulu raconter l’histoire d’un jeune homme, intelligent et oisif, qui, après avoir fait le tour des doctrines artistiques, philosophiques, et morales de son temps, trouve enfin le repos dans un assentiment absolu au dogme chrétien. Mais pour nous rendre la leçon plus expressive, et pour nous rendre plus proche l’exemple de son héros, il a imaginé de faire de celui-ci non plus un Romain du temps de Marc-Aurèle, mais un gentilhomme français de la Renaissance, un élève de Ronsard, de Montaigne, et de Giordano Bruno. C’est à travers l’enseignement de ces maîtres que Gaston de Latour devait s’élever peu à peu à une vérité supérieure. Hélas ! l’œuvre s’est interrompue tout juste au moment où il allait s’y élever ; et tel qu’il nous apparaît dans ce fragment à jamais inachevé, le héros du roman n’est encore qu’un jeune dilettante, plus éloigné que Marius l’Épicurien lui-même de toute certitude comme de toute croyance !

Mais qu’il est aimable et touchant, avec (son scepticisme, et combien Pater a mis de soin à nous décrire la formation de cette jeune âme, parmi tant d’influences diverses et contraires ! Par la délicatesse de l’analyse psychologique, par l’élégance des images, et par la musique du style, Gaston de Latour est incontestablement le plus beau de ses livres. Et c’est encore celui, à coup sûr, qui serait le mieux fait pour intéresser le lecteur français, puisqu’il a un Français pour héros, et pour cadre la société française de la Renaissance. Pourquoi faut-il que cette prose si parfaite soit aussi la plus intraduisible de toutes ! Mais elle l’est, en raison même, sans doute, de sa perfection. Un lien mystérieux y enchaîne les idées à la forme verbale dont elles sont revêtues : traduites, le plus pur de leur charme en serait détruit. Et c’est à peine si nous pourrons essayer de citer quelques passages, çà et là, capables de donner une idée de l’action du roman, ou tout au moins d’en faire deviner la haute portée littéraire et philosophique.

Voici d’abord, dans une petite église d’un village de la Beauce, la première communion de Gaston de Latour. En présence de ses grands-parens et de toute leur maison, l’enfant prononce ses vœux, jurant de consacrer toute sa vie au service de Dieu. « Mais si ses gardiens avaient pu lire sous la candide ingénuité de l’enfance, ce garçon aux cheveux noirs, à la peau blanche et fine, debout devant eux avec un cierge dans la main droite, et le surplis replié sur son épaule gauche, ce garçon au maintien recueilli aurait tristement troublé leurs tranquilles et un peu étroites pensées, par des germes de sentimens étranges pour eux. Et de fait, certains de ces vieux prêtres qui étaient là s’étaient aperçus que l’enfant, avec toute sa piété et si ému qu’il parût, n’était pas absolument de la même sorte qu’eux. Aux qualités ordinaires de sa race, il joignait, — héritage, peut-être, d’un lointain aïeul, — d’autres facultés en puissance, qui pourraient bien ne pas s’accorder toujours aussi heureusement avec les exigences de la vie selon Dieu. Et il y eut un de ces vieillards qui, touché néanmoins de la ferveur qu’il lui voyait, lui recommanda, peu de temps après, une prière tirée de l’office des vêpres, une prière pour demander la paix, l’harmonie de son cœur avec lui-même. Sauf pendant une courte période de sa jeunesse, Gaston ne manqua pas un seul jour à la réciter. »

C’était cependant de son plein gré, et par l’élan naturel d’une âme éprise d’idéal, que Gaston avait fait vœu de renoncer au monde. Avant comme après ce jour, son enfance s’écoula dans le rêve et dans la prière, à peine entrecoupée, de loin en loin, par de rapides contacts avec le monde extérieur. Un soir, revenant au château pour le souper de famille, il vit sortir d’une auberge deux jeunes gens, deux frères, le visage en feu et la haine aux lèvres. Ils s’étaient pris de querelle au sujet d’un bien que leur père leur avait laissé. « Je serai ton ennemi jusqu’à la mort ! » s’était écrié le plus jeune, en s’enfuyant dans les ténèbres. Puis il était allé rejoindre le camp des huguenots, et son frère s’était engagé dans l’armée catholique.

Un autre souvenir resta plus vivant encore dans l’esprit de Gaston. « Une nuit on avait entendu un grand bruit de cors à la porte du château, et voici que le roi Charles IX lui-même s’était montré dans la cour Le soir l’avait surpris, loin de sa suite, tandis qu’il chassait l’abondant gibier de la Beauce à travers les champs infinis. Il était entré, ravi de l’aimable propreté du lieu. Et les grands-parens de Gaston l’avaient conduit à leur plus belle chambre, avec de grands flambeaux d’argent massif, pour qu’il pût se laver du sang dont il était tout couvert : car à la chasse comme à toutes choses il apportait une fureur maladive. Puis, après s’être reposé quelques heures, il avait soupé le plus familièrement du monde ; et Gaston s’était levé de son lit pour le contempler à distance, et bientôt même, agenouillé devant lui, il avait obtenu de lui présenter l’eau de rose et le vin aux épices, tandis que le jeune roi s’amusait fort de cette aventure imprévue, parmi des gens et dans un endroit qui lui étaient inconnus. Il était très pâle, comme une figure italienne de cire ou d’ivoire, un peu tournée à la charge, et douée par magie de la faculté de brusques mouvemens. Mais à se trouver ainsi débarrassé pour un moment de son entourage habituel de politiciens endiablés, la sombre atmosphère morale où il vivait jour et nuit s’était par degrés éclaircie ; de telle sorte qu’à la fin du repas il prit sur le mur un luth dont il toucha doucement les cordes, et il se mit à rêver de poésie, et laissa même, gravée au diamant sur le verre d’une fenêtre, une stance dont l’idée lui était venue : d’excellents vers, plus simples de cœur, et plus naturels, que la plupart de ceux qu’on écrivait dans ce temps. »

Il y avait aussi, en face du vieux manoir féodal des grands-parens de Gaston, un château plus petit et de construction plus récente, où c’était la joie de l’enfant de rêver de longues journées. « Là se trouvait la chambre d’une de ses aïeules, Gabrielle de Latour, qui était morte de joie. C’était là certainement, devant ces fenêtres, qu’elle avait guetté, durant dix ans et plus, le retour de son mari, parti pour combattre le Turc dans des régions fabuleuses, jusqu’à ce qu’enfin, contre toute attente, elle le vit traverser la cour ! Et Gaston ne se lassait point de méditer cette mort, qui lui semblait un privilège d’une portée infinie. Il y prenait peu à peu le goût du raffinement, d’un certain mélange de forte passion et de délicatesse féminine… Et avec l’instinct de la beauté s’éveillait en lui celui de la tristesse, son éternelle rivale en toute-puissance. Dans le tremblement d’une voix de vieillard, dans la reprise d’un jouet oublié, dans l’accomplissement silencieux de son devoir quotidien, il prenait conscience, soudain, du grand torrent de larmes humaines qui tombe sans arrêt à travers les ombres du monde. » C’est dans ces dispositions qu’à seize ans il quitta le château familial, pour servir en qualité de clerc dans la maison de l’évêque de Chartres. La plus belle des cathédrales gothiques remplaça pour lui la chambre mortuaire de Gabrielle de Latour. Elle l’enivra de son spectacle indéfiniment varié, et bientôt il n’y eut pas une de ses statues, ni une figure de ses vitraux qui n’évoquât dans l’âme du jeune clerc des rêves d’héroïsme ou de tendresse exaltée. Notre-Dame de Chartres fut d’abord sa seule confidente : elle seule le consola de la grossièreté et de l’inintelligence de ses camarades. « Ceux-ci l’étonnaient surtout par la manière dont, à leur insu, ils reproduisaient les divers aspects de la nature animale. Gaston retrouvait là le tigre et le perroquet, et le lièvre, et quelque chose du mouton, et quelque chose du singe… Et eux, de leur côté, ils ressentaient un certain effroi du pouvoir intellectuel de leur jeune compagnon. Devant ces âmes essentiellement réfléchies, qui ont l’air de ne pas dormir leurs nuits, il est rare que les autres âmes ne se mettent point sur leurs gardes… Plus tard, pourtant, quand il lui arrivait de penser à ses camarades de Chartres, Gaston se prenait parfois à avoir un peu honte du mépris qu’ils lui avaient inspiré. La plupart d’entre eux étaient morts avant lui ; et il les revoyait mêlés aux grands crimes, aux sombres tragédies de son temps, comme de minces fils s’entre-croisant, çà et là, dans une tapisserie. Et Gaston se les représentait poursuivant à travers la vie leurs jeux, leurs luttes, leurs vaines et absorbantes agitations d’enfans. »


A leur contact, et à celui de ses maîtres, l’ardent enthousiasme religieux de l’enfant, peu à peu se calmait. Non que ces jeunes gens qu’il avait pour camarades fussent des incrédules, ni que les familiers de l’évêché affichassent ouvertement le mépris des choses saintes. Mais chez les uns et chez les autres il sentait une indifférence dont l’exemple était pire pour lui que celui d’une négation raisonnée et formelle. Il retrouvait cette indifférence jusque chez l’évêque, Mgr Guillard, qui devait, quelques années après, quitter son siège et renoncer volontairement au service de l’Église. Jusque dans la cathédrale, la beauté à présent le touchait plus que la foi. Et l’influence de ses lectures achevait de l’éloigner de Dieu : Vénus, Mars, Énée, tels qu’il les rencontrait dans Virgile, lui parlaient d’une religion plus élégante et plus poétique. Mais c’était Ronsard surtout qui l’enchantait, Ronsard dont un ami lui avait prêté les Odes, « lui ouvrant ainsi un monde nouveau, capable, lui semblait-il, d’offrir à son intelligence des plaisirs infinis, et cependant si étroitement lié au monde sensible et réel. »

Il goûtait, dans ces poèmes de Ronsard, « un charme tout spécial de modernité, ce charme qui se renouvelle d’âge en âge pour les jeunes esprits, et leur fait croire d’abord, en dépit des affirmations contraires et des plus solennelles sanctions, que la seule vraie beauté est celle de leur temps. » Très sincèrement il s’imaginait que cette poésie était la plus belle de toutes, qui lui parlait des choses qu’il sentait le plus fort au moment même où il les sentait. Et il se grisait de ces rythmes légers. Il admirait la hardiesse d’un art qui « prenant les modes, les habitudes, toute la vie extérieure de son époque, par un pouvoir magique le transmuait en or. Sous la main de Ronsard le monde devenait à la fois plus profondément sensuel et plus profondément idéal. Et pareil à un sorcier, on eût dit qu’il faisait de la rose et du lis quelque chose de plus qu’en avait fait la nature… Jamais encore les mots, les simples mots, n’avaient eu autant de sens. Quelle expansion, quelle liberté de cœur, dans le langage ! Combien ces lignes écrites étaient parentes du chant ! »

Et, des poèmes, l’imagination de Gaston allait au poète. Il rêvait de voir Ronsard, de s’entretenir avec lui, l’imaginant, comme son art, gracieux et robuste, avec le privilège d’une jeunesse éternelle. Aussi eut-il grand’peine à contenir les battemens de son cœur lorsqu’un soir d’automne, après avoir traversé les vastes plaines de la Beauce et les collines du Vendômois, et suivi le cours sinueux du Loir aux eaux claires et vives, il découvrit à ses pieds, dans une vallée où les petits bois alternaient avec des prairies, la masse sombre du prieuré de Croix-Val, dont Ronsard, par une faveur spéciale du roi Charles, et bien que laïc, était devenu prieur.

« Dans un jardin dont les hautes murailles étaient couvertes de fruits en espalier, à travers la porte grande ouverte, Gaston aperçut une maigre figure au nez crochu, une vraie figure de sorcier. C’était un homme occupé à bêcher, trop occupé sans doute pour relever la tête, et pour regarder les passans. Ou bien était-il donc sourd, pour que trois fois Gaston ait dû lui répéter sa question : « Sa Révérence le Prieur, pourrais-je le voir ? » Enfin la réponse vint : « Vous le voyez devant vous ! » Et un visage tout en nerfs, en nerfs agités et vibrans, se tourna vers le jeune homme avec un regard bienveillant, où se lisait une vanité agréablement réveillée… Le grand poète avait toujours aimé le jardinage. Il s’y livrait maintenant avec passion, pour lutter contre la goutte qui l’avait envahi : s’intéressant, en vérité, non pas à des fleurs de choix comme aurait pu l’imaginer Gaston, mais à de bons légumes pour son garde-manger. Une cloche sonna. Ronsard jeta sa bêche, et conduisit son visiteur à la chapelle du prieuré, non sans avoir examiné en connaisseur la girouette, sur le clocher, et annoncé pour le soir une tourmente de neige. Et bientôt Gaston le vit, la tête coiffée d’une calotte pourpre, et vêtu d’un élégant surplis, assistant son confidentiaire qui officiait à l’autel. »

Puis vint l’heure du souper, et le prieur, dépouillant sa dignité ecclésiastique, ne pensa plus qu’à faire goûter à Gaston les fruits de son jardin. Il ne manqua point, toutefois, de lui désigner en passant, sur les murs de son cabinet de travail, de nombreux témoignages de sa gloire littéraire : depuis cette Minerve d’argent que lui avait offerte en hommage l’assemblée des Jeux floraux, — et qu’il avait à son tour voulu offrir à son roi, — jusqu’aux portraits de ses maîtresses et à son propre portrait, où le célèbre Clouet l’avait représenté en triomphateur romain, la poitrine couverte d’une cuirasse incrustée d’or, sous un manteau de pourpre, et les cheveux ceints de la couronne de laurier. « Et à mesure qu’il le voyait davantage Gaston s’étonnait davantage de le trouver si vieux. A quarante-six ans, c’était comme s’il eût fini de faire partie des vivans. » Il n’y avait pas même jusqu’à son flair de jardinier qui ne fût en défaut : car la neige, qu’il avait annoncée, ne se montra point, et c’est par une belle matinée toute claire que, le lendemain, le jeune homme quitta le prieuré, avec l’impression d’y laisser comme une partie de ses rêves.


Frappé de sa mine réfléchie, et, sans doute, ayant deviné dans ses yeux une âme que la poésie, à elle seule, ne pouvait pas satisfaire toujours, Ronsard lui avait confié, en le congédiant, une lettre qu’il l’avait prié de porter à un gentilhomme de ses amis, M. Michel de Montaigne. Mieux encore que lui-même, celui-là connaissait les auteurs anciens, unique source de toute sagesse comme de toute beauté ! Et Gaston, peu de temps après, se mit en chemin pour l’aller voir à son tour. Un doute lui était venu, précisément, dont il espérait que ce savant humaniste pourrait le guérir. A force de se pénétrer de la religion de la pure beauté, il avait découvert que cette religion nouvelle était incompatible avec ses croyances d’autrefois, et que le choix s’imposait à lui entre deux idéals opposés. Car il n’y avait point de place pour la distinction du bien et du mal, dans un culte qui divinisait la beauté physique. Le mal, lui aussi, « avait ses fleurs » ; et l’âme naturellement chrétienne du jeune homme se demandait si elle pouvait, sans pécher, consentir à cette consécration de l’immoralité. Ou plutôt il eût voulu se décider, dans un sens ou dans l’autre, tant son doute lui pesait. « Ne trouverait-il point quelque part, dans quelque pénétrant esprit de ce temps nouveau, un indice de vérité, une science de l’homme et des choses capable de mettre d’accord en lui ses préférences anciennes et celles d’à présent, son amour sacré et son amour profane ? » C’est cela qu’il s’attendait à trouver chez Michel de Montaigne, sans supposer qu’il y trouverait seulement, comme il avait fait dans les Odes de Ronsard, un reflet agrandi de sa propre pensée.

Dans des pages exquises de couleur et de poésie, Pater nous raconte ensuite le voyage de son héros à travers la Touraine, le Poitou, et la Saintonge, son séjour à La Rochelle, et toutes les réflexions que lui inspira la vue de ces provinces où la fièvre des guerres de religion n’était encore qu’à demi éteinte. Un soir enfin, après une aimable chevauchée sous un ciel d’une pureté, d’une douceur infinies, Gaston découvrit devant lui « deux tours coquettes, bien entretenues, toutes tapissées de lierre, et qui semblaient sourire à un vieux petit village enfoui sous les arbres. » Là demeurait, parmi ses livres, ce gentilhomme singulier, mais nullement impopulaire, M. Michel de Montaigne, dont Gaston entendit raconter tant de choses diverses, à l’auberge où il soupa et passa la nuit.

« Montaigne aimait à rappeler que, dans ces temps d’invasions et de guerres civiles, sa maison était restée ouverte à tous les venans. Ouverte, librement ouverte au soleil comme aux hommes, telle en effet cette maison parut à Gaston, tandis qu’on le conduisait de la ferme au jardin, du jardin à la cour, à la salle, et, par le large escalier en spirale, jusqu’à la chambre la plus haute de la grande tour ronde, où, en pleine lumière, le studieux gentilhomme se tenait assis, rêvant sur un livre. » La visite du jeune poète parut le remplir de joie. Sociable d’intelligence et d’humeur, avec un goût instinctif pour la jeunesse, ainsi qu’il convenait à sa fraîche et agréable personne, Montaigne était toujours en alerte d’un interlocuteur : et non seulement pour le plaisir qu’il éprouvait à causer, mais parce qu’il trouvait dans la conversation un précieux stimulant à cette conversation intérieure, dont ses Essais nous donnent une façon de résumé abstrait. »

Aussi, quand il eut ouvert la lettre de Ronsard, et dûment rendu hommage au génie du « nouveau Pindare », l’accueil qu’il fit à Gaston de Latour fut le même qu’il aurait fait à un ami d’enfance : et Gaston eut l’impression, pareillement, qu’il connaissait son hôte comme s’il avait toujours vécu près de lui. « Et la journée s’écoula, et imperceptiblement les ténèbres s’épaissirent autour d’eux, effaçant tout dans la vaste pièce ronde sauf les rangées de livres, et les devises gravées sur les murs, et une tapisserie, — l’histoire, en maintes parties, des enchantemens de Circé, — qui était là pour préserver du vent par les soirs d’hiver. On servit le souper, et la jeune femme de Montaigne se montra enfin. » S’abstenant de jouer lui-même aux dés, pour des motifs que les lecteurs des Essais ne peuvent avoir oubliés, Montaigne voulut du moins que son visiteur y jouât avec sa femme. Mais à peine la partie était-elle engagée que la conversation reprit, irrésistiblement. Le palais de Circé avait-il vraiment existé ? Et cette magicienne qui pouvait changer les hommes en porcs, avait-elle aussi le pouvoir de les rendre à la forme humaine ? « La conversation ainsi entamée se prolongea près d’un an, à propos de livres, de mets, ou dans de libres promenades à pied et à cheval. » Ce que Gaston de Latour apprit de Montaigne dans ces longs entretiens, Pater nous l’expose en un long chapitre, mais qui n’est à vrai dire qu’un éloquent et fidèle résumé du livre des Essais. Et de même le chapitre intitulé le Panthéisme inférieur, sous prétexte de nous montrer une phase nouvelle de l’éducation de Gaston de Latour, consiste à peu près uniquement dans l’analyse des écrits philosophiques de Giordano Bruno. Tout au plus l’auteur a-t-il pris la peine d’imaginer que, au lendemain du couronnement d’Henri III, Gaston assiste, à la Sorbonne, à, une leçon du dominicain italien sur les Ombres des Idées ; mais durant tout le chapitre c’est de Bruno seul qu’il est question, et de son panthéisme, sans que nous voyions en quel degré l’esprit inquiet et mobile du jeune homme en subit l’empreinte. Parvenu à cet endroit de son roman, Pater, je suppose, aura tout à fait oublié qu’il écrivait un roman : et peut-être, quand ensuite il se l’est rappelé, se sera-t-il dit qu’il était tard pour rebrousser chemin ! Toujours est-il qu’après ce chapitre sur Bruno, il n’en a point écrit d’autre. Jamais nous ne saurons par quelles voies son héros s’est trouvé ramené à la foi tranquille de ses premières années, ni les haltes qu’il a faites avant d’y revenir.

Il n’en reste pas moins certain — et cette rapide analyse suffira sans doute à le faire sentir — qu’il a tenté là un très noble effort. A la façon dont il avait d’abord rêvé de le traiter, à la façon dont il l’a traité dans les cinq premiers chapitres, son Gaston de Latour, s’il l’eût achevé, aurait été le plus beau des romans philosophiques. Tous les aspects du grand problème moral y auraient été envisagés tour à tour, sous une forme vivante et concrète, avec l’attrait supplémentaire d’un récit ingénieusement combiné. Et quand même nous devrions admettre que c’est la difficulté de l’entreprise qui a empêché Pater de la mener jusqu’au bout, la chose n’aurait rien que de naturel.

L’entreprise, en effet, était trop difficile. Il y fallait, avant tout, une attention constante à concilier l’élément philosophique avec l’élément romanesque, et à ne penser, pour ainsi dire, qu’à travers le cerveau de Gaston de Latour. Il fallait connaître à fond la vie et les mœurs françaises de la Renaissance, les connaître à la fois du dehors et du dedans, sous peine de fausser la couleur du récit. Et ce n’étaient encore que des difficultés secondaires. L’obstacle principal était dans le sujet même, dans la nécessité où se trouvait Pater de l’aborder cette fois bien en face, et de le pousser résolument à ses dernières conséquences.

Car si, pour le Romain Marius, le christianisme pouvait signifier simplement une doctrine de résignation et de charité, le renoncement volontaire aux vanités du monde, Gaston de Latour, quinze siècles plus tard, était forcément tenu à une foi plus précise. Il devait choisir entre le christianisme de Calvin et celui de Saint-Ignace ; et suivant qu’à la fin du roman il se convertissait au protestantisme ou revenait aux croyances où nous l’avons vu dans les premières pages, le sens et la portée du livre en étaient modifiés. Un auteur catholique n’eût pas été en peine ; un auteur protestant l’eût été à peine davantage. Mais Pater n’était, malheureusement, ni protestant ni catholique : partagé toute sa vie entre ses instincts d’artiste et ses habitudes d’Anglais, séduit par la beauté poétique du catholicisme sans pouvoir se résigner à la rigidité de son dogme.


Et l’ouvrage qu’il s’était proposé avait pour lui trop d’importance, on le sent, pour qu’il consentît à lui donner une conclusion de hasard. Dans l’histoire de Gaston de Latour c’était sa propre histoire qu’il avait incarnée, l’histoire de ses rêves, de ses déceptions, et des longs détours qu’avait suivis sa pensée. Les premiers chapitres du récit ont un accent si ému, les moindres traits y sont si justes et dessinés avec tant d’amour, qu’à tout instant, sous la transposition des temps et des lieux, nous devinons une forte part de souvenirs personnels. Gaston de Latour est la confession de Walter Pater, dans la mesure où un esprit si discret pouvait jamais admettre de se confesser. Et peut-être a-t-il attendu, pour reprendre et terminer son roman, d’être lui-même fixé sur la meilleure forme de cette foi religieuse, dont il voulait prouver la nécessité.


T. DE WYZEWA.

  1. Gaston de Latour, an unfinished romance, par Walter Pater, 1 vol. ; Londres, Macmillan.
  2. Voyez la Revue du 1er août.
  3. Voyez la Revue du 15 août 1894 et du 1er janvier 1895.
  4. Voyez, sur Marius l’Épicurien, la Revue du 1er janvier 1890.