Revues étrangères - Un Roman posthume de William Morris

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Revues étrangères - Un Roman posthume de William Morris
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 935-945).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN POSTHUME DE WILLIAM MORRIS

The Sundering Flood, 1 vol. Londres, 1898.

Il y avait une fois un pays où les fées, les génies et les nains ne dédaignaient pas de se mêler à la vie des hommes. Un fleuve, ou plutôt un torrent, traversait ce pays du nord au midi, si large et si rapide que personne, jamais, n’avait pu passer d’une de ses rives à l’autre : aussi l’appelait-on the Sundering Flood, « le flot qui sépare ». Et, comme c’est souvent le cas dans les pays de ce genre, les deux rives étaient si pareilles l’une à l’autre, que non seulement on y voyait les mêmes montagnes et les mêmes vallées, mais que jusqu’aux bergeries, aux villages et aux villes, tout y était réparti de la même manière.

Or voici qu’un petit garçon nommé Osberne, errant sur l’une des rives en quête d’imprévu, certain jour de printemps, parvint à un endroit où les eaux, tout à coup resserrées, formaient une sorte de coude entre deux murs de rochers : on appelait cet endroit « la crique de la Colline Coupée en deux », et en effet la colline y semblait coupée en deux par le flot, qui nulle part, d’ailleurs, ne coulait plus vite ni avec plus de fracas. Et tandis que l’enfant se tenait là, immobile, contemplant de ses yeux ébahis l’ouverture d’une grotte creusée dans le mur, sur la rive opposée, une forme humaine sortit de la grotte : c’était un enfant, une petite fille, tête nue et pieds nus, humblement vêtue de grosse laine bleue, mais avec d’admirables cheveux blonds qui ruisselaient sur ses épaules, la recouvrant toute comme d’un manteau d’or. Osberne, au contraire, avait mis, ce jour-là, ses plus beaux vêtemens : et quand la petite fille l’aperçut, en face d’elle, debout sur un rocher dans son costume rouge, elle fit d’abord un mouvement en arrière. Mais aussitôt, s’enhardissant, elle s’avança de nouveau au seuil de la grotte et dit, d’une voix si pure et si claire qu’elle dominait le bruit terrible des eaux : « — Créature surnaturelle, qui donc es-tu ? — Je ne suis qu’un homme, répondit Osberne, riant de la méprise ; et encore suis-je si jeune qu’on m’appelle un petit garçon, ou un gamin, ou un moutard. Mais toi, qui es-tu ? — Non, non, cria la petite fille, nous sommes trop loin l’un de l’autre pour bien nous entendre, et ce bruit des eaux achève de nous assourdir. Grimpe jusqu’au sommet de la colline, de ton côté, et je vais en faire autant de mon côté ! » Sur quoi elle lui tourna le dos, et, s’accrochant aux saillies et aux fentes, grimpa rapidement par-dessus le mur.


Et, Osberne avait beau être un garçon, il tremblait et son cœur battait dans sa poitrine, au spectacle de cette ascension si pleine de danger : il ne quitta point des yeux la petite créature, qu’elle n’eût enfin pris pied sur l’herbe de la rive ; alors seulement il courut, lui aussi, jusqu’au sommet de la Colline Coupée. Arrivé là, il ne dit rien, car il avait trop à faire de considérer la petite fille, debout sur l’autre sommet : et elle non plus ne disait rien, la course trop rapide l’ayant tout essoufflée. Mais enfin elle dit : « Nous voici maintenant aussi près l’un de l’autre que nous pouvons l’être aujourd’hui et pendant bien des jours à venir, peut-être pendant notre vie entière : donc, causons ! » Osberne, cependant, continuait à l’examiner en silence, de sorte qu’elle dit : « Je m’étonne que tu ne veuilles plus me parler, car ton rire, tout à l’heure, était comme la voix d’un cher oiseau, et ta voix était plus belle encore, si haute, et si ferme ! » Alors Osberne rit, et dit : « Eh bien ! je vais parler. Dis-moi qui tu es. Es-tu une petite fée ? Car tes formes sont trop belles pour que je puisse te croire de la race des nains. » Et à son tour elle éclata de rire, en battant des mains, puis elle dit : « Ce n’est point de ta question que je ris, mais du bonheur d’entendre encore ta voix. Non, non, je ne suis pas de la race des fées, mais de celle des enfans des hommes. — De la même race je suis, reprit Osberne. Mon père est mort, aussi ma mère, et je vis à la Bergerie, là-bas tout près de l’eau, avec mes deux grands parens. — Sont-ils bons pour toi ? demandât-elle. — C’est à moi qu’il convient d’être bon pour eux. — Ah ! dit-elle alors, comme tu es beau ! J’ai vu bien des hommes, les uns âgés, d’autres jeunes, et quelques-uns de ton âge, mais je n’ai vu personne qui fût de moitié aussi beau. Voilà pourquoi je t’ai pris pour un génie de la terre. — Et moi, à te voir si petite et si belle, je t’ai prise pour une fée. Mais dis-moi, quel âge as-tu ? — Quand mai sera presque fini, répondit-elle, j’aurai treize ans. — Eh bien ! nous sommes à peu près du même âge, car j’ai eu treize ans aux premiers jours d’avril. Mais pourquoi ne me dis-tu pas où tu demeures, et le reste ? — Je demeure sur une colline, tout proche d’ici. J’ai perdu, comme toi, mon père et ma mère, et maintenant je vis avec mes deux tantes. — Sont-elles bonnes pour toi’ ? demanda Osberne, s’amusant à lui retourner la question qu’elle lui avait faite. — Parfois oui, répondit-elle, en riant aussi, et parfois non : mais cela tient peut-être à ce que je ne suis pas toujours bonne pour elles, comme toi pour tes gens. » Il ne répondit rien, et il y eut entre eux un moment de silence. Puis il dit : « A quoi penses-tu, fille ? — — A ceci, dit-elle. Je pense au bonheur que c’est que je t’aie vu, car tu m’as donné tant de joie ! — Nous pouvons nous revoir de la même façon, si tu veux ! « Oh ! oui », reprit-elle ; et de nouveau elle se tut.


Mais Osberne n’avait pas fini de la questionner. Il lui demanda ce qu’elle faisait dans la grotte d’où il l’avait vue sortir : elle y venait souvent se cacher, pour échapper aux vexations de ses tantes, et aussi parce que, sans y avoir jamais rencontré personne, elle avait l’impression d’y avoir des amis. Un jour, par exemple, elle y avait trouvé une petite flûte rustique, qui lui avait été d’un précieux service.


— Car devine un peu ce que je fais en ce moment, sur cette colline ! — Tu te divertis à bavarder avec un ami, répondit Osberne en riant. — Pas du tout, dit-elle : je garde mon troupeau. — Et elle tira la flûte de sous sa robe, et se mit à jouer, et une mélodie en jaillit d’une douceur ravissante, si gaie que le petit garçon lui-même ne put s’empêcher de balancer ses jambes en cadence. Et dès l’instant d’après, il entendit des bêlemens ; et des moutons accoururent autour de la petite bergère. Alors elle se leva et marcha vers eux, et, les ayant en cercle autour d’elle, elle dansa, soulevant ses jambes nues, tandis que ses cheveux d’or dansaient sur ses épaules ; et les moutons, aussi, sautaient et dansaient comme si elle le leur avait ordonné. Jamais le petit garçon n’avait vu un plus joli jeu.


Une autre fois, l’enfant avait reçu de ses amis invisibles un collier d’or et de pierreries : pour le montrer à Osberne, elle dégrafa le haut de sa robe, et sous la grosse laine bleue il aperçut une gorge d’une blancheur de neige, où le collier brillait comme un cercle d’étoiles. — Et, dis-moi, lui demanda-t-il, que sais-tu faire ? — Elle savait filer et tisser, et cuire le pain et battre le beurre, et moudre le grain sur la meule, encore que ce fût une dure tâche. Mais rien ne lui plaisait comme de garder ses moutons. Lui, à son tour, se vanta de ce qu’il savait faire. Il savait tuer des loups, car c’était un petit héros ; il savait tirer à l’arc ; mais il savait aussi chanter des poèmes qu’il improvisait. — Comme ce serait doux, dit-elle, si tu voulais chanter un poème pour moi ! — Il se leva et chanta ainsi :

— Maintenant l’herbe pousse librement, — et le lys fleurit dans le pré ; — et la verdure d’avril — se répand de toutes parts ; — et loin derrière nous — s’en est allé l’hiver ; — et le lord des vents — a perdu de ses forces. — Et toi, plus belle que la fleur du tilleul, — tu sors du sombre caveau comme le printemps de l’hiver.

— Et quand tu seras partie, — dans le gris hiver, — à travers les murs de la maison — et le tapage des hommes — je reverrai toujours — tes cheveux d’or — et tes pieds blancs — et leur danse légère ; — et du seuil au foyer, comme des chansons d’oiseaux venus du sud, — voltigeront autour de moi les mots de ta bouche.


La petite fille fut ravie de la chanson, et de voir que son ami l’avait composée pour elle. Elle voulut, en échange, lui donner un cadeau ; mais Osberne n’accepta ni la flûte, ni le collier, qu’elle s’offrait à lui lancer par-dessus le torrent. « Eh bien ! dit-elle, voici qu’il me faut prendre congé de toi. Mais je sens que je ne pourrai pas m’en aller avant que tu ne me l’aies ordonné. — Je te l’ordonne donc, répondit Osberne : et dans trois jours d’aujourd’hui je reviendrai ici. Mais comme je t’embrasserais avec plaisir, sans ce flot qui nous sépare ! — Voilà qui est bon et cher, fit la petite. Adieu, et ne m’oublie pas durant ces trois jours, après m’avoir chanté une si douce chanson ! — Oh ! je ne t’oublierai pas de sitôt ! » dit Osberne. — Et ce fut leur adieu.


Ils se revirent, trois jours après, aux deux sommets de la Colline Coupée. Ils se dirent leurs noms. Osberne fit cadeau à Elfhilde (ainsi s’appelait sa petite amie) de la moitié d’une pièce d’or que sa mère, en mourant, lui avait laissée. « Et moi, demanda Elfhilde, que puis-je pour toi ? » Elle avait déjà mis, pour lui, sa plus belle robe, et le collier brillait sur la neige de sa gorge. Et Osberne lui répondit : « Appelle de nouveau tes moutons autour de toi, en jouant de ta flûte, car je ne connais pas de plus joli jeu. » Elle obéit, et pendant qu’elle jouait et dansait il la mangeait des yeux, « car, en vérité, c’était une merveille et un enchantement de la voir. »

Mais lorsque, à l’un de leurs rendez-vous suivans, Osberne lui eût raconté qu’il avait tué, en combat singulier, un puissant baron, qui avait voulu s’emparer par force du bien de ses grands parens, la petite fille se sentit tout effrayée devant lui. En vain il la pria de jouer de sa flûte. « Non, dit-elle, je ne veux pas sauter comme les bouffons, et te montrer mes pauvres jambes trop longues et trop maigres. Et si j’étais une femme, au lieu d’un enfant, je ne consentirais pas même à laisser voir la cheville de mon pied. Tu ris toujours, quand je gambade au milieu de mes bêtes : et je ne veux plus que tu ries de moi ! — Elfhilde, ma chère, répondit Osberne, tu te trompes. Quand j’ai ri, jamais ce n’a été par moquerie, mais je riais de plaisir de tes gentilles façons, qui ressemblent aux doux mouvemens des feuilles sur les arbres, dans la fraîcheur d’un matin d’été. — N’importe, fit-elle, je ne danserai pas aujourd’hui. Mais, si tu veux, je m’assoirai là, et te raconterai une belle histoire du temps passé, que jamais encore je ne t’ai racontée. Il y sera question de la mer, et de grands bateaux, et d’une femme de la mer venant demeurer dans les maisons des hommes. — Parbleu ! s’écria-t-il, j’aurais grand désir de voir la mer et de naviguer sur elle ! — Oui, dit Elfhilde, mais tu me prendrais avec toi, n’est-ce pas ? — Certes, oui ! » dit Osberne. Et tous deux, assis aux deux côtés de l’eau mugissante, ils oublièrent le flot qui les séparait, qui sans doute ne devait jamais cesser de les séparer.


Les années passèrent. Osberne devint un grand jeune homme et Elfhilde une belle jeune fille. Mais leurs cœurs restaient toujours unis l’un à l’autre ; et grande fut la douleur d’Elfhilde quand son ami vint un jour lui dire que, pendant de longs mois, il ne la verrait pas, s’étant engagé dans l’armée de sir Medard, baron de Cheaping, à qui le baron de Deepdale venait de déclarer la guerre. « Oh ! si tu pouvais être ici, lui dit-elle, et que je sente tes bras autour de mon cou ! — Eh bien ! repartit Osberne, puisque nous ne sommes plus des enfans, je te dirai que depuis longtemps déjà j’ai le même désir. Et d’apprendre que tu l’as aussi, cela, me fait plus de joie que je n’ai de chagrin à te faire mes adieux. Car, vois-tu, mon cœur, comment nos corps s’uniraient-ils si je restais toujours chez mes grands parens, et toi, de l’autre côté de l’eau, chez tes deux vieilles tantes ? Ne dois-je pas apprendre à connaître le vaste monde, et explorer la terre et la mer, jusqu’à ce que j’aie enfin pu traverser le flot qui nous sépare, et que nos deux corps se soient enfin rejoints ? » Sur quoi la jeune fille se sentit un peu consolée et dit, en essayant de sourire : « Te rappelles-tu la joie que c’était pour toi de me rapporter des cadeaux et de me les lancer à travers le fleuve ? Eh bien ! cette fois, quand tu reviendras dans la vallée, il y a un cadeau que je te supplie de me rapporter. — Oui, mon cœur, mais que sera-ce ? » — Et la vérité nous force à dire qu’il eut quelque chagrin de voir qu’au moment même de leurs adieux elle lui demandait un cadeau, comme un petit enfant. Mais elle lui dit : « O mon bien-aimé, que serait-ce, sinon toi-même ? » Et là-dessus, elle ne se sentit plus la force de contenir sa douleur. Et longtemps elle pleura ; et bien que mainte parole caressante lui arrivât d’au-delà du flot, et maint adieu, et mainte parole désolée, elle ne put ni sécher assez ses larmes pour voir encore son ami, ni maîtriser ses sanglots pour lui dire adieu. Et elle ne vit plus rien de lui que l’éclat de son manteau rouge flottant au soleil de mai, tandis qu’à grands pas il descendait la colline.

Avons-nous besoin de dire que, dès le début de la guerre, le jeune Osberne se conduisit en héros, qu’il ffit même prisonnier le baron de Deepdale, et que sir Medard, victorieux grâce à lui, mit tout en œuvre pour se l’attacher ? Mais il avait hâte de revoir Elfhilde ; et, la guerre achevée, ni offres ni promesses ne purent le retenir. Sa bien-aimée l’attendait, au sommet de la Colline Coupée. Tous les jours elle y était venue depuis son départ ; et bien que le bruit de ses exploits fût, à mainte reprise, parvenu jusqu’à elle, elle avait tant pleuré qu’il eut d’abord quelque peine à la reconnaître. Ils pleurèrent encore, en se revoyant, et se dirent mille choses d’une naïve douceur. Puis Osberne se tut, et contempla Ellhilde avec mélancolie. « Si je me sens le cœur tout rempli de tristesse, dit-il enfin, c’est parce que je t’aime, et parce que tu es maintenant devenue une femme, et parce que je te vois si belle et si aimable, et parce que j’ai peur pour toi et pour moi. Car voici que je désire plus que je ne puis avoir, puisque notre séparation ne finira jamais : et je crains même que ce que j’ai ne me soit enlevé. »

Ce sombre pressentiment n’était que trop fondé. Quelque temps après le retour d’Osberne, une troupe de brigands s’abattit sur le village où demeurait Elfhilde : et le jeune homme eut beau en tueries trois quarts, à coups de flèches, par-dessus le fleuve, il ne put empêcher leur chef de s’emparer de la jeune fille, pour aller la vendre dans quelque lointaine contrée. Longtemps il pleura et se désespéra, sur la colline, mêlant ses soupirs aux cris plaintifs des moutons de sa bien-aimée. Mais quand il comprit enfin qu’Elfhilde lui était ravie, il dit adieu de nouveau à ses grands parens, et se mit en route par le vaste monde, résolu à ne point s’arrêter qu’il ne l’eût retrouvée.

Il la chercha cinq ans, durant lesquels les aventures, comme on pense, ne lui manquèrent point. Innombrables furent les méchans qu’il défit, et les bons qu’il tira du danger. Il allait à travers les forêts et les marécages, l’âme toujours en peine, ne se reposant de ses luttes que pour chanter Elfhilde ou pour la pleurer. Il s’était engagé au service d’un puissant baron, sir Godrick, qui avait entrepris de rétablir la justice parmi les hommes, ce qui ne laissait pas de lui donner fort à faire. Et mainte fois, au cours de ses expéditions, il avait eu l’occasion de constater que le Sundering Flood n’était pas aussi infranchissable qu’on le croyait dans sa vallée natale : mainte fois même, il l’avait franchi ; mais, ni sur l’une ni sur l’autre rive, personne n’avait pu le renseigner sur Elfhilde.

Un jour enfin, comme il errait dans un bois, à peine remis de la blessure que lui avaient faite, par traîtrise, de lâches brigands, il rencontra une vieille femme qui, l’abordant avec un sourire amical, l’invita à venir se reposer dans sa cabane. Il accepta, malgré sa crainte d’un nouveau piège, et la vieille l’emmena chez elle, après lui avoir recommandé de cacher son visage sous son capuchon.


Elle le fit entrer dans une petite chambre de pauvre apparence, mais propre, et douce, et avenante à souhait. Et a peine y fut-il entré qu’il recula d’un pas, et puis se tint, immobile, sur le seuil. Car ce qu’il y avait dans la chambre, en outre de l’humble mobilier, c’était une jeune fille qui s’était levée pour le recevoir. Elle était grande et svelte, vêtue d’une robe bleue ; elle avait, en abondance extrême, de beaux cheveux d’un brun sombre, ses yeux étaient gris, son menton rond et délicat, ses joues un peu creuses, mais dans le creux de ses joues il y avait un charme, un attrait infini. Et la vieille lui dit, sans paraître remarquer le trouble d’Osberne : « Eh bien ! enfant, je me suis attardée, mais voici que je t’amène le présent d’un hôte, un bon chevalier qui vient d’échapper au péril de mort. Hâtons-nous de lui donner à manger et à boire ! » Mais Osberne se tenait toujours immobile ; et à peine s’il savait où il était ; et il regardait le sol, à ses pieds, comme si le flot qui sépare coulait en mugissant entre la jeune fille et lui : car dès que ses yeux avaient aperçu la jeune fille. il avait reconnu que c’était Elfhilde.


Force lui fut, cependant, de sortir bientôt de son immobilité. Trois hommes parurent, devant la porte, qui n’étaient autres que les brigands qui l’avaient blessé par traîtrise. Ils s’attablèrent, se firent servir à manger et à boire ; et comme l’un d’eux essayait méchamment d’embrasser la jeune fille, Osberne s’élança vers lui, l’épée en main. Dès l’instant d’après, les trois hommes étaient morts.


Les deux femmes, cependant, restaient debout, éperdues de frayeur. Et la jeune fille dit, d’une voix tremblante : « Amie, qu’est-ce là ? Que s’est-il passé ? — Silence, ma chère, répondit la vieille : tu n’as plus qu’un moment à attendre, après tant d’années ! » Et en effet voici qu’Osberne, lentement, se retourna vers elle, le visage découvert. Et elle le regarda, et toute angoisse disparut de ses traits, et rien n’y resta plus que la douceur du joyeux amour. Et elle s’écria : « O mon bien-aimé ! Où est maintenant le flot qui sépare ? » Et ils se tenaient là, dans les bras l’un de l’autre, comme si les longues années n’avaient pas existé.

Telle est l’histoire que s’amusait à raconter, lorsque la mort est venue le surprendre, l’imprimeur, décorateur, poète et sociologue anglais William Morris. Ou, plus exactement, il avait fini déjà de la raconter, et il s’amusait à dessiner pour elle un frontispice tout à fait imprévu. Ce frontispice, en effet, n’est pas une image, mais une carte, pareille aux cartes illustrées qu’on voit dans les vieux livres de géographie. Tout le cours du Sundering Flood y est minutieusement tracé, depuis ses sources, dans les montagnes, jusqu’à l’endroit où il se jette dans la mer. Et ce sont, sur les deux rives, des collines, des bois, des villes, des châteaux, tout cela non seulement indiqué, mais dessiné, avec une variété et une précision extraordinaires. Qu’on imagine, par exemple, une douzaine au moins de châteaux dont pas un ne ressemble aux autres, les uns dressant dans l’air des tours et des clochers, d’autres bas et massifs, d’autres ceints de remparts, ou formés d’une citadelle, au centre, avec des tours de guet aux quatre côtés. Et il n’y a pas un des épisodes du récit dont l’emplacement et l’aspect ne nous soient ainsi montrés. « C’est ici qu’Osberne a retrouvé Elfhilde », lisons-nous au-dessus du dessin d’une petite maison ; ailleurs « il a tué un cerf », ou « a livré bataille aux Écumeurs Noirs. « Et rien n’est plus agréable que de suivre, sur cette carte, le détail des moindres aventures d’Osberne, avant et après l’enlèvement d’Elfhilde : car je m’en suis tenu, dans mon analyse, à la partie sentimentale de ces aventures, mais la partie militaire, — ou, pour mieux dire, héroïque, — est peut-être plus développée encore, et l’auteur ne nous fait pas grâce d’une seule rencontre ni d’un seul combat ; de sorte que nous sommes ravis de pouvoir, par exemple, reconnaître, du premier coup d’œil, la disposition exacte du terrain où Osberne a défait les Écumeurs Noirs.

Nous sentons bien, cependant, que c’est pour s’amuser, plus encore que pour nous renseigner, que Morris a dessiné cette carte ; et c’est surtout pour s’amuser, — nous le sentons aussi, — qu’il nous a raconté les aventures d’Osberne. Son livre n’est rien qu’un jeu de poète. En vain on y chercherait une portée morale, ou même le moindre souci d’observation et de vraisemblance. Une fable, un conte d’enfant, un récit qui tient à la fois de Don Quichotte et de Daphnis et Chloé, mais qui tient davantage encore du Petit Poucet : voilà ce qu’est ce roman posthume d’un des maîtres les plus parfaits de l’art anglais d’à présent.


Et cela n’empêche pas ce roman d’être un livre adorable, si simple, si varié, si rapide, si plein de musique et de poésie, que pas un instant ses quatre cents pages ne semblent trop longues. On sent que Morris l’a écrit pour s’amuser : mais on s’amuse, peut-être, plus encore à le lire. Jamais Robert Stevenson n’a mis, dans ses récits d’aventures, autant de fantaisie et de bonne humeur : et Stevenson, avec tout son talent, n’était qu’un conteur, tandis que Morris était un poète, un homme accoutumé à concevoir toutes choses « sous la catégorie de la beauté ». Son livre a beau être écrit en prose : c’est une œuvre de poète, et de là vient son charme, dont je crains, hélas ! qu’analyse ni traduction ne puissent donner l’idée. Paysages, portraits, dialogues, récits de bataille, tout y a une mesure et un rythme exquis ; tout n’y est destiné qu’à notre amusement, mais à un amusement de qualité supérieure. Qu’on se figure l’histoire du Petit Poucet racontée par un Victor Hugo ou un Théophile Gautier, mais racontée le plus consciencieusement du monde, je veux dire avec un soin, un art infinis !

Et l’on peut s’étonner, après cela, qu’un grand poète, comme était Morris, et l’un des chefs du socialisme anglais, et le créateur de toute une école d’art décoratif, ait consenti à dépenser tant d’efforts pour un conte d’enfans, sans aucun autre objet que de s’amuser. Mais la vérité est que William Morris n’a jamais eu d’autre objet que de s’amuser. Ni ses poèmes, ni son socialisme, ni son art décoratif ne sont, au fond, plus sérieux que son récit des aventures d’Osberne Wulfgrimson, ou que la carte illustrée dont il l’a orné.

C’est de quoi les socialistes anglais, en particulier, n’avaient point tardé à s’apercevoir : je me rappelle avec quel dédain ils me parlaient, il y a sept ou huit ans déjà, des Nouvelles de Nulle Part, le joli roman où Morris avait formulé son rêve d’un collectivisme idéal. Sous l’apôtre, sous l’organisateur de meetings, sous le président de sociétés coopératives, ils flairaient le poète, ne voyant dans la doctrine de Karl Marx qu’un prétexte à de beaux rêves et des manifestations amusantes. Et s’ils se défiaient de lui, s’ils acceptaient plus volontiers son argent que ses conseils, ce n’était point, comme il le croyait, parce qu’ils le savaient riche, mais parce qu’ils le soupçonnaient de ne point chercher dans le socialisme le même genre de plaisir et de profit qu’eux. Ils y cherchaient le pouvoir, ou la fortune, ou la renommée : et lui, il n’y cherchait que son amusement.

Son socialisme était, d’ailleurs, sincère, autant et plus que le leur. On le retrouvait dans tous ses actes et dans toutes ses paroles, dans ses lettres à ses amis, dans les prospectus de ses entreprises d’art décoratif. On le retrouve encore dans son roman posthume, et la partie politique, sociologique, des aventures d’Osberne n’est pas, à coup sûr, une des moindres singularités de ce singulier livre. Le baron Godrick, au service duquel le jeune homme s’engage pendant qu’il court le monde en quête d’Elfhilde, est en effet non seulement un justicier à la façon d’Eviradnus et des anciens chevaliers errans, mais le modèle parfait du démocrate-socialiste. Il a la haine des rois, et l’un des points principaux de son programme d’action est d’aider, dans les villes, les « guildes des métiers inférieurs » à secouer le joug de la bourgeoisie. Ce programme plaît fort au vaillant Osberne, qui pousse même l’égalitarisme plus loin encore que sir Godrick, puisqu’il ne veut accepter ni titres, ni dignités, ni même rien qui ressemble à un grade. Mais avant d’offrir son concours au baron justicier, il lui fait subir une sorte d’examen ou d’interrogatoire, dont les résultats, du reste, le satisfont de tout point. Il demande, par exemple, à sir Godrick comment il est entré en possession de ses biens, et est ravi d’apprendre que ces biens se réduisent à fort peu de chose. Puis, la question du capitalisme ainsi réglée, il demande si les « guildes des métiers inférieurs » peuvent compter, quoi qu’il arrive, sur la protection du baron.


A cela encore ayant répondu, sir Godrick se rassit, et posa sa main sur son front, et sourit un peu, et dit : — Hé bien ! jeune homme, as-tu encore, par hasard, une question à me poser ? Car pour un gaillard qui veut se mettre à mes gages, il me semble que l’humeur questionneuse ne te manque pas ! — Et Osberne dit : — Seigneur, ne vous fâchez pas ; mais il y a en effet encore une question que je voudrais vous poser. Et quant à mes gages, laissons cela ; car de vous poser de telles questions, et d’y entendre faire de telles réponses, cela est plus précieux pour moi que tous les gages au monde. Mais voici ma dernière question : Cette Forêt Sans Maître, où vous m’avez dit que vous demeurez, n’est-elle pas aussi un refuge de maraudeurs et de brigands ? Et quelle est votre conduite à l’endroit de ces gens-là ?

Et sir Godrick, sans sortir de son calme, répondit : — Mon garçon, tu ne te trompes pas en supposant qu’il y a dans cette forêt des hommes qui vivent en dérobant à autrui : mais sache qu’ils ne font que très peu de mal aux laboureurs et autres pauvres gens. Et en vérité la plupart de ceux qu’ils dépouillent méritent bien d’être dépouillés, ayant acquis leur bien des pauvres gens, par fraude et mensonge, de telle sorte que c’est eux qui devraient être appelés des voleurs, au moins autant que ceux qui les volent. Mais cela ne nous empêche pas de surveiller ces derniers, et de les empêcher de voler à leur aise. Quand nous, les prenons, nous leur offrons le choix entre le bagne ou quelque dur service sous nos capitaines. Et s’il nous est prouvé que l’un d’eux a été cruel et impitoyable, force nous est bien de le pendre à un arbre.


Voilà comment William Morris entendait le socialisme. Il l’appréciait, surtout, comme un moyen de se divertir de la banalité et de la laideur de son temps ; et, de même encore, c’est surtout par manière de divertissement qu’il a tenté d’introduire dans les arts décoratifs, dans l’ornementation extérieure et intérieure des maisons, dans le mobilier, dans l’imprimerie, dans la reliure, de nouveaux procédés et des formes nouvelles. La seule différence est que ses confrères en socialisme se sont toujours méfiés de lui, tandis que tout le monde a pris au sérieux ses fantaisies industrielles, puisque c’est de lui que procède, en droite ligne, ce fameux « style anglais », qui a tant contribué depuis quelques années à embrouiller nos goûts en matière de décoration, et à nous faire perdre le dernier reste des simples et fortes traditions anciennes. Ces meubles d’une élégance contournée et bizarre, ces tentures aux harmonies de tons imprévues, ces livres avec des titres imprimés dans les coins des pages, tout cet art, à la fois préraphaélite et moderne, et qui a si vite fait de nous séduire, et plus vite encore de nous fatiguer, jamais il n’a été pour Morris qu’un simple passe-temps, à peu près comme la carte du Sundering Flood. Le seul malheur est qu’on ne l’ait pas compris, et que, dans ce passe-temps d’un poète, on ait cru découvrir une révolution artistique.

Un grand enfant doublé d’un poète de génie : tel ne manquera pas d’apparaître, pour peu qu’on l’étudié de près, ce soi-disant révolutionnaire. Et aussi bien est-ce, dès maintenant, son œuvre poétique qui lui survit le plus. On se lasse de ses meubles et de ses papiers peints, on oublie le rôle politique qu’il a joué : mais tous les jours on admire davantage son Paradis Terrestre, le chef-d’œuvre de la poésie préraphaélite anglaise, et ces romans qui sont encore de vastes poèmes, les Racines des Montagnes, la Maison des Wolfings, les Nouvelles de Nulle Part. L’enfant s’y retrouve sans cesse, à côté du poète : il gambade, il rit, il s’arrête à cueillir toutes les fleurs du chemin ; et jamais il ne chante que pour s’amuser. Mais comme son chant est naïf et sonore ! Comme il plaît à entendre, et quel souvenir charmant il laisse après lui !

Parmi ces divertissemens poétiques, The Sundering Flood va désormais prendre place. Avec sa carte amoureusement historiée, ses longs récits de batailles, sa naïve idylle et son socialisme, c’est à coup sûr une des œuvres les plus typiques de Williams Morris ; et rien n’y manquerait pour nous émouvoir, si nous n’avions aujourd’hui l’habitude d’exiger d’un roman une portée plus haute, ou tout au moins des allures plus graves et plus prétentieuses.


T. DE WYZEWA.