Revues étrangères - Un livre allemand sur Ferdinand Brunetière

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - Un livre allemand sur Ferdinand Brunetière
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 22 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN LIVRE ALLEMAND SUR FERDINAND BRUNETIÈRE


Ferdinand Brunetière, Beitrag zitr Geschichte der franzœsischen Kritik, par M. Ernst Robert Curtius, 1 vol. in-18, Strasbourg, 1914.


C’est, je crois bien, en l’année 1890 que j’ai eu le grand honneur de passer un mois entier avec Ferdinand Brunetière dans une pittoresque ville d’eaux des environs de Mayence. La polémique qui occupait alors mon cher maître et ami, — car on sait que son âme intrépide ne respirait tout à fait à son aise que dans une atmosphère de bataille, — était une de celles qui ont laissé le plus de traces dans notre histoire littéraire. A propos de la récente apparition de Thaïs, — si je ne me trompe, — M. Anatole France lui-même et M. Jules Lemaître avaient défié Brunetière d’établir la possibilité d’une critique qui ne fût pas « impressionniste, » c’est-à-dire qui ne se bornât pas à traduire, plus ou moins ouvertement, les opinions et les goûts personnels de son auteur ; et l’on pense bien que Brunetière s’était hâté de relever le défi. De telle sorte qu’un nouveau combat s’était engagé, si ardent et mené de part et d’autre avec tant de maîtrise que la presse étrangère elle-même n’avait pu s’empêcher d’en recueillir l’écho. Et donc, un matin, j’avais conduit mon ami au Casino de l’endroit, où je venais de découvrir un long article d’un journaliste allemand, tout consacré à l’analyse de sa dernière plaidoirie en faveur des droits d’une critique « objective. » Mais à peine avais-je commencé à lui traduire l’article, fort élogieux pour lui, que déjà sa provision de patience s’était épuisée. Arrêtant le pénible effort de ma traduction, il s’était mis à m’improviser une de ces « théories » dont on peut bien dire qu’elles lui jaillissaient sans effort des lèvres ou de la plume en toute circonstance, et d’emblée merveilleusement claires, ordonnées, et vivantes, prêtes à affronter les plus rudes assauts. Sa théorie de ce jour-là consistait à m’expliquer comment les lettrés étrangers, et en particulier les compatriotes de son vénéré maître Schopenhauer, se trouvaient excellemment à même de comprendre, chez lui, le sens et la portée véritables de doctrines qui dérivaient toujours, en fin de compte, d’une conception « transcendante » du misérable néant de notre nature. Je me le rappelle assis à la terrasse du Casino de K…, s’amusant à faire tourner sur sa canne son élégant chapeau de feutre clair, mais bien plus encore à « composer » savamment l’ingénieux édifice de son paradoxe, pendant qu’à cent pas de nous, dans le kiosque du parc, un admirable orchestre entremêlait aux tendres supplications de la femme et de la mère de Coriolan les refus obstinés du héros romain. « Oui, mon bon ami, — me disait Brunetière avec son charmant sourire juvénile de ces lointaines années de loisir et de santé, — vous verrez qu’un jour, quand je ne serai plus là, l’étranger sera le premier à me rendre justice ! »

Ces paroles me sont naturellement revenues en mémoire lorsque l’autre semaine, j’ai appris la publication d’un livre allemand intitulé : Ferdinand Brunetière, contribution à l’histoire de la critique française. La boutade de mon cher compagnon de voyage se serait-elle changée en une prophétie, et serait-ce vraiment du dehors que nous viendrait sur lui, pour ainsi dire, le premier jugement solennel de la « postérité ? » Hélas ! je ne puis dire combien m’a tristement déçu la lecture de la « contribution » de M. Curtius. Celui-ci a beau nous faire entendre qu’il « doit beaucoup » à Brunetière, qu’il « a vécu des années dans l’intimité de son œuvre, » que personne n’admire plus que lui « l’étendue de cette œuvre et son intensité : » la manière dont il l’apprécie atteste une ignorance complète, à la fois, du grand rôle qu’il a joué parmi nous depuis un quart de siècle et de l’âme d’artiste qui bouillonnait en lui. Et quand ensuite M. Curtius ajoute qu’il a soigneusement pris garde à « ne pas se laisser influencer par les voix des amis ou élèves de Brunetière, » je ne puis me défendre de songer que ces ‘ « voix » auraient eu chance de lui épargner maintes erreurs fâcheuses, résultant d’une attention trop exclusive à la « lettre » d’une œuvre dont l’ « esprit » lui est toujours resté entièrement étranger.

Veut-on savoir, en effet, à quelles « conclusions » l’a amené sa patiente et minutieuse analyse des moindres écrits de Ferdinand Brunetière ? Tout d’abord, l’œuvre de celui-ci ne posséderait, à l’en croire, aucune valeur historique.


Brunetière écrit moins l’histoire de la littérature française qu’à propos de cette histoire. Toutes ses œuvres critiques ne sont jamais que des chapitres d’un Discours sur l’Histoire de la littérature. Il n’a ni l’instinct ni le goût des recherches documentaires. Les enchaînemens historiques, la peinture des courans intellectuels, l’indication des origines et des influences, l’étude de la figure individuelle des auteurs, en un mot tout ce qui constitue l’« information historique, » tout cela nous apparaît chez lui écourté et comme écrasé sous l’appareil des constructions spéculatives. Suivant le reproche d’un critique allemand, il substitue à l’examen des sources historiques une suite de solutions a priori, et souvent erronées dans leur simplicité.


M. Curtius ne veut pas même reconnaître une portée « historique » à l’incomparable Manuel de Ferdinand Brunetière. « Le lecteur qui recourt à ce livre afin de s’orienter sur l’histoire de la littérature française est contraint de s’avouer, en fin de compte, qu’il a eu l’occasion d’assister à une série de débats sur l’Individualisme et le Sens Social, sur le Réalisme et l’Idéalisme, etc., mais que sur la réalité historique il n’a appris que fort peu de chose. » Et non seulement Brunetière a le tort de sacrifier toujours la « réalité » à ses « théories : » mais ces théories elles-mêmes ne sauraient être prises un instant au sérieux. « Toute sa conception de l’histoire littéraire est foncièrement antiscientifique. » Lorsque, par exemple, il nous propose, comme mesure de la valeur historique d’une œuvre, la considération de ce qui manquerait à l’ensemble de la littérature d’une époque si l’œuvre en question n’avait pas existé, le critique allemand ne voit là qu’un « vestige des vieilles traditions esthétisantes du temps de La Harpe. » Le prétendu emploi d’une « méthode évolutive » dans l’histoire et la critique littéraires n’aura été qu’un paradoxe « insoutenable, » qui « n’a laissé aucune trace et ne représente pour nous, aujourd’hui, qu’une simple curiosité. » Pareillement il fallait que Brunetière se trouvât tout à fait étranger dans le monde des idées (l’expression serait, nous assure-t-on, d’un critique français) pour « n’avoir pas reconnu sur-le-champ la faiblesse misérable de sa théorie de l’évolution des genres. » L’erreur qu’il a commise résultait d’une confusion puérile, — et M. Curtius se sert même d’une épithète plus méprisante encore, — touchant les deux significations différentes du mot « genre, » telles qu’il les rencontrait dans l’esthétique et dans l’histoire naturelle.

Non moins puérile, l’ambition de créer ou de justifier une critique « objective. » Aussi bien cette ambition n’a-t-elle jamais été, chez Brunetière, qu’un « postulat » purement abstrait ; car « tandis qu’en théorie il exigeait une critique déduite de principes immuables, en pratique il exerçait la même critique subjective qu’il avait condamnée chez ses devanciers. »


Encore la pauvreté scientifique de l’œuvre de Brunetière nous serait-elle indifférente, si cette œuvre possédait la qualité d’être vivante, et de nous apporter le reflet d’une individualité originale ; si, dans les quarante volumes dont elle est formée, nous voyions transparaître souvent un nouvel aspect des choses. Nous ne nous affligerions pas autant de l’impuissance de l’écrivain français à découvrir pour ses jugemens un critère objectif, si la critique subjective qu’il pratique en fait avait de quoi y suppléer par sa propre valeur… Mais pour qu’une critique subjective ait quelque valeur, il faut qu’elle traduise une personnalité riche et vigoureuse. Or, tel n’est pas le cas, dans l’action que produit sur nous l’œuvre de Brunetière. Sa personnalité esthétique n’est pas assez complexe : il n’est pas le Protée que doit être le véritable critique. Il n’a pas le pouvoir de se changer en d’autres âmes, ni même de jouir de l’œuvre d’art simplement en raison de son essence artistique. Bien plus, il n’est pas en état de concevoir un peu profondément la nécessité intime de l’œuvre d’art : toujours il entend que celle-ci justifie son existence en se mettant au service de tâches sociales, « idéales, » ou autres…

Nous touchons ici au point le plus significatif, pour notre connaissance de l’esprit de Brunetière. Cet esprit nous fait voir ce que les compatriotes de celui-ci appellent une mentalité simpliste, c’est-à-dire un tour de pensée qui, involontairement, simplifie toutes choses… La vérité est faite de nuances. Le type intellectuel que représente Brunetière ne sait point percevoir ces nuances, mais se borne à envisager un petit nombre d’idées ou de faits dominans… Et de même encore l’œuvre de Brunetière nous déçoit au point de vue proprement humain. Rappelons-nous l’enrichissement de vie dont nous sommes redevables aux grands critiques du siècle passé, à un Sainte-Beuve, à un Jakob Burckhardt, à un Walter Pater, à un Herman Grimm ; et comparons-y ce que nous offre la critique de Brunetière ! Nous sommes aujourd’hui accoutumés à tenir le grand critique pour l’un des plus hauts parmi les types éternels de l’humanité. Mais précisément parce que le type nous apparaît aussi haut, nous jugeons avec plus de rigueur ceux qui n’arrivent pas à le réaliser.


Infortuné Brunetière, victime de « l’habitude » qu’a prise M. Curtius de placer trop haut le « type éternel » du critique ! Et c’est pour aboutir à ces « conclusions » que l’auteur allemand s’est livré à un travail d’analyse proprement incroyable, découpant en des milliers de « fiches » les quarante volumes de Brunetière, — sans compter une foule d’articles encore non recueillis, — au point de pouvoir nous en dresser, s’il lui plaisait, un vaste « répertoire analytique, » dont son livre nous offre déjà, d’ailleurs, un échantillon amplement « étoffé ! » Sur chacun des sujets où a touché l’écrivain français dans la partie purement littéraire de son œuvre, surtout, M. Curtius a soigneusement extrait et juxtaposé, sous leur forme originale, les passages qui lui ont semblé les plus significatifs : de telle manière qu’un lecteur français qui ne saurait point l’allemand n’en trouverait pas moins, dans son livre, quelque chose comme un curieux Esprit de Brunetière, équivalent à ces anthologies dont nos pères se délectaient jadis sous les titres d’Esprit de M. Nicole ou de M. d’Alembert. Et puis, brusquement, dans les dernières pages, les citations s’arrêtent, le susdit lecteur français cesse tout à fait de comprendre, et voici qu’au zélé compilateur des chapitres précédons succède désormais un terrible justicier avec le glaive en main, accablant sous la « rigueur » imprévue de ses « conclusions » l’auteur de toutes ces pensées profondes ou subtiles, de toutes ces vivantes phrases au rythme nerveux qui jusque-là nous avaient ravis, à peine entremêlées de brèves transitions du critique allemand ! Car c’est de cette façon qu’a cru devoir procéder M. Curtius, — d’après une « méthode » qu’il estime évidemment très supérieure en portée « scientifique » à celle des solides « constructions » de Brunetière : tout au long de son livre, il s’est borné à nous exposer de son mieux les opinions de celui-ci, sans presque y ajouter jamais un jugement personnel ; après quoi, au moment où nous supposions qu’il allait résumer dans une vue d’ensemble la doctrine littéraire ainsi analysée, le voilà qui tout d’un coup, changeant d’attitude et se ressouvenant de ses devoirs de critique, nous interdit formellement d’attacher la moindre importance à aucune de ces opinions de toute espèce qu’il a fait défiler, tour à tour, sous nos yeux !


Oui, certes, l’on ne saurait trop déplorer que M. Curtius se soit refusé, par principe, à écouter « les voix des amis ou élèves de Brunetière. » Ces voix « documentaires » lui auraient appris, notamment, l’idée que se faisait de son propre rôle l’écrivain français. C’est ainsi que je me rappelle, pour ma part, la très vive satisfaction qu’il m’a jadis témoignée d’un modeste article où je l’avais loué d’être, parmi nous, autre chose qu’un « critique. » Cela se passait vers 1893 ; et je me rappelle aussi que lui-même m’exprimait encore une opinion analogue bien des années plus tard, au cours de l’un de mes derniers entretiens avec lui. « Voyez-vous, mon bon ami, me disait-il ce jour-là, — mais, hélas ! avec un sourire fatigué et amer, si différent de celui qui illuminait son jeune visage durant nos tranquilles flâneries d’autrefois ! — j’en suis venu à penser que la critique pourrait n’être en réalité qu’un prétexte, ou, plus exactement, un terrain d’action, sur lequel chacun déploie des aptitudes spéciales et servant à des fins d’un ordre spécial ! Celui-ci y fait fonction de peintre, celui-là de conteur, pour ne rien dire de ceux qui y font simplement fonction de bavards. Et quant à moi, voyez-vous ma fonction particulière, dans la critique, aura été d’être un historien doublé d’un moraliste ! » Ce qu’entendant, je songeais intérieurement que sa véritable fonction, par-dessus tout cela, avait toujours été d’être l’un des plus originaux entre les « artistes » de notre temps : mais c’est ce que je me serais bien gardé de lui dire, sachant assez le peu de prix qu’il attribuait à ce côté personnel de son œuvre en comparaison de la grave « mission » sociale qu’il avait conscience de remplir.

Un historien, tout d’abord : et je me demande avec stupeur à quelle conception de l’objet et des procédés de l’histoire a bien pu « s’habituer » le critique allemand pour contester, à ce point de vue, l’éminente valeur d’ouvrages tels que le Manuel ou que les huit volumes des Études critiques sur l’Histoire de la Littérature française. Je ne parle pas seulement de la « documentation » prodigieuse sur laquelle se fondent ces inoubliables récits qu’il plaît à M. Curtius d’appeler dédaigneusement des « discours, » — encore que, sur ce chapitre-là aussi, les « élèves ou amis » de Brunetière eussent eu de quoi le renseigner avec quelque avantage. Je ne veux pas m’attarder à signaler l’énormité du paradoxe, — ou de l’erreur, — consistant à soutenir que « l’appareil des constructions spéculatives a pour effet d’ « écourter, » chez Brunetière, « les enchaînemens historiques, la peinture des courans intellectuels, l’indication des origines et des influences, l’étude de la figure individuelle. » Ce sont là autant de choses que personne, en vérité, n’était plus à même d’ « étendre, » de répandre dans ses récits suivant la mesure qu’il jugeait convenable ; et qu’après cela, il ait toujours eu un sens très délicat de cette « mesure, » et n’ait pas insisté sur les « courans intellectuels » et les « enchaînemens historiques, » lorsque les circonstances ne s’y prêtaient point, voilà de quoi ses lecteurs français, du moins, lui sauront toujours gré ! Mais pour nous en tenir à la « méthode » de l’historien, comment M. Curtius n’a-t-il pas aperçu tout ce que l’auteur du Manuel nous a enseigné, sous ce rapport, d’infiniment nouveau, tout ensemble, et de précieux ?

J’ai eu moi-même l’occasion, par exemple, de constater récemment, une fois de plus, l’importance féconde des leçons de Brunetière sur deux points particuliers de la méthode historique. Ainsi que nous le rappellent les fidèles citations de M. Curtius, l’une des théories favorites de l’écrivain français était de proclamer l’inutilité, — ou parfois le danger, — d’une biographie trop « documentaire » des grands créateurs de vie ou de beauté. « La curiosité qui devrait nous venir la dernière, écrivait-il, c’est celle de savoir comment Job avait le nez fait, et si Valmiki fut heureux en ménage. » Ou bien encore, à la veille de sa mort, dans la préface de son Balzac : « J’aurais cru manquer à la première obligation du critique ou de l’historien de la littérature en parlant de l’homme plus et autrement qu’il était nécessaire pour l’intelligence de son œuvre. » Il estimait qu’à vouloir reconstituer avec trop de détail l’existence privée d’un poète de génie, on risquait de nous donner une idée mensongère des sources d’où avait jailli son œuvre poétique : car la vie véritable de ce poète, en tant que poète, n’avait eu rien de commun avec les menus faits de son sort journalier. Non pas que les faits importans y eussent manqué, et tels qu’il importait de nous les révéler : mais ces faits décisifs n’avaient pas été de l’ordre « matériel. » Les événemens notables de la vie d’un Ronsard ou d’un La Fontaine, ceux dont la connaissance avait de quoi nous expliquer l’œuvre de ces deux maîtres, n’étaient pas leurs embarras d’argent, ni leurs mésaventures galantes, mais bien l’apparition à leur horizon intellectuel d’un modèle nouveau survenu du dehors, ou bien encore la découverte d’un nouvel idéal, mystérieusement issu d’un recoin secret de leur propre cœur. « A coup sûr, — écrivait Brunetière dans la préface de son Manuel, — je n’ai pas négligé de noter les autres influences, celles que l’on se plaît d’ordinaire à mettre en lumière, influence de race, ou influence de milieu : mais, considérant que, de toutes les influences qui s’exercent dans l’histoire d’une littérature, la principale est celle des œuvres sur les œuvres, c’est elle que je me suis surtout attaché à suivre, et à ressaisir dans le temps. »

M. Curtius nous dira-t-il que cette leçon de « méthode historique » n’est qu’un « dernier vestige des traditions de La Harpe ? » Qu’il regarde, dans son pays, les plus fameux des ouvrages consacrés à l’étude d’un Gœthe ou d’un Novahs, d’un Mozart ou d’un Richard Wagner : il y trouvera la « biographie » véritable de ces hommes de génie, l’histoire du travail incessant de leur pensée, désastreusement « écourtée et comme écrasée » sous une accumulation de « documens » inutiles. Aujourd’hui comme à l’époque des Schlegel ou des Otto Jahn, l’histoire des arts attend toujours encore la réforme bienfaisante que nous a éloquemment prêchée Brunetière, en même temps qu’il nous en donnait d’admirables exemples. Et parce qu’il s’est trouvé que cette réforme était trop difficile, exigeant désormais de l’historien un effort trop pénible, ce n’est pas une raison pour qu’on puisse l’écarter d’un haussement d’épaules, en traitant de « discours » le beau livre où, pour la première fois, le puissant esprit qui l’avait conçue a tenté bravement de la réaliser.

Mais plus précieuse encore et plus indispensable, comme aussi plus tristement étrangère aux compatriotes de M. Curtius, est la seconde des deux leçons de « méthode historique » dont je parlais tout à l’heure. Celle-là ne nous a pas même, je crois bien, été signalée par le critique allemand ; et cependant il n’en est pas que Brunetière nous ait plus souvent enseignée, à la fois en théorie et par son propre exemple. La leçon consistait à tenir un compte scrupuleux des dates, et à considérer toujours une œuvre d’art comme l’expression d’un moment particulier de la vie de son auteur. « Le fondement de la méthode évolutive étant une chronologie rigoureuse, — nous rappelait naguère, ici même, M. Victor Giraud, — Brunetière avait cru devoir attacher aux dates une importance capitale. Une œuvre considérable étant donnée, son effort essentiel consistait à la situer exactement dans la série historique où elle venait d’apparaître, à déterminer avec précision les traits qui la rattachaient à telle ou telle œuvre antérieure, ceux qui lui appartenaient bien en propre, et par lesquels elle avait modifié le milieu littéraire contemporain. » Non content de vouloir, pour les grands artistes, une biographie foncièrement « artistique, » où le vain récit des aventures de leur existence privée ferait place dorénavant à celui des « drames » de leur pensée créatrice, l’auteur du Manuel voulait encore une biographie scrupuleusement « chronologique, » où l’intelligence d’une œuvre ne risquât point d’être faussée par son accouplement arbitraire avec d’autres œuvres appartenant à des phases différentes de l’évolution intérieure d’une âme de génie. En d’autres termes, et malgré sa légitime croyance à la vie propre des « genres, » il entendait qu’une tragédie de Voltaire ou un opéra de Mozart nous fussent présentés, surtout, non point par rapport aux productions précédentes de leurs auteurs dans les mêmes genres, mais bien à leurs autres productions dans le même temps, — fussent-elles de genres absolument opposés. Et que M. Curtius n’essaie pas de répondre qu’une telle méthode n’apporte rien de nouveau ! Cette fois, ce n’est plus seulement à d’autres historiens de son pays que je le renverrais, — à de tout récens musicographes qui, exactement comme ceux d’il y a un demi-siècle, comparent entre elles des symphonies de Mozart ou de Haydn sans paraître soupçonner les révolutions survenues, sous l’influence du temps, jusque dans les sentimens artistiques les plus profonds du cœur de ces maîtres : je renverrais M. Curtius à son propre livre sur Ferdinand Brunetière, qui n’aurait pas eu lieu, — ou du moins n’aurait pas été ce que nous le voyons, — si le critique allemand s’était un peu pénétré de la valeur d’une telle méthode « chronologique. » Le fait est que, faute pour lui d’avoir tenu compte de cette méthode, tout son patient et minutieux travail d’analyse nous apparaît quasiment sans profit. Tantôt, sur une même question, il a rapproché des opinions de Brunetière qui lui ont semblé pareilles, mais qui ne l’étaient pas en réalité, attendu que les mots eux-mêmes avaient plus ou moins changé de sons, à mesure que se transformait l’être entier de l’artiste ; et tantôt il nous a signalé comme contradictoires d’autres opinions qui, en réalité, ne constituaient que des expressions différentes d’un même état d’âme, revêtant au dehors des apparences diverses, ou parfois contraires, sous l’effet des années.


Sans compter qu’assurément l’œuvre de Brunetière était une de celles qui pouvaient le plus mal s’accommoder d’être ainsi dépecées par ordre de sujets. L’entreprise d’un Esprit de M. Nicole n’offrait peut-être pas d’obstacles trop graves à ses anciens éditeurs (ou du moins je me plais à le supposer) ; mais vouloir rassembler côte à côte, en un même tableau, les opinions successives de Brunetière sur les hommes et les choses, c’était trop méconnaître la féconde mobilité naturelle de cette âme de feu. Et puisque, décidément, la place me manque pour relever aujourd’hui, comme je l’aurais désiré, l’injustice flagrante des reproches adressés par M. Curtius à l’« historien » et au « philosophe » qu’a toujours été le maître français, il faut au moins que, de tout mon cœur, je proteste contre celles de ses conclusions qui visent l’individualité foncière de l’« artiste. » S’ajoutant à ces « voix » autorisées des « élèves ou amis » de Brunetière qu’il a eu grandement tort de ne pas écouter, il faut que mon humble voix lui révèle, en deux mots, l’« intensité » monstrueuse de son erreur sur ce point capital de sa patiente enquête !


« La personnalité esthétique de Brunetière n’est pas assez complexe : il n’est pas le Protée que doit être le véritable critique. Il n’a pas le pouvoir de se changer en d’autres âmes… Son esprit nous fait voir ce que ses compatriotes appellent une mentalité simpliste, » — Et que si même le rôle « esthétique » de Brunetière n’avait consisté qu’à empêcher ses compatriotes d’introduire trop abondamment, dans notre langue, des mots comme cette « mentalité simpliste » dont l’application à son propre tour d’esprit lui aurait procuré un mélange singulier d’amusement et de peine, cela seul suffirait pour contrebalancer les plus cruels reproches de M. Curtius. Mais qui donc parmi nous, en lisant ces reproches, n’en sentirait pas aussitôt toute l’iniquité ? Nous retrouvons là, une fois de plus, les effets d’une conception déplorable des devoirs du critique et du biographe dont toujours Brunetière a vainement tâché à nous affranchir. Parce que, dans ses portraits littéraires d’un Rabelais ou d’un Montaigne, l’auteur de l’Histoire de la Littérature française classique a soigneusement évité de confondre l’écrivain et l’homme privé, parce qu’il a craint que trop d’allusions aux comptes de ménage d’un Malherbe nous rendissent moins nette sa véritable figure, voilà qu’on l’accuse de « n’avoir pas eu le pouvoir de se changer en d’autres âmes ! » Car, pour ce qui est de savoir nous peindre exactement ces figures véritables d’hommes de lettres de tous les temps et de toutes les sortes, en ne nous montrant d’eux que ce qu’il importait que nous en connussions, là-dessus je ne crois pas que quelqu’un l’ait jamais surpassé, — ne serait-ce qu’en raison de l’incomparable sûreté de son « information. » Combien de délicates et fortes images je lui dois d’avoir vues, pour ma part, se dresser tour à tour et vivre devant moi, depuis un charmant Abbé Prévost que je me souviens d’avoir découvert, grâce à lui, il y a plus de trente ans, dans un petit café de province où j’étais venu lire la Revue des Deux Mondes, jusqu’à cet admirable Joseph de Maistre qu’il évoquait encore aux derniers mois de sa vie, d’une main brûlante de fièvre et cependant plus ferme, à la fois, et plus souple que jamais ! Mais d’ailleurs, est-ce que déjà le Manuel, avec l’étonnante richesse biographique de ces notices qui remplissaient le bas des pages, — et que l’on dirait que M. Curtius n’a point lues, — est-ce que ce ne serait pas assez de lui seul pour nous forcer à reconnaître, dans son auteur, un authentique « Protée, » et répondant d’autant mieux aux exigences du type qu’il apporte plus de soin à se maintenir soi-même en dehors de ces images diverses qui, de page en page, défilent sous nos yeux ? (Car il faut à coup sûr que le critique allemand l’ait bien peu compris, pour s’aviser de lui préférer, à ce point de vue, de pseudo-Protées tels qu’un Walter Pater ou un Herman Grimm, qui, tous deux, se sont bornés à revêtir sans arrêt de masques différens l’invariable expression de leurs propres croyances, sentimens, ou pensées ! )

Il est vrai que, pour constant qu’ait été l’effort de Brunetière à ne pas se peindre soi-même sous prétexte de nous représenter les écrivains du passé, sa figure nous apparaît cependant toujours à côté, au-dessus de la leur. Il y a eu ainsi dans l’histoire des arts des peintres qui, quoi qu’ils fissent, ne parvenaient pas à s’effacer devant leurs modèles : ceux-ci avaient beau être ressemblans, la curiosité des spectateurs allait surtout à l’art des portraitistes ; et je ne serais pas étonné qu’il se trouvât, en leur temps, des critiques pour reprocher, par exemple, à un Rubens ou à un Rembrandt de n’être pas des Protées. En présence des plus vivantes images de romanciers, d’orateurs, ou de poètes que nous a laissées Brunetière, c’est chose certaine que notre attention risque plus ou moins d’être distraite par l’habileté merveilleuse du dessin et de la couleur, par la magnifique ordonnance du décor, en un mot par la maîtrise personnelle du peintre. La figure de ce dernier ne cesse pas, pour ainsi dire, de dominer son œuvre : par où j’admets volontiers qu’il diffère de bon nombre de critiques de chez nous et d’ailleurs. Mais le moyen de s’en plaindre, quand il s’agit d’une figure comme celle-là, tout imprégnée de brûlante passion, et si vigoureuse, si mobile, si profondément originale d’inspiration et d’allures !


Un artiste : je ne vois pas d’autre mot qui ait de quoi définir cette étrange et touchante figure. Je ne parle pas seulement de la qualité incomparable du « métier » littéraire de son œuvre, encore bien qu’il n’y en eût pas de plus éminemment « artistique, » avec cette composition variée de jour en jour, cette lumineuse élégance du trait, cette mise en valeur des plus menus détails, qui font de Brunetière quelque chose comme le Flaubert de la critique française. Mais par-dessus ce « métier « infaillible, créé de toutes pièces et manié librement à travers tous les genres, se peut-il que M. Curtius n’ait pas été frappé de la valeur exceptionnelle de l’âme d’artiste qui jaillit des moindres pages de l’homme qu’il accuse de n’avoir pas une « personnalité » assez « riche et puissante[1] ? » Qu’est-ce donc qu’il exige d’un écrivain, et où donc aura-t-il chance d’en trouver, à ce compte, qui réalisent son idéal d’une « critique subjective ? » Péniblement il s’est ingénié, durant des années, à « dépouiller » les quarante volumes de l’œuvre de Brunetière ; et le voilà qui, en fin de compte, ne s’est pas aperçu de la permanence, au fond de cette œuvre, d’un esprit tout ensemble homogène et complexe, marquant de sa solide empreinte tous les sujets qu’il aborde, et contraignant par degrés ses plus rudes adversaires à s’enfuir du champ clos où ils l’ont provoqué !

Car M. Curtius nous dit bien, que personne ne saurait prendre au sérieux la théorie d’après laquelle la valeur propre d’une œuvre se mesure à la place que tient celle-ci dans l’histoire de son temps. « Quand on veut juger d’un artiste, affirmait Brunetière, il faut se poser une première question : si nous ne possédions pas l’œuvre de cet artiste, que manquerait-il à l’art de son temps et de son pays ? » Et cela paraît au critique allemand d’un « La Harpisme » acheté. Mais, à supposer même que la théorie ne soit pas inattaquable à un point de vue « absolu, » elle n’en conserve pas moins, en tout cas, une portée « pratique » assez évidente ; et il aurait suffi à M. Curtius de se « poser la question » dont parle Brunetière pour se rendre compte de l’injuste rigueur de ses « conclusions. » Force lui aurait été de reconnaître alors tout ce qui « aurait manqué » à notre littérature contemporaine, ou plutôt à l’ensemble de notre vie intellectuelle et morale, si, pendant un quart de siècle, Brunetière n’avait point recueilli parmi nous la lourde succession de Taine et de Renan. Que l’on se rappelle la violence des divers courans qu’il s’est, intrépidement, efforcé d’enrayer, et combien sa résistance personnelle a contribué sans nul doute à de salutaires défaites comme celle du « naturalisme, » dans notre roman, ou celle de la « superstition scientifique » dans l’évolution générale de notre pensée ! Tout cela, en vérité, est encore trop récent pour qu’il nous soit possible de le considérer avec la perspective, le relief nécessaires ; et cependant, qui donc, tout au moins de chez nous, qui donc hésiterait à reconnaître déjà le très grand rôle qu’a joué, sur les terrains les plus divers, l’admirable lutteur qui naguère s’est dressé seul contre son siècle, pareil à un jeune David ne craignant pas de braver Goliath, et qui a fini par vaincre le géant philistin, à force de maîtrise « artistique » et de passion et de foi, — sauf pour lui à ne pas soupçonner qu’un jour viendrait où un critique allemand l’accuserait d’avoir dû son triomphe à la présence, chez lui, d’une « mentalité simpliste ! »


T. DE WYZEWA.

  1. « Au total, une personnalité complexe et puissante, » nous disait M. Victor Giraud, dans sa très belle étude sur Ferdinand Brunetière (Revue du 1 mars 1908). Il est vrai que l’auteur de cette étude avait été, lui aussi, l’ « élève et ami » du maître français. Mais sur combien de points sa pénétrante analyse réfutait, à l’avance, les conclusions « scientifiques » de M. Curtius !