Revues étrangères - Un mystique protestant : Jean-Gaspard Lavater

La bibliothèque libre.
Revues étrangères - Un mystique protestant : Jean-Gaspard Lavater
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 935-945).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN MYSTIQUE PROTESTANT : JEAN-GASPART LAVATER


Johann Gaspar Lavater (1741-1801), Denkschrift zur hundertsten Wiederkehr seines Todestages, 1 vol. in-8o illustré, Zurich, librairie Müller.


Jean-Gaspard Lavater est aujourd’hui bien oublié. Son nom seul survit, dans notre mémoire, où il éveille vaguement l’image d’un vieillard ridicule, tout occupé à évaluer l’intelligence de ses contemporains d’après la forme de leur nez et la couleur de leurs yeux. Et, en effet, la publication : Fragmens philosophiques, destinés à renforcer entre les hommes la connaissance et l’amour réciproques, a été jadis pour l’Europe entière un événement philosophique des plus considérables. Mais il n’en est pas moins vrai, d’autre part, que dans la vie même de Lavater l’étude de la physiognomonie n’a jamais été qu’un épisode, un divertissement passager ; et si ses Fragmens ont contribué plus que ses autres ouvrages à le rendre fameux auprès du public, ce n’est pas à eux qu’il a dû la place éminente qu’il a tenue dans le mouvement intellectuel et moral de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce n’est pas le fondateur hasardeux d’une science nouvelle, mais bien le poète, le philosophe, le théologien, qu’ont admiré en Lavater le vieux Kant et le jeune Fichte, Herder et Goethe, les plus grands esprits de son temps. Peu d’hommes, en vérité, ont exercé autour d’eux une influence aussi étendue que ce pasteur de Zurich, dont on a pu dire sans trop d’exagération qu’il avait été « le Rousseau de l’Allemagne ; » et son influence a été ressentie moins vivement encore par ses contemporains que par les écrivains romantiques de la génération suivante, les Novalis, les Schlegel, les Schelling et les Schleiermacher, les Hoffmann et les Brentano. Avec sa haine du rationalisme, son besoin passionné de surnaturel, son mélange de piété mystique et de sensualité, Lavater a donné au romantisme allemand quelques-uns de ses caractères les plus distinctifs.

C’était, au reste, un homme d’une pureté et d’une noblesse d’âme merveilleuses, généreux, désintéressé, débordant d’amour et de compassion : un vrai chrétien suivant l’Évangile, sans autre défaut que, peut-être, une petite vanité littéraire, la plus innocente du monde, une foi excessive dans l’importance de tous ses efforts et la justesse de toutes ses idées. Et, certes, ses idées n’étaient pas toujours justes ; mais toutes offraient un charme propre, relfétant ce qu’il y avait en lui de singulier à la fois et de séduisant. Car Lavater était, de nature, un poète, bien qu’il ait écrit des vers détestables. Son esprit, extrêmement actif, fécond, avide d’imprévu, possédait en même temps à un très haut degré le sens d’une harmonieuse et solide beauté. Dépassant en « curiosité encyclopédique » l’esprit de Goethe, — qui d’ailleurs était loin de s’intéresser à autant de sujets divers qu’il le croyait lui-même, — il le dépassait aussi, sur bien des points, en goût, en pénétration, et en compétence : étant de ces esprits qui se livrent tout entiers aux choses, au lieu de n’en prendre que ce qui peut servir à leur profit personnel. A ceux qui auraient aujourd’hui le courage de la lire, l’œuvre de Lavater révélerait, on peut l’affirmer hardiment, un trésor d’ingénieuses pensées et d’émotions délicates.

Mais le malheur est que personne, aujourd’hui, n’a plus le courage de lire l’œuvre de Lavater. Cette œuvre, jadis pleine de vie, est désormais si absolument morte que personne n’ose plus même essayer de la ressusciter. Et sa mort ne résulte pas d’une injustice du hasard, à supposer qu’une telle injustice soit possible parfois. D’avance, fatalement, l’œuvre de Lavater était condamnée à périr tout entière ; car elle portait en soi deux vices fonciers, dont chacun, à lui seul, aurait suffi pour l’empêcher de prendre rang parmi les œuvres durables.

Le premier de ces vices était la fâcheuse qualité de son style. Il y a, dans l’histoire de la littérature, des œuvres mal écrites qui continuent à se laisser lire : mais c’est à la condition que leur mauvais style ne soit pas trop gênant, ne s’interpose pas avec trop d’insistance entre la pensée de l’auteur et l’attention du lecteur ; tandis qu’on ne saurait imaginer un style plus indiscrètement mauvais que celui de Lavater. Haché, saccadé, informe, plein de fatigantes parenthèses et d’apostrophes inutiles, il aurait de quoi décourager la patience la plus héroïque. Voici, par exemple, en quels termes Lavater nous décrit la nature du génie : « Qu’est-ce que le génie ? Celui qui ne l’est pas (c’est-à-dire : qui n’est pas un génie) ne peut pas répondre ; celui qui l’est ne veut pas répondre… Celui qui observe, perçoit, contemple, sent, pense, parle, agit, sculpte, peint, chante, crée, compare, distingue, réunit, déduit, prévoit, donne, prend, — comme si un être invisible d’une espèce supérieure l’inspirait dans un de ces divers actes, — celui-là a du génie ; celui qui a l’impression d’être lui-même un être d’une espèce supérieure, celui-là est un génie… Toute essence, toute nature du génie est sur-nature, sur-art, sur-science, sur-talent… Génies, lumières du monde ! Sel de la terre ! Substantifs dans la grammaire de l’humanité ! Miroirs de votre temps ! Étoiles dans les ténèbres, qui, du fait seul de votre existence, éclairez la voie au reste des hommes ! Hommes divins ! Créateurs ! Destructeurs ! Révélateurs des secrets de Dieu et de l’homme ! Interprètes de la nature ! Exprimeurs de l’inexprimable ! Prophètes ! Prêtres ! Rois du monde, organisés par la divinité afin de manifester, en nous, sa force créatrice, sa sagesse, et sa bonté ! Preuves vivantes de la relation de toutes choses avec leur source et leur fin éternelles !… Génies, c’est de vous que je vais parler ! »

Au point de vue de l’histoire des idées, le passage qu’on vient de lire est des plus importans. Dès 1775, Lavater y proclame ce « culte du génie » qui, comme l’on sait, va devenir un des principes fondamentaux du romantisme allemand ; sans compter qu’il y a bien près déjà, de cette « sur-nature » qu’il constate chez l’homme de génie, au « héros » de Carlyle, au « bon tyran » de Renan, et au fameux « surhomme. » Mais qui s’aviserait d’examiner la nouveauté ou la portée de la pensée de Lavater, sous la forme extravagante dont il l’a revêtue ? Et ce passage, pris ainsi séparément, ne peut encore donner qu’une idée bien incomplète de l’affreuse impression d’agacement et de fatigue qu’on ressent à vouloir lire un ouvrage quelconque du « sage de Zurich. » Que l’on se figure des centaines de pages toutes écrites du même style, et toujours improvisées, vaguant au hasard, introduisant tout à coup la théologie au milieu d’une dissertation sur les os du crâne, ou bien s’interrompant dans une description de la Sainte Cène pour noter un cas curieux de guérison magnétique ! Initiateur du « culte du génie, » Lavater semble bien avoir été la première victime de ce culte nouveau. On devine qu’il s’interdit de résister à la poussée de « l’être invisible » qui lui dicte ses phrases : ne comprenant pas, le malheureux, que cet être invisible exige que ceux qu’il inspire s’efforcent assidûment, de leur côté, par la pratique de leur métier et l’élaboration de leur forme, à se rendre dignes de l’honneur qu’il leur fait.

Et Lavater n’a pas seulement contre lui d’être à peu près illisible. Son œuvre nous révèle chez lui un autre défaut, plus grave encore, peut-être, que l’exubérance hâtive et désordonnée de son style. Elle nous prouve que le créateur de la science physiognomonique n’est jamais parvenu à se connaître en hommes : de telle sorte qu’il n’y a pas un seul de ses jugemens que nous puissions admettre sans quelque défiance. Tous ses amis, en vérité, et Gœthe lui-même, s’accordent à nous dire qu’il avait à un degré merveilleux le don de deviner les caractères d’après les traits des visages : mais sans doute cette haute opinion qu’ils se sont formée de son sens physiognomonique tient à ce que, avec sa bonté et son enthousiasme habituels, il aura cru découvrir, sur le visage de chacun d’eux, la marque des talens les plus rares et des plus belles vertus. Comment n’admirerions-nous pas le génie divinatoire d’un homme qui, nous apercevant pour la première fois, nous affirmerait que la couleur de nos yeux dénote une intelligence subtile, ou que des oreilles comme les nôtres sont la preuve certaine d’un excellent cœur ? Et telles paraissent avoir été, le plus souvent, les découvertes physiognomoniques du « sage zurichois. » A son âme d’enfant, le visage humain n’a jamais parlé que de nobles pensées et d’émotions généreuses, tempérées, tout au plus, par de légers travers. Incapable de soupçonner chez les autres une malice dont aucun genre n’existait en lui, il a toujours apporté à la vie une ingénuité infiniment respectable et touchante, mais qui risquait de l’exposer à bien des erreurs. Et comme on le savait charitable, prêt à dépenser pour autrui son temps, son influence, et le peu d’argent qu’il avait, comme l’on savait en outre que, par principe, il tenait pour possibles les phénomènes surnaturels les plus extraordinaires, nous ne devons pas nous étonner qu’il ait été, toute sa vie, la dupe d’une foule d’illuminés, d’aventuriers et d’escrocs. Tantôt, déjà vieux et malade, il courait en Danemark pour assister à des séances où on lui avait promis qu’il entendrait des « oracles ; » tantôt c’était un chevalier d’industrie qui s’installait chez lui et n’en bougeait plus, sous prétexte de lui avoir été expressément envoyé par l’apôtre saint Jean. Il avait aussi, à Berlin et ailleurs, des adversaires haineux et libres de scrupules, qui, pour atténuer l’effet de la campagne menée par lui contre leur rationalisme, tendaient sans cesse quelque nouveau piège à sa crédulité. De tous côtés on le trompait, on l’exploitait, et le pauvre Lavater s’y prêtait avec une candeur que les plus cruelles désillusions laissaient tout entière. C’est à ce prix qu’il a acquis l’honneur, — qui lui revient en toute justice, — d’avoir rouvert à notre curiosité des horizons dont l’accès nous avait été interdit durant de longs siècles ; car, depuis la graphologie jusqu’à l’hypnotisme, il n’y a pas une de nos sciences « nouvelles » dont il n’ait pressenti et proclamé la légitimité. Mais, avec son intelligence d’une variété et d’une pénétration admirables, il a toujours manqué de ce discernement pratique, de cette expérience de la nature humaine qui sont nécessaires à la fois pour agir avec fruit et pour bien écrire. La part des faits, dans ses écrits, est trop évidemment sujette à caution. On voit trop qu’il s’exagère l’importance des hommes qu’il célèbre, que son imagination l’égaré sur leur compte, et que lui-même va les juger demain autrement qu’aujourd’hui. Le manque de mesure qui nous choque dans son style se retrouve, non moins fâcheux, jusque dans sa pensée. Et de là vient que personne, désormais, n’ose plus affronter la lecture de ses Fragmens physiognomoniques, de ses Considérations sur l’Eternité, de son Ponce-Pilate, de ses Dialogues sur la Vérité et l’Erreur, l’Être et l’Apparence. L’œuvre énorme de Lavater était vouée d’avance à cette triste fin.


Du moins les historiens de la littérature allemande ont-ils le devoir de se rappeler que ce mauvais écrivain a été un infatigable promoteur d’idées, un des hommes dont l’action intellectuelle a été à la fois la plus vive et la plus durable. Je voudrais aussi que les Suisses gardassent plus fidèlement le souvenir du poète qui, avec ses Chants Helvétiques, a instruit de nombreuses générations d’écoliers à connaître et à aimer leurs traditions nationales. Mais surtout je regrette que l’oubli où sont tombés les livres de Lavater ait emporté, du même coup, la doctrine religieuse qui jadis, bien plus encore que ses hypothèses physiognomoniques, lui a valu d’ardens enthousiasmes et des haines passionnées. Cette doctrine vient précisément d’être analysée par un théologien suisse, M. De Schulthess-Rechberg, dans un des principaux chapitres d’un très intéressant recueil allemand publié, sous le patronage de la bibliothèque municipale de Zurich, à l’occasion du centième anniversaire de la mort de Lavater. De chacun des écrits théologiques du vieux pasteur de Saint-Pierre, depuis les Considérations sur l’Éternité (1768-1778) jusqu’aux Lettres familières de l’apôtre Paul (1800), M. De Schulthess a soigneusement dégagé ce qui s’y trouvait de sérieux, caché sous un flot d’apostrophes incohérentes de digressions maladroites, d’allusions personnelles désormais vides de sens. Et je ne saurais assez dire combien cette précieuse analyse nous aide à comprendre l’influence profonde exercée par Lavater sur le mouvement religieux de son temps, ni quelle vivante et touchante image elle nous offre de l’une des âmes les plus affamées de Dieu qu’il y ait eu jamais.

Encore ne peut-on mesurer pleinement l’originalité de la doctrine religieuse de Lavater si l’on ne se rend compte du milieu théologique particulier où elle est produite. Autour du jeune pasteur zurichois on doit se représenter ses maîtres, ses condisciples, l’élite des philosophes et des théologiens de son temps, unanimes à lui affirmer que le christianisme ne saurait plus être désormais qu’un ensemble de préceptes moraux, sous le contrôle sévère delà religion naturelle. Mais Lavater, nourri des Évangiles et de l’Imitation, se révolte contre un tel abaissement de l’idéal chrétien. « La religion naturelle, s’écrie-t-il, la théologie naturelle ? Ce sont des choses qui n’ont jamais existé et qui n’existeront jamais ! La question, pour le chrétien, est de savoir ce que lui enseigne l’Écriture Sainte, et non ce que lui enseigne une soi-disant religion naturelle qui n’a rien à lui dire. » L’œuvre des théologiens rationalistes lui apparaît un « escamotage, » une entreprise déloyale pour « dépouiller de ses particularités les plus essentielles le christianisme des apôtres. » Et quant à ne considérer le christianisme que comme une morale, c’est oublier que « la morale est une diète mais que celui qui a faim et soif réclame un aliment et une boisson. » La morale ne régit que les dehors de notre vie : elle n’atteint pas au dedans. Non pas cependant que Lavater admette davantage le dogme luthérien de la rédemption par la foi sans les œuvres. « Pour que la mort du Christ nous fasse participer de sa béatitude, il faut d’abord que la vertu de Christ nous rende aussi vertueux qu’il l’a été lui-même… Et si Jésus a dit que celui qui croirait en lui aurait la vie éternelle, il a dit aussi que croire en lui signifiait avant tout agir comme lui. » Les œuvres et la foi forment un tout unique : personne ne peut se dire chrétien qui prend la liberté de les séparer.

Et ni les œuvres ni la foi, d’après Lavater, ne sauraient se fonder seulement sur la raison humaine. La raison n’est en nous qu’une fonction relative et bornée, comme nos autres fonctions : réduite à ses propres forces, elle ne saurait prétendre à nous révéler aucune vérité. Pour devenir efficace, pour nous offrir la connaissance et la direction que nous attendons d’elle, elle doit se compléter par la révélation. « Celle-ci est la suite et l’achèvement de la raison. » Elle est la force indispensable pour développer, pour élever, pour humaniser à la fois et pour diviniser la nature de l’homme. Et, entre toutes les révélations aucune ne réalise aussi parfaitement cet objet que la doctrine du Christ. « J’ai eu beau chercher, écrit Lavater, je n’ai rien pu découvrir d’aussi raisonnable que les Evangiles, ni d’aussi bien approprié à tous les besoins spirituels et moraux de l’humanité. » Et l’un de ses écrits les plus caractéristiques porte pour titre : De la nécessité de Jésus-Christ pour l’accomplissement de la nature humaine.

C’est par-là, par sa merveilleuse appropriation à tous les besoins fonciers de notre vie, que se prouve la vérité de la révélation chrétienne. « Toute la métaphysique chrétienne, dit éloquemment Lavater, n’est et ne pourra jamais être qu’une métaphysique du cœur. » Et le devoir du chrétien n’est pas d’essayer de comprendre Dieu, mais d’essayer de le sentir, de l’aimer et de l’imiter. De Dieu, comme de toutes choses, nous ne pouvons avoir qu’une connaissance « relative. » A notre raison humaine il se révèle sous une forme humaine : il se personnifie pour nous dans l’image du Christ. « Le Christ est Dieu visible, sensible, Dieu rendu accessible à l’homme sous la forme de l’homme parfait. » Et non seulement nous sommes ainsi admis à le concevoir, mais nous pouvons encore nous unir à lui, participer effectivement de sa divinité. Nous le pouvons par la foi, qui, si elle était en nous assez forte, nous permettrait de dominer même l’apparente nécessité des lois naturelles. « Qu’est-ce qui est miracle ? demande Lavater ; qu’est-ce qui n’est pas miracle ? Tout est miracle pour nous, rien ne l’est pour le Christ. » Et ailleurs : « Si vous aimiez Dieu de tout votre cœur et votre prochain autant que vous-même, je vous assure que vous auriez vraiment en vous l’esprit du Christ, et la possibilité d’avoir en soi cet esprit est, pour moi, un miracle bien plus grand encore que le transport d’une montagne. »

On a beaucoup reproché à Lavater cette théorie du miracle, qui a été en effet, dans sa vie, la source d’un grand nombre d’erreurs, d’illusions et de mésaventures. Persuade du caractère relatif de la connaissance, de la supériorité de l’esprit sur la matière, et de la réalité du pouvoir thaumaturgique conféré par la foi, l’excellent homme n’a point cessé de prendre au sérieux, avec une curiosité et une candeur vraiment enfantines, toutes les manifestations de phénomènes surnaturels qu’on lui signalait aux quatre coins de l’Europe. Et lui-même, vingt fois, a douté de la valeur de sa vocation de prêtre, vingt fois il s’est accusé d’être un mauvais chrétien ; parce qu’il ne parvenait pas à produire un seul de ces « miracles » qu’il tenait pour le signe de la communion avec Dieu. Mais il avait tout à fait le droit, après cela, de nier que sa théorie du miracle eût le caractère grossièrement superstitieux qu’on lui attribuait. Il attachait une importance excessive, en fait, à un détail particulier de sa doctrine religieuse : mais il se rendait bien compte que c’était là un travers personnel, et que le christianisme tel qu’il l’entendait pouvait parfaitement se passer de nouveaux miracles. Ou plutôt il reconnaissait, comme on l’a vu, que l’action bienfaisante de la foi sur l’âme était, à elle seule, un miracle plus étonnant et plus beau que toutes les « expériences » des magnétiseurs.

Et, tout en continuant à interroger ses amis sur des cas singuliers de magnétisme ou de double vue, il travaillait assidûment à réaliser en lui ce grand miracle de la communion avec Dieu. Par la méditation, par la prière, il s’efforçait de réaliser dans son cœur l’avènement du Christ ; mais surtout par l’amour, qu’il tenait pour le plus « chrétien » des sentimens humains. « Le réveil en nous de l’amour, disait-il, est l’œuvre essentielle du Christ. Aimer et être aimé, c’est vivre et donner la vie : et il n’y a point d’autre religion que l’amour, ni d’autre salut. Nous vivons par Jésus, qui nous aime ; et c’est par-là que nous donnons la vie aux autres hommes, en les aimant comme il nous aime. » Il s’était si profondément imprégné de la pensée du Christ qu’il en éprouvait une sorte d’ivresse mystique, dont tous ceux qui l’approchaient étaient émerveillés. Et l’ardeur de son christianisme lui avait donné, entre autres vertus, une admirable tolérance en matière religieuse. Pourvu qu’on cherchât Dieu, il était prêt à tout comprendre et à tout approuver. « Le Christ, disait-il, saura bien nous justifier tous, par quelque voie que nous nous soyons élevés jusqu’à lui. Je connais des sociniens, des déistes, que dis-je ! des athées que je tiens pour au moins aussi religieux que moi-même. Oh ! comme nous savons peu ce qui se passe au fond de l’âme d’un homme dont l’opinion diffère de la nôtre !… O Amour, toi seul sais combien noble, combien pur, combien grand devant Dieu est plus d’un sceptique ! » Mais surtout il s’indignait du préjugé qui, aux yeux des protestans, excluait le catholicisme du nombre des confessions chrétiennes qu’ils pussent respecter. Un de ses plus beaux poèmes, Impressions d’un Protestant dans une église catholique, était consacré tout entier à l’affirmation de ce sentiment. « Pourvu seulement qu’on aime le Christ, y disait-il, il n’en faut point davantage pour être un bon chrétien. » Après quoi, au grand scandale de son temps (et du nôtre, car M. De Schulthess ne manque point de protester contre un pareil abus de la tolérance), il allait jusqu’à reconnaître une certaine valeur religieuse aux croix, aux rosaires, aux images de la Vierge et des saints. « Que celui-là soit maudit, s’écriait-il, qui appelle idolâtrie un culte ayant pour objet le Christ ! » On comprend qu’un christianisme comme celui-là ait exposé Lavater, sa vie durant, à la haine et au mépris des « libres penseurs » de l’école de Berlin !


Il a fini par lui valoir aussi, après plusieurs années d’une respectueuse amitié, la haine et le mépris du poète de Faust ; et je ne crois pas que la longue carrière de celui-ci ait à nous offrir un épisode plus curieux que l’histoire de ses relations avec Lavater, telle que nous la rappelle M. Henri Funck, dans un autre chapitre du même recueil.

Dès le moment où, en 1773, il lui envoyait un exemplaire de son Gœtz de Berlichingen, Goethe se sentait évidemment attiré vers le théologien zurichois. Le fait est que cet envoi fut le point de départ d’une correspondance suivie, où les deux jeunes gens (Lavater avait trente-deux ans, Gœthe vingt-cinq) échangeaient librement leurs rêves, avec toutes les marques d’une estime réciproque sans cesse plus vive. En 1774, ils se rencontrèrent à Francfort, et firent ensemble un séjour à Ems ; puis Gœthe alla passer quelques semaines à Zurich, chez son ami. Il y retourna encore quatre ans plus tard, cette fois en compagnie de son maître le grand-duc de Weimar, à qui il avait, depuis longtemps déjà, présenté Lavater. Ce fut lui qui corrigea les épreuves des Fragmens Physiognomoniques, où Lavater, d’ailleurs, le proclamait le type le plus parfait de l’homme de génie. Et que l’on ne s’imagine pas que, dans cette amitié, Gœthe se soit simplement laissé admirer et aimer par son exubérant ami ! Il l’a lui-même admiré et aimé avec une ardeur extraordinaire, et peu d’hommes ont exercé sur lui une action plus profonde. « Le commerce de Lavater est, pour le grand-duc et pour moi, le principal événement de tout notre voyage, — écrit-il à Mme de Stein en 1770. — L’excellence de cet homme, aucune parole ne saurait l’exprimer. Il est le plus grand, le meilleur, le plus sage, le plus Intérieur, de tous les hommes mortels et immortels que j’aie jamais connus. » Et, dans une autre lettre : « Lavater continue à être un soutien pour nous… La vérité est toujours chose nouvelle, et toutes les fois qu’on revoit un homme d’une vérité aussi entière, on a l’impression de renaître au monde. » A son ami Knebel il écrit : « Lavater est et reste un homme unique. Nulle autre part, en Israël ni parmi les païens, je n’ai trouvé autant de vérité, d’amour, de foi, de patience, de force, de sagesse, de bonté, de variété, de calme… » Dans une lettre du 7 décembre de la même année, il le compare à la chute du Rhin à Schaffhouse. « Chaque fois qu’on se retrouve en sa présence, on est plus frappé de sa perfection. Il est le mieux du mieux, la (leur de l’humanité. »

Tels étaient, en 1779, les sentimens de Goethe à l’égard de Lavater. Dès la première lettre qu’il lui avait écrite, il l’avait prévenu qu’il « n’était pas chrétien. » Lavater s’était empressé de lui répondre qu’il le préférait, païen, à bien des chrétiens. « Qui donc, lui avait-il écrit, peut être assez sûr de sa propre foi pour porter un jugement sur le foi d’autrui ? » Et l’aveu de Gœthe n’avait rien changé à la tendre intimité de leurs relations. Mais voici que tout à coup, en 1782, le poète s’aperçut qu’il était décidément trop « inchrétien » pour pouvoir rester en rapports avec un pasteur, et d’une espèce aussi essentiellement « chrétienne » que celui-là. Lavater lui ayant envoyé, son nouveau livre, Ponce-Pilate, ou la Bible en petit de l’Homme en grand, il déclara franchement à son ami que ce livre l’avait révolté par son « intolérance. » Et comme le pauvre Lavater le suppliait de lui désigner les passages qui avaient pu lui valoir un tel reproche, Gœthe, dans une seconde lettre, répondit que le fait d’admirer le Christ constituait à ses yeux la forme la plus odieuse de l’intolérance. « Tu tiens l’Évangile pour une vérité divine ; pour moi il est plutôt un blasphème contre le grand Dieu, révélé dans la Nature. Tu ne trouves rien de plus beau que l’Évangile ; moi, je connais des milliers de pages, anciennes et récentes, que je tiens pour plus belles, et plus utiles aux hommes, et plus indispensables !… Et tu viens me demander en quoi consiste ton intolérance ?… Tout au plus te concéderai-je que, si j’enseignais ma religion, comme tu le fais, tu aurais sans doute plus de droit encore à te plaindre de mon intolérance que je n’en ai à me plaindre de la tienne. »

D’année en année, depuis lors, l’affection de Gœthe pour Lavater va se transformer en une haine féroce. En 1780, le poète écrit à Mme de Stein : « Lavater est venu à Weimar et a demeuré chez moi. Nous n’avons pas échangé une seule parole un peu intime. Il s’est montré à moi, une fois de plus, avec toutes ses perfections, mais mon âme est restée immobile, en, face de lui, comme une eau pure dans un verre. » L’année suivante, pendant son voyage en Italie, il reçut un livre de Lavater, Nathanaël, dédié par l’auteur à « un Nathanaël dont l’heure n’est pas encore venue. » Et l’on ne peut rien imaginer de plus attendrissant que les pages où l’écrivain suisse, ignorant la crise qui s’est produite dans les sentimens de « Nathanaël, » lui exprime l’espoir que son « heure » ne va point tarder à venir. « Noble, pur, cher ami ! lui dit-il. Oui, plus cher vraiment que des milliers d’hommes qui s’appellent chrétiens ; plus cher même que maints hommes qui partagent entièrement toutes mes croyances : bien que cette grâce des grâces ne t’ait pas été encore accordée, de reconnaître en Jésus-Christ le seul sauveur des hommes, en même temps que le seul homme véritable, et de trouver chez lui, en toute certitude, ce caractère de divinité que tu cherches en vain dans la nature, toi qui sens mieux que personne la beauté de celle-ci. Et ce n’est pas pour essayer de te convaincre, — de ta conversion Dieu se chargera lui-même ! — mais seulement en témoignage de mon respect, de mon amour, de ma reconnaissance pour toi, en témoignage de mes espérances et de mes pressentimens, que je te dédie ce petit livre chrétien. » Mais Goethe, ayant lu cette dédicace, se borne à griffonner sur un bout de papier : « Tu arrives au mauvais moment, avec ton bavardage ! Je ne suis pas un Nathanaël, et aux Nathanaël de ma race, je compte bien apprendre moi-même une leçon qui les détournera de la tienne ! Donc, arrière de moi, sophiste, ou gare les coups ! » Il refuse obstinément de répondre aux lettres de Lavater ; durant son séjour à Zurich, en 1797, il refuse de recevoir son ancien ami. Enfin, il le raille et l’insulte publiquement, dans ses célèbres Xénies de l’Almanach des Muses. Et le pauvre Lavater, bien certain désormais que le cœur de son « héros » était perdu pour lui sans retour, n’en continuait pas moins à affirmer que, tôt ou tard, ce cœur s’ouvrirait à la grâce du Christ.


Il se trompait d’ailleurs doublement, ce qui prouve encore qu’il n’avait guère le don de se connaître en hommes. Car tout porte à croire que le cœur de Gœthe ne s’est jamais ouvert à la grâce du Christ ; et nous savons en revanche que, après la mort de Lavater, le poète a senti se ranimer en lui sa fervente et respectueuse sympathie d’autrefois pour celui qui, durant des années, lui était apparu « le plus grand, le meilleur et le plus sage des hommes. » De tous les portraits qu’il nous offre dans ses Souvenirs de ma Vie, aucun n’est pénétré d’une émotion aussi sincère, ni aussi profonde, que celui de l’auteur de Ponce-Pilate et de Nathanaël.


T. De WYZEWA.