Revues étrangères - Un nouveau livre de M. Roosevelt

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Revues étrangères - Un nouveau livre de M. Roosevelt
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN NOUVEAU LIVRE DE M. ROOSEVELT


Fear God and take your own part ! par Théodore Roosevelt, un vol. in-8o. New-York, librairie George à Doran, 1916.


Les Américains d’origine allemande constituent l’un des élémens principaux de la population des États-Unis ; et je persiste à croire que l’immense majorité d’entre eux ont l’âme foncièrement et exclusivement « américaine. » Moi-même, par exemple, je suis en partie d’extraction allemande ; et de ces gouttes de sang allemand qui coulent dans mes veines je ne suis pas moins fier que des autres courans « ethniques » qui s’y trouvent mêlés. Mais, avec tout cela, j’ai conscience de n’être rien qu’un Américain ! Un grand nombre de mes plus intimes amis, un grand nombre des hommes que je respecte et honore le plus dans notre vie publique sont, pareillement, des Américains de parenté allemande, ou même des Américains nés en Allemagne. Un Américain de cette espèce, qui descendait d’un colonel de l’armée de Blücher, a été l’un des membres de mon ministère, — où il siégeait à côté d’un autre Américain descendant de l’un des frères de Napoléon. Mais tous les deux n’étaient absolument que des Américains ! L’ouvrage scientifique dont je m’enorgueillis le plus d’être l’auteur, je l’ai écrit en collaboration avec un naturaliste, — mon fidèle compagnon dans mes chasses d’Afrique, — dont les parens étaient Allemands : mais mon collaborateur, lui, est un Américain et n’est pas autre chose ! L’homme qui m’a été le plus proche, au point de vue politique, pendant les dix années de mes fonctions de Gouverneur et de Président sortait, également, de souche allemande : mais lui-même n’était, de fond en comble, qu’un parfait Américain. Quelques-uns des meilleurs soldats et officiers de mon régiment, depuis mon « brosseur » jusqu’à l’un de mes capitaines, étaient de naissance ou de famille allemandes : mais eux-mêmes étaient, uniquement, des Américains. Enfin, parmi les ecclésiastiques, philanthropes, publicistes, et autres bons citoyens de toute nature avec lesquels je travaille en cordiale sympathie, beaucoup sont de provenance allemande, et quelques-uns sont nés en Allemagne, — ce qui ne m’empêche pas de m’accorder avec eux tout à fait aussi pleinement qu’avec des compatriotes issus d’anciens colons américains : mais notre bon accord résulte de ce que ces hommes et ces femmes, tout comme moi, sont des Américains, et pas autre chose.


J’ai tenu à citer, tout d’abord, ce passage éminemment caractéristique du dernier livre de l’ex-président Roosevelt, — d’un livre qui se trouve n’être, en réalité, qu’un recueil d’articles ou de conférences, rassemblés sous un titre que l’on pourrait traduire par quelque chose comme ceci : Crains Dieu, et ne crains pas de remplir ton devoir ! Le fait est que nulle autre part, peut-être, à travers tout le livre, ne nous apparaît avec autant de relief ce que je serais tenté d’appeler l’ « égoïsme » ingénu de M. Roosevelt : mais à coup sûr, il n’y a pas une seule page du livre où ne se trahisse semblablement à nous la très innocente satisfaction de soi-même que ressent le fameux homme d’État, sportsman, et « publiciste » américain. « O Rome fortunée, sous mon consulat née ! » sans cesse la lecture du nouveau recueil nous remet en mémoire la manière dont s’épanchait autrefois l’orgueil patriotique du farouche accusateur de Catilina ; — et l’on entend bien que Catilina, dans le réquisitoire l’ex-« Consul » new-yorkais ne manque jamais à revêtir la paisible et circonspecte figure du président Wilson. Tout de même que M. Roosevelt se proclame « fier » des divers élémens « ethniques » du sang de ses veines, nous devinons qu’il l’est aussi de ses « chasses d’Afrique » et de ses exploits militaires, pour ne rien dire de ses « dix années de fonctions publiques en qualité de Gouverneur et de Président. » Ne va-t-il pas jusqu’à nous offrir en guise d’appendice, sous le titre bien « topique » de : Un Record de Préparativisme, la reproduction complète d’un abondant discours où certain sénateur de ses amis s’est naguère employé à établir que, dès l’année 1882, le jeune Roosevelt soutenait déjà la nécessité, pour les États-Unis, d’une « préparation » militaire et navale qui eût de quoi les garantir de tout risque d’agression, — ou même simplement d’humiliation, — de la part des grandes Puissances européennes ?

Mais par-dessous cette « fierté » tout à fait inoffensive, — et d’ailleurs très légitime à plus d’un point de vue, — je ne saurais dire combien la plupart des sentimens politiques exprimés par M. Roosevelt nous révèlent à la fois de sagesse généreuse et d’intrépide élan, ni non plus combien nous émeut irrésistiblement la simple et nette vigueur du langage où il les traduit. C’est, il est vrai, un langage d’orateur plutôt que de pur écrivain, et toujours l’auteur s’y montre à nous plus soucieux de la force pathétique de ses phrases que de leur élégance proprement « littéraire : » mais il n’en reste pas moins que ces phrases, avec leur répétition trop fréquente des mêmes mots et des mêmes tournures, portent à un très haut degré l’empreinte d’un « tempérament » tout original. Qu’on lise, par exemple, — en s’efforçant de suppléer le mieux possible à l’insuffisance fatale d’une traduction, — l’un quelconque des passages où M. Roosevelt nous dénonce éloquemment la sottise, tout ensemble, et la « lâcheté » de l’espèce fâcheuse des « pacifistes « américains :


Dans la conception de son programme, l’Allemagne a tenu compte de l’effet certain de la terreur sur toutes les âmes naturellement craintives. C’est avant tout par manière d’intimidation qu’elle a décidé le torpillage de la Lusitania ; et, semblablement, c’est par manière d’intimidation qu’elle a surtout adopté l’emploi, dans les tranchées, de gaz empoisonnés, — pratique excusable seulement si l’on excuse, du même coup, l’empoisonnement des sources et l’infliction de la torture aux prisonniers de guerre. Or, il se trouve que cet objet, consistant à fasciner par la terreur, n’a pas été atteint par l’Allemagne en ce qui concernait les combattans anglais, français, belges, russes, italiens, et serbes : mais il y a d’autres pays où ces pratiques allemandes ont positivement réussi à exercer un funeste effet de fascination sur des personnes d’un cœur prompt à s’effaroucher. Je ne crois pas, en vérité, qu’elles eussent réussi à fasciner le moins du monde la masse de nos compatriotes des Etats-Unis, si notre nation pouvait être amenée à prendre clairement conscience de ce qui s’est passé en Europe depuis dix-huit mois : mais c’est chose incontestable qu’elles ont agi très profondément sur cette partie, spécialement bruyante, de notre nation qui ne cesse point de nous parler de la paix à tout prix. Les hommes que nous entendons se féliciter de ce que les Etats-Unis aient eu l’heureuse chance d’éviter une guerre avec le Mexique ou avec l’Allemagne ; les hommes qui disent que nous aurions tort d’agir à propos de l’aventure de la Lusitania ; les hommes qui déclarent que nous aurions été insensés d’intervenir en faveur de la Belgique, il y a parmi eux une foule de couards qui ont été terrorisés par le crime allemand. Tout récemment encore, dans certains cercles de notre société, un grand succès de popularité a accueilli l’apparition d’un chant intitulé : Je n’ai pas élevé mon garçon pour qu’il devînt un soldat ! — lequel chant ne devrait jamais être chanté qu’en compagnie d’un autre, son « pendant » naturel, qui s’appellerait : Je n’ai pas élevé ma fille pour qu’elle devînt une mère ! Oui, voici que cet hymne en l’honneur de la lâcheté, voici qu’on l’a couvert d’applaudissemens dans nos cafés-concerts, et même dans maintes écoles de notre pays ! Représentez-vous un chant comme celui-là entonné devant les mères, les sœurs, et les femmes des Américains qui ont jadis combattu sous Washington, ou bien de ceux qui, plus tard, ont combattu dans la Guerre Civile, sous les ordres de Grant aussi bien que sous ceux de Lee ! Comment s’étonner que ceux d’entre nous qui applaudissent un chant de cette sorte se soient facilement laissé épouvanter par l’odieux terrorisme des pratiques allemandes ?


Et quant aux sentimens politiques de M. Roosevelt, je crois bien qu’on pourrait les rattacher tous à celui que nous exprimait le passage transcrit, tout à l’heure, au début du présent article. Ce « devoir, » — dont l’éminent homme d’État américain voudrait que ses compatriotes ne « craignissent » pas de l’accomplir, — consiste essentiellement pour eux à rester, ou à redevenir, de véritables « Américains, » tels qu’ont été non seulement les contemporains de Washington, mais jusqu’à ceux du récent « consulat » de M. Roosevelt. C’est à ce devoir sacré que manquent gravement aujourd’hui les « pacifistes » qui, « terrorisés » par les pratiques criminelles et surtout par les impudentes menaces de l’Allemagne, poussent l’oubli de leur dignité nationale au point de proposer qu’il soit interdit à leurs concitoyens de voyager dorénavant sur des bateaux anglais, — ce qui, d’après M. Roosevelt, « attesterait un degré d’abaissement pour le moins égal à celui d’un mari dont la femme aurait été souffletée dans la rue, et qui se bornerait simplement, là-dessus, à lui défendre dorénavant de sortir de chez elle. » Avec quelle énergie déjà l’illustre président Abraham Lincoln s’est élevé autrefois contre les premiers symptômes de ce reniement scandaleux du noble idéal américain ! « Honte éternelle, disait-il, à ceux d’entre nous qui, plutôt que de consentir à la guerre, s’accommoderaient de voir périr la nation ! »


Or, toujours à en croire M. Roosevelt, le triomphe des doctrines « pacifistes » exposerait infailliblement les États-Unis au danger de « périr. » L’ex-président ne serait pas éloigné de reprendre à son compte la thèse soutenue naguère par son compatriote M. Bernard Walker dans une sorte de « roman des temps futurs » dont on vient de nous donner la traduction française, et où l’auteur décrivait à l’avance les diverses péripéties d’une prochaine agression allemande contre la grande république américaine. Ou plutôt M. Roosevelt ne commettrait sans doute pas l’erreur de M. Walker, qui, dans sa fiction « prophétique, » nous a montré l’Angleterre et la France victorieuses consentant à ce nouvel essai de brigandage allemand. Mais que si, au contraire, l’Allemagne se trouvait avoir le dessus dans sa lutte d’à-présent contre les Alliés, comment ne pas admettre qu’un peuple aussi dépourvu de scrupules moraux pourrait parfaitement s’aviser, ensuite, de profiter de l’extrême faiblesse militaire et navale des États-Unis pour recommencer contre eux le « coup » tenté naguère par lui contre ses voisins immédiats ?

Si bien que, du devoir d’être « Américains, » résulte en premier lieu, pour les citoyens des États-Unis, le devoir non moins absolu de cette « préparation » militaire et navale que M. Roosevelt se fait très justement honneur d’avoir conseillée dès ses lointains débuts dans la vie politique. Il faut à tout prix que les Américains se rendent « prêts » à soutenir efficacement le risque d’une guerre, — les Américains, ou, pour mieux dire, les habitans des États-Unis, car ni le Brésil, ni le Chili, ni la République Argentine, notamment, n’en sont plus à avoir besoin de se « préparer, » toutes ces nations ayant adopté maintenant un régime d’obligation militaire plus ou moins imité de celui de la Suisse, — que M. Roosevelt considère comme le mieux fait pour servir, également, de modèle aux États-Unis, « Dans la République Argentine, par exemple, l’adoption du service militaire universel a été déjà d’un immense profit, et cela même au point de vue industriel et social. Elle a donné, dès aujourd’hui, aux Argentins une armée de près d’un demi-million d’hommes, encore que leur république ne contienne pas la dixième partie de la population des États-Unis. Dès aujourd’hui l’Argentine est infiniment mieux en état que nous de défendre son territoire contre l’attaque soudaine d’un puissant ennemi. Combien nous ferions sagement de prendre d’elle les précieuses leçons qu’elle peut nous offrir ! »

Et combien il serait « sage » aussi, aux compatriotes de M. Roosevelt, de s’instruire des « leçons » des nations européennes qui sont en train de « défendre leur territoire contre l’attaque soudaine d’un puissant ennemi ! » Il n’y a pas un des chapitres du livre nouveau de l’ex-président qui ne renferme un magnifique éloge de la manière dont notre résistance française et celle de nos Alliés ont eu pour effet de réveiller, chez nous, maintes facultés et vertus nationales que l’on avait pu croire à jamais assoupies. Infatigablement l’auteur nous propose en exemple à ses lecteurs ; et cela seul aurait déjà de quoi lui valoir, de notre part, une sympathie très reconnaissante. Qu’on me permette encore de citer, un peu au hasard, l’un de ces morceaux où il parle de nous :


C’est toujours chose malaisée d’obtenir qu’une démocratie se prémunisse à l’avance contre des dangers dont la réalité n’est aperçue que d’un petit nombre d’esprits clairvoyans. En France même il y avait, hier encore, une foule d’hommes qui, avec les meilleures intentions du monde, ne découvraient pas la menace suspendue au-dessus de leur patrie, de telle sorte qu’ils s’opposaient, eux aussi, à la « préparation » d’une guerre prochaine. Mais aujourd’hui tous ces hommes tâchent de toutes leurs forces à réparer leur ancienne erreur, — qui déjà, au reste, leur a coûté un douloureux tribut de larmes et de sang. Sous la leçon cruelle de l’invasion, la France a déployé un héroïsme et une élévation d’âme que Jeanne d’Arc elle-même n’avait point dépassés. Depuis le premier mois de la guerre, elle a fait tout ce qui se trouvait être humainement possible. L’union profonde des cœurs français, leur résolution calme et forte, l’esprit de sacrifice témoigné par la masse entière du peuple, — soldats et civils, hommes et femmes, — tout cela est d’un niveau moral supérieur. L’âme de la France, à cette heure, nous apparaît purifiée de la moindre scorie ; elle brûle pareille à une claire flamme sur un trépied sacré. Et comme les Français se trouvent être une race généreuse non moins que vaillante, il faut voir avec quelle noble gratitude ils reconnaissent l’effort tenté, à côté d’eux, par les deux autres grands peuples qui partagent avec eux le fardeau de la même défense, en y apportant le même élan de cœur !


Mais une forte « préparation » militaire et navale n’est pas l’unique devoir qu’impose, aux compatriotes de M. Roosevelt, leur qualité d’ « Américains » dignes de continuer la noble tradition de leurs devanciers. Un « Américain » ne doit pas seulement accomplir « sans crainte » l’obligation de protéger sa patrie contre toute possibilité d’agression étrangère : il doit en outre « craindre Dieu, » et éviter, dans sa propre vie, aussi bien que dans celle de sa patrie, toute action qui risquerait de charger d’un poids trop lourd sa conscience de chrétien. Or, c’est précisément contre cette obligation « religieuse » qu’ont « péché » les États-Unis, en s’abstenant de protester contre l’invasion de la Belgique et les autres grands crimes du brigandage allemand. Sur ce point encore l’indignation patriotique de M. Roosevelt s’épanche avec une éloquence et une vigueur inlassables. « La neutralité, s’écrie-t-il, n’implique nullement l’indifférence du cœur ; et jamais une âme droite n’accepterait de demeurer neutre entre le bien et le mal ! » De page en page, il rappelle à ses lecteurs que « ce n’est point la paix, mais par excellence la probité et l’honneur, qui ont de quoi constituer une fin à nos actions humaines. »


Lorsque le Sauveur a vu les marchands installés dans le Temple, pas un instant il n’a hésité à rompre la paix en procédant à leur expulsion. Au lieu de maintenir la paix, comme il l’aurait fait s’il avait consenti à se tenir tranquille en présence du mal, le Sauveur s’est armé d’un faisceau de cordes et a chassé du Temple tous les trafiquans. C’est uniquement le bien qui doit être la fin de nos actions humaines, et la paix n’est jamais qu’un moyen en vue de cette fin, et il y a des cas où ce n’est point la paix, mais la guerre, qui se trouve être le « moyen » convenable en vue de cette « fin. » Le triomphe du bien réussit toujours, tôt ou tard, à ramener la paix : mais il s’en faut que la paix ait pour suite nécessaire d’amener, ici-bas, le triomphe du bien.


Objectera-t-on à cela, — comme le font volontiers les « mauvais Américains, » — que toute guerre est expressément condamnée par la doctrine du Christ ? M. Roosevelt aurait trop beau jeu à répondre en citant maintes paroles de l’Évangile qui, non moins que déjà l’histoire des marchands du Temple, réfuteraient une telle interprétation « pacifiste » de la sainte doctrine. Mais le fait est qu’en réalité, suivant lui, l’Évangile ne touche pas une seule fois au problème de la guerre, tel qu’il se présente aujourd’hui devant nous. « Les préceptes divins sur lesquels on prétend se fonder ne s’appliquent pas à la naissance d’un conflit entre deux nations, mais simplement à des questions morales d’ordre individuel. » Et encore que l’on ne puisse s’empêcher de tenir pour erroné, par exemple, un « pacifisme » tel que celui de certains « tolstoïens » qui s’interdisent de résister à la violence sous aucune de ses formes, du moins ceux-là apportent-ils un semblant de logique à leur théorie : tandis que les soi-disant « chrétiens » qui allèguent l’Évangile pour se justifier de leur « neutralité » vis-à-vis des forfaits allemands ne refusent nullement d’invoquer, au besoin, l’intervention de la police, lorsqu’il s’agit de défendre leurs intérêts privés. Leur « christianisme » inconséquent n’est rien qu’un misérable prétexte dont ils tâchent à couvrir la honte secrète de leur égoïsme et de leur lâcheté. « La seule nation qui, dans les circonstances présentes de notre vie politique, pratique vraiment la crainte de Dieu, c’est la nation qui, non contente de s’abstenir de faire tort aux autres nations, s’emploie de son mieux à les secourir. Et lorsque nos pacifistes n’osent pas même applaudir à la guerre entreprise par les Belges pour la défense de leur patrie, lorsqu’ils redoutent de tenter le moindre effort pour flétrir et pour punir des atrocités comme celles que nous avons vues s’exercer à l’endroit de la Belgique ou de l’Arménie, ces pacifistes-là craignent Dieu exactement comme le faisaient jadis les Pharisiens, quand ils proféraient en public de longues prières, mais n’élevaient pas un doigt pour alléger le fardeau des victimes de l’oppression et de l’iniquité ! »

On sait en effet que dès le premier jour, — et longtemps presque seul parmi les « autorités » politiques de son pays, — M. Roosevelt a réclamé l’intervention des États-Unis en faveur de la Belgique. Si encore, disait-il, le nouveau gouvernement de Washington partageait l’opinion, — pour fausse et révoltante, et funeste, qu’elle soit, — suivant laquelle les États-Unis ont le devoir et le droit de se désintéresser du reste du monde, l’attitude qu’il a adoptée y trouverait son excuse ; mais évidemment cette opinion n’est point la sienne, puisqu’il a laissé jusqu’au bout sa signature, en compagnie de celles des grandes Puissances européennes, sous l’acte solennel qui garantissait la neutralité de la nation belge ; et ne suffirait-il pas de cette signature pour le contraindre à une intervention qui, d’ailleurs, ne lui est pas moins rigoureusement commandée par tout un ensemble de traditions religieuses et morales ? Je résume là en quelques lignes un argument que l’on pourra voir développé à maintes reprises, dans tout le cours du livre de M. Roosevelt ; et voici, par exemple l’une des pages où l’auteur rappelle à ses compatriotes tout ce qu’a eu d’incroyablement criminel la conduite de l’Allemagne à l’égard de la Belgique :


Ne nous lassons pas de tenir nos yeux fixés sur le cas de la Belgique ! Celle-ci a fidèlement observé ses obligations internationales. Elle a rempli ses devoirs dans un esprit de loyale impartialité. Elle n’a négligé aucune occasion d’affirmer le maintien de sa neutralité, et de l’imposer au respect des autres nations. La manière dont l’Allemagne s’est conduite envers elle a été une violation flagrante de la loi des nations, et un crime monstrueux contre l’humanité. On chercherait vainement, dans toute l’histoire, un spectacle plus odieux que celui des représailles exercées par les Allemands contre la Belgique pour lui faire expier sa courageuse défense des droits nationaux et des obligations internationales. L’Américain qui approuverait ce traitement infligé à la Belgique, ou même qui hésiterait simplement à le condamner, se montrerait indigne de vivre dans un pays libre, indigne de prendre place parmi des hommes d’une âme droite et d’un cœur généreux. Aucun des autres crimes accomplis par l’Allemagne depuis le commencement de la guerre européenne n’a aussi profondément atteint et blessé notre conception de la loyauté internationale. Et aussi bien est-ce de ce premier acte d’impardonnable traîtrise que sont dérivées toutes les infamies allemandes ultérieures. Ce qui n’empêche pas que ce crime sans nom de l’Allemagne ait été accueilli chez nous d’un silence quasiment approbateur, et cela malgré nos promesses solennelles à la Belgique !

Je ne parle pas, en ce moment, des « atrocités » hideuses que nous attestent les rapports de deux commissions officielles, anglaise et française. Je ne veux m’occuper que de faits sur lesquels aucune contestation n’est désormais possible ; et précisément l’invasion de la Belgique est un fait de cet ordre. Tout récemment encore une feuille officieuse de Berlin, la Gazette de l’Allemagne du Nord, a reconnu, avec une impudence effarante, que l’Allemagne tirait de la Belgique absolument tout le profit qu’elle en pouvait tirer. « L’impôt que nous exigeons aujourd’hui de la Belgique représente la limite extrême de la capacité financière de ce pays, qui a eu déjà, naturellement, à nous dédommager de toutes les dépenses qu’il nous avait coûtées. »

Et c’est pour le maintien d’une oppression aussi monstrueuse que travaillent à présent nos lâches pacifistes, en s’efforçant de rendre impossible tout envoi d’armes et de munitions destinées aux Alliés ! Et nous songeons qu’il y a eu un temps où les Américains s’enorgueillissaient de soutenir Kossuth et Garibaldi, où ils souscrivaient des sommes considérables pour les victimes de l’oppression en Irlande et en Pologne, un temps où toute nation injustement opprimée était sûre d’éveiller leur active sympathie ! Ces Américains d’une espèce désormais éteinte ont dû frémir douloureusement dans leurs tombeaux, en apprenant que de prétendus amis de la paix étaient en train d’agir maintenant au profit d’un peuple d’oppresseurs qui venaient de fouler aux pieds le corps et l’âme de la paisible, inoffensive, et loyale Belgique !


A propos de ces efforts, — heureusement avortés, — d’un groupe de « pacifistes » des États-Unis pour faire interdire l’exportation en Europe d’armes et de munitions américaines, M. Roosevelt nous révèle un détail curieux. On sait que l’un des articles de la Convention de la Haye stipulait précisément l’entière faculté, pour tous les pays neutres, de fournir de munitions et d’armes les troupes de telle ou telle nation belligérante, — cette même faculté contre laquelle s’élève aujourd’hui l’Allemagne. Or c’est précisément l’Allemagne qui naguère, à la Haye, a d’abord proposé l’adoption de l’article, et montré le plus d’ardeur à le faire voter ! Son unique objet était, à ce moment, de conserver ou d’étendre la fructueuse clientèle que s’étaient acquise, à l’étranger, les produits de la maison Krupp et d’autres fameux ateliers allemands ; et toujours, depuis lors, elle a très largement utilisé à son profit la clause ainsi votée sous son inspiration. C’est l’Allemagne qui, pendant de longues années, a procuré à la Turquie le moyen de « tyranniser les Chrétiens de ses provinces d’Europe et d’Asie. » C’est elle qui a installé des canons fabriqués à Essen dans les forts de la Belgique, — en ayant soin de garder des plans minutieux de ces forts, comme aussi de toutes les localités environnantes. Dans la guerre des Anglais contre les Boers, — et malgré toutes ses préférences secrètes en faveur de ceux-ci, — l’Allemagne a livré aux armées anglaises 108 canons de quinze livres à tir rapide, 65 000 quintaux d’épées, de poignards, et de baïonnettes, et plus de 27 000 quintaux de cordite, dynamite, et autres explosifs. « Certes, en un mot, l’Allemagne ne s’est point privée de pratiquer pour son compte, lorsqu’elle était neutre, cette vente de munitions à l’étranger qu’elle prétend, sans l’ombre de droit, nous défendre aujourd’hui ! »

Et pour ce qui est de ces « pacifistes » américains qui, au jugement de M. Roosevelt, se sont à jamais couverts d’opprobre en empêchant leur patrie d’intervenir en faveur de la Belgique, l’ex-président nous apprend encore que l’un de leurs argumens principaux consiste à soutenir l’obligation, pour les États-Unis, de demeurer neutres pendant toute la durée de la guerre, afin de pouvoir, ensuite, être choisis comme arbitres lorsqu’il s’agira de conclure la paix. La perspective d’un tel arbitrage exerce, nous dit-il, un attrait tout- puissant sur l’imagination du public américain. Mais sans parler même du prix fâcheux dont serait payé cet honneur avenir, M. Roosevelt estime qu’il n’y a guère de chance que les nations belligérantes recourent à l’arbitrage d’un peuple qu’elles se seront accoutumées à tenir en mépris. « Ou bien que si vraiment elles s’avisent de nous prendre pour arbitres, nous seuls, dans l’aveuglement de notre vanité, ne verrons pas que l’on nous aura fait jouer un métier de dupes. »


L’altitude des compatriotes de M. Roosevelt en présence de l’attentat commis contre la Belgique est même en vérité, pour l’ex-président, la mesure de leur degré d’ « américanisme. » Parler de la possibilité d’une paix qui ne serait point précédée d’une réparation totale de cet attentat, c’est « se montrer honteusement dépourvu de toute notion de moralité internationale ; » et M. Roosevelt ajoute que, pour sa part, il se refusera toujours à discuter aucune question de politique étrangère « avec un Américain qui ne commencera point par consentir aux risques d’une guerre pour défendre la cause sacrée de la Belgique. » Mais on entend bien que le souvenir de ce premier crime allemand ne l’empêche pas de s’indigner et de protester autant qu’il convient contre la longue série des forfaits qui ont suivi celui-là. « Lorsque les hommes qui dirigent la politique militaire d’un État, — écrivait-il dès le 9 mai 1915, en apprenant la catastrophe de la Lusitania, — lorsque ces hommes conseillent aux soldats de leur armée l’imitation des Huns, et les engagent à renouveler la terreur produite jadis par l’invasion des Huns, ils se rendent par là entièrement responsables de toutes les atrocités qui se produiront depuis lors, si même ils ne les ont pas expressément commandées. C’est au gouvernement impérial allemand que nous devons demander compte de l’horrible catastrophe qui vient de précipiter au fond de l’Océan une foule de femmes et d’enfans américains, sans nous inquiéter de savoir s’il a donné ou non à ses marins l’ordre spécial d’accomplir ce crime, digne de figurer désormais en parallèle avec la destruction de Louvain et de Dinant, les massacres pratiqués en Belgique et dans le Nord de la France, afin d’intimider la population civile, et tant d’autres actes d’affreuse barbarie. »

Et voici de quelle façon M. Roosevelt énonçait, à ce moment, son projet d’une « intervention » des États-Unis :


J’apprends aujourd’hui par des télégrammes de Washington, — écrivait-il, — que l’Allemagne veut bien nous offrir d’arrêter ses procédés d’assassinat maritime (commis en violation de nos droits de neutres, qu’elle s’est engagée à respecter), si, de notre côté, nous voulons bien abandonner encore d’autres de nos droits, — des droits dont elle s’était également engagée à nous les laisser exercer sans molestation. Une offre semblable ne mérite pas même l’honneur d’une réponse. L’envoi d’armes et de munitions à une armée belligérante peut être une chose morale ou immorale, d’après l’usage qui doit en être fait. Que si cet envoi, dans l’espèce présente, devait avoir pour effet d’empêcher la réparation des dommages monstrueux causés à la Belgique, en ce cas il serait immoral de l’autoriser. Mais si armes et munitions doivent servir à la réparation de ces dommages, si elles doivent hâter le jour où la Belgique se trouvera rendue à son peuple innocent cruellement lésé, en ce cas leur envoi devient une action éminemment morale.

Et donc, pour en revenir à la situation où vient de nous placer l’attentat allemand, il faudrait que, sans même attendre vingt-quatre heures, les États-Unis commençassent d’agir. Tout de suite il faudrait qu’ils missent la main sur tous les vaisseaux allemands internés dans leurs ports, y compris les navires de guerre allemands, et les retinssent en garantie de l’ample satisfaction qui aurait à nous être accordée le plus vite possible. Et puis, en second lieu, les Etats-Unis devraient déclarer que, par suite des outrages meurtriers de l’Allemagne contre les droits des neutres, tout commerce avec elle serait dorénavant interdit à nos concitoyens, tandis que, au contraire, toutes facilités seraient octroyées au commerce de ceux-ci avec la France, la Russie, l’Angleterre, et le reste du monde civilisé.

Je ne crois pas qu’une telle assertion vigoureuse de nos droits signifierait pour nous la guerre avec l’Allemagne : mais, en tout cas, il est bon de nous rappeler qu’il y a ici-bas des choses infiniment pires que la guerre, et que la paix ne vaut d’être possédée que quand elle se trouve employée au service de la loyauté internationale.


Tel est, en résumé, le contenu de ce livre, où il semble bien que M. Roosevelt ait voulu exposer le programme de sa nouvelle candidature à la présidence des États-Unis. Impossible de souhaiter, comme l’on voit, un programme plus généreux, ni mieux fait pour contraindre un lecteur français à souhaiter vivement le succès de l’auteur. Sans compter que celui-ci ne se borne pas, dans son livre, à exprimer avec une sincérité intrépide ses sentimens politiques d’exemplaire « Américain » en présence de la grande guerre européenne ; plusieurs des chapitres de son livre sont consacrés à des questions d’ordre plus « local, » dont la compétence nous est malheureusement fermée, — mais non pas assez pour nous empêcher de découvrir que, là encore, les conclusions de M. Roosevelt se trouvent animées du même esprit de haut idéalisme et de bon sens pratique. Sur l’aventure mexicaine, par exemple, et les devoirs qu’elle crée aux États-Unis, sur les relations de ces derniers avec la Colombie, sur le problème de l’immigration japonaise, l’ex-président soumet tout franchement à ses concitoyens ses idées d’aujourd’hui, en même temps qu’il leur rappelle quelques-uns de ses actes d’hier. Et toujours l’affirmation de son « américanisme » nous donne clairement à entendre que l’heure lui paraît venue, pour lui-même aussi bien que pour ses lecteurs, de renoncer à leurs anciennes divisions de partis ou d’écoles. Évidemment M. Roosevelt estime que la gravité de la situation présente impose dorénavant aux États-Unis la nécessité d’une « union sacrée, » où « Démocrates » et « Républicains » n’auront plus d’autre opinion que ce « préparativisme » dont il se flatte d’avoir lui-même, depuis trente ans, « détenu le record. » Puisse-t-il être entendu de la foule innombrable des lecteurs de son livre, — dont la publication semble bien avoir été, avec celle de l’America fallen de M. Walker, le principal événement de la littérature américaine depuis deux ans ! Mais surtout puisse-t-il achever de faire partager à ses compatriotes cette noble détestation des procédés allemands qui s’exhale avec une éloquence et une vigueur admirables de chacune des pages de son Crains Dieu et ne crains pas d’accomplir ton devoir !


T. DE WYZEWA.