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Revues étrangères - Un nouveau recueil de contes allemands

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Revues étrangères - Un nouveau recueil de contes allemands
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 217-227).


REVUES ÉTRANGÈRES




UN NOUVEAU RECUEIL DE CONTES ALLEMANDS






Neuer Deutscher Märchenschatz, 1 vol. in-4o, illustré, Berlin, 1905.


Il y avait, une fois, un village que de très hautes montagnes séparaient du reste du monde. Le soleil même n’y brillait que pendant à peine deux heures, dans les plus beaux jours : de telle sorte qu’on avait nommé cet endroit Schattendorf, « le village à l’ombre. » Mais les habitans du village n’en vivaient pas moins profondément heureux.


Les maisons s’étendaient sur les deux bords d’un torrent, entourées de petits jardins où poussaient des prunes jaunes et bleues. Personne n’était riche, dans le village : mais personne, non plus, n’était pauvre. La maison d’école était trop petite : mais le maître d’école était un bon vieil homme, que jamais on n’avait vu prendre les verges en main. Il se contentait de tracer une marque, à la craie, dans le dos de l’enfant qui n’avait pas été sage, et de lui dire : « Aie bien soin de ne pas effacer la marque avant que ton père et ta mère l’aient vue ! » Mais, en chemin, les enfans s’effaçaient la marque, l’un à l’autre, et ainsi finissait l’affaire. Les vieilles gens se tenaient assis, aux fenêtres de leurs maisons, quand arrivait le soleil, et se disaient : « N’est-ce pas un bonheur, que nous ayons aujourd’hui tant de soleil ? » Les hommes plus jeunes travaillaient de tout leur cœur, aux champs ou à l’atelier ; et, quand le soleil arrivait, ils se reposaient un moment, et criaient à leurs voisins : « Regardez donc ce soleil ! Hein, comme il est bon, de venir jusque chez nous ! » Et, pendant ce temps, les femmes, avec un art merveilleux, rapiéçaient les culottes de leurs maris et de leurs fils : même en mettant des lunettes, vous n’auriez pas deviné la place où le drap s’était déchiré ! À l’approche du soir, une fumée bleue s’élevait de toutes les cheminées, et tout l’air était rempli d’une agréable odeur de soupe aux légumes. Après quoi, les filles s’asseyaient sur les portes, et chantaient des chansons, dans le calme du soir : les garçons s’amusaient à sauter par-dessus les haies, ou à grimper jusqu’aux statues de pierre qui surmontaient les fontaines ; sous les fenêtres, le père et la mère, debout l’un près de l’autre, s’offraient une prise de tabac, éternuaient, et se disaient : « Dieu vous bénisse ! » Et lorsque, à onze heures, le veilleur de nuit faisait sa ronde, de toutes les chambres à coucher il entendait sortir un léger, un joyeux ronflement. Tout dormait, toutes les lumières étaient éteintes, sauf pourtant dans la dernière maison du village, où une lampe brillait à toute heure de la nuit.


Dans cette maison demeurait un méchant homme, appelé Zacharie. Il avait jadis vendu son âme au diable, en échange d’une science dont il n’avait point tardé à reconnaître l’inutilité ; et comme il avait ensuite supplié le diable de lui rendre, au moins, son repos : « Ton repos, lui avait répondu son maître, tu l’as perdu à jamais ; mais je suis prêt à t’aider si, pour te distraire, tu veux essayer d’ôter aux autres celui qu’ils possèdent ! » Si bien qu’il n’y avait guère de ruse que ce Zacharie n’eût employée, pour semer dans l’heureux village le mécontentement, la méfiance, la discorde, la curiosité, toutes les passions qui empêchent l’âme de vivre en repos : mais aucune de ses ruses n’avait réussi. Il était entré au cabaret, et avait offert aux villageois de leur payer autant de vin qu’ils voudraient en boire ; mais chacun, au deuxième ou au troisième verre, lui avait dit : « Merci bien ! C’est assez pour moi ! » Il avait donné aux jeunes filles de belles robes, avec l’espoir que chacune souhaiterait d’avoir la plus belle : mais chacune, en voyant la sienne, avait trouvé que c’était celle-là qui était la plus belle. Il avait excité simultanément les habitans de la rive droite et ceux de la rive gauche à exiger, pour leur quartier, la nouvelle école qu’on projetait de construire ; et le fait est que, d’abord, les conseillers municipaux des deux rives avaient bien manqué de se quereller ; mais, dès l’instant d’après, ils s’étaient écriés : « Mieux vaut, pour nous, avoir la paix qu’une école neuve ! Nous allons garder l’ancienne, voilà tout ! Et puis si, plus tard, nous avons de l’argent, nous en ferons bâtir deux, sur les deux rives ; une pour les garçons, l’autre pour les filles ! » Enfin Zacharie, toujours sur le conseil de son maître, s’était décidé à changer de tactique. « Au lieu de vouloir, d’un seul coup, ôter le repos à tout cet inepte village, — lui avait dit le diable, — efforce-toi de l’ôter seulement à l’un des habitans, à un jeune garçon naïf, docile, et sans expérience ! Représente-lui le monde sous de si belles couleurs qu’il ne supporte plus de rester chez lui ! Accompagne-le dans le tourbillon des villes ; et, lorsqu’il aura achevé de perdre son repos, ramène-le parmi ses anciens compagnons ! Tu verras comme son mal se propagera vite ! » Et le choix de Zacharie était tombé sur le jeune Frantz.

C’était le fils unique d’une veuve, dont la maison touchait à celle du sorcier. Il était né dans le village et y avait grandi, en compagnie d’une orpheUne, Bertha, que sa mère avait recueillie par charité mais, avec un cœur excellent, il avait l’esprit vif, l’humeur vagabonde, et Zacharie n’eut pas de peine à éveiller en lui la curiosité de ces villes dont il ne cessait pas de lui vanter l’agrément. La veuve elle-même se laissa convaincre par les belles paroles de Zacharie : elle permit à son fils de se mettre en route, sous la garde de leur savant voisin ; et il n’y eut que la petite Bertha qui, au moment des adieux, aperçut un sourire méchant sur les lèvres du compagnon de son cher François. » Vous êtes une mère sans cœur, — dit-elle à la veuve, dans l’excès de son chagrin, — et vous avez livré votre fils au diable ! » Sur quoi la veuve, furieuse, la chassa de chez elle.

Heureusement Bertha avait, dans le village, une vieille tante qui savait un peu de magie. « Ton ami est perdu si tu ne viens à son secours ! lui dit la vieille femme. Prends cette bague : il te suffira de la baiser pour qu’aussitôt tu obtiennes un de tes désirs ! » Bertha prit la bague : elle souhaita de revêtir la forme d’un jeune cavalier et de rejoindre les deux voyageurs ; et il lui suffit de baiser la bague pour que son souhait se réalisât.

Son amour pour Frantz lui avait inspiré un projet que n’eussent point inventé les plus fins psychologues. Elle avait résolu de faire en sorte que toujours, au moment où le jeune homme serait sur le point d’oublier son village natal, quelque chose s’offrît à lui qui le lui rappelât. Et mainte fois, de par le vaste monde, Frantz fut sur le point de rompre le dernier fil qui rattachait son âme au Village à l’Ombre : mais tantôt, dans un bal de cour, une danseuse inconnue lui prenait le bras, plus belle encore que la fille du roi, qu’il venait de quitter, et lui décrivait, en pleurant, le tranquille vallon où elle était née ; tantôt c’était, dans un concert, un joueur de flûte, arrivé l’on ne savait d’où, qui lui jouait une des chansons que Bertha et lui avaient, autrefois, appris à chanter. Une nuit, enfin, Frantz, à qui déjà son existence nouvelle avait ôté le sommeil, entendit, derrière la porte de sa chambre, comme un bruit de sanglots ; il courut ouvrir, et, cette fois, ce fut sa chère Bertha elle-même qui lui apparut. « Voici plus d’un an que je te suis partout, lui dit-elle, en prenant toutes les formes pour essayer de t’arracher à ce vilain sorcier, qui veut perdre ton âme. Mais, à présent, je n’en peux plusl J’ai le mal du pays ! Il faut que je m’en retourne chez nous ! — Et moi aussi, répondit le jeune homme. Vite, tout de suite, enfuyons-nous ensemble ! »


Avec mille précautions, ils se glissèrent hors de l’auberge, et Zacharie ne put les entendre. Bertha saisit vivement Frantz par la main, et baisa sa bague. Et voilà le sol qui s’abaisse sous eux, et les voilà qui volent, comme s’ils étaient des oiseaux ! Bien haut, par-dessus les tours et les toits de la ville, ils planent ; et bientôt la ville n’est plus qu’un nuage de ténèbres, derrière eux. Au-dessous d’eux, maintenant, ils découvrent de larges fleuves, des champs jaunes, de sombres forêts. Çà et là, s’élève jusqu’à eux le cri d’un veilleur de nuit, ou le son de l’heure, au clocher d’un village. Enfin voici les montagnes, et toujours plus hautes, toujours plus distinctes ! « Désormais, nous n’avons plus beaucoup de chemin à faire ! » murmure Bertha dans l’oreille de Frantz ; et leurs mains se serrent plus fort, et leurs yeux se regardent tendrement. « Mais, dit encore Bertha, avec un sourire plein de malice, mais est-ce que tu ne crains pas qu’il y ait trop d’ombre, dans notre village ? — Oh ! répond Frantz, j’aurai toujours assez de lumière, pourvu seulement que tu restes près de moi ! »


Je crains bien, à mon tour, que ce conte ne paraisse un peu fade, traduit dans une autre langue, et dépouillé de ce détail qui, — ainsi qu’il sied pour un conte, — en constitue le principal attrait. Mais, dans son texte allemand, il a un mélange de verve et d’ingénuité ; de gaucherie littéraire et d’instinctive élégance poétique, dont j’avoue que j’ai été touché très agréablement. Et j’aime beaucoup, aussi, tout en le tenant pour plus impossible encore à résumer ou même à traduire, celui qui s’appelle La petite aile brisée.

C’est l’histoire d’un petit ange qui, un jour, ayant commis l’imprudence de trop se pencher hors de la porte du ciel, est tombé sur la terre, et s’est brisé une aile. Des pêcheurs l’ont recueilli, l’ont élevé comme leur enfant ; et l’ange est devenu une belle jeune fille, mais toujours triste, sans aucun autre plaisir que de chanter les merveilleuses chansons qu’elle chantait autrefois au concert des anges. Or le roi du pays est malade, et son fils vient demander à Angeletta d’essayer de le guérir en lui chantant ses chansons ; et elle, en levant les yeux sur le jeune prince, pour la première fois, elle oublie son chagrin. Elle va donc à la cour, et guérit le roi ; mais le jeune prince, décidément, ne peut se résoudre à l’aimer autrement que comme une amie ; il y a en elle quelque chose de trop angélique pour que son cœur d’homme puisse s’en satisfaire.

À la chasse, un jour, il perd son chemin, et pénètre dans un palais enchanté où il voit trois jeunes femmes de pierre, exactement pareilles, et d’une beauté dont il est tout saisi. L’une des trois, seulement, est une créature vivante, une princesse qu’un sorcier a changée en pierre : et, dans la nuit de la pleine lune, le prince aura le droit de ranimer cette princesse, s’il parvient à la reconnaître parmi les trois statues ; mais s’il se trompe, c’est lui qui, aussitôt, sera changé en pierre. Ce qu’apprenant, Angeletta essaie d’abord de détourner le jeune homme du projet qu’il a fait de retourner dans ce palais, la nuit de la pleine lune ; mais il s’obstine, et la pauvre Angeletta va trouver le sorcier et lui offre d’être elle-même changée en pierre, pour que le prince qu’elle aime conquière sa princesse. « Réfléchis bien encore jusqu’à la nuit prochaine ! lui dit le sorcier. Et si tu persistes dans ta folle intention, attends-moi, au lever de la lune, auprès du palais où sont les trois statues ! »

La nuit suivante, qui est celle où le jeune prince doit faire son choix, Angeletta attend le sorcier, derrière le palais. Un peu pourilui annoncer qu’elle est là, un peu pour se consoler de toute la tristesse qui, de nouveau, lui emplit le cœur, elle chante : et bientôt sa merveilleuse chanson pénètre dans la salle où le prince, hésitant et effrayé, s’apprête à choisir entre les trois statues ; et bientôt l’une de celles-ci, ressuscitée par ce chant qui vient droit du ciel, se réveille, rouvre les yeux ; et le prince la reçoit tendrement dans ses bras. Et Angeletta ? demandera-t-on. L’auteur du conte nous affirme que les deux amoureux, dans l’ivresse de leur bonheur, ont bien cru la voir remontant au ciel, avec des ailes neuves : mais peut-être se sont-ils trompés, et la pauvre enfant dort-elle encore, aujourd’hui, dans la froide salle du palais enchanté, où il n’y a plus guère de chance, hélas ! que jamais aucun fils de roi s’expose à être changé en pierre pour essayer de la déUvrer.


Ces deux contes, et vingt-huit autres qui les accompagnent dans un gros livre tout rempli d’images, sont le résultat d’un concours organisé, le printemps passé, par un journal populaire de Berlin. Les directeurs de ce journal avaient promis de publier les trente meilleurs contes qu’on leur enverrait, et de donner même des prix, en argent, aux trois meilleurs d’entre eux : mais à la condition que les auteurs des contes ne fussent point des écrivains de métier, ou tout au moins des écrivains ayant eu, déjà, des œuvres imprimées. Au terme fixé, 4 025 contes sont arrivés, de tous les coins de l’Allemagne : et un membre du jury nous apprend qu’il y en avait une bonne centaine qui auraient mérité d’être publiés.

Le premier prix a été donaé à un ouvrier, M. Henri Traulsen, de Flensbourg, pour un conte écrit en patois de sa province : patois si particulier, et traité par le conteur avec une telle ignorance de toutes lois grammaticales, qu’un professeur d’Oldenbourg a dû le traduire en un autre, moins incompréhensible pour la majorité des lecteurs allemands. Le conte, en vérité, n’est pas d’une invention très originale : l’auteur n’a fait qu’y reprendre, pour le varier à sa façon, un des sujets les plus anciens et les plus connus qu’il y eût au monde, l’aventure d’un jeune prince détrôné, condamné à devenir un pauvre artisan, et qui cependant finit par se marier avec une fille de roi. Mais, avec tout cela, c’est sûrement à M. Traulsen que j’aurais, moi-même, donné le prix, si j’avais eu à juger entre les trente contes recueillis dans le volume. Car cet ouvrier a vraiment une façon bien à lui de varier et de « moderniser » le vieux thème de son conte ; sans compter que j’ai retrouvé chez lui l’étonnante fraîcheur d’images, et la savoureuse netteté d’expression, qui m’avaient ravi, il y a deux ans, dans les Souvenirs de l’ouvrier Fischer[1]. Voici, par exemple, le début du conte :


Il y avait, une fois, deux rois, qui demeuraient l’un tout contre l’autre. L’un s’appelait le roi Hans, l’autre le roi Clas (Nicolas). Le roi Hans avait un grand royaume ; au roi Clas, le sien était tout petit. Mais toujours ils avaient été bons amis, et avaient tenu ensemble. Et quand ils n’avaient pas eu trop à régner, toujours ils s’étaient réunis, et avaient joué au soixante-six. Mais jamais ils n’étaient devenus de gros joueurs : non, ils jouaient simplement comme ça, pour passer le temps.

Or, au roi Clas, sa femme lui avait donné un jeune prince. Et c’était, naturellement, le roi Hans qui avait dû lui servir de parrain. Et comme les deux femmes ne tenaient pas à donner à l’enfant un nom aussi peu distingué que Hans ou que Clas, on avait baptisé le petit prince : Éric.

Une couple de semaines après, voilà qu’au roi Hans, sa femme lui donne quelque chose de petit : cette fois, c’était une princesse. Et c’est le roi Clas qui doit servir de parrain. Et comme le petit prince avait reçu le nom d’Éric, de même la petite princesse fut baptisée : Érica.

Or, quand tout le monde avait eu tout son saoul de la bière du baptême, voilà que le roi Clas, — qui avait peut-être la tête un tout petit peu éméchée, — le voilà qui dit au roi Hans : « Hé ! moi, j’ai maintenant un petit Kronprinz ; tandis que toi, ça n’est tout de même, qu’une petite femelle ! »

Or il faut savoir que le roi Hans était déjà un peu vexé, au fond de son cœur, de n’avoir qu’une fille, et puis qu’il avait, lui aussi, la tête un peu éméchée. Et maintenant le voilà, tout furieux, qui dit au roi Clas : « Avec ton Kronprinz, tu ne mèneras pas grand état ! Je saurai bien faire en sorte qu’il n’ait pas de couronne à mettre sur sa tête ! Dès demain matin, il y a guerre entre nous ! »

Et vraiment, le lendemain matin, voilà le roi Hans qui réunit tous ses soldats en un tas, et qui commence la guerre contre le roi Clas. Et, avant qu’il soit longtemps, le voilà qui chasse le roi Clas de son palais et de son royaume, et l’oblige à s’en aller par le monde, avec sa femme et son petit Éric. Tout ce qu’il a, le roi Clas, il faut qu’il le laisse derrière lui. Il n’y a que sa couronne et son sceptre, ces deux choses-là il réussit à les sauver. Outre cela, il ne peut rien emporter qu’une couple de marks, tout juste ce qu’il avait d’argent dans ses poches.

Et voilà que, un jour, comme tout l’argent était dépensé, le roi Clas dit à sa femme : « Ma couronne et mon sceptre, je pourrais peut-être les vendre ! Sans royaume et sans sujets, je n’en ai plus besoin ! » Mais sa femme lui répond : « Non, nous ne devons pas faire ça ! Nous devons garder ces deux choses pour notre petit Éric. A défaut de mieux, ce sera toujours quelque chose qu’il pourra avoir après nous !»


Le malheureux roi Clas, « qui n’avait appris qu’à régner, » est forcé d’apprendre un autre métier. Installé dans une cabane, au milieu d’une lande d’ajoncs, il se met à faire des balais, que sa femme, ensuite, va vendre au marché. « Et, trois fois par an, aux grandes fêtes, ils se rendaient à l’église, dans la paroisse la plus voisine. Alors, toujours le roi Clas se coiffait de sa couronne, et tenait son sceptre à la main. Et les gens d’ouvrir de grands yeux, et de se dire : « Regardez donc un peu le vieux faiseur de balais ! Hein ! quel beau chapeau il a là ! et quelle belle canne ! » Le récit de la rencontre du jeune ouvrier Éric et de la princesse Érica sur la lande, a tout le charme naïf et piquant d’une idylle « vécue. » Et Éric se marie avec la princesse et règne avec elle sur les deux royaumes, « car le roi Hans et le roi Clas ont pris leur retraite, et ont recommencé à jouer au soixante-six, pendant que leurs femmes s’occupent à leur cuire du bon café au lait. Et si leur dernière partie n’est pas achevée, ils doivent jouer encore. »


Des vingt-neuf autres contes qui forment le recueil, une dizaine environ se trouvent être, pareillement, des adaptations de vieux thèmes populaires. C’est, par exemple, l’histoire du troisième frère, que ses parens dédaignent comme un simple d’esprit, et qui, cependant, parvient seul à guérir la fille du roi ; ou bien c’est l’histoire de la petite sœur à qui sa mère, en mourant, a confié la garde de son petit frère, et qui aime mieux souffrir tous les maux que de l’abandonner. Mais non seulement les auteurs ont su, presque toujours, entourer ces vieilles fables d’un très ingénieux appareil de circonstances nouvelles, et empruntées à leur observation de chaque jour plus souvent encore qu’à leur fantaisie ; on sent aussi qu’ils ont pris, eux-mêmes, un réel plaisir à trouver et à combiner ces circonstances diverses ; et si tous leurs contes sont loin d’avoir une égale valeur littéraire, il n’y en a pas un seul qui nous donne l’impression d’une besogne, d’un travail laborieux de transcription ou de remise au point. Le jeune niais, pour guérir de sa mélancolie la fille du roi, l’oblige à partager, pendant trois jours, sa vie de paysan : il lui fait planter les pommes de terre, garder les cochons, cuire le souper, — et tout cela nous est décrit avec une vérité si amusante qu’il nous gemble écouter une histoire d’hier. La « fidèle petite sœur, » restée seule au monde avec son petit frère, s’égare avec lui dans un bois enchanté, où l’enfant, malgré ses supplications, s’obstine à manger des fruits qui ôtent la mémoire ; et bientôt le frère demande à sa sœur de l’attendre un moment, dans une elairière, pendant qu’il va voir s’il n’y a pas une route, à la sortie du bois ; mais il oublie sa promesse de revenir, et la petite sœur l’attend, nuit et jour, jusqu’à ce qu’enfin elle se change en fleur. Après quoi le conte nous fait voir le petit frère recueilli et adopté par de riches paysans ; et, de nouveau, la vie d’un village allemand nous est décrite avec une foule de détails pittoresques, décrite par un auteur qui, évidemment, la connaît, et qui l’aime, et qui est tout heureux qu’une occasion s’ofifre à lui de nous parler d’elle.

Cinq ou six autres contes ont, pour héros, des bêtes, des chats, des chiens, des grenouilles, un hanneton et une limace. C’est encore là un souvenir des anciennes traditions nationales : on sait la place considérable qu’occupent les bêtes, dans les recueils des frères Grimm. Mais, ici, les conteurs s’écartent beaucoup plus hbrement des sujets classiques. La vie animale leur est si familière que c’est le plus naturellement du monde qu’ils imaginent l’aventure d’un chat qui, menacé de mort par son maître le fermier, parce qu’il s’est déshabitué d’attraper les souris, s’engage au service d’un renard, et ne tarde pas à attraper les souris chez son premier maître ; ou bien l’aventure d’un hanneton qui, ayant hérité de la maison de sa vieille amie la limace, longtemps cherche en vain une femme qui consente à lui tenir son ménage, et finit par célébrer de magnifiques noces avec une bête à bon Dieu. Et il y a même un de ces contes qui serait, dans son genre, une façon de chef-d’œuvre, si seulement son ironie n’était pas un peu trop subtile pour un public d’enfans ou de gens du peuple. Tous les cinq cents ans, dans un certain marais, une grenouille vient au monde qui a un diamant dans la tête. Cinq cents ans se sont écoulés depuis l’apparition du dernier diamant ; et le fils du roi des grenouilles de ce marais est convaincu que c’est lui qui a le diamant dans sa tête. Ses parens, et tout son peuple, en sont également convaincus, de sorte qu’il n’y a pas une des sottises du stupide jeune prince qui ne leur paraisse admirable. Or le prince apprend, un jour, qu’un de ses sujets, méprisé de tout le royaume pour sa couleur verte, l’éclat de ses yeux, et son habitude de rêver aux étoiles, s’est lié avec un rossignol, et veut l’épouser. Aussitôt le prince décide que c’est lui qui se doit d’épouser le rossignol ; et quand, furieux de se voir éconduit, il fait mettre à mort la petite grenouille verte, on découvre que c’est elle, et non pas lui, qui avait dans la tête le fameux diamant. Voilà le sujet du conte : mais combien je regrette de ne pouvoir pas traduire les portraits du roi, de la reine, du jeune prince, ou la description du concert des grenouilles, et les réflexions esthétiques qu’il inspire à ses auditeurs !

Enfin le reste du recueil est fait de contes qui, comme ceux que j’ai signalés d’abord, n’empruntent plus aux vieux contes allemands ni leurs fables, ni leurs personnages, mais simplement leur atmosphère générale, leur naïf répertoire d’artifices magiques, et le sentiment dont ils sont imprégnés. Tantôt c’est la fille d’un seigneur que la fée de l’Elbe a changée en mouette, et qui, sous cette forme, préserve des périls de la mer un jeune matelot, son fidèle fiancé ; tantôt c’est un nain jovial et charitable qui, errant sur les routes, porte, dans trois petits pots, de l’oubli, du rire, et des larmes, et s’en sert pour guérir toutes les misères de l’humanité ; tantôt c’est un jeune roi qui s’éprend d’une gardeuse de canards, et l’épouse, bien qu’elle ait elle-même des pieds de canard, et qui reçoit d’elle, en cadeau de noces, un miroir où il découvre que tout le personnel de sa cour, sauf safemme et lui, a des cœurs de loups, de renards, de singes, ou de perroquets.

Les contes de cette dernière catégorie sont, assurément, les plus intéressans du recueil, au point de vue littéraire ; et souvent la fantaisie poétique s’y accompagne d’un véritable talent d’expression. Mais, s’il ne s’agit que de nous divertir, je dois avouer que presque tous les contes du recueil y réussissent d’égale façon. Presque tous sont simples, gais, touchans, avec une bonne odeur de sincérité ingénue et souriante. Or la grande majorité des auteurs de ces jolis contes sont, comme je l’ai dit, des personnes tout à fait étrangères au métier d’écrire : quelques femmes du monde, peut-être quelques professeurs, mais surtout des maîtres d’école, des surveillantes de jardins d’enfans,des employés, — tout cela issu de la petite bourgeoisie allemande, et n’ayant évidemment aucune habitude de la profession où les a lancés le concours du journal berlinois. Et ainsi le nouveau recueil, quand il a fini de nous amuser par l’ingéniosité de ses récits et la verve un peu brutale de l’illustration que l’on y a jointe, a encore de quoi nous instruire comme une leçon de choses, comme un précieux document ethnographique, — j’ajouterais volontiers : comme un chapitre imprévu de littérature comparée.


La première conclusion qui semble résulter de cette lecture, c’est que le peuple allemand, dans ses classes inférieures et moyennes, est singulièrement bien doué pour le travail littéraire. J’ai eu l’occasion de lire, depuis dix ans. à peu près tous les recueils de contes qui ont paru, en France ou à l’étranger : j’en ai certes rarement trouvé un qui eût le charme, la variété, la remarquable valeur poétique de ce recueil allemand, écrit en majeure partie par des institutrices ou des commis de bureau. J’ai lu aussi, une ou deux fois, des nouvelles couronnées dans des concours, à Paris, à Londres, à Milan, à New-York ; j’y ai vu quelques morceaux assez agréables, mais l’ensemble m’a paru d’ane pauvreté désolante. Et enfin je me rappelle les extraordinaires Souvenirs de l’ouvrier Fischer, avec la grandeur toute classique, toute bibhque, de leur style. Un autre ouvrier allemand vient de publier, à son tour, le récit de sa vie : son livre est loin d’égaler celui de Fischer, mais là encore, les images sont nettes et colorées, la langue a une précision savoureuse, dans sa simplicité. Serait-ce donc que, en effet, le peuple allemand possède, à un plus haut degré que les autres peuples, le génie littéraire ? Ou bien, peut-être, ne serait-ce pas simplement que, chez lui, les dons intellectuels, comme aussi l’imagination, et la sensibilité, se trouvent répartis plus également entre toutes les classes sociales, de telle manière qu’en Allemagne l’ouvrier, par exemple, écrive mieux qu’ailleurs, mais non pas le critique ou le romancier ?… Question trop difficile pour que je puisse songer à la résoudre ici, en passant !

Mais une seconde conclusion, beaucoup plus certaine, ressorl pour nous de la lecture de ce recueil de contes : c’est que, entre tous les genres httéraires, il n’y en a pas qui réponde aussi bien que le conte au génie naturel de la race allemande. Au reste, nous le savions déjà. L’histoire de la littérature allemande nous l’avait appris, avant que le journal hcrhuois eût l’idée d’organiser son concours. Non seulement le conte a toujours été, en Allemagne, le genre le plus populaire ; depuis le moyen âge jusqu’à la période romantique, jusqu’à notre temps, les autres genres, roman, drame, ballade, n’ont produit de véritables chefs-d’œuvre qu’en s’inspirant des sujets et des procédés du conte. El le recueil nouveau ne fait que mettre plus en relief cette vérité, par la comparaison qu’il nous permet d’établir entre l’excellente tenue littéraire de ces contes, écrits par d’humbles novices de la littérature, et la gaucherie, la lourdeur, l’irrémédiable médiocrité des romans que publient, à la même heure, les écrivains allemands les plus renommés. Je viens de lire, par exemple, le dernier roman de M. Gustave Freussen, l’auteur du fameux Jœrn Uhl : il est long, vide, pénible, avec des prétentions philosophiques qui ne servent qu’à en aggraver l’ennui ; et, dans le plus banal des contes du recueil de Berlin, se manifestent une aisance, une verve charmante, la réconfortante gaité d’un auteur qui s’amuse à nous amuser.

Encore n’est-ce pas tout. Par delà ces considérations littéraires, il y aurait lieu à en développer une autre d’ordre plus général. Car s’il est vrai que tous les contes du recueil sont fort agréables à lire, on peut dire aussi qu’ils sont tous foncièrement imprégnés de l’esprit des vieux contes, qui est, à sa façon, un esprit tout chrétien. Plus ou moins expressément, tous nous prêchent la simplicité de cœur et d’esprit, la soumission, la supériorité du faible sur le fort dans le royaume des cieux. L’un des trente auteurs, cependant, a essayé de donner à son conte une portée socialiste : mais celui-là même n’a pu le faire qu’en s’appuyant sur le sentiment chrétien ; et si son petit héros, en se réveillant de son rêve, retrouve la misère et les coups au logis familial, du moins a-t-illa consolation d’avoir grimpé sur les genoux du bon Dieu, dans le paradis. Je notais, l’autre jour, la profonde éducation chrétienne que n’avaient pu manquer de donner, au peuple italien, ses deux livres les plus classiques, la Divine Comédie et les Fiancés : ce recueil de contes tendrait à nous prouver qu’une éducation chrétienne non moins profonde s’est imposée, et s’imposera longtemps encore, au peuple allemand, du fait des vieux contes populaires dont il est nourri. Les recueils des frères Grimm, des Musœus, des Bechstein, longtemps encore cet aliment favori des âmes allemandes constituera un sérieux obstacle à la pénétration, dans ces âmes, de l’idée révolutionnaire ; et l’on ne peut s’empêcher de songer, d’autre part, à tout ce que doit signifier, pour la vie politique d’un grand peuple, une telle école d’unité morale, de résignation, et de discipline.

T. de Wyzewa.
  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1903.